Auto-assurance par le bas : une méthode efficace pour grimper en solo Pierre Boudinet Introduction Ce qui est présenté est le résultat de plus de deux ans d'essais, avec plus de 500 longueurs parcourues, et analyse de différents incidents ou quasi-incidents. Il va sans dire, mais encore mieux explicitement, que la mise en oeuvre des techniques décrites est déconseillée aux débutants et également à des personnes expérimentées en escalade mais pas en manoeuvres de cordes. Même pour quelqu'un d'expérimenté, tout ce qui suit est à prendre comme le compte-rendu d'essais techniques et des réflexions que cela a engendré, et pas comme «une recette infaillible pour grimper tout seul». Il existe des méthodes, plus ou moins bien documentées dans des livres ou sur Internet ; on peut citer la méthode Steeve Barnett qui utilise un noeud de Prüssik et une poulie pour repousser ce noeud et éviter qu'il ne bloque la corde lorsque l'on monte normalement. On peut citer également la méthode employant un GriGri, sensé ne pas bloquer la corde si elle coulisse doucement et la bloquer en cas de chute. Voir par exemple ici : http://forumescalade.forumactif.com/t592-sos-grimper-seul-en-tete Ces méthodes fonctionnent, mais pas parfaitement : outre le risque, dans certaines configurations, de ne pas bloquer le grimpeur qui chuterait, elles souffrent souvent du défaut inverse, aussi grave, de bloquer la corde quand il ne faut pas : par exemple dans un passage critique où, en plein effort, on ne peut pas se libérer une main pour décoincer le dispositif. Autrement dit, ces méthodes ne sont employables que dans des longueurs d'escalade de niveau très facile relativement à celui du grimpeur, ce qui est très limitant. En termes de lourdeur et de rapidité, pour de telles voies, il peut devenir plus intéressant, car moins fatigant et moins générateur de risques plus importants que celui de chute, de grimper sans assurance. Par conséquent, une méthode d'auto-assurance plus fiable, plus ergonomique, moins fatigante, et permettant de grimper des voies à son niveau, reste à trouver : cet écrit espère y contribuer. Descriptif de la méthode Il s'agit simplement d'employer la plaquette Gigi (fabriquant Kong) avec une corde en double, de la même façon que cela est utilisé pour assurer un second de cordée une fois arrivé au relais. Ce sont simplement les directions de travail qui ne font pas le même angle avec le champ de pesanteur que dans le cas d'une utilisation «normale». Autrement dit, le second de cordée est remplacé par un point fixe (amarrages ou arbre par exemple) auquel les deux cordes sont attachées. L'amarrage auquel serait attachée la plaquette Gigi est remplacé par le baudrier du grimpeur. Quant à la main de l'assureur, elle est absente de la configuration, sauf pour débloquer une plaquette bloquée par une chute et permettre à la corde de coulisser pour continuer à grimper : puisque la longueur de corde entre le point fixe et le grimpeur
augmente au cours du temps, tout se passe comme si on assurait un second de cordée qui désescaladait. Il est impératif de mettre des noeuds en bout de corde côté «libre» afin que la corde ne puisse d'échapper de la plaquette si on arrive en bout de corde. La séquence d'images suivante présente le fonctionnement du dispositif et la mise en oeuvre de la technique (voie : «tu ris hobbit», secteur Débloque, falaise de Sous Buën, Baume les Dames). Mise en place de la plaquette Mise en place des amarrages initiaux Mise en place du premier Simulation d'une chute amarrage Progression mousquetonnage et On peut ne mousquetonner les brins en même temps. pas deux
L'image agrandie ci-dessous présente le détail de l'installation de la plaquette Gigi
Risques, dysfonctionnements et analyse statistique La méthode testée n'est pas parfaite, au sens où elle ne stoppe pas la chute dans toutes les configurations : ce serait le cas, notamment, pour une chute tête en bas. Ce type de chute peut survenir, par exemple, si l'on se prend le pied dans la corde d'assurance (configuration dite «corde faucheuse»). De ce fait, on ne peut grimper en oubliant totalement ni la corde, ni les possibilités de chute. Il n'aura pas échappé à un lecteur assidu que le matériel employé pour la démonstration est un baudrier de spéléologie. Entre la plaquette et le baudrier, il y a par conséquent le maillon à vis de ceinture (MAVC) et un mousqueton autolock : l'un de ces deux éléments peut lâcher sous un choc. Spécialement, le MAVC n'est pas prévu pour supporter les chutes de facteur élevé comme il pourrait en survenir juste après un relais. Le delta mis en travers de la plaquette Gigi peut mal se positionner et laisser glisser la corde. À l'expérience, statistiquement, cela ne constitue pas un problème trop important. Avec une corde de petit diamètre relativement aux fentes de la plaquette (disons de diamètre inférieur à 9mm), il n'est pas exclu que la corde se vrille au niveau de sa traversée du dispositif. Dans une telle configuration, le dispositif ne fonctionne plus. En cas de chute de facteur voisin de 2, rien de garantit que la corde ne va pas casser au niveau de la plaquette (zone de faible rayon de courbure). En effet, le matériel est employé en dehors de sa gamme d'utilisation nominale. Concernant celle-ci : il y a peu de choc lors de la chute d'un second de cordée, et il y a tout le tirage des amarrages intermédiaires, limitant la contrainte exercée sur la corde au niveau de la plaquette, dans le cas d'une chute du premier dans une cordée de deux personnes. La méthode présentée pourrait très bien être employée avec une corde en simple. Cependant, l'utilisation d'une corde en double semble procurer deux avantages. D'une part, il est possible de mousquetonner l'un des brins assez haut au-dessus du grimpeur sans pour autant tomber d'une hauteur importante si l'on chute à ce moment : l'autre brin ne présente pas de mou. D'autre-part, la probabilité que les deux brins de corde, ayant des cheminements différents et soumis à des tensions différentes, cassent en même temps, est faible. Dans certaines sections critiques de la voie, une protection supplémentaire peut être mise en place pour être certain d'être stoppé, même en cas de chute tête en bas : en gardant une réserve de longueur qui permet de sortir du passage critique et de mousquetonner confortablement, on effectue un noeud de plein poing avec les deux brins de corde «libres» sortant de la plaquette, et on les passe dans une longe. Ainsi, la corde ne peut coulisser au travers de la plaquette plus loin que les noeuds et, pourvu que l'on soit assez haut pour ne pas toucher le sol ou un replat, on restera protégé. Au pire des cas, dans un scénario catastrophe improbable, si la plaquette lâche que le MAVC casse, une longe tressée dans le baudrier peut encore retenir le grimpeur. Cette sur-protection doit être employée avec parcimonie vu le temps et les efforts qu'elle coûte pour la défaire. Statistiquement, les incidents suivants ont été rencontrés : Quelques vrillages de l'une des cordes, cela semble beaucoup dépendre de la raideur de la corde et non seulement de son diamètre.
Quelques coincements en voie oblique : si l'on n'est pas assez vertical, la plaquette bloque comme pour une chute alors que l'on est en train de monter. Suite à son utilisation avec un descendeur tubulaire, pour la descente, il a été constaté une usure du mousqueton autolock, que les cordes finissent par scier. Cette usure est beaucoup plus inquiétante qu'en spéléologie avec la méthode dite «vertaco» ; cette dernière tolérerait à la limite un mousqueton complètement scié alors qu'ici il y aurait rupture et chute certaine en cas de choc ; avec le même mousqueton, trop usé, employé pour accrocher la plaquette, il va s'ouvrir juste au mauvais endroit. Par conséquent, il y a lieu de changer fréquemment de mousqueton. Quelques emmêlements de la partie «libre» de la corde, bloquant la suite de l'escalade jusqu'à ce que l'on démêle, éventuellement en redescendant au niveau des embrouilles. Surtout, cette méthode reste sujette à la lenteur : même en maîtrisant parfaitement les choses et en grimpant rapidement, on est environ trois fois plus lent qu'une cordée de deux. En effet, sur une voie de plusieurs longueurs, il faut à chaque fois que l'on est monté à un relais redescendre en rappel, récupérer les amarrages, détacher la corde d'en-bas, et remonter en «top rope», voire carrément sur la corde. De plus, les manoeuvres de rangement de corde ralentissent. Spécialement dans le cas d'un relais sur pitons, coinceurs, ou autres éléments moins fiables que des broches scellées, il faut s'assurer que le relais soit compatible avec les deux directions de travail de la corde : vers le bas lorsque l'on redescend, et vers le haut lorsque l'on va monter la longueur suivante. Toutefois, l'avantage de la méthode d'auto-assurance reste entier : cela rend possible ce qui ne le serait pas autrement. Une chute absolument pas voulue ni anticipée a été vécue, le système a fonctionné correctement malgré la proximité du sol. Il a fonctionné correctement à chaque fois que l'on s'est «posé» sur la corde. Tout cela a permis d'équiper des voies cotées en 5c, 6a, et un peu en 6b. Conclusion et perspectives La technique décrite plus haut semble avoir atteint la maturité minimale pour être employée sur le terrain par du personnel averti et être «bêta-testée». La spéléologie dans son ensemble semblant être victime d'une forte baisse de niveau, il a été intéressant d'aller chercher ailleurs des problèmes plus difficiles à résoudre : celui de l'escalade en solo en est un. Cela permet de ré-investir des techniques de cordes apprises ailleurs, pour une activité physique et engagée, et de retrouver un minimum d'élitisme ; quoique le sens de ce terme demanderait une discussion approfondie. Une autre raison beaucoup plus pratique pour un spéléologue de s'intéresser à ce type d'escalade est l'escalade souterraine, éventuellement en post-siphon. S'agissant d'escalade artificielle, la perte de temps évoquée plus haut n'est plus un facteur limitant. De toutes façons, il y a un fort point commun entre le type d'escalade étudié et la plongée spéléologique : il s'agit de confier sa vie à un agrès, dont on est très proche mais sur lequel, en situation normale, on ne tire pas. Autre point commun : le risque zéro n'existe pas, cependant que ce qui motive à pratiquer l'activité n'est pas la prise de risque, simplement la curiosité de savoir «ce
qu'il y a après» ; pour satisfaire cette curiosité, tout est mis en oeuvre, y compris la création de nouveaux matériels ou techniques. L'escalade a beaucoup à apporter aux explorations de plongée spéléologique et de spéléologie sur le plan éthique, et c'est une raison de chercher à la pratiquer même sans avoir commencé jeune. L'échelle de cotation initialement crée par l'alpiniste Willo Welzenbach (décédé au Nanga Parbat) comportait six degrés. Cette échelle a été prolongée par le haut avec la création des degrés 7, puis 8, puis 9. Il est clair qu'un facteur de l'atteinte de ces degrés est la possibilité de grimper dans un autre état d'esprit, sans avoir à se préoccuper de ne pas chuter : la chute est devenue possible, sinon ordinaire, avec la certitude qu'elle n'entraîne aucune conséquence. En raison de ses limites, la méthode d'auto-assurance décrite ci-dessus redonne un sens plus originel, rustique, à l'échelle de Welzenbach : bien que les problèmes posés ne soient pas les mêmes que ceux des cordes en chanvre d'antan, c'est un retour au «il ne faut pas tomber» malgré l'existence de la protection. Cela présente un certain intérêt du point de vue éthique. De ce fait, une perspective intéressante pourrait être de coupler cette méthode avec une démarche «trad». Remerciements Concernant les images : merci aux deux jeunes grimpeurs inconnus qui ont eu la courtoisie de manipuler la caméra de l'auteur pendant qu'il leur montrait comment fonctionnait son système. Merci à l'union Sportive de Baume les Dames pour l'entretien de la falaise de Sous Buën ; le nouveau secteur «Débloque», ainsi que le secteur «Pilier des Pirates» sont particulièrement appréciés. Merci au club Verticool de Maîche relativement à l'entretien de la falaise de La Cendrée où différents secteurs et voies («Grimselette» mais pas que) sont particulièrement appréciés. Enfin un clin d'oeil à Catherine de l'usb, ainsi qu'à d'autres personnes au prénom connu ou non, avec lesquelles l'auteur a grimpé occasionnellement quelques voies «normalement».