Trois minutes de vie... Fabien MAURIS auteur de «Je te Vengerai» 12h48 Je me sens étrange. A la fois apeuré et serein. J ai un peu froid. Mais il est vrai que nous sommes le 23 décembre et que dans la pièce où je me trouve il fait particulièrement cru. La faible chaleur qui passe à travers la petite fenêtre ne suffit pas à réchauffer l atmosphère. J ai froid. Mais au fond je m en moque. Dans deux jours, ce sera Noël. J imagine d ici les illuminations qui doivent déjà recouvrir les Champs Elysées, l ambiance festive et la chaleur de la foule qui s y balade. Je me souviens quand j étais petit et que je remontais cette avenue avec mes parents. Cette tradition annuelle que je croyais alors éternelle Moi ce que j adorais par-dessus tout, c était les sapins. Quand j en voyais un très grand, je lâchais la main de ma mère et je courais me planter juste devant. Je regardais les guirlandes et les boules scintiller. Comme sorties tout droit d un conte de fées, ces milliers de lumières se reflétaient dans mes yeux d enfant. Puis je tendais le bras en direction de l étoile, comme si elle était à portée de ma main et que je pourrais la saisir, si seulement j y croyais très fort. Noël. Le moment préféré de l année pour tous les enfants de la terre. A cette période, il y a un je-ne-sais-quoi de magique qui nous enveloppe. La température peut être négative et la fumée givrée accompagner chacune de nos expirations, on se sent bien. On se balade, le nez en l air, essayant de capter les odeurs de marrons chauds ou de beignets au chocolat que les marchands ambulants ont pris soin de placer bien en vue. On se laisse gagner par cette douce
euphorie, on a envie de croire l espace de quelques jours que nos soucis d argent n existent plus. Pas plus que la pression que l on subit au travail quotidiennement, les voisins bruyants et les gens envahissants. Dans deux jours ce sera Noël. Mais à vrai dire, je m en moque. Tout cela m est bien égal. Il y a bien longtemps que je ne suis plus un enfant et que Noël n a plus rien de magique pour moi. Il y a bien longtemps que cette odeur de marrons chauds a disparu. Elle ne passe sans doute pas à travers ces barreaux de fer. Noël, c est aussi le symbole de l année qui se termine, du réveillon qui approche et de la nouvelle année qui va commencer. Alors on fait le bilan, on regrette ou on savoure le chemin parcouru depuis le réveillon précédent. Et on fait des projets. Les gens aiment les projets. Ils aiment se demander si l année qui débute sera meilleure que celle qui s achève. Si leurs rêves vont enfin se réaliser, les problèmes diminuer et le bonheur les inonder. Alors les gens prennent des résolutions. Comme pour augmenter les chances de faire de cette nouvelle année une réussite, en y apportant sa modeste contribution. Pour s attirer les faveurs des Dieux, ou la bienveillance des boules du Loto. On refuse de croire au destin, de se dire que la vie est une loterie et qu en réalité on ne contrôle rien. Mais secrètement, les gens rêvent chaque nuit aux boules de Loto qui les feraient passer du côté de ceux qui arrêtent de survivre, pour simplement commencer à vivre. Quelle ambition! Esclaves de ce monde que vous êtes. Enfin, que nous sommes. Sauf que moi, je ne rêve plus. On m a fait jouer au Loto alors que je n avais même pas rempli de grille. Alors quand on m a annoncé que j avais perdu, vous pensez bien que je n ai pas été déçu. Juste... juste amer. Enfin au début. Après c est comme tout. Ca passe.
Je ne sais pas si en réalité ces barreaux sont là pour m empêcher de sortir, ou empêcher les autres de rentrer. Je ne me suis pas posé la question en fait. Mais en y réfléchissant, sûrement un peu des deux. Non. En fait c est surtout pour les autres. Moi je n ai aucune intention de sortir. L occasion est trop belle de m échapper de ce monde de fous, de ces guirlandes de Noël et de cette loterie perpétuelle. Bon au début ça fera un peu bizarre, mais je pense que c est la meilleure chose qui pouvait m arriver. Je n ai pas eu le choix, mais au fond je crois que si cela avait été le cas je serais quand même là. A vous parler de Noël depuis mon nid douillet. D ailleurs le temps passe vite. Une minute s est déjà écoulée depuis que vous m écoutez. 12h49 C est drôle je n ai jamais été esclave du temps qui passe, des heures de la journée et des rendez-vous à respecter. J ai appris à me détacher de l emprise de ce temps, qui nous ronge si l on s en préoccupe trop. Si l on ne vit que par lui et pour lui. Et aujourd hui on dirait que c est lui qui me rattrape. Comme pour me faire payer de n avoir jamais voulu me fier à lui. Alors je ne quitte plus des yeux le petit cadran digital qui m annonce qu il est quasiment 12h50. Et alors me direz-vous, quelle importance? Et bien moi je vous réponds que si, ça en a de l importance. Mais je savais que vous ne comprendriez pas. On ne se connaît pas, après tout. Enfin si, mais juste depuis une minute trente. C est peu pour faire connaissance. Alors que pourrais-je dire de plus pour me présenter? Pas de banalités en tout cas. Je déteste ça. Du genre j ai deux frères et une sœur, mon père est routier et ma mère secrétaire. Passionnant mon vieux. Je suis à deux doigts de t épouser. Comme ça on pourra fonder une gentille famille et peut-être aussi qu on pourra se balader sur les Champs Elysées une froide
journée de décembre et manger des marrons chauds. Et s il y a un sapin, alors là ça sera le summum. Nos gosses seront comme des fous. Si allez, pour être poli, je veux bien au moins vous dire comment je m appelle. C est pas une banalité, juste de la politesse. Alors voilà. Je m appelle Timothée. Tim pour les proches. Même si, depuis neuf mois, plus personne n est vraiment proche de moi il faut bien l avouer. Appelez-moi Tim quand même. S il vous plaît. J ai jamais pu supporter mon nom. On m a arrêté à Houston, Texas, le 31 mars de cette année. Accusé du meurtre de mon patron et de sa femme. Motif officiel : amant de celle-ci, n aurait pas supporté qu elle refuse de quitter son mari pour refaire sa vie avec lui. Un crime passionnel, comme ils ont dit. Vous voulez que je vous confie un secret? J ai buté personne. Parole d honneur. Ni ce con, ni son abrutie de femme. J aurais jamais eu les couilles pour ça. J en ai pour séduire les dames mariées et coucher avec elles. J en ai eu pour fermer ma gueule pendant mon procès. Un procès à charge il faut bien le dire. Juré, j exagère pas. Mais sûr, j aurais pas eu les couilles pour buter quelqu un. Même ce con de Stanley avec sa Porsche flambant neuve et son mépris pour le monde entier. Je pourrais vous citer sur-le-champ pas moins de quinze mecs qui auraient voulu lui faire la peau, à Stanley. Et pas que des amants de sa femme. Mais disons que j étais sûrement le plus crédible et le plus facile à condamner. De toute façon, ça servait à rien de leur expliquer, à ces cons de juges. J ai vu dès que je suis entré qu ils avaient déjà rendu leur verdict : coupable. Et en un sens, ça m arrangeait. C était une vraie fin d Homme. Sans couilles. Mais d Homme quand même. 12h50 Mes deux minutes sont écoulées. La porte s ouvre et deux gorilles s approchent de moi. Pas méchamment. Juste fermement. Ils ne savent pas ce que je vis, et ils espèrent sans
doute ne jamais avoir à vivre ça. Pour eux je suis juste un meurtrier, mais n empêche je sens dans leurs regards qu ils ne me méprisent pas. Je pourrais même, en cherchant bien, trouver dans leurs yeux une pointe d admiration et un soupçon de compassion. Juré. Pourtant j y suis pour rien. J ai juste perdu au Loto. On n admire pas quelqu un pour ça normalement. Deux minutes, c était court pour vous raconter tout ce qui me passait par la tête. Mais j ai fais ce que j ai pu. Et c était pas si mal non? Bon j aurais pas craché sur quelques secondes de plus. Mais il faut apprendre à se contenter de ce qu on nous donne. Les deux colosses me soulèvent maintenant par les aisselles et m escortent en direction de la porte. Je regarde une dernière fois ma fenêtre à barreaux en pensant à ces familles qui se baladent en ce moment sur les Champs Elysées. Peut-être que parmi eux il y a un petit blond qui est en train de lâcher la main de sa mère et qui court vers un sapin cinq fois plus grand que lui. Et qui sait, il essayera peut-être même de choper cette étoile qui m a toujours échappée. Bonne chance, gamin! Moi je cours toujours après. Et si c était l étoile de la chance, en vérité je pouvais toujours courir. En tout cas j espère que ce petit blond ne se retrouvera pas dans ce trou à rats comme moi dans vingt ans. Qu il chopera cette foutue étoile dorée et vive un siècle de bonheur. Moi j en suis pas encore au quart, et à vrai dire ça m étonnerait fort que j y arrive. A moins que le gosse ne s électrocute avec la guirlande du sapin et fasse disjoncter toute la prison. Sinon je ne crois pas que cette chaise me laissera une seconde chance de me balader sur les Champs Elysées et tenter encore d attraper cette étoile. C est con, j ai grandi depuis le temps. Qui sait, je l aurais peut-être eu cette fois-ci. Tim. Houston Prison, Texas. 23 décembre.