La tente dans la solitude

Documents pareils
FICHES DE REVISIONS LITTERATURE

COMMENT DÉCOUVRIR SA VOCATION

PEUT- ON SE PASSER DE LA NOTION DE FINALITÉ?

COMMENT PARLER DES LIVRES QUE L ON N A PAS LUS?

Canada. Bulletin d information. Réfugiés pris en charge par le gouvernement. Réinstallation des réfugiés au

22 Nous Reconnaissons la force du pardon

«Si quelqu un veut venir après moi qu il renonce à lui-même, qu il se charge chaque jour de sa croix et qu il me suive» Luc 9 : 23.

* Extraits d'un entretien effectué dans le Karyassa 'supres de membres d'un clan Tamashek, les Kel Taddak. Document présenté par Etienne Le Roy.

Est-ce que les parents ont toujours raison? Épisode 49

Ne vas pas en enfer!

Club langue française Quiz. Par Julien COUDERC et Maxence CORDIEZ

LAURENT FABIUS, MINISTRE DES AFFAIRES ETRANGERES

Devoirs, leçons et TDA/H1 Gaëtan Langlois, psychologue scolaire

Alain Souchon : Et si en plus y'a personne

Test - Quel type de voisin êtes-vous?

Compte rendu de la formation

S organiser autrement

Suis-je toujours le même?

1. Productions orales en continu après travail individuel

QUI SONT LES IMMIGRÉS?

Pronom de reprise : confusion entre nous et se

Comment se déroule le droit de visite et d hébergement d un parent en cas de fixation de la résidence habituelle chez l autre parent?

Remise de l Ordre National du Mérite à M. David LASFARGUE (Résidence de France 7 novembre 2014)

Le processus du développement économique

Économie, organisation, hôpital

LES CARTES À POINTS : POUR UNE MEILLEURE PERCEPTION

Les Cahiers de la Franc-maçonnerie

Analyse dialectométrique des parlers berbères de Kabylie

Code d'éthique de la recherche

Le droit de l'enfant sourd à grandir bilingue

I. FAIR-PLAY, D OÙ VIENS-TU? QUI ES-TU?

0:51 Au Moyen-Âge, les femmes prennent activement part aux métiers de l artisanat et du commerce. Elles ont obtenu une certaine indépendance.

Méthode universitaire du commentaire de texte

Le menu du jour, un outil au service de la mise en mémoire

École : Maternelle. Livret de suivi de l élève. Nom : Prénom : Date de naissance : Année d entrée à l école maternelle :

P opulation. ATLAS DES POPULATIONS IMMIGRÉES en Ile-de-France / Regards sur l immigration / Population 2. Photo : Philippe Desmazes/AFP

Master Etudes françaises et francophones

La transition école travail et les réseaux sociaux Monica Del Percio

eduscol Ressources pour la voie professionnelle Français Ressources pour les classes préparatoires au baccalauréat professionnel

Rédiger et administrer un questionnaire

Initiation à la recherche documentaire

«Quand le territoire devient source d inspiration et souffle d expression créative : Présentation du Festival Art-Pierre-Terre»

AZ A^kgZi Yj 8^idnZc

Lecture analytique 2 Victor Hugo, «Un jour Je vis...», Poème liminaire des Comtemplations, 1856

CONSEILS POUR LA REDACTION DU RAPPORT DE RECHERCHE. Information importante : Ces conseils ne sont pas exhaustifs!

Qu est-ce que le pansori? Je voudrais pour commencer interroger les raisons qui m ont amenée à me poser cette question, et à me la poser en français

Céline Nicolas Cantagrel CPC EPS Grande Section /CP Gérer et faciliter la continuité des apprentissages

Chapitre 1 : Introduction aux bases de données

Différencier, d accord oui mais comment organiser sa classe.

Jouer, c'est vivre! Repères sur le jeu en Action Catholique des Enfants

EN FRANÇAIS FACILE! #18. - page page page 6 - «ouvrir l espace par des actes» wax, bazin et cours de français. septembre / octobre 2013

Nom de l application

La construction du temps et de. Construction du temps et de l'espace au cycle 2, F. Pollard, CPC Bièvre-Valloire

ARRANGEMENT ET PROTOCOLE DE MADRID CONCERNANT L ENREGISTREMENT INTERNATIONAL DES MARQUES

ARTIS TRADING ALG a développé un réseau de partenaires dans toute l Algérie :

Je viens vous préparer à cet évènement : L illumination des consciences

«Les Arabes sont musulmans, les musulmans sont arabes.»

LES LANGUES EN DANGER : UN DÉFI POUR LES TECHNOLOGIES DE LA LANGUE

Compte-rendu de Hamma B., La préposition en français

premium banking Banque Migros SA Service Line MBW 2031/

Pour travailler avec le film en classe Niveau b Avant la séance...4 L affiche...4 La bande-annonce...4 Après la séance... 5

LOI N DU 7 MARS 1961 déterminant la nationalité sénégalaise, modifiée

Réaliser un journal scolaire

Quelqu un qui t attend

LES DOCUMENTS DE TRAVAIL DU SÉNAT

(septembre 2009) 30 %

majuscu lettres accent voyelles paragraphe L orthographe verbe >>>, mémoire préfixe et son enseignement singulier usage écrire temps copier mot

LE CADRE COMMUN DE REFERENCE LA CONVERGENCE DES DROITS 3 e forum franco-allemand

ACTIVITÉS DE COMMUNICATION LANGAGIÈRE ET STRATÉGIES

«Je pense, donc je suis» est une grande découverte

DOCUMENT L HISTOIRE DE L ÉDUCATION EN FRANCE

LA LETTRE D UN COACH

Rencontres au Castelnau ou.. quand les auteurs s en vont au champ. Sandrine Trochet. Enseignante Castelnau Barbarens.

environics research group

N ROUX-PEREZ Thérèse. 1. Problématique

Règlements de compte courant

Rapport d évaluation du master

OFFICE DES NATIONS UNIES CONTRE LA DROGUE ET LE CRIME Vienne

L utilisation de l approche systémique dans la prévention et le traitement du jeu compulsif

EXEMPLE DE QUESTION À DÉVELOPPEMENT PARTIE II : COMPRÉHENSION DE L ÉCRIT TEXTE D INFORMATION

Entraînement, consolidation, structuration... Que mettre derrière ces expressions?

MÉMOIRES DU XXe SIÈCLE EN RÉGION RHÔNE-ALPES APPEL À PROJETS 2015

Intervention de M. Assane DIOP Directeur exécutif, Protection sociale Bureau international du Travail, Genève ***

La fonction d audit interne garantit la correcte application des procédures en vigueur et la fiabilité des informations remontées par les filiales.

Déterminants possessifs

Physique Chimie. Utiliser les langages scientifiques à l écrit et à l oral pour interpréter les formules chimiques

À propos d exercice. fiche pédagogique 1/5. Le français dans le monde n 395. FDLM N 395 Fiche d autoformation FdlM

«Longtemps, j ai pris ma plume pour une épée : à présent, je connais notre impuissance.»

I. LE CAS CHOISI PROBLEMATIQUE

Dieu était sur moi Une phrase qui revient comme un refrain et qui peut résumer en

Définition et exécution des mandats : analyse et recommandations aux fins de l examen des mandats

«ENFANTS ET INTERNET» BAROMETRE 2011 de l opération nationale de sensibilisation :

Origines possibles et solutions

Comprendre le financement des placements par emprunt. Prêts placement

Séminaire LIDILEM. vendredi 25 juin 2010 ET LA RECHERCHE ACTUELLE

Erreurs les plus classiques en Bourse. TradMaker.com Tous droits réservés Tel: CS@TRADMAKER.COM

En direct de la salle de presse du Journal virtuel

quelque quelque(s) quel(s) que/quelle(s) que quel(s) / quelle(s) qu elle(s)

Être Touareg au. Une culture commune

Ariane Moffatt : Je veux tout

Transcription:

La tente dans la solitude La société et les morts chez les Touaregs Kel Ferwan Dominique Casajus DOI : 10.4000/books.editionsmsh.6143 Éditeur : Éditions de la Maison des sciences de l homme, Cambridge University Press Année d'édition : 1987 Date de mise en ligne : 31 mars 2017 Collection : Atelier d anthropologie sociale ISBN électronique : 9782735119332 http://books.openedition.org Édition imprimée ISBN : 9782735101900 Nombre de pages : 392 Référence électronique CASAJUS, Dominique. La tente dans la solitude : La société et les morts chez les Touaregs Kel Ferwan. Nouvelle édition [en ligne]. Paris : Éditions de la Maison des sciences de l homme, 1987 (généré le 28 avril 2019). Disponible sur Internet : <http://books.openedition.org/editionsmsh/6143>. ISBN : 9782735119332. DOI : 10.4000/books.editionsmsh.6143. Ce document a été généré automatiquement le 28 avril 2019. Il est issu d'une numérisation par reconnaissance optique de caractères. Éditions de la Maison des sciences de l homme, 1987 Conditions d utilisation : http://www.openedition.org/6540

1 Les Touaregs Kel Ferwan nomadisent aux portes de la vieille ville d'agadez, déplaçant leurs lourdes tentes en nattes de doum. La tente kel ferwan, avec sa base circulaire analogue au cercle de la terre, sa forme sphérique évoquant la voûte céleste, et ses quatre piquets d'angles semblables aux quatre piliers qui, dit-on, soutiennent le ciel aux quatre coins du monde, est censée être une réplique du cosmos. Dieu en donna autrefois le plan aux Touaregs et, depuis, ces tentes toujours reconstruites selon ce modèle immuable et céleste sont transmises de mère en fille. La tente en effet appartient à l'épouse, alors que l'époux, même s'il en est le «maître», n'y est qu'un hôte. Dès qu'il commence à devenir un homme, l'adolescent déserte la tente de sa mère et mène une vie incertaine durant laquelle il partage de précaires abris de nattes avec des compagnons d'âge. Il ne réintègre une tente que lorsqu'il se marie, et un divorce ou le veuvage peut toujours le ramener à la condition précaire de l'adolescent. Cependant, les tentes appartenant à des femmes, et auxquelles toute une symbolique attribue un caractère féminin, se regroupent autour d'hommes puisque chaque campement rassemble un homme, ses fils, son épouse et ses brus. Dans le paradoxe constitué par ces campements d'hommes vivant dans des tentes appartenant à des femmes s'inscrit l'essentiel de la vie sociale touarègue, dont ce livre décrit le déroulement rythmique. The Kel Ferwan Tuareg roam beyond the gates of the old city of Agadez, moving their heavy tents of palm mats. The tent of the Kel Ferwan is held to be a replica of the cosmos : its circular base is analogous to the earth circle, its spherical form recalls that of the celestial vault, and its four stakes are similar to the four pillars said to uphold the sky at the four corners of the earth. Long ago, God gave this design to the Tuareg, and ever since, their tents, always reconstructed according to this unchanging celestial model, have been passed down from mother to daughter. The tent belongs to the wife ; the husband, though he be the tent's "master", is always but a guest. As soon as a young man begins to grow up, he leaves his mother's tent to pursue an uncertain way of life, sharing makeshift palm mat shelters with his peers. He comes back into a tent only upon marriage, and divorce or widowhood can always return him to the adolescent's precarious position. At the same time however, the tents which belong to women and to which an entire symbolic system assigns feminine qualities, are organized around men : each camp assembles a man, his sons, his wife and his dauehters-inlaw. The essential nature of Tuareg social life, the rhythmical unfolding of which is described in this book, is contained within the paradox represented by camps of men living in tents belonging to women. DOMINIQUE CASAJUS DOMINIQUE CASAJUS, polytechnicien et docteur en anthropologie, est chargé de recherches au Centre national de la recherche scientifique. Il étudie depuis 1975 la langue et la culture des Touaregs du Niger.

2 SOMMAIRE Dédicace Poème Remerciements Avant-propos Note sur la transcription des termes touaregs Introduction 1. Les nobles, les roturiers et l ɇttɇbɇl 2. La tribu 3. Les forgerons, les esclaves et les affranchis 4. Les tribus des Kel Ferwan 5. La localisation des tribus 6. Les Kel Ferwan et leurs voisins 7. Le sultan d Agadez 1. La tente et le campement 1. Les déplacements saisonniers 2. La tente 3. La résidence 4. Le destin des hommes et des femmes 5. Le déménagement 6. Conclusion 2. Chameaux et campements, chèvres et tentes 1. Bétail de tente et bétail de campement 2. Le bétail dans les échanges 3. Les chants de chameau 4. La fiction d une société sans chameau 5. La chèvre, le chameau et le temps 6. Conclusion 3. Les nobles, les roturiers et la guerre 1. Les nobles chameliers, les roturiers chevriers 2. La guerre 3. Les razzias 4. L islam et la «noblesse» 5. L intérieur et l extérieur 6. Conclusion 4. Les terminologies de parenté 1. Description des terminologies 2. Les terminologies comme un ensemble 3. La tente et le campement

3 5. Le mariage préférentiel 1. Une vieille question 2. Les critères de choix du mariage 3. Les objectifs correspondant à ces critères 4. Le mariage avec la cousine croisée matrilatérale est-il celui qui répond le mieux à ces objectifs? 5. L alkhabus 6. Conclusion 6. Le rituel de mariage 1. Avant le mariage 2. La journée de la cérémonie 3. La nuit de noces 4. Le marié au nord de la tente 5. L ɇsuf et l albaraka 6. Le mariage, la razzia et la guerre 7. Conclusion 7. La nomination 1. Le rituel 2. Les hommes et les kɇl ɇsuf 3. La tente et les kɇl ɇsuf 4. L attribution du premier nom 5. Le deuxième nom et le cycle d Aniguran 6. Conclusion 8. Mariage et naissance : le cycle rituel 1. La symétrie des deux rituels 2. Le va-et-vient de la tente 3. La relation frère-sœur 4. Dieu, les lettrés et les forgerons 5. Conclusion 9. Le voile 1. Le voile et la «retenue» 2. Le voile et les kɇl ɇsuf 3. Le voile et la plaisanterie 4. Le musulman voilé 5. Conclusion Cahier hors texte Annexe I. Compléments sur l histoire des tribus touarègues du Niger Annexe II. Sur les origines de la tente en nattes Annexe III. Les mythes d origine Annexe IV. Le partage des viandes sacrificielles Bibliographie Glossaire Index Figures

4 Dédicace A la mémoire de Thierry

5 Poème 1 Mon cousin, j étais hier étendu à l entrée d une vallée herbeuse, Près de deux gommiers ; serais-je mort à cet instant qu il (n y aurait eu personne pour me pleurer. 2 J étais tourmenté par d amers souvenirs. Mon œil pleurait, Mon âme était en fièvre et il n y avait nulle part d eau pour me (rafraîchir. 3 Toute la journée je suis resté la tête entre les mains. O mon dieu, (Toi l Unique 4 Je t en fais la prière, accorde-moi d être confiant en tes desseins. Ah, souci de la mort à laquelle aucun vivant ne peut échapper, Ah, souci de ce tertre où une nuit on me déposera ; Je serai au milieux des tombes, étendu moi aussi dans une étroite (rigole ; 5 Les dalles pèseront sur moi et une natte m enveloppera. Lorsque le cortège funèbre s éloignera, viendra à moi l ange (questionneur, muni d un lourd bâton ; 6 Il parlera en arabe, langue que je ne comprend pas, Il me dira : «l islam veut la soumission à la volonté du Très-haut, Celui qui se tient, l Unique, au-dessus de nous.» Ainsi dira-t-il (en arabe. 7 Ah, pensées douloureuses et solitude écrasante qui me tue. J ai pris la bride de mon chameau et ma cravache de cuir bien lisse J ai saisi ma monture et j ai voulu fuir ce lieu avant le crépuscule 8 Poème touareg receilli en 1977.

6 Remerciements 1 Je n aurais pas pu écrire ce livre sans l aide de Moussa Albaka, dit Barka, que la Providence a mis sur mon chemin le jour même de mon arrivée au Niger en septembre 1976. Il m a introduit au monde touareg et a été durant les années passées au nord du Niger mon guide, mon assistant, mon hôte et, durant les premiers mois du séjour, mon interprète. C est d abord à lui que vont mes remerciements ainsi qu à sa mère Juwa, à ses petites soeurs, Akameya et Khawa, et à son frère, Khamadan, qui me traitèrent en fils et en frère. Je remercie aussi tous ceux sans l amitié desquels ces années passées dans l aridité du Sahel auraient été au-dessus de mes forces, le vieil affranchi Kablo, Ehekelli et sa famille, Ashedo et sa famille, de la tribu des Iberdiyanan, le lettré Mallan, Bokha, chef suprême des Kel Ferwan, et tant d autres que je ne puis nommer ici. Ces quelques lignes dans un livre qu ils ne liront pas ne peuvent être qu un remerciement dérisoire en regard de tout ce que je leur dois. Puisse seulement la peine que ce livre, si maladroit qu il soit, m a demandée m avoir fait mériter la confiance qu ils ont placée en moi. Qu il me soit permis aussi d honorer la mémoire de Buzeydi, Khamed, Khaydara et Alkhadji qui furent mes informateurs, mes hôtes et mes amis. Qu il me soit surtout permis d évoquer la mémoire d Assalo, la plus jeune des petites soeurs de Moussa Albaka. Je l ai vue pour la dernière fois le 6 décembre 1984. Une lettre reçue à Paris peu après m a appris qu elle est morte quelques jours plus tard, emportée peut-être par la rechute d un mal qui la rongeait depuis longtemps. Je l avais un peu vue grandir, et elle me considérait et me traita toujours comme un grand frère. 2 Je remercie Louis Dumont qui m a permis d exposer mon travail dans son séminaire et a lu et critiqué la dernière version du manuscrit. 3 Je remercie Raymond Jamous, qui a relu les innombrables versions successives de ce travail, ainsi que Daniel de Coppet et tous ceux dont les critiques m ont été utiles. 4 Je remercie Lionel Galand, Mokhamed Aghali Zakara et Frère Antoine Chatelard qui m ont enseigné la tamacheq. 5 Je remercie Geneviève Calame-Griaule, dont les travaux et les conseils m ont stimulé dans l étude de la littérature orale, et qui m a accueilli dans son équipe dès mon retour du terrain. 6 Je remercie Maurizio et Marie-Claude Catani, Vincent et Elizabeth Maurel, Hubert et Anne Nové-Josserand, Alain et Mariama Marot, et surtout mon frère Serge et ma soeur, mes

7 parents, sans la générosité et la compréhension desquels je n aurais pu mener à bien mon travail. 7 Mes premiers séjours sur le terrain ont été financés grâce à l Association des anciens élèves de l Ecole polytechnique auprès de laquelle M. de Baudrimont a eu la bonté de se faire mon avocat. Des séjours ultérieurs ont été financés par l ERA 262 ERASME et l ER 246 du CNRS. 8 La seule photographie de Moussa Albaka figurant dans ce livre a été prise en 1982 par mon regretté ami André Abegg.

8 Avant-propos 1 Ce livre est le résultat d une enquête effectuée au nord du Niger d octobre 1976 à juin 1979 et prolongée par cinq séjours en février 1980, juillet-août 1980, juillet-août 1981, juillet 1982 et octobre-novembre-décembre 1984. D octobre 1976 à décembre 1977, nous avons suivi dans leurs déplacements les campements de la tribu roturière des Iberdiyanan, la plus nombreuse du groupe des Kel Ferwan, et les campements des forgerons et des serviteurs attachés à cette tribu. De janvier 1978 à juin 1979, nous avons principalement vécu à Agadez, ville dont on peut dire qu elle est la ville sainte des Kel Ferwan. Quoique ayant dû consacrer, durant cette période, une partie de notre temps à des tâches d enseignement, nous avons pu poursuivre notre travail chez les Iberdiyanan, aborder des tribus voisines et étudier l institution du sultanat d Agadez. Ce n étaient sans doute pas là les conditions idéales pour un travail ethnographique, mais c est tout de même durant cette période de 1978 à 1979 que nous avons recueilli les informations qui nous sont apparues par la suite comme les plus importantes. Nous avons mis à profit les vacances scolaires pour visiter des campements de tribus plus éloignées du groupe des Kel Ferwan et effectuer quelques séjours chez les Kel Ewey, leurs voisins septentrionaux. Nous avons pu aussi discuter, avec ceux de nos informateurs qui nous faisaient l amitié de s intéresser à notre travail, les versions successives d une thèse de troisième cycle soutenue à notre retour, première ébauche de ce livre. Durant nos séjours ultérieurs, nous avons pu mettre à profit les critiques de nos collègues d ERASME (ERA 262) et du groupe Langage et culture en Afrique de l Ouest (ER 246), et vérifier le bien-fondé de certaines suggestions qui nous avaient été faites. 2 Ce livre essaie d organiser en un tout cohérent les principaux résultats de notre enquête. Après une introduction où sont brièvement décrites la localisation des tribus et les principales catégories sociales (nobles, roturiers, esclaves, etc.) des Kel Ferwan, cinq chapitres sont consacrés à la morphologie sociale. Le premier traite du nomadisme et des valeurs liées à la tente, le second de l élevage et de la circulation de biens mise en œuvre par les mariages, le troisième de la vie politique et de ce qui en est le ressort principal, le prestige attaché à la condition nobiliaire. Ces trois chapitres plantent en quelque sorte le décor où se déploieront les analyses des chapitres suivants. Les chapitres 4 et 5, où sont étudiés respectivement la terminologie de parenté et l ensemble des faits relevant de la préférence accordée au mariage avec la cousine croisée matrilatérale, reprennent, sous une forme plus abstraite et formalisée, certains des résultats acquis dans les chapitres

9 précédents et dégagent peu à peu l importance de la relation frère-soeur. Les faits décrits dans ces premiers chapitres s assemblent en un système au centre duquel s inscrivent la tente et la relation frère-sœur. Il vaut peut-être ici la peine de remarquer que, dans des écrits qui malgré leur enthousiasme naïf à l endroit du totémisme méritent encore l attention, Robertson Smith (1903) avait repéré chez les anciens Arabes une importance de la tente s exprimant en des termes comparables à ceux qu utilisent les Touaregs modernes. Il est dommage que ces travaux n aient pas inspiré davantage d études sur les nomades sahariens. 3 Certains faits échappent à la systématisation proposée dans ces premiers chapitres. C est que ceux-ci traitent seulement des relations entre les vivants, qui ne peuvent être pensées de façon cohérente que mises côte à côte avec les relations à la fois entre les hommes et Dieu et entre les vivants et les morts. L étude de celles-ci nécessite l examen des rituels, qui fait l objet des chapitres 6, 7 et 8 et nous amène à mettre en avant deux notions cardinales, l albaraka et l ɇsuf. 4 Albaraka est un terme dérivé de l arabe baraka, et la notion est voisine de ce que d autres peuples maghrébins désignent sous le même nom. L albaraka est la manifestation de la grandeur de Dieu dans la vie des hommes. Assez curieusement, alors que la baraka a fait l objet dans les sociétés du Maghreb de travaux dont certains sont devenus classiques (Westermarck 1926, Jamous 1981), l albaraka touarègue nous semble avoir été négligée. L importance que les Touaregs lui attachent les rapproche pourtant des autres populations de langue berbère, et si l on doit un jour parvenir à parler d un ensemble culturel berbère, ce sera sans doute grâce à cette référence commune. 5 L ɇsuf est en première approximation le domaine des morts, qui apparaissent le plus souvent (mais non uniquement, nous le verrons) aux vivants sous la forme d esprits malfaisants, les kɇl ɇsuf, «ceux de l ɇsuf». Le mot peut aussi désigner la steppe déserte ; dans certains contextes enfin, et surtout dans la poésie, il peut se traduire par «solitude», un peu de la même façon que le mot français «solitude» peut aussi, mis au pluriel, désigner un lieu désert. Si l on oublie que les kel ɇsuf sont les morts et ce n est qu au bout de deux ans que nous l avons appris, presque incidemment, ils sont très proches des djinns ou jnūn arabes. Les croyances relatives aux jnūn, comme celles, qui leur sont liées, relatives au mauvais oeil, ont déjà fait l objet, au Maghreb, de nombreuses études. La question n a pas été négligée pour les Touaregs, mais il nous semble que cette similitude des jnūn et des morts peut la renouveler. Nous ignorons si d autres Berbères, ou même d autres Touaregs que ceux du nord du Niger, partagent de telles croyances. Quoi qu il en soit, ce qui relève de l ɇsuf ne peut plus, au moins chez les Kel Ferwan et leurs voisins, être relégué à la rubrique «croyances et superstitions populaires» comme il est fait d habitude. Ces croyances relèvent pleinement de la sociologie et font système avec le reste de la vie sociale. 6 Mises ensemble, les relations des vivants entre eux, puis des vivants avec Dieu et avec les morts forment un système dont ce travail veut faire sentir la cohérence. On peut certes contester l idée même qu une société puisse être pensée comme cohérente, et nos propositions en ce sens ont un caractère provisoire. Nous voyons cependant deux raisons de les avancer. Tout d abord, les Touaregs eux-mêmes sont sensibles au caractère de système que présente le jeu social, et nous verrons comment ils aiment à voir des symétries, des corrélations, des oppositions entre des faits appartenant à des domaines différents de la vie sociale. Beaucoup de rapprochements utilisés dans notre démonstration ont été suggérés par les informateurs ou approuvés par eux lorsque nous

10 les avons interrogés à leur sujet. Ensuite, il existe une institution grâce à laquelle l administration de la preuve, si l on peut dire, nous paraît possible. Il s agit du port du voile masculin, coutume qui n a pas cessé d intriguer les observateurs depuis le Moyen Age et qui semble bien, au terme de l analyse proposée ici, livrer quelque chose de son secret. Il y a enfin pour nous une autre raison, plus profonde, de proposer un modèle cohérent des données observées. Il est un fait empirique dont il nous fallait rendre raison : le sentiment des intéressés que ce qu ils nous disaient, ce qu ils vivaient allait de soi. Il allait de soi que la terminologie de parenté devait présenter tel ou tel trait, que les rituels devaient se dérouler de telle manière, que tel acte était recommandé et tel autre répréhensible. Ce sentiment que tout dans l univers social va de soi, nous pouvions le comprendre et nous en soucier, mais nous ne pourrons jamais, sauf sur quelques détails, le partager. Nous pouvions saisir l importance de tel ou tel fait social mais non éprouver le sentiment qu il allait de soi. Il y a là, entre l ethnographe né dans une certaine société et la société qui l accueille, une barrière que ni la connaissance de la langue, ni une longue accoutumance, ni même l amitié, voire l affection, ne peuvent lui permettre de franchir. Et pourtant il nous fallait transposer ce sentiment. Dans un livre écrit en français, selon les lois d un certain genre, seule la cohérence peut le transposer. Ce qui dans la conscience d un Touareg s impose comme allant de soi, ce qui dans la conscience de l ethnographe s impose comme ayant de l importance, devient dans ce livre ce qui est imposé par la nécessité d une certaine cohérence. 7 Cette étude étant une monographie sur les Kel Ferwan, il y a lieu de dire ici quelques mots des références faites çà et là aux sociétés touarègues voisines. 8 Au chapitre 3, parlant de la guerre, nous sommes obligé d envisager les Kel Ferwan comme faisant partie d un ensemble plus vaste, celui des Touaregs liés à une institution que nous appelons le sultanat d Agadez. Ceci étant, nous ne quittons pas le point de vue kel ferwan sur cette appartenance. D une manière générale, la place donnée ici au sultanat d Agadez nous paraît justifiée par les relations étroites que les Kel Ferwan ont toujours entretenues avec lui. 9 Au chapitre 4, nous consacrons un paragraphe à l analyse du système formé par l ensemble des terminologies touarègues, ce en quoi nous ne croyons pas trahir la manière de voir de nos informateurs. Ils savent que leurs voisins utilisent des terminologies différentes mais voient là quelque chose comme des variations dialectales. Ainsi, après avoir étudié le «dialecte» kel ferwan, nous disons quelques mots de la «langue» touarègue. Les résultats apportés par cette extrapolation ne sont pas en substance différents de ceux que nous ont déjà apportés les terminologies kel ferwan mais les font apparaître avec plus de clarté. 10 Au chapitre 6, nous parlons conjointement du rituel du mariage kel ferwan et de celui de leurs voisins kel ewey. Là encore, il s agit aux yeux des intéressés d un même rituel avec des variations secondaires. C est bien, en effet, ce que notre analyse fait apparaître. 11 Tout cela pose au fond le problème de savoir jusqu à quel point nos résultats peuvent se généraliser à d autres groupes touaregs. Disons que nous croyons être en mesure de soutenir l hypothèse suivante : ils se généraliseraient sans profondes modifications aux Touaregs voisins des Kel Ferwan, qui forment le groupe dit des Kel Ayr. Ils s étendraient en partie, mais de façon beaucoup plus approximative, aux Touaregs du Sud algérien. Nous ne sommes en revanche pas en mesure de nous prononcer sur les Touaregs de l ouest du Niger, ceux du Mali et du Burkina-Faso. Nous donnerons en note, dans le cours du développement, les raisons que nous avons de penser ainsi. De toute façon, il ne nous

11 semble pas que les données recueillies dans l ensemble du monde touareg soient pour l instant suffisantes pour qu on puisse y asseoir un travail comparatif. Si, sur des domaines comme celui de la parenté, les données publiées par les nombreux chercheurs travaillant en France et à l étranger sur les diverses sociétés touarègues sont d ores et déjà suffisantes pour justifier des études comparatives, il n en est pas encore de même pour un domaine comme celui des rituels, et il faut donc attendre que nos propres travaux et ceux de nos collègues soient plus avancés pour risquer des hypothèses comparatives plus précises. 12 Bien que destiné à être avant tout une étude sociologique, ce travail fait une part non négligeable à la littérature orale, aux contes, aux mythes, aux chants. Il y a à cela plusieurs raisons. 13 Tout d abord, une monographie se doit d évoquer, autant que faire se peut, ce qu est effectivement la vie quotidienne dans la société étudiée. Nous nous devions donc d accorder à la littérature orale une place comparable à celle qu elle a pour les Touaregs eux-mêmes. Il faut imaginer ces pasteurs misérables et souvent démunis du nécessaire répétant le soir autour du feu les vers de tel grand poète, échangeant entre eux des propos épigrammatiques, écoutant leurs femmes improviser des madrigaux à la gloire de l un d eux, etc. L importance que nous avons accordée à la littérature orale se veut aussi un hommage à la beauté d une langue que les Touaregs, à l instar de ces nomades de Mauritanie qui disent parler «la Belle Langue», la Hassaniya, aiment à considérer comme la plus belle qu aient jamais parlée des hommes. Disons, pour donner au lecteur non spécialiste une idée de ce qui peut motiver l opinion que les Touaregs ont de leur langue, qu avec la souplesse de sa syntaxe, ses particules innombrables permettant d exprimer des nuances infinies, un système verbal affectant le radical du verbe et pas seulement ses désinences, elle n est pas sans évoquer parfois pour celui qui l étudie les versions grecques de son adolescence. Nos traductions ne rendent bien sûr que très médiocrement cette beauté, mais peut-être en conservent-elles encore, malgré tout, quelques traces. Le recueil de textes a d ailleurs constitué une part importante de notre travail sur le terrain, et nous avons commencé à livrer dans d autres publications des fragments plus complets et des analyses plus fouillées de ce corpus. Les travaux de devanciers comme le Père de Foucauld, K. G. Prasse, L. Galand, M. Aghali et J. Drouin ont si grandement facilité la tâche de ceux qui ont à étudier la tamacheq que nous aurions été impardonnable de négliger l aspect linguistique de notre travail. En avouant ainsi notre admiration pour la beauté d une langue, nous nous sentons poussé à un autre aveu : la langue n est belle sans doute que parce que la société l est. C est au fond un hommage à la beauté d une société, à sa subtilité, à son raffinement même que ce livre voudrait être. Peut-être le lecteur, derrière la maladresse du tableau, apercevra-t-il quelque chose de la beauté du modèle.

12 Note sur la transcription des termes touaregs 1 Pour les consonnes, la notation utilisée est celle officiellement adoptée par la République du Niger. b, d, f, g j, k, l, m n, s, t, z correspondent aux mêmes sonorités qu en français g correspond au g français dur y et w correspondent au i consonne et au ou consonne du français r r apical h fricative spirante (h anglais) gh fricative vélaire sonore (r grasseyé) kh fricative vélaire sourde (jota espagnole) q occlusive vélaire sourde (qaf arabe) sh chuintante sourde c = tsh (ch anglais dans chair) 2 L emphase est notée par un point sous la lettre : ḍ ẓ ṭ. 3 La tension est notée par le redoublement. Si le phonème est représenté par deux lettres, seule la première est redoublée. 4 Pour les voyelles, nous avons, dans un souci de simplification, préféré aux notations officielles des notations inspirées des auteurs de Traditions touarègues nigériennes (M. Aghali et J. Drouin, 1979), a, e (e français très fermé), i, o, u (ou français).

13 â, ê, î ô, û voyelles longues ɇ voyelle centrale ä voisin du è français très ouvert. 5 Certains noms peuvent subir des modifications, selon qu ils se présentent à l état libre ou à l état d annexion. Les noms isolés sont toujours donnés à l état libre, mais ils figurent dans les expressions à l état qu exige la syntaxe, qui peut être l état d annexion. C est ainsi que ehän (la tente) devient ahän après certaines prépositions. De même Iferwan, le nom d un village, devient Ferwan dans la locution Kel Ferwan, qui sert à désigner la population étudiée. 6 Les verbes sont donnés à l impératif, comme c est l usage, sauf pour certains verbes d état dont l impératif ne semble pas attesté. Dans ce cas, ils sont donnés à la troisième personne du singulier du prétérit. 7 Pour éviter de faire figurer dans le texte français un trop grand nombre de termes vernaculaires différents, nous donnons toujours les noms touaregs, lorsqu ils apparaissent à l intérieur d une phrase française, sous la même forme. C est ainsi que nous écrirons «un amajɇgh» mais aussi «des amajɇgh», bien que le pluriel du mot amajɇgh («le Touareg») soit imajɇghän. De même, la locution désignant certains êtres surnaturels, kɇl ɇsuf, sera toujours employée au pluriel, même lorsque nous parlerons «d un kɇl ɇsuf», le singulier ag ɇsuf étant d un emploi très rare. Dans les expressions touarègues, la syntaxe est bien entendu rétablie. 8 Les noms de tribus et de lieu sont toujours transcrits dans les notations imposées par l usage, qui peuvent ne pas être en accord avec les notations utilisées pour les termes vernaculaires. C est ainsi que le mot touareg kɇl sera noté «Kel» lorsqu il apparaîtra dans les noms de groupes de tribus, comme Kel Ferwan, Kel Ewey, etc. 9 Notre position sur la transcription ayant évolué au cours des années, les notations présentées ici peuvent différer de celles adoptées dans certaines de nos publications antérieures. Elles sont en particulier différentes de celles d un texte (Casajus, 1986) dont le chapitre 4 du présent livre est une version plus élaborée. Les notations de ce texte de 1986, fautives en quelques points, ayant été modifiées à notre insu, en cas de désaccord avec les notations adoptées ici, ce sont seulement celles-ci que nous assumons. La transcription du touareg pose de toute façon de nombreux problèmes, dont certains sont encore en suspens. Pour plus de détails sur la «philosophie» à laquelle nous nous sommes tenu ici, voir Casajus 1985.

14 Introduction 1. Les nobles, les roturiers et l ɇttɇbɇl 1 Kel Ferwan, ou «ceux d Iferwan», est le nom que se donnent les Touaregs qui nomadisent aux alentours d Agadez, au nord du Niger 1. Au recensement national de 1977, les Kel Ferwan représentaient environ dix mille des trois cent mille personnes que compte la population touarègue du Niger. Ils forment un ensemble de «tribus» (tawshit) reconnaissant une certaine prééminence à l une d entre elles, la tribu des Irawatan. Les membres de cette tribu sont dits «nobles», si du moins l on traduit ainsi le terme amajɇgh. Ce mot peut en effet désigner, par opposition aux autres Touaregs, les membres de certaines tribus jouissant de prestige et d autorité auprès de celles qui les entourent, comme les Irawatan parmi les Kel Ferwan, mais il peut aussi désigner le Touareg ou, mieux, l homme dont la langue maternelle est la tamacheq 2, par opposition au non- Touareg. Avec d éventuelles variations phonétiques, amajɇgh se retrouve dans tout le monde touareg, devenant amahagh dans le Sud algérien, ou amashɇgh dans les parlers du Mali et du sud du Niger, et on le rencontre même, sous la forme amazigh, dans certaines populations berbérophones du Maroc. On peut donc dire que amajɇgh a deux sens dont l un dénote, grosso modo, une appartenance ethnique ou linguistique, l autre un statut social 3. 2 Les membres des autres tribus des Kel Ferwan sont dits amghid. Amghid a souvent été traduit par «vassal» (Nicolaisen 1963) ou «serf» (Duveyrier 1864, le traducteur français de Barth 1863, Benhazera 1908, Lhotte 1955). Le Père de Foucauld a préféré «plébéien» (1951-1952 : 1234), et A. Bourgeot a risqué un «plébéien-vassal» (1972). On utilise de plus en plus aujourd hui le mot «tributaire» (voir Gast [ed.] 1976). Chaque traduction a ses inconvénients. «Vassal», «plébéien» ou «serf» évoquent d autres sociétés, et l auteur qui les utilise peut donner l impression de suggérer une analogie entre celles-ci et la société touarègue. Duveyrier, par exemple, s y est risqué en comparant le monde touareg et la France de l Ancien Régime, et la même tendance est sensible également chez Rodd (1926 a) et dans des rapports de tournée d officiers français. De plus, certains de ceux qui ont utilisé le mot «serf» semblent s être mépris sur la place des imghad (pl. de amghid) dans la société touarègue et les ont peut-être confondus avec ceux que nous appellerons les «esclaves» (c est notamment le cas de Duveyrier et Barth). Quant à «tributaire»,

15 nous ne pouvons le retenir, car si les imghad du Sud algérien paient tribut, ce n est pas le cas chez les Kel Ferwan. Nous avons finalement choisi de traduire amajɇgh et amghid par «noble» et «roturier». Comme les précédents, ces termes présentent sans doute des inconvénients, mais ce qu ils évoquent nous paraît correspondre assez bien à certaines acceptions des mots touaregs que nous leur faisons traduire. De plus, dans l usage français, «noble» s oppose plutôt à «roturier» qu à «vassal» puisqu un vassal pouvait être aussi un noble ou à «serf». Une solution sans doute plus rigoureuse eût consisté à conserver amajɇgh et amghid, mais l expérience nous a montré que notre texte en serait alors devenu d une lecture désagréable pour les non-spécialistes. En procédant ainsi, nous nous laissons certes guider par l une des acceptions du mot amajɇgh aux dépens de l autre. En fait, nous le traduirons tantôt par «touareg», tantôt par «noble», selon l acception que nous mettons en avant. Cette convention, périlleuse, il est vrai, est après tout celle qu ont implicitement adoptée tous les auteurs qui travaillent sur les Touaregs. Elle nous paraît justifiée par le fait qu aux yeux des Touaregs eux-mêmes le mot recouvre plusieurs réalités. Une discussion plus précise de ce qu est la «noblesse» (voir chap. 3, 2.2) nous aidera à comprendre pourquoi un même mot peut suffire à désigner deux notions différentes. Figure 1. Les Touaregs du Niger (en hachuré : aire de présence des Kel Ferwan dans l Ayr) 3 L ensemble formé par les tribus Kel Ferwan est appelé tamghar, mot pour la traduction duquel nous nous contenterons du terme utilisé par l administration nigérienne, «groupe». Τamghar est à rattacher au mot pan-berbère amghar, qui signifie «le grand homme», «l homme sage», «le vieillard», et serait étymologiquement le «lieu où s exerce une prédominance». De fait, les nobles pouvaient autrefois faire valoir, face aux roturiers, certaines prérogatives, qui étaient cependant l objet de contestation de la part de tribus roturières plus récemment agrégées au groupe (voir plus loin, 4). Les règles de partage du butin les privilégiaient, et le chef de leur tribu, l ɇttɇbɇl, prélevait une partie

16 du prix de la fiancée à chaque mariage de roturier. Ɇttɇbɇl est un mot dérivé de l arabe tobol («tambour»). L ɇttɇbɇl faisait autrefois battre le tambour pour appeler ses gens à la guerre, mais son tambour ne résonne plus guère aujourd hui qu aux veilles des fêtes religieuses, où il invite les Croyants à la prière. Le principal travail de l ɇttɇbɇl consiste, depuis la période coloniale, à collecter auprès de tous les Kel Ferwan l impôt officiel, opération sur laquelle les autorités lui consentent une ristourne. Il est aidé dans cette tâche par les chefs des tribus roturières, dont le rôle, en dehors de cette besogne administrative, est des plus réduits. L ɇttɇbɇl exerce aussi les fonctions de juge de paix, qui l amènent à être sans cesse sollicité pour arbitrer les conflits non seulement chez les Kel Ferwan, mais aussi chez les Touaregs étrangers ou les Peuls vivant sur ses terres. Enfin, ceux qui ont des requêtes administratives à formuler, craignant d affronter la morgue de jeunes fonctionnaires qui ne connaissent pas toujours leur langue 4, préfèrent agir par l intermédiaire de l ɇttɇbɇl. Figure 2. Les tribus Kel Ferwan 2. La tribu 4 Tawshit, le terme touareg que nous avons traduit par «tribu», mot vague mais consacré par l usage, désigne un ensemble d une ou plusieurs centaines de personnes nomadisant sur les mêmes terres et se disant parentes. Tawshit peut désigner aussi la touffe de cheveux qui, dans certaines régions, sort en éventail du voile des hommes, ou bien encore une palme de doum, ou, enfin, la naissance de la paume de la main (Foucauld 1951-1952, t. 3 : 1531). Tout ceci suggère l idée d un ensemble dont les éléments se déploient à partir d une origine commune, et, de fait, chaque tribu se donne comme issue soit d un ancêtre mythique une femme (voir annexe III), soit d un petit groupe d individus, dont des

17 récits mi-historiques, mi-légendaires conservent le souvenir (voir plus loin, 4). La tribu peut absorber des Touaregs étrangers venus s installer sur son territoire et dont les descendants sont à peu près intégrés au bout de deux ou trois générations. Chez les Kel Ferwan au moins, cette intégration se fait d autant plus facilement que la mémoire généalogique ne remonte pas au-delà de cinq générations, c est-à-dire au-delà des individus que les vieillards les plus âgés ont pu encore connaître. Il n est pas jugé convenable que les jeunes gens interrogent leurs aînés sur les morts que ces derniers ont connus, et on ne se transmet pas de généalogies 5. Certains vieillards savent cependant distinguer à l intérieur de leur tribu ceux qui en forment le noyau, les «véritables» membres de la tribu (win arasɇl), de ceux dont les aïeux sont venus de tribus étrangères. Cette distinction est rarement invoquée, mais elle a parfois des effets sur la vie de la tribu. Dans d autres groupes touaregs, en revanche, il existe effectivement un savoir généalogique régulièrement transmis sur lequel on ne manque pas de spéculer, et la plus ou moins grande proximité par rapport au noyau de la tribu prend alors une grande importance (Gast 1976 : 56). 5 Les Kel Ferwan, et beaucoup d autres Touaregs avec eux, disent qu on doit prendre épouse dans sa propre tribu. Dans les faits, les choses ne vont cependant pas toujours ainsi. On se marie aujourd hui assez facilement dans une tribu voisine, parfois même dans un groupe étranger. Les mariages intertribaux étaient, selon les vieux, beaucoup plus rares autrefois mais, aussi loin que remontent les généalogies que nous avons recueillies (au niveau de la génération des grands-parents de nos plus vieux informateurs), leur proportion ne devient jamais négligeable. Nous verrons pourquoi il faut sur ce point tenir compte de ce que les Kel Ferwan disent et non de ce qu ils font et par conséquent considérer la tribu comme une unité endogame ; ceci privera d objet une question longtemps classique dans les études touarègues : l appartenance à une tribu se transmetelle en ligne patrilinéaire ou matrilinéaire (sur cette question et son dépassement par les études touarègues contemporaines, voir Gast [ed.] 1976)? 6 Les langues parlées dans deux tribus kel ferwan peuvent différer légèrement. Entre Touaregs de deux groupes distincts, les différences sont plus accusées, au point qu un Kel Ferwan dira assez facilement d un Touareg étranger qu il ne parle pas la tamacheq. L unité linguistique du monde touareg est certes évidente, et les vieux comprennent parfaitement les dialectes étrangers aux leurs, mais une petite différence grammaticale ou phonétique heurte immédiatement l oreille et suffit pour qu on s écrie aussitôt que ce qu on entend là n est pas de la tamacheq 6. Même à l intérieur d une tribu, certains campements peuvent se singulariser par des tournures ou des tics de langage particuliers (voir Casajus 1985). 7 En fin de compte, on peut dire qu une tribu est un groupe de personnes vivant sur le même territoire, se disant parentes, s entremariant, et parlant la même langue. Pour le Touareg, les membres de sa tribu sont les siens (aghalak net, «ses gens»), les autres hommes étant des étrangers : ils ne lui sont pas apparentés, ne peuvent pas en principe devenir ses affins et parlent une autre langue 7. 3. Les forgerons, les esclaves et les affranchis 8 En plus de tribus, le groupe des Kel Ferwan, comme tous les autres groupes touaregs, inclut aussi des Touaregs n appartenant à aucune tribu : les inaḍän (pl. de ênaḍ ) ou

18 forgerons, les eklän (pl. de êkli, ou akli ), et les ighawɇlän (pl. de eghawɇl ), que nous appellerons, sous réserve de discussions ultérieures, les esclaves et les affranchis. 9 Les forgerons du nord du Niger se considèrent comme parents les uns des autres. Des auteurs ont fait état de traditions les faisant descendre de Juifs du Touat autrefois chassés du Maroc par des persécutions, peut-être almohades (Foucauld 1951-1952, t. 3 : 1300 ; Lhotte 1955 : 210). Même si, à la lumière des compilations de Slousch (1905 : 346 et suiv.), ces traditions n apparaissent pas comme totalement dénuées de fondement, elles sont sans doute invérifiables. Chaque forgeron est attaché avec les siens à une ou plusieurs familles de nobles ou de roturiers pour lesquelles il est une sorte de client, et il vit sur les terres de la tribu de ses patrons. Mais il arrive fréquemment que des forgerons quittent leurs patrons pour s installer auprès d autres familles. Ils peuvent même émigrer auprès d un autre groupe de tribus sans vivre un tel déplacement comme un exil. C est ainsi que beaucoup de forgerons installés autrefois chez les Kel Ferwan vivent aujourd hui plus au nord, chez les Kel Ewey (voir plus loin, 6). Quand les hasards de la vie l ont amené à quitter le pays qui l a vu naître, tout autre Touareg au contraire en souffre. De ne pas être attaché à un territoire comme le sont les autres Touaregs donne aux forgerons une position particulière dans la société touarègue. Si nous traduisons ênaḍ par forgeron, terme consacré par l usage, il convient cependant de souligner que ce mot ne décrit qu incomplètement l activité des inaḍän. Certes, les hommes parmi eux forgent des armes et des bijoux d argent, mais ils travaillent aussi le bois, tandis que leurs femmes ouvrent le cuir, fabriquant des sacs et des ornements divers. Hommes et femmes officient également comme musiciens dans les cérémonies de mariage, et c est pour eux une activité importante sur laquelle nous aurons à nous attarder 8. 10 Les esclaves et les affranchis sont les descendants d hommes et de femmes enlevés par les rezzous, chez les Djerma ou les Peul au sud, chez les Téda ou les Kanuri à l ouest. Autrefois, ils demeuraient auprès de leurs maîtres ou veillaient au loin sur leurs troupeaux. La condition servile, plus ou moins tolérée par l administration française, a été abolie en 1960 lors de l accession du Niger à l indépendance, et tous les esclaves sont donc en principe des affranchis (voir cependant Oxby 1978). Mais les mots êkli et eghawɇl sont pourtant tous les deux utilisés. L eghawɇl est celui dont les ancêtres ont été affranchis avant la période coloniale, soit que leur bravoure à la guerre leur ait fait mériter la liberté 9, soit que leurs maîtres aient décidé d accomplir ainsi un acte pieux. L êkli est celui dont les parents ont été affranchis du fait de la pression extérieure. Il est en général plus pauvre et plus méprisé que l eghawɇl. Parlant une langue souvent plus riche que celle des nobles et des roturiers, les affranchis sont, avec les forgerons, les vrais dépositaires de la littérature orale du groupe. Certains Touaregs commencent à bannir de leur langue le mot êkli, soit par courtoisie 10, soit par crainte des fonctionnaires qui sont pour la plupart djerma 11. 11 Bokha, l ɇttɇbɇl des Kel Ferwan, dispose encore d une multitude de serviteurs, esclaves ou affranchis ; c est le signe d un grand train de vie puisqu il doit pourvoir à leur entretien et ne peut en principe rien leur refuser. Hormis ceux de Bokha, la plupart des esclaves et des affranchis ont maintenant quitté les maîtres de leurs pères. Les roturiers des Kel Ferwan en ont toujours eu très peu. Presque tous ceux qui vivent sur leurs terres descendent en fait d esclaves de groupes étrangers. Aujourd hui encore, un esclave ne peut refuser de rendre à l occasion quelques menus services, et les plus vieux d entre eux se précipitent d eux-mêmes pour aider un homme libre dès qu il semble en difficulté dans son travail. Mais, du moins chez les roturiers, un esclave ne fournit plus de travail

19 régulier que contre rétribution. De plus en plus, les jeunes esclaves ou affranchis cherchent à travailler au moins une partie de l année dans les mines de charbon ou d uranium exploitées dans cette partie du Niger. Les jeunes Touaregs de condition libre le font, pour l instant, moins volontiers. 4. Les tribus des Kel Ferwan 12 Les deux paragraphes qui suivent sacrifient à la règle qui, depuis Ibn Khaldoun au moins, impose à toute étude sur des Berbères de s ouvrir avec une liste de tribus que le lecteur peu habitué à ces sociétés trouvera interminable et fastidieuse. Il pourra l omettre en première lecture et se contenter des tableaux qui les accompagnent. Figure 3. Les groupes des Kel Ayr et les tribus kel ferwan LES GROUPES DES KEL AYR DU NIGER Igdalan Ilisawan Kel Gress Ikazkazan Inusufan Itesen Kel Ewey Kel Fadey Iberkorayan Kel Ferwan Taytog LES TRIBUS KEL FERWAN Irawatan Isekaranan Kel Tedale Aytoghan Iberdiyanan Ighbaran Idalayan Ifoghas Elbaratan Izagaran Kel Akarra Kel Tesemt Imezzurag Igendiyanan (Par ordre chronologique d apparition ou d arrivée dans l Ayr) 13 Les noms des tribus kel ferwan sont les suivants : Irawatan, Iberdiyanan, Elbaratan, Kel Tesemt, Imezzurag, Igendiyanan, Isekaranan, Ighbaran, Izagaran, Kel Tedale, Idalayan, Kel Akarra, Aytoghan et Ifoghas. Il s agit plus précisément du nom des membres de ces tribus, au pluriel, tel qu il est le plus souvent utilisé. On parlera par exemple de «la tribu des Irawatan» (tawshit ɇn rawatän). 14 Les Iberdiyanan forment la tribu roturière la plus importante des Kel Ferwan. Des traditions rapportent que, quand les Irawatan, venant de Libye, arrivèrent au nord du Niger (voir 6), ils étaient déjà accompagnés des Iberdiyanan. Les Elbaratan, Kel Tesemt et Imezzurag sont peut-être issus de groupes autrefois détachés des Iberdiyanan. Les Igendiyanan seraient des descendants d hommes iberdiyanan et de femmes enlevées chez les Kel Ewey.

20 15 Les Isekaranan, Ighbaran et Izagaran seraient des descendants de petits groupes d Itesen (voir 6) chassés de chez eux par la faim et venus demander asile aux Irawatan. 16 Les Kel Tedale, Idalayan et Kel Akarra sont arrivés sur les terres des Kel Ferwan bien après que les Irawatan et les Iberdiyanan s y furent installés. Kel Tedale et Kel Akarra ont toujours été considérés par les Irawatan comme étant des leurs mais n ont jamais vraiment accepté cette sujétion. Ils refusaient de se plier aux règles de partage du butin et de donner aux Irawatan une partie du prix de la fiancée lorsqu ils prenaient femme (voir informations analogues dans Nicolaisen 1963 : 430, et Nicolas 1950 b : 492). Les Aytoghan et Ifoghas sont arrivés au Niger à une date récente, il y a un siècle environ. Ils acceptent sans discuter la prééminence des Irawatan, mais leur langue est restée très différente, et ils forment un ensemble distinct. 17 Le groupe des Kel Ferwan est donc constitué par le noyau que forment les Iberdiyanan et les Irawatan, noyau auquel il se réduisait peut-être à l origine. Peu à peu, la tribu des Iberdiyanan s est ramifiée pour donner de nouvelles tribus, tandis que par ailleurs s agrégeaient au groupe des éléments étrangers dont l intégration n est pas toujours achevée aujourd hui. 18 Les listes fournies par d autres auteurs (Rodd 1926 a : 427 ; Nicolaisen 1963 : 423) ainsi que celle du recensement de 1977 diffèrent de celles que nous proposons. Cela tient, d une part, à la situation particulière des Kel Tedale et Kel Akarra, d autre part au fait que l administration coloniale et les autorités nigériennes à sa suite ont considéré les Kel Ferwan et les Kel Ezel un groupe voisin vivant plus au nord comme formant une seule entité. Selon les listes, les Kel Tedale, les Kel Akarra et certaines tribus des Kel Ezel peuvent ou non figurer parmi les Kel Ferwan. Les deux premières tribus sont de fait, on l a vu, un peu sur les lisières du groupe. Si les vieux considèrent comme absurde l idée que les Kel Ferwan et les Kel Ezel puissent n être qu un seul groupe, il faut bien dire que les jeunes gens des Kel Ezel hésitent parfois sur leur appartenance, ce qui montre que le regroupement artificiel opéré par l administration commence peu à peu à devenir une réalité dans l esprit des intéressés. 5. La localisation des tribus 19 Les Irawatan disent être venus de Libye, accompagnés des Iberdiyanan. Ils se sont d abord implantés autour du village d Iferwan, d où leur nom. Iferwan est situé au nord du massif de l Ayr, qui s étend sur deux cents kilomètres au nord d Agadez 12. Poussés par la recherche de pâturages, ils sont ensuite lentement descendus vers le sud, en contournant le massif par l ouest (voir E. Bernus 1981 : 318). Il n est pas impossible qu ils aient été chassés des environs d Iferwan par les Ikazkazan, Touaregs maintenant installés à l ouest de l Ayr. Les informateurs kel ferwan sont discrets sur ces infortunes militaires, mais les Touaregs voisins y reviennent assez pour qu elles ne soient pas invraisemblables. 20 A l époque où Nicolaisen a séjourné parmi eux, les Kel Ferwan étaient groupés autour d Agadez, au sud et au sud-ouest de l Ayr, à moins de quelques journées de marche de la ville (1963 : 423). Rodd donnait, en 1925, la même localisation que Nicolaisen (Rodd 1926 a : 427). En 1855, Barth notait la présence des Kel Ferwan aux portes d Agadez (1863, t. 1 : 206), et, si l on en croit les vieux, ils ne se sont guère déplacés entre le passage de Barth et celui de Nicolaisen.

21 21 Le groupe occupait alors ce qu on appelait la «vallée d Agadez» (eghazɇr wan Agadɇz), vaste pénéplaine dont les îlots rocheux parviennent à peine à briser çà et là la monotonie et qu innervent des cheneaux d écoulement, où se déversent, à la saison des pluies, des rivières parfois tumultueuses. 22 Depuis, poursuivant leur marche séculaire, les Irawatan, suivis d une partie des tribus roturières, ont occupé des territoires s étendant jusqu au-delà de la falaise de Tiguidit, qui borde au sud la vallée d Agadez, tandis que les autres tribus roturières restaient sur leurs anciens territoires de parcours. L aire de transhumance des Irawatan est très étendue et se superpose aux terres de parcours d une partie des tribus roturières. C est bien de transhumance, plus que de nomadisation, qu il faut parler dans leur cas, car s ils étaient encore nomades à l époque où Nicolaisen a séjourné chez eux, ils tendent aujourd hui à se sédentariser. La plupart de leurs campements sont installés aux alentours d Aderbissinat, au sud de la falaise de Tiguidit. Leurs troupeaux seuls se déplacent, confiés à la garde d esclaves qui les conduisent au nord du territoire de la tribu à la saison sèche, puis leur font regagner le sud à la saison des pluies. 23 Au milieu du siècle dernier, quelques Irawatan se sont détachés du reste du groupe pour s installer plus au sud, aux confins des terres kel gress (voir 6). Ils forment aujourd hui un ensemble de quelques familles n entretenant plus guère de rapports avec les autres Kel Ferwan, qui les croient souvent des Kel Gress ou ignorent jusqu à leur existence. Nous n avons pas séjourné parmi eux, mais on dispose à leur sujet d un travail ethnographique détaillé (Oxby 1978). Nous en parlerons dans la suite du texte en les appelant les Kel Ferwan du Sud. 6. Les Kel Ferwan et leurs voisins 24 Situons brièvement les Kel Ferwan par rapport aux groupes voisins, nomadisant au Niger ou dans le Sud algérien. Tous les Touaregs vivant aujourd hui au Niger sont venus du nord, au cours d une lente migration dont la tradition orale a gardé le souvenir, et qu il est parfois possible de situer par rapport aux dates données par les rares textes écrits dont nous disposons. Il semble que l on puisse distinguer, d une part, des populations venues du nord-ouest, Mali ou Maroc, dont les principaux représentants au Niger sont les Ioullimmedan, et, d autre part, des groupes venus de l actuelle Libye, dont les Kel Ferwan font partie. Les Touaregs de la deuxième catégorie ont tous transité par le massif de l Ayr, de sorte que l histoire de l Ayr est celle d une lente migration de groupes venus du nord, chaque nouvel arrivant obligeant les précédents à reprendre leur marche vers le sud. 25 Les groupes berbères les plus anciennement installés dans l Ayr ont été les Igdalan, les Inusufan et les Iberkorayan. Dispersés aux alentours de la ville d Ingal, située à cent kilomètres à l ouest d Agadez, les Igdalan et les Inusufan parlent des langues où le vocabulaire songhay et la syntaxe touarègue se mêlent. Ils sont aujourd hui sur les lisières du monde touareg, mais la Chronique d Agadez (voir annexe I) atteste qu au XVIII e au moins ils en faisaient encore pleinement partie. Les Iberkorayan, quant à eux, se sont agrégés aux Ioullimmedan. 26 Se sont ensuite succédé des groupes dont les principaux furent les Ilisawan et les Itesen. C est à ces peuples qu on attribue l installation du sultanat d Agadez (voir 7). Les Ilisawan ont quitté l Ayr au début du XVIII e siècle et se sont depuis sédentarisés au

22 Damerghou. Les Itesen ont été chassés de l Ayr au milieu du XVIII e siècle par de nouveaux venus, les Kel Gress, dont la présence dans l Ayr est bien antérieure. 27 Les Kel Gress ont été chassés à leur tour par les Kel Ewey au début du XIX e siècle et ont rejoint les Itesen dans la région de Maradi. Les Kel Ewey avaient atteint l Ayr au plus tard vers le milieu du XVII e siècle. Leur arrivée dans la région serait contemporaine de celle des Kel Ferwan. Alors que ces derniers ont contourné le massif par l ouest, les Kel Ewey s y sont lentement diffusés et en sont aujourd hui les seuls occupants. 28 Les derniers arrivés sont les Ikazkazan, les Kel Fadey et enfin les Taytoq, qui ont quitté le Sud algérien à la fin du siècle dernier. Ces peuples vivent, comme les Kel Ferwan, sur le piémont occidental de l Ayr (sur ces migrations, voir annexe I). 29 Les Kel Ferwan, Kel Ewey (dont les Kel Ezel sont une branche), Ikazkazan et Kel Fadey forment le groupe assez homogène des Kel Ayr, «ceux de l Ayr». Les Kel Gress, Ilisawan et Itesen sont proches des Kel Ayr et se souviennent d avoir vécu dans l Ayr. Tous reconnaissent une certaine autorité au sultan d Agadez. A ces groupes qui ont transité par l Ayr s opposent d abord les Touaregs de l Ahaggar (ou Hoggar), les Kel Ahaggar. A l ensemble formé par les occupants anciens et actuels de l Ayr et les Kel Ahaggar s opposent les Ioullimmedan, qu ils ont toujours considérés comme des ennemis héréditaires. Les Ioullimmedan vivent à l ouest du Niger et à l est du Mali. D autres Touaregs, qui n ont pas de rapport avec ceux du Niger, vivent au Burkina-Faso et à l ouest du Mali. 30 Nous ferons çà et là référence aux Kel Ewey, chez lesquels nous avons fait quelques brefs séjours, et aux Kel Ahaggar, sur lesquels nous disposons des excellents travaux du Père de Foucauld et de Nicolaisen. Les autres Touaregs relevant du sultan d Agadez sont au fond assez peu connus. Nous ne ferons pas en principe référence aux Ioullimmedan, sauf quand nous aurons à parler de l ensemble des Touaregs. 7. Le sultan d Agadez 31 Les Kel Ayr et leurs voisins reconnaissent l autorité du sultan d Agadez, l amɇnokal n Agadɇz ou amɇnokal n Ayr 13. L actuelle dynastie est réputée remonter à 1405, et l on dispose d une généalogie à peu près complète des sultans à partir de cette date. Depuis le début du XVII e siècle, la charge de sultan se transmet dans le même patrilignage. Le titre d amɇnokal est attesté ailleurs dans le monde touareg, mais il n a pas chez les Kel Ayr la signification qu il a chez d autres Touaregs. Dans l Ahaggar et à l ouest du Niger, un amɇnokal est un chef de tribu noble exerçant son autorité non seulement sur ses propres roturiers, mais aussi sur des tribus nobles de groupes voisins. Ce n est pas le cas du sultan d Agadez, qui n est pas (ou n est plus) le chef d une tribu. La tradition orale rapporte que le premier sultan, Yunus, était fils du sultan d Istanbul. Pour les Touaregs non lettrés, Istanbul n est qu une ville située à l est, «quelque part du côté du pays des Arabes», et, à leurs yeux, son ascendance légendaire fait du sultan un musulman exemplaire. Selon certains informateurs, en revanche, le sultan est d origine itesen, et les Itesen le considèrent d ailleurs, de façon vague, comme l un des leurs. Ces allégations ne manquent pas de vraisemblance et, si on y prête foi, il faut penser que le patrilignage dans lequel le sultan est choisi a fini par acquérir une certaine autonomie et se détacher de la tribu des Itesen. Lorsqu elles ont atteint l Ayr, les tribus des Kel Gress, Kel Ferwan, Kel Ewey, etc., ont peut-être trouvé sur place une institution itesen qu elles ont laissé subsister, et qui a

23 peu à peu évolué pour devenir le sultanat tel qu on le connaît aujourd hui. Si l on en croit les témoignages de Barth (1863, t. 1 : 235) et de Jean (1909 : 159), les Itesen et les Kel Gress ont continué, même après avoir quitté l Ayr, à participer à l investiture du sultan. Le sultan actuel a lui-même été choisi par les vieux des Itesen. 32 Outre des Touaregs ayant quitté la vie nomade, des Hausa et des Djerma venus du sud, la population d Agadez est essentiellement composée des Imagadezan, les «Agadéziens», que la tradition fait descendre des serviteurs de Yunus, venus d Istanbul avec lui. Il est possible qu il s agisse plutôt de descendants des plus vieux occupants de l Ayr, autrefois asservis par les envahisseurs touaregs. De nombreux Agadéziens sont des lettrés musulmans, et même s il y a des lettrés parmi les habitants plus récents de la ville, c est à eux que nous penserons quand nous parlerons des lettrés d Agadez. 33 Le sultan et les lettrés qui l entourent peuvent trancher les conflits surgissant entre deux tribus de groupes différents. Ce pouvoir leur est encore reconnu par les autorités nigériennes, qui ont toutefois tendance depuis quelques années à réduire leurs prérogatives. Le sultan peut aussi juger en appel des conflits internes à un groupe, ou toute autre affaire relevant du droit coranique. Les Kel Ferwan et Kel Fadey font grand cas de la compétence juridique des lettrés du sultan, tandis que les Kel Ewey ont moins affaire à eux et préfèrent plaider devant leurs propres lettrés. 34 L importance du sultanat tient aussi à ce qu Agadez fut de tout temps un centre caravanier. Le sultan percevait des droits sur les marchandises venant de Ghat et de Kano. Les premiers étaient perçus par un fonctionnaire qui se déplaçait occasionnellement à Iferwan, les seconds par un agent du sultan installé à Kano (Barth 1863, t. 1 : 101). De par la présence du sultanat, Agadez a pu être une place neutre, où les échanges commerciaux pouvaient s opérer. Les Kel Gress venus du sud pouvaient y faire halte quand ils se rendaient à l oasis de Bilma, sans rien craindre de leurs vieux ennemis, les Kel Ewey (Barth 1863, t. 1 : 224 ; Bary 1898 : 139). L influence modératrice du sultan sur les conflits intertribaux a pu être faible, mais l existence du sultanat a mis Agadez à l écart de ces conflits, si bien que l activité des lettrés et le commerce s y sont développés en paix. La Chronique d Agadez (voir annexe I) ne mentionne qu un cas, au XVII e siècle, où Agadez, assiégée par les Kel Ewey, a été affectée par les conflits entre Kel Gress et Kel Ewey (voir E. Bernus 1981 : 60). 35 Selon les informateurs de Barth (1863, t. 1 : 206), les Kel Ferwan formaient, au siècle dernier, le groupe le plus puissant de l Ayr. Bokha nous a répété la même chose. Il semble pourtant que ce soit historiquement inexact, car la prospérité et la puissance militaire des Kel Ewey devaient être à l époque plus grandes que celles des Kel Ferwan. Il est néanmoins vrai que ceux-ci disposaient, parmi les Kel Ayr, de quelques privilèges. Leurs voisins leur versaient une redevance annuelle, la tiwse, dont les informateurs kel ferwan parlent comme d un tribut, mais que les autres Kel Ayr estiment avoir été un don bénévole de leur part. De même, lorsque le sultan devait quitter Agadez, l ɇttɇbɇl des Kel Ferwan assurait l intérim en son absence (ibid.). Les Kel Ferwan tiraient sans doute ces privilèges de leur situation géographique. Ils étaient en effet, à l époque, groupés autour d Agadez, dont ils pouvaient ainsi garantir la sécurité face aux rezzous étrangers. Agadez a donc été liée beaucoup plus qu Iferwan à l histoire récente des Kel Ferwan.

24 NOTES 1. Kel Ferwan est un pluriel. La locution qui sert de singulier est ag fɇrwän ( ult fɇrwän au féminin), «fils» (ou «fille») d Iferwan. Ce singulier est très peu usité ; c est pourquoi nous ne l utilisons pas ici. 2. Le nom d une langue est en tamacheq le mot désignant la nationalité du locuteur mis au féminin. Les Kel Ferwan disent parler la tamajɇq, les Touaregs du Hoggar la tamahaq, les Touaregs maliens la tamashɇq. Le féminin est ici obtenu par préfixation et suffixation d un t, qui au contact du gh donne un q. L usage en vigueur dans les services d alphabétisation a imposé le mot «tamacheq» pour désigner l ensemble des langues touarègues du Niger. C est donc lui que nous emploierons, au féminin comme l usage l a également imposé. 3. Une racine MJGH (ou MJH, ou MZGH, ou MSGH) sert à désigner plusieurs populations berbères, et certains auteurs ont proposé, non sans vraisemblance, de la rapprocher du mot mazix (pl. mazices) par lesquels les Anciens ont parfois désigné, à côté d autres termes comme Maures ou Libyens, certaines populations non puniques de l Afrique du Nord (voir Rodd 1926 a : 457). 4. Dans tout le Niger, sauf dans la région de Niamey où l on parle djerma, la langue véhiculaire est le hausa. Les Touaregs de certains groupes le parlent presque aussi volontiers que la tamacheq. Les hommes des Kel Ferwan ont en général quelques notions de hausa ; les femmes l ignorent presque toutes totalement. 5. Il n était donc pas convenable, en principe, que nous-mêmes cherchions à recueillir des généalogies. Celles que nous avons finalement recueillies proviennent en grande partie soit d informations données spontanément par des vieillards, soit d informations livrées plus systématiquement par des esclaves ou des affranchis, qui alors ne parlaient pas de leurs morts mais de ceux des tribus sur les territoires desquelles ils vivaient (voir 3). 6. Les émissions de radio en tamacheq utilisent la langue de la région de Tahoua, et les Touaregs du nord du Niger les écoutent parfois avec un certain agacement. Les jeunes gens ont souvent du mal à les comprendre. 7. Pour un Touareg, être français, allemand... correspond à l appartenance à une tribu (tawshit). Dans le règne animal, on parle aussi de tawshit là où nous parlons d espèce. 8. ênaḍ, désigne le membre d une catégorie sociale et non celui qui exerce un certain métier. Mais l appartenance à cette catégorie sociale se trouve impliquer l exercice d un certain métier. Une femme appartenant à cette catégorie sociale est une tênaṭ, terme que nous traduirons par «femme du groupe des forgerons» ou (ce qui est approximatif) «épouse de forgeron». 9. Un vieil esclave, voulant m expliquer ce qu étaient les eghawɇl, les compara aux anciens combattants, en utilisant, bien que parlant tamacheq, la locution française. 10. Il a toujours été considéré comme inélégant et peu digne d un noble de parler en mauvaise part des esclaves et des affranchis, encore plus de les maltraiter. Parler péjorativement des esclaves est considéré comme un comportement de roturier. 11. Les Djerma vivent au Niger dans la région de Niamey. Ils occupaient à l époque de notre séjour la majeure partie des fonctions de l administration, mais il semble que cette situation soit en train de se modifier. Le commerce, en revanche, est tenu en majeure partie par des Hausa. 12. Pour les géographes, l Ayr est un certain massif montagneux. Quand les Touaregs du nord du Niger parlent de l Ayr, ils ont en tête aussi bien le piémont que le massif lui-même. Nous suivrons leur usage et, quand nous parlerons de «ceux qui vivent dans l Ayr», nous ferons aussi référence à ceux qui vivent autour du massif. Pour parler du massif proprement dit, nous dirons : «les montagnes de l Ayr».

25 13. Le mot «sultan» est celui qu utilisent les écrits arabes des lettrés d Agadez. L usage l ayant consacré, c est lui que nous emploierons.

26 1. La tente et le campement 1 Au soir de ses noces, silencieuse et tremblante comme l exigent les convenances, la jeune mariée touarègue est conduite vers la tente qui doit devenir la sienne et où, silencieux lui aussi, l époux l attend. Dans le cortège nuptial qui lentement s avance, elle va, drapée dans des voiles qui la soustraient aux regards, s appuyant sur l épaule d une vieille parente ; les femmes qui l entourent ont entonné un chant appelé «Ο ma fille» (Bu yäll i), qu elles exécutent sur un rythme si lent qu il en fait paraître plus lente encore la progression du cortège. Chanté d abord par une soliste, chaque vers est repris par le chœur de ses compagnes. Le chant fait parler la mère de la mariée, à qui la pudeur a interdit de prendre place dans le cortège. 2 Le Bu yäll i O ma fille, ô ma fille, ô ma fille, jeunes filles, Ο ma fille, ô ma fille, ô ma fille, vous qui m êtes semblables. O ma fille, ô ma fille, la nuit dernière, profond était mon sommeil O ma fille, ô ma fille, lorsque Khamatan s est penchée vers moi, [me disant : «Ta fille prend époux», O ma fille, ô ma fille, je me suis éveillée pleine de joie, O ma fille, ô ma fille, j ai saisi mon voile en hâte, O ma fille, ô ma fille, je me suis mise à courir çà et là dans la campagne, O ma fille, ô ma fille, j ai coupé les branches devant devenir [les arceaux de la tente. O ma fille, ô ma fille, j ai fait construire la tente vaste qui sera la tente des épousailles. O ma fille, ô ma fille, la ruelle du lit y est spacieuse ; O ma fille, ô ma fille, nous y plaçons un lit fait de nervures de feuilles de palmier O ma fille, ô ma fille, un lit digne d une femme d une grande beauté Ο ma fille, ô ma fille, une femme dont les incisives sont un peu espacées 1. Ο ma fille, ô ma fille, Dieu soit remercié pour son ventre bien rond Ο ma fille, ô ma fille, qui descend jusqu à ses genoux. O ma fille, ô ma fille, ses fesses sont comme des écuelles, O ma fille, ô ma fille, ses cuisses comme des traverses de lit, Ο ma fille, ô ma fille, sa vulve est là, humide, entre ses cuisses. 3 Ce chant pourrait figurer en épigraphe de ce chapitre et même de ce livre. Nous y apprenons que la construction de la tente nuptiale est la grande affaire du mariage, nous y sentons que cette affaire est d abord celle des femmes c est à elles, ses «semblables»,

27 que la soliste s adresse, et en particulier celle de la mère de la mariée. Après avoir évoqué la beauté de la tente, spacieuse et accueillante, le chant prête également à la mariée de vastes proportions, signe de beauté chez les Touaregs. Les termes de la comparaison font même appel au vocabulaire du mobilier de la tente, comme s il y avait entre la mariée et la tente nuptiale une proximité particulière, quelque chose d une identité. 4 L identité entre la femme et la tente, dont ce chant fait son thème principal, est l expression visible, palpable, des enjeux complexes dont la tente est le centre. Nous allons commencer à les décrire dans ce chapitre où nous parlerons de la tente, de sa place dans le campement, du campement lui-même et de ses migrations. Plus tard, nous décrirons le rituel du mariage ; mais parler de la tente et du campement, ce sera déjà parler du mariage et de la parenté. 1. Les déplacements saisonniers 5 Les Kel Ferwan vivent dans des campements (aghiwän 2, pl. ighiwunän), groupements de quelques tentes (ehän, pl. inän), qu ils déplacent au cours de leurs migrations saisonnières. 6 Au mois de juin, lorsque vient la saison des pluies (temɇrt n ɇjɇnna, la «saison du nuage»), les campements s établissent dans les zones non inondables, dont le sol, dur, reçoit le nom de tɇgdamäyt. La période de quelques jours qui précède les premières pluies, celle où l on sent qu elles sont imminentes, est appelée «le milieu», gäri-gäräy, probablement parce qu elle se situe «entre» la saison des pluies qui va commencer et la saison sèche qui s achève. La période des toutes premières pluies est appelée tizwagh, terme qui désigne d abord les petites pousses d herbe surgissant de terre : il suffit d une ou deux averses pour que celles-ci apparaissent et que des paysages brûlés commencent déjà de verdoyer. La tizwagh est suivie de la période dite de ghafäyt, «l herbe nouvelle», qui dure jusqu en août, parfois septembre. Les précipitations se succèdent alors, irrégulières et soudaines. Elles sont à chaque fois précédées d un vent violent, l angoya, qui soulève devant lui une épaisse poussière ocre et emporte souvent les tentes mal arrimées. Les bonnes années, l herbe atteint par endroits plusieurs pieds de haut. La richesse retrouvée des pâturages permet aux campements de se rapprocher les uns des autres. Tirer l eau des puits devient une besogne inutile, car dans le lit des rivières, asséché en général quelques heures après chaque précipitation, il suffit de creuser un puisard qui s effondrera au prochain orage pour atteindre à moins d un mètre de profondeur une eau filtrée par le sable. L abondance des marigots délivre les éleveurs du souci d abreuver leur bétail. Si les pâturages sont vraiment fournis, les chèvres donnent assez de lait pour qu il soit possible d en faire des fromages. Ils sont consommés le plus souvent secs et pilés, mélangés à la bouillie de mil, qui constitue en temps normal la nourriture presque exclusive. Dans les régions les plus favorisées, les graminées et les baies sauvages fournissent un appoint appréciable et peuvent même supplanter le mil pour les familles les plus pauvres. (On trouve en fait des baies à toutes les époques de l année, mais, sauf au plus fort de la saison des pluies, leur cueillette n est guère plus qu une occasion pour les enfants de récolter quelques friandises.) Au mois d octobre, les orages sont apaisés, l herbe a déjà commencé de jaunir. C est la saison dite de gharat, «l herbe haute». Les campements s établissent alors dans le lit des rivières, dont le sol doux et sablonneux, l ezîzɇl, est préféré à la poussière de la tɇgdamäyt. L ezîzɇl n est pas seulement plus confortable que la tɇgdamäyt ; certains considèrent qu il convient mieux à

28 la récitation de la prière canonique de l islam, à tel point que si le campement est installé sur la tɇgdamäyt, les vieillards pieux vont, à l heure de la prière, recueillir dans le lit d une rivière proche un peu de sable qu ils répandent devant eux avant de commencer leurs prosternations. En novembre, les vents se lèvent, les nuits deviennent froides. C est la saison de l ɇkrumas, le «petit froid», qui précède la tɇgɇrɇst, la saison froide proprement dite. Il faut alors déménager vers le lit des rivières les plus encaissées ou gagner l abri de quelque bosquet, êfäy. En février, les vents deviennent plus chauds. Commence alors l ighayän, prélude à la saison la plus éprouvante, l ewîlan, qui se prolonge jusqu en juin. L herbe a jauni depuis longtemps, s est faite paille, alɇmmoz ; l eau baisse dans les puits, certains même sont asséchés. C est le temps de l interminable attente des premières pluies, où hommes et troupeaux errent à la recherche de ce qu ils peuvent trouver d ombre et d herbe. La pauvreté des pâturages impose de fréquents déplacements. Pour peu que les premières pluies tardent à venir, l attente se fait inquiétude, les bêtes les plus fragiles meurent, et chacun commence à se rappeler les années où les pluies n étaient pas venues. Dès le premier orage, l herbe nouvelle commence d apparaître, et les campements désertent à nouveau le lit des rivières. 7 La saison des pluies, temps d une vie plus facile où la nature et les hommes se régénèrent, est celle qui marque le début de la nouvelle année. Naddâna, «l an dernier», veut dire exactement : «avant la dernière saison des pluies», et, de même, urâzän, «l an prochain», signifie exactement «après la prochaine saison des pluies». Awatäy, «l année», devient au pluriel iwutiyän, mais le terme est d un emploi rare 3, et on lui préfère êlän (pl. de ala), «les feuilles», «l herbe nouvelle» 4. Pour savoir depuis combien d années a eu lieu un événement, on essaie de se remémorer combien de fois les pluies sont tombées depuis. 8 Le campement kel ferwan se déplace cinq ou six fois l an. Chez leurs voisins kel ewey, les migrations saisonnières se ramènent à un mouvement de transhumance, qui les fait se déplacer en début et en fin de saison des pluies. Même réduit au minimum, le nomadisme comporte encore ce double mouvement, qui revient en fait à l alternance des séjours sur la tegdamäyt et sur l ezîzɇl. Ni les dépressions, où des torrents d eau s écoulent après chaque orage à la saison des pluies, ni les hauteurs, où rien ne protège de l ardeur du ciel à la saison sèche, ne pourraient convenir à un séjour permanent. Les Kel Ferwan se déplacent plus fréquemment que les Kel Ewey, mais on retrouve dans leurs déplacements ce même mouvement d alternance. 9 La succession des années est le retour périodique, ponctué par la saison des pluies, sur les mêmes terres de parcours. Si un campement évite de se réinstaller à l emplacement exact qu il occupait l année précédente, il revient tout de même dans sa proximité. Un Touareg reconnaît entre mille le lieu d un séjour antérieur. Y est attachée une part de ses souvenirs, qu il évoque à l occasion. «Tu vois, c est près de cet arbre que nous habitions lorsque mon frère est né...» Au bout de quelques années, quand les traces d un ancien séjour ont totalement disparu, on peut réinstaller le campement sur son emplacement. On ne reproduit pas toujours exactement la configuration d alors, mais on se souvient toujours parfaitement, même après plusieurs années, de la position des tentes et des feux. L écoulement du temps accompagne donc un certain jeu dans l occupation de l espace, et ce jeu apparaît comme le retour indéfini du même ou, tout au moins, du semblable. 10 Les roturiers, qui vivent surtout de l élevage chevrier, transhument sur des étendues assez réduites, d un rayon d environ quinze kilomètres. Chaque tribu a ses terres de parcours qui, de mémoire d homme, n ont jamais varié, petit pays où chaque accident de

29 terrain, chaque particularité topographique a un nom connu de tous et au-delà duquel on ne s aventure guère 5 ; un roturier qu un voyage occasionnel a mis à quelques jours de marche du pays qu il connaît se sent déjà en territoire étranger. Il répugne à s absenter longtemps, vite atteint qu il serait par l ɇsuf n akal ou l ɇsuf n aghiwän, locutions qu on peut traduire par «le mal du pays» ou «le mal du campement». Pour les vieillards, même s ils habitent à proximité d Agadez, venir en ville est un événement, et certains de nos plus vieux informateurs n avaient pas vu Agadez depuis des années. La mise en exploitation depuis 1979 d une mine de charbon à Tchighozerine, sur les terres des Kel Ferwan, risque de modifier cet état de choses. De nombreux jeunes gens, qui jusque-là n avaient jamais quitté leur pays, travaillent maintenant, au moins une partie de l année, à Tchighozerine ; pour la première fois, certains d entre eux ont passé plusieurs mois loin de leur campement. Déjà, au début des années soixante, la scolarisation avait amené de jeunes garçons à vivre loin de leurs familles. La chose n était d ailleurs pas allée de soi, et il avait fallu employer la force : les petits garçons ne quittaient souvent leurs parents qu entre deux goumiers. Mais ce mouvement n avait alors affecté que quelques enfants par tribu. 11 Après la sécheresse des années 1972 et 1973, quelques roturiers ont commencé à pratiquer le jardinage irrigué, activité connue jusque-là dans le seul pays kel ewey 6. Ils n ont pas pour autant abandonné le petit élevage et les déplacements saisonniers. Le jardin doit être arrosé tous les jours, l eau étant puisée grâce à un bœuf d exhaure 7, parfois un chameau, plus rarement par quelques hommes. Le campement décrit grosso modo un cercle dont le jardin serait le centre. C est l homme le plus vigoureux du campement qui est affecté à l arrosage du jardin. Il s y rend chaque jour et doit pour cela parcourir à l aube plusieurs kilomètres. 12 Les nobles, possédant surtout des troupeaux de chameaux, évoluaient autrefois sur des aires de nomadisation plus étendues que celles de leurs roturiers. Nous avons parlé, dans l Introduction, de leur actuelle tendance à la sédentarisation. Il était question en 1978 qu ils se mettent au jardinage irrigué. 2. La tente 2.1. Les éléments de la tente 13 La tente, l usage qui en est fait et les images qui lui sont attachées joueront un grand rôle dans tout ce livre. C est pourquoi il nous paraît utile, avant d aborder l aspect proprement social de la tente, d en faire une description aussi complète que possible. 14 La tente des Kel Ferwan n est pas une tente en peau comme celle des Kel Ahaggar ou des Ioullimmedan. Elle est faite de nattes fixées par des cordages à une lourde armature de bois. Ces nattes sont fabriquées à l aide des folioles (tafle, pl. tifluwin) des palmes de jeunes doums (tidnɇs ou tagäyt, Hiphaene thebaica 8 ). Les jeunes doums se présentent sous une forme buissonnante, et leurs palmes (edɇdu) sont d un accès facile, ce qui n est pas le cas lorsque l arbre est adulte. On commence par couper l extrémité la plus large de la foliole légèrement en biais, puis on la découpe dans le sens de la longueur en deux ou trois minces lanières de même calibre (azar, pl. izɇrwän ; le terme peut aussi servir à désigner une veine ou un tendon). La coupe de l extrémité s appelle aghawash ou asakat, termes qui désignent en général l action de couper en biais. Ce type de coupe donne aux lanières une forme considérée comme plus adaptée à la fabrication des nattes que la forme qu elles

auraient si on coupait l extrémité de la foliole à angle droit (fig. 4). La coupe des lanières s appelle ɇsɇssaräy, d un verbe qui semble signifier «faire glisser». La femme qui découpe les lanières avec la pointe d un petit couteau «fait glisser» en effet la pointe le long de la foliole (en poussant le couteau et non en le ramenant vers elle). La coupe des palmes est plutôt une besogne servile. Les femmes esclaves vendent les folioles, liées en bottes, sur le marché d Agadez ou aux femmes libres qui ne daignent pas s adonner à ce travail. Elles peuvent les vendre déjà découpées et calibrées, mais l épointage et le calibrage des folioles ainsi que le tressage (tezate) des nattes sont des tâches auxquelles s adonnent les femmes de toutes conditions, et elles y consacrent une grande partie de leur temps. On peut fabriquer les lanières à partir de folioles encore vertes ou déjà jaunies, mais on n effectue le tressage qu une fois les lanières jaunies. Elles doivent rester humides au cours du tressage sous peine de manquer de souplesse et de casser. On les lave avant de commencer le tressage, et on les enveloppe dans un tissu mouillé appelé adabra, d où on les tire une à une au fur et à mesure que le travail avance. On doit aussi cracher de l eau de temps à autre sur l ouvrage en cours (opération appelée afɇrzi). Le travail de tressage permet de confectionner des rubans d une dizaine de centimètres de large, appelés tasɇwɇt (pl. tiswad ; le mot a le sens général de «rangée», «alignement»). Il y a plusieurs manières de tresser une tasɇwɇt. Les trois méthodes les plus utilisées sont dites respectivement «touarègue» (tamajɇq), «hausa» (tetifɇnt) et «des Igdalan» ( tagdalt). Nous ignorons à quoi tiennent ces dénominations (voir cependant annexe II). Les méthodes «touarègue» et «hausa» donnent le même résultat, simplement le procédé de tressage diffère (fig. 5 a et 5 b). Nous avons relevé également un autre procédé de tressage dit «les côtes» (eghardishän), car la tresse qu il fournit rappelle les côtes d un homme. Nous nous sommes trouvé un jour en présence d une femme qui se servait d une autre méthode encore, mais dont elle nous a dit ne pas savoir le nom. En fait, il semble qu il y ait trois procédés de base, autour desquels on peut effectuer des variations qui n ont peut-être pas toujours de nom. L ouvrière peut, à des fins esthétiques, mêler plusieurs formes de tressage dans une même natte. La préparation des nattes que l on veut particulièrement solides nécessite l utilisation d une technique particulière appelée alabaz, qui consiste à laisser macérer durant plusieurs jours les lanières ou les rubans tressés dans une mare ou dans la boue avoisinant une mare. Une fois les rubans tressés, on les assemble en les cousant à l aide de lanières faites aussi avec des folioles de doum, qu on enfile avec une grosse aiguille de métal (tsubla, pl. tisublawin ). L opération d assemblage est appelée asharab. Les nattes peuvent être ovales ou rectangulaires. Pour confectionner une natte de forme ovale, on coud le ruban tressé en lui faisant décrire une sorte de spirale (fig. 5 c). On doit là encore l asperger d eau pour lui donner l élasticité nécessaire et lui permettre d acquérir la courbure voulue. On fabrique une natte rectangulaire en faisant décrire au ruban tressé une hélice (fig. 5 d) qu on coupe ensuite avant de dérouler le cylindre ainsi obtenu. On peut renforcer les deux bords découpés de cette natte avec des bandes de cuir ou d autres tasɇwɇt. 30

31 Figure 4. La découpe d une foliole de doum Figure 5. Le tressage et le montage des nattes a) Principe du tressage dit «hausa» ou «touareg».

32 b) Principe du tressage dit «des Igdalan» (le bord du ruban est tressé selon le mode «hausa»). c) d) 15 Une bonne épouse a toujours un ouvrage en cours, et elle le reprend dès qu elle a un moment libre. Il faut constamment, en effet, refaire de nouvelles nattes pour remplacer les nattes usagées. C est ainsi qu on voit souvent, aux heures chaudes de la journée, les femmes des campements bavarder entre elles tout en vaquant à leurs travaux de

33 sparterie, tandis que leurs époux somnolent, préparent le thé ou parfois fabriquent des entraves pour leurs chameaux (voir chap. 2, 1). Les petites filles commencent très tôt à imiter leurs mères et acquièrent rapidement une grande habileté dans cette activité délicate. 16 L armature de la tente est un ensemble assez complexe, formé d éléments de diverses sortes, dont chacun reçoit un nom propre 9. Figure 6. L armature de la tente Figure 7. L armature de la tente vue de haut Terme générique Terme spécifique

34 a telisawt b taqqɇqqɇwät c ɇgɇgu pl. igagän telisawt a «arceaux» telisawt b telisawt c 1 2 3 4 alɇllɇw, pl. ilɇllɇwän 5 «lattes transversales» 6 7 8 A ɇssɇgɇr, pl. izgar B «barres latérales» α α tagɇttɇwt, pl. tigɇttawin α «piquets» α β tɇsɇdɇlɇwt, pl. tisɇdɇlawin ou tamɇsdɇllit, pl. timɇsdella «supports» Ɇgɇgu, pl. igagän 17 Nous traduirons ce mot par «arceau». Les arceaux sont faits de racines d afagag (Acacia raddiana) qu on a dépouillées de leur enveloppe après les avoir passées au feu. On leur

35 donne leur forme en les recourbant puis en les laissant ainsi enterrées dans le sable pendant quelques jours. Déterrer les racines d afagag et les dépouiller est un travail d esclave ou d affranchi. C est, en revanche, la propriétaire de la tente elle-même qui s occupe de les recourber. Les différents arceaux ont des appellations spécifiques (fig. 6, 7). 18 Telisawt (a, c, a, c ), le féminin d alisaw, signifie aussi : «membre de la tribu des Ilisawan», mais il n y a peut-être là qu une simple homonymie (voir cependant annexe II). 19 Les arceaux centraux (b, b ) s appellent respectivement taqqɇqqɇwät et anɇbɇttɇr. taqqɇqqɇwät est un terme propre qui ne semble pas avoir d autre signification. Anɇbɇttɇr signifie «celui qui permet de ne pas s affaisser». L arceau b, qui est beaucoup plus long que les autres arceaux, s affaisserait en effet s il ne reposait pas sur l arceau b. Dans une tente très spacieuse, il peut y avoir deux paires d arceaux centraux. Dans la tente exiguë d une famille pauvre, les arceaux centraux peuvent au contraire manquer. Alɇllɇw, pl. ilɇllɇwän 20 Nous traduirons ce mot par «latte transversale» ou «latte» 10. Il y a en tout une dizaine de paires de lattes transversales ; nous n en avons représenté que quatre sur notre schéma. Elles sont faites en général de racines d afagag. Leur préparation est semblable à celle des arceaux, et c est aussi un travail d esclave, mais ceux qui peuvent s en offrir le luxe achètent auprès de marchands venus du pays kel gress des lattes d une sorte particulière appelées tɇrmumiya, faites dans des racines de zɇrkak (arbre soudanais non identifié). Les tɇrmumiya ont une forme torsadée dont on apprécie l effet décoratif. Les lattes sont préformées de la même façon que les arceaux. On les fixe à l aide de cordes aux arceaux et izgar (fig. 9). On taille l une des extrémités de chaque latte de façon qu il soit plus aisé de la fixer aux izgar ; l extrémité ainsi taillée s appelle tɇktokärt. Les lattes situées en position extrême sont aussi désignées par un terme spécifique, tɇsɇgdɇmt, du verbe ägdɇm, «couper», car elles «coupent», elles mettent un terme à la série des lattes transversales. Ɇssɇgɇr, pl. izgar 21 Ce mot dérive du verbe ägɇr, «jeter». Il désigne d abord la natte qu on «jette» sur le sol pour qu un visiteur puisse s y installer. C est de la même façon qu on installe les lattes transversales sur les izgar. Bien qu il ne s agisse pas à proprement parler d une traduction, nous rendrons ɇssɇgɇr par «barre latérale». Les deux barres latérales ont en leur milieu un renflement appelé tegursut ; ce terme désigne par ailleurs la partie de la trachée-artère qu on voit saillir au niveau du larynx et que ce renflement est censé évoquer. Les barres latérales sont taillées dans du bois d aboragh (Balanites aegyptiaca) ; leurs extrémités sont taillées de la même façon que celles des lattes transversales, ce qui permet de les fixer avec des cordes aux piquets d angles (fig. 8). Les extrémités taillées s appellent encore tɇktokärt. Les izgar, comme toutes les pièces dont la description suit, sont fabriqués par les forgerons. Tagɇttɇwt, pl. tigɇttawin 22 Ce mot peut se traduire par «piquet». En maçonnerie, il désigne un «pilier». Une tagɇttɇwt peut aussi être un «pilier» au sens d «élément fondamental». L informateur

36 joue sur les sens du mot en disant que les quatre piquets sont les éléments fondamentaux de la tente. Nous verrons en effet que des connotations importantes leur sont attachées. On les taille dans du bois de teggart (Acacia nilotica). Tɇsɇdɇlɇwt, pl. tisɇdɇlawin, ou tamɇsdɇllit, pl. timɇsdella 23 Ce mot peut être traduit par «support». On ne trouve pas des supports dans toutes les tentes. Ils sont taillés dans du bois de teggart. 24 Une tente est toujours disposée, comme l indique la figure 7, avec les lattes transversales parallèles à la direction nord-sud. Le montage d une tente comprend une série d opérations toujours exécutées dans le même ordre. On commence par poser les barres latérales (A et Β sur la fig. 7) sur le sol, parallèlement à la direction qu elles devront occuper une fois le montage terminé. Pour y parvenir plus aisément, on aligne les renflements qu elles possèdent en leur centre dans la direction nord-sud. Lorsque les deux barres latérales sont convenablement orientées, on creuse à côté de leurs extrémités les trous destinés à recevoir les quatre piquets d angle (α, α, α, α, fig. 8). Comme on a pris soin de donner aux barres l orientation convenable, ces quatre trous sont bien aux emplacements qu ils doivent occuper, aux sommets d un carré dont chacun des côtés fait face à un des points cardinaux. Après avoir installé les piquets, on creuse les trous des arceaux, qu on installe en commençant par ceux de l ouest (a, b, et c). Enfin, on attache les lattes transversales aux barres transversales et aux arceaux, les lattes extrêmes d abord (1, 4, 5, 8), les autres ensuite, en commençant par celles du sud. Pour chaque paire d arceaux et chaque barre transversale, c est une même corde qu on utilise pour fixer toutes les lattes. Les deux extrémités de la corde servent à attacher les lattes extrêmes, et on lui fait décrire des boucles dans lesquelles on introduit les autres lattes (fig. 9). Figure 8. La pose des barres transversales

37 Figure 9. La fixation des lattes (dessin Katia Pertsova) 25 Toutes les cordes utilisées dans le montage de l armature de la tente sont appelées terazɇmt (pl. tiruzam ; le terme sert aussi à désigner la longe d un chameau). Elles sont fabriquées soit par les forgerons à l aide de lanières découpées (aujourd hui avec une lame de rasoir) dans des peaux de chèvres ou de brebis, soit par des esclaves ou des affranchis à l aide de lanières provenant de palmes de doum adulte. 26 Remarquons qu en faisant coulisser les uns contre les autres les arceaux et les lattes associés deux à deux, on peut obtenir une tente plus ou moins spacieuse (fig. 10). Figure 10. Réglage de l espacement des arceaux 27 On jette sur les lattes plusieurs nattes orientées est-ouest dans le sens de la longueur. Le terme générique pour «natte» est asala (pl. isalan ; le féminin tɇsalat, pl. tisalatin, est parfois utilisé comme diminutif pour désigner, par exemple, les nattes de plus petite taille qu on étend sur le sol), mais les nattes de la tente ont aussi des noms spécifiques. On pose d abord deux, trois ou quatre nattes ovales appelées asɇfɇl (pl. isfal, «celle qui recouvre»), celles du milieu recouvrant en partie celles des bords. Les isfal sont à leur tour recouvertes par une natte de taille plus importante, ovale ou rectangulaire, l asalamamas (d un verbe äselmumes, «caresser», car elle «caresse» les nattes qu elle recouvre). Les isfal latérales sont plaquées contre l armature par des cordes dont les extrémités sont attachées aux arceaux nord et sud. L asalamamas est maintenue de la même façon par des cordes attachées aux piquets d angle et aux arceaux (arceaux nord et sud ou arceaux centraux, la chose peut varier). Ces cordes, appelées elibow (pl. elibowän), sont fabriquées par des esclaves ou des affranchis avec des palmes de doum adulte.

38 Figure 11. La pose des nattes 28 Dans la tente d une famille fortunée, les isalän ne reposent pas à même les lattes mais sont posées sur un ou deux clayonnages de joncs (afazo, Panicum turgidum), appelés ɇwɇrwɇr. L ɇwɇrwɇr a une forme rectangulaire, sa plus grande dimension étant, dans la tente, orientée dans le sens nord-sud. Contrairement aux nattes, il n est pas fabriqué par les femmes du groupe, mais par les Igdalan (voir Introduction). On en trouve au marché d Agadez, mais on peut aussi s en procurer auprès de marchands igdalan qui se déplacent dans la steppe. L ɇwɇrwɇr est visible de l intérieur de la tente, et une variété d ɇwɇrwɇr, appelée alakakkad, est ornée de motifs tissés en poils de chèvre ou en crins de cheval, dont l effet décoratif est apprécié à juste titre. 29 Deux longues nattes rectangulaires (eghaläy, pl. ighuläy, du verbe äghlɇy, «faire le tour de») entourent enfin la tente. Toutes ces nattes sont assez épaisses pour que, même pendant les froides nuits de l hiver, il fasse chaud à l intérieur de la tente, et leur tresse est assez serrée pour qu elles soient à peu près imperméables. Ce sont les eaux ruisselant sur le sol plus que la pluie elle-même qui sont à craindre pendant la saison des pluies. Figure 12. Les nattes latérales 30 Les longueurs additionnées des nattes latérales sont un peu supérieures au périmètre de la tente, de sorte que, si elles sont complètement déroulées, comme à l est sur la figure 12,

39 la tente est totalement fermée. Il est possible de ménager une ouverture en enroulant une des extrémités comme à l ouest sur ce même schéma. Une tente est en général fermée à l est, et on y entre par l ouest. Si la tente protège bien du froid et de la pluie, elle protège moins bien de la chaleur. Au milieu du jour, la chaleur sous une tente serait étouffante si l on ne pouvait ménager un peu d aération en enroulant l extrémité de l une des nattes latérales ou en en relevant une au nord ou au sud. Mais à la saison chaude, même cela n est plus suffisant, et on passe souvent les heures chaudes de la journée à l ombre d un arbre. 2.2. L orientation de la tente 31 La conformation de l armature de la tente différencie un axe nord-sud, celui des lattes transversales, d un axe est-ouest, celui des arceaux. Sur chacun de ces deux axes, deux pôles s opposent aux yeux de l informateur comme chargés de valences différentes. Nous avons vu cette polarité à l œuvre lors du montage de la tente, où l on installe toujours les lattes du sud avant celles du nord, et les arceaux de l ouest avant ceux de l est. 32 L informateur compare les arceaux à une colonne vertébrale, les lattes transversales à des côtes, les barres latérales à des bras, leurs renflements à des coudes et l ouverture occidentale de la tente à une tête. La tente est donc censée évoquer une personne dont la tête ferait face à l ouest. On caractérise cette orientation en disant que la tente «regarde» vers l ouest (ehän isâggad i ataram 11 ). C est dans cette position qu elle est bien assise. «Il y a plusieurs manières de s asseoir en tailleur, nous a-t-on expliqué un jour ; parmi elles, il y en a une qui est confortable, qui est bonne. C est la même chose pour une tente.» 33 On entre normalement dans une tente par l ouest, avons-nous dit. Dans la langue poétique, «entrer dans une tente par le côté est» est un équivalent euphémique de «visiter nuitamment une femme dont l époux est au loin ou une divorcée aux mœurs libres». Plus d un poème évoque ainsi ces méharistes nocturnes qui font baraquer leur monture à l ouest de la tente et y entrent par l est, le côté le plus proche de leur hôtesse d une nuit, dont ils se font reconnaître d un signe convenu. La locution proverbiale anagar es gäydän, «le fait de s adosser aux igäydän» (une pièce de mobilier située à l est de la tente), signifie «courtiser la femme d autrui». Le galant, en effet, n a droit aux faveurs de sa belle que si, «adossé aux igäydän», il l entretient d abord de propos spirituels (cf. E. Bernus 1981 : 157). Il y a donc, au moins dans la langue proverbiale ou poétique, une entrée licite et une entrée illicite de la tente. 34 A l ouest de la tente se passe l essentiel de la journée. On y pile le mil, on y cuisine, on y reçoit les visiteurs, on y boit le thé, on s y attarde à la veillée dans d interminables discussions... L est est au contraire réservé à la prière ; de sorte que, puisque la tente «regarde» vers l ouest, on prie à l arrière de la tente et en lui tournant le dos. Les informateurs excluent qu on puisse prier et vaquer à des activités profanes d un même côté de la tente, au point qu ils imaginent les nomades vivant à l est de La Mecque, qui doivent se tourner vers l ouest pour prier, avec des tentes ouvertes vers l est. On se tient certes aussi à l est dans la conversation galante, mais à l intérieur de la tente et en faisant face à l ouest. 35 S il est possible, comme on l a vu, de relever une des nattes latérales pendant la journée, on a grand soin, lorsque le soir tombe, d abaisser celle qui fait face au nord, car une tente ouverte au nord serait alors exposée aux pires dangers. Les kɇl ɇsuf, ou aljinän 12, êtres

40 dont nous reparlerons, se tiennent ordinairement au nord de la tente, et ils se manifestent le plus volontiers à la tombée de la nuit. Le danger des kɇl ɇsuf, toujours présent ou tout au moins latent, fait, par exemple, qu une femme ayant à faire ses besoins au cours de la nuit ne doit surtout pas sortir de la tente par le nord. Un homme peut à la rigueur le faire, car il a moins à craindre des kɇl ɇsuf. Il peut les écarter (ce dont une femme est incapable), par exemple, en prononçant la formule Bismillah : «Au nom de Dieu» (tamṭut tamṭut : «Une femme [n est qu une faible] femme», commente-t-on). Mais il vaut tout de même mieux qu il évite lui aussi le nord de la tente. Comme il est par ailleurs incorrect d uriner en regardant vers l est, la direction de La Mecque, on ne sort guère la nuit de la tente que par l ouest ou le sud. Des quatre côtés de la tente, le sud est le moins dangereux. Il est même source d albaraka, de bénédiction divine (voir chap. 6, 5.1). 36 Le côté sud et le côté nord de la tente s opposent donc comme respectivement chargé de bénédiction et dangereux. L informateur y voit l effet d une opposition plus générale entre le sud et le nord du monde, respectivement faste et néfaste. «Au sud (âgela ou aghil, la droite ) s étendent les champs de mil d où nous vient notre nourriture, alors qu au nord (ayr ou tezalge, la gauche ) ne se trouvent que le désert et la faim.» 37 Le lit est orienté dans le sens est-ouest, et les époux s y étendent la tête à l est, l homme au nord et la femme au sud. L époux protège ainsi l épouse contre les kɇl ɇsuf, à qui il «barre la route» (iwaghtän). Mais cela tient aussi à ce que le sud et le nord de la tente, en même temps qu ils s opposent comme faste et néfaste, sont marqués l un d un caractère féminin et l autre d un caractère masculin. «Dieu, commente l informateur, plaça, lorsqu il créa le monde, Adam au nord et Eve au sud 13.» 38 Les tentes d un campement sont volontiers alignées du nord au sud. Il y a donc un côté du campement où l on prie et un autre où l on vaque à ses occupations. Cette règle n est néanmoins pas aussi stricte que les règles d orientation de la tente. Un campement installé dans le lit d une rivière allant dans la direction est-ouest alignera ses tentes dans la même direction. Nous reparlerons à propos du mariage de l orientation de la tente. 2.3. La tente comme image du cosmos 39 On retrouve dans le dessin même de la tente l homologie entre la tente et le monde suggérée par ce que nous avons dit du nord et du sud. Le polygone formé par les points d ancrage des piquets et des arceaux a à peu près la forme d un cercle. Ce cercle est, diton, semblable au cercle du monde. On attribue, en effet, à la terre la forme d un disque, et certains ajoutent que La Mecque en est le centre. La forme arrondie du toit de la tente en fait une réplique de la voûte céleste ; les quatre piquets appelés tagɇttɇwt sont considérés comme analogues aux quatre piliers qui soutiennent la voûte céleste et qui, situés au nord-ouest, nord-est, sud-ouest et sud-est du monde, occupent par rapport au disque terrestre la même position que les tagɇttɇwt par rapport à la tente. Personne n a jamais vu les quatre piliers du monde, mais, afin que les hommes croient en leur existence, Dieu a disposé dans le ciel quatre étoiles qui en sont la réplique. Ces quatre étoiles forment un ensemble appelé «le toit» (tafɇlla), qui correspond à notre Carré de Pégase. Lorsqu elles sont au zénith, l orientation du carré qu elles forment est exactement conforme à la position des quatre piliers du monde. C est en regardant ces étoiles que les anciens Touaregs ont appris à construire leurs tentes 14. Certains hommes ajoutent que les quatre

41 tagɇttɇwt, qu il s agisse des quatre piquets de la tente ou des quatre piliers du monde, sont l image matérielle des quatre Piliers de l islam 15. Figure 13. La tente comme image du cosmos 40 La tente est donc une réplique du cosmos, et le céleste modèle sur lequel les hommes ont appris à la construire existe depuis le début des temps. Le territoire formé par les montagnes de l Ayr et les plaines qui les entourent est également considéré comme semblable à une tente. Les Touaregs vivant dans la partie septentrionale de ce territoire forment d ailleurs la tribu des Kel Tedale, «ceux de la tedale». Or tedale est le nom qu on donne aux côtés sud et nord de la tente. 41 Cette manière de voir la tente est peut-être propre aux Kel Ferwan et aux Kel Ayr, chez qui les quelques sondages que nous avons effectués ont révélé des représentations semblables à celles des Kel Ferwan. La tente des Kel Ahaggar est ouverte vers le sud (Foucauld 1951-1952, t. 1 : 247). Dans les contacts occasionnels que nous avons pu avoir avec des Touaregs venus du Mali ou de l ouest du Niger, qui ont une tente de peau, nous n avons recueilli aucun commentaire semblable à ce qui vient d être présenté. Ceci ne prouve évidemment pas qu il n en existe aucun ; mais que l ouvrage très documenté que E. Bernus a consacré aux Ioullimmedan n en fasse aucune mention non plus signifie sans doute que ce symbolisme n a pas chez ces Touaregs la même importance que chez les Kel Ferwan et leurs voisins. Sous réserve d informations supplémentaires, ce fait doit être considéré comme lié à la tente en nattes (sur la tente en nattes, voir annexe II). 3. La résidence 3.1. Les règles 42 Les habitants d un campement sont en principe un homme, son épouse, ses fils et brus avec leurs enfants, ses filles non mariées, veuves ou divorcées, ainsi que les enfants de ces dernières. C est là du moins la règle, que les divorces, fréquents, viennent un peu compliquer. En cas de séparation, les filles et les jeunes enfants restent toujours auprès de leur mère, tandis que les garçons déjà grands préfèrent parfois accompagner leur père. A vrai dire, le problème des enfants plus âgés ne se pose que rarement. Si les jeunes gens connaissent souvent des unions malheureuses avant de s installer dans des ménages plus durables, un couple ayant suffisamment résisté à l usure du temps pour que ses enfants atteignent l adolescence ne se séparera sans doute plus. Nous n avons relevé que quatre

42 divorces de vieux couples durant notre séjour sur le terrain (alors que nous avons relevé des dizaines de divorces de jeunes couples). Dans le premier, chez des esclaves installés sur les terres iberdiyanan, les garçons les plus âgés, attribuant les torts à leur mère, sont restés auprès de leur père, bien qu il leur ait donné à choisir. Leurs cadets, deux garçons et deux filles, sont restés auprès de leur mère. Leur père, Ghissa, s est par la suite remarié après avoir maintes fois proposé en vain à sa femme de reprendre la vie commune. A notre retour en 1982, nous avons appris qu elle l avait rejoint. Il vivait avec ses deux épouses, aux confins des pays kel ferwan et kel ewey. Dans le deuxième cas, chez des forgerons, une jeune femme divorcée et un adolescent sont restés près de leur mère, leur père, Ghabidin, l ayant quittée un peu cavalièrement à leurs yeux pour une jeunesse 16. Il a depuis abandonné sa nouvelle épouse pour reprendre la vie commune avec une autre femme dont il avait autrefois été l époux. Ailleurs, chez des Iberdiyanan, tous les enfants des fillettes sont restés avec leur mère, Aminata. Les deux fils aînés avaient depuis longtemps quitté la région, l un étant manœuvre à la ville minière d Arlit, l autre instituteur. Leur père, Zerbi, de la tribu étrangère des Itagan, était installé depuis des années chez les Iberdiyanan et vivait, ce qui est exceptionnel, chez son beau-père, Katia. Après son divorce, il s est retrouvé seul, sans tente et sans campement, loin des siens perdus de vue depuis des années. Après plusieurs mois de vie solitaire, il est finalement revenu dans le campement de ses beaux-parents et a installé son lit à côté de la tente de son ex-épouse. La chose a fait sourire, mais il n est pas si rare que des époux âgés continuent à cohabiter tout en se considérant comme divorcés. Le vieux Katia est mort en mars 1980. Peut-être enfin, bien qu il s agisse d une famille installée à Agadez, faut-il mentionner un dernier cas. Gaïshana, lassée de la préférence que son époux, le lettré Agga, semblait afficher pour sa jeune coépouse Tibalala, l avait quitté sans être suivi par ses enfants, qui estimaient que les griefs de leur mère n étaient pas vraiment fondés. Elle est par la suite revenue, mais avait à nouveau quitté son mari, définitivement sans doute, en 1982. 43 Même en tenant compte des complications apportées par les divorces, la règle précédemment énoncée supporte des exceptions. C était le cas, par exemple, de Zerbi (cité plus haut), vivant dans le campement de son beau-père, Katia. Cette anomalie avait des raisons précises. Zerbi était en effet un étranger qui avait perdu les siens de vue. Il n avait donc pas de campement où il eût pu emmener son épouse. De plus, à l époque où sa fille s est mariée, Katia était le «chef», l amghar, de la tribu des Iberdiyanan. Qu on vienne s installer chez lui était assez naturel : l amghar est d abord quelqu un que l on sollicite (voir chap. 3, 3.2). Presque toutes les «anomalies» que nous avons relevées étaient dues à l origine étrangère du gendre (voir chap. 5, 2). Citons néanmoins un autre cas de campement «irrégulier» où il n y avait pas de gendre étranger. Ce campement a deux tentes, celle de Dewa et celle de Hashina. Abatel habite dans le même campement que sa belle-mère, Dewa. Urgharis, ayant épousé Dewa après la mort d Amma, est un beau-père terminologique d Abatel. Ce campement, où un homme cohabite avec son beau-père, est en principe irrégulier. Lorsque je manifestai mon étonnement, les informateurs convinrent qu il était fondé mais me fournirent aussitôt les informations suivantes : Urgharis et Abatel sont en fait les fils de deux frères, Boda et Saleh. Ils étaient déjà mariés avant la mort de leurs pères. A cette époque, le campement était régulièrement composé de frères et de fils de frères vivant avec leurs épouses, même si le lien existant entre deux de ces épouses en faisait un campement exceptionnel. Maintenant que Boda et Saleh sont morts, il n est plus qu un campement où cohabitent un homme et son beau-père. Mais que ces hommes soient aussi des fils de frères, maintient ce campement dans les limites de la régularité.

43 Figure 14. Le campement d Urgharis De telles exceptions sont néanmoins vécues comme telles. Notons tout de même pour finir le cas des forgerons, qui représente, plus qu une exception, l application de règles de résidence tout autres. Un campement de forgerons est le plus souvent réduit à une tente, c est-à-dire à un couple et à ses jeunes enfants. Nous n avons vu que deux fois durant notre séjour des campements de forgerons comprenant plus d une tente. Leur composition a varié plusieurs fois, et les hommes qui habitaient leurs diverses tentes étaient de lointains cousins, qui ne s étaient groupés que parce que cela rendait leur travail plus commode. Disons donc qu un campement de forgerons est en général réduit à une tente et que, lorsqu il en rassembla plusieurs, ce n est pas sur la base de liens de parenté définis. 44 Chacune des tentes du campement est occupée par un couple et ses jeunes enfants. Elle appartient à l épouse. Une femme vient après son mariage installer sa tente dans le campement de ses beaux-parents et repart avec sa tente si elle divorce ou si son époux meurt. Elle la reçoit en principe de sa mère ou à la rigueur d une parente maternelle, tante ou grand-mère, mais ce ne sont alors que des pis-aller. Lorsqu une femme marie sa fille aînée, elle lui donne sa propre tente. Elle peut en garder quelques éléments, le mobilier et les nattes les plus usées dont elle fait une tente sommaire qu elle utilise en attendant d avoir rassemblé les éléments manquants. Pour ses filles cadettes, elle s emploie, dès que le mariage a été décidé, à réunir les éléments de leurs tentes : elle tresse des nattes mais peut aussi en acheter quelques-unes, et elle fait fabriquer les arceaux et les piquets. 45 Bien que les modalités selon lesquelles l aînée et les cadettes acquièrent leurs tentes soient différentes, quelque chose les rapproche. Songeons en effet aux nattes dont toutes ces tentes sont recouvertes. Elles ont été, en totalité pour la tente de l aînée, en partie pour celles des cadettes, tressées par leur mère. Alors même que les filles ont quitté la tente sous laquelle elles sont nées et ont grandi, ce sont encore des nattes sorties des mains maternelles qui abritent leur sommeil. Lorsqu elles étaient enfants, elles voyaient leur mère consacrer au tressage des nattes tous les loisirs que lui laissaient la cuisine ou les travaux de l élevage et refaire sans cesse de nouvelles nattes au fur et à mesure que s usaient les plus anciennes. Très jeunes, elles ont compris qu il leur fallait parfois interrompre leurs jeux pour aider de leurs mains encore malhabiles leur mère, qui s usait chaque jour à cette tâche jamais finie. Puis, quand est venu le temps de leurs épousailles, leur mère leur a laissé en guise d adieu ces nattes qu elle a passé de longues heures à tresser et qui pour des années encore recouvriront leurs tentes. Une fois mariées, tandis que leur mère reprend sa besogne pour reconstituer la tente dont elle s est privée, c est à leur tour de confectionner des nattes pour leur nouvelle tente, remplaçant peu à peu

44 celles de leur mère, qui à la longue s usent et se dessèchent. Un labeur chaque jour recommencé crée ainsi une continuité entre la tente d une femme et celles de ses filles, et, face à cette continuité, il apparaît au fond assez secondaire que la fille aînée et les filles cadettes acquièrent leurs tentes selon des modalités différentes. 46 Les Kel Ferwan affectionnent une manière de dicton qui rend bien compte de ce que nous décrivons : Ehän ɇn tɇmṭut, i n anna nnet («La tente d une femme est à sa mère», mot à mot : «La tente d une femme, une de sa mère»). Ils songent sans doute, en disant cela, à tout le travail qu une mère doit fournir pour donner une tente à sa fille, et ce dicton marque dans la possession de la tente la même sorte de continuité que dans sa transmission matérielle. De même que la tente d une femme contient au moins quelques nattes tressées par sa mère, de même elle ne cesse pas tout à fait d être en un sens «à sa mère». Nous verrons plus loin de quelle autre continuité la continuité dans la transmission de la tente, et ce dicton qui la paraphrase, sont le signe. 47 Tout ce qui a trait à la tente revêt chez les Kel Ferwan une grande importance, et il vaut la peine de dire un mot de ce que les sociétés voisines font de la tente. 48 Chez les Kel Ewey, un peu différents sur ce point, une mère commence à rassembler les éléments de la tente de sa fille dès sa naissance. Là encore, même s il ne s agit pas de sa propre tente, une mère donne donc une tente à sa fille. Il semble que les choses changent chez les Touaregs qui vivent dans des tentes en peau. Chez les Ioullimmedan, la tente appartient à l épouse, mais les hommes de la noblesse disposent d une tente personnelle qu ils viennent occuper en cas de divorce (E. Bernus 1981 : 144 et 155). Selon Nicolaisen, la tente appartient à l épouse chez les roturiers de l Ahaggar, à l époux chez les nobles (1959 : 118) 17. Il y a donc des variations dans le statut de la tente, qui recouvrent en partie les variations dans le type de tente utilisé. Les nobles de l Ahaggar ont en effet une tente à piquets droits semblable à celle des nobles ioullimmedan, alors que leurs roturiers ont souvent des tentes à arceaux, parentes de la tente en nattes. 3.2. Le caractère éphémère du campement 49 Lorsque meurt celui que le campement considérait comme son amghar, son «chef», son fils aîné devient en principe l amghar du campement, et c est désormais son autorité que les siens reconnaissent. Mais là, tout dépend, en fait, de la personnalité de chacun. Si le fils aîné du défunt n est pas assez énergique pour s imposer à ses cadets, ils iront s installer ailleurs avec leurs épouses. L aïeule préférera peut-être rejoindre le campement d un de ses frères, ou installer sa tente à l écart et s occuper dans la solitude de ses quelques chèvres. 50 Nous avons vu au moins une fois un campement se disperser avant la mort de l amghar. Celui-ci, Zerni, était aux yeux de tous un homme de peu d autorité, mais la véritable raison de la dislocation de ce campement était peut-être ailleurs, car des vieillards beaucoup moins considérés que lui avaient su garder les leurs autour d eux. Surtout Zerni était veuf, et un veuf est un homme sans tente. La tente de son épouse avait été, comme toujours en pareil cas, repliée et déposée sur les branches d un épineux en attendant de servir à quelque fille ou nièce. Et nous verrons plus loin que, sans tente, un homme n a pas de poids social. Disons donc plus généralement que, lorsque son amghar meurt ou perd par trop de son influence, le campement tend à se disperser.

45 51 De toute façon, lorsque le campement devient trop lourd, lorsque de trop nombreux petits-enfants entourent l aïeul, les fils peuvent juger plus commode de s éloigner. Si leur père a encore assez d ascendant sur eux, ils installent tout de même leurs nouveaux campements à proximité de sa tente, par égard pour son grand âge et pour ne pas le laisser, lui et sa femme, dans un complet isolement. Un campement n est donc pas un groupement stable, ou, plutôt, sa stabilité dépend de la volonté des hommes qui le composent. Lorsqu avec le temps qui passe le plus vieux de ces hommes vient à mourir ou à perdre ses forces, que ses fils atteignent la maturité et que ses petits-enfants se font trop nombreux, cette volonté peut fluctuer ou disparaître. Tout campement a une histoire : ses membres et ceux des campements voisins se souviennent de l avoir vu se former autour d un homme, et il se dispersera un jour. C est par le nom de son chef qu on le désigne ; on parle du «campement d Un tel». Concrétisation de la volonté de quelques hommes de vivre ensemble, un campement est donc appelé à disparaître en tant que tel, en tant que campement d Un tel, car le temps a toujours raison de ce que veulent les hommes. Non que la constitution d un campement soit laissée à l initiative individuelle, mais simplement parce que le campement est toujours provisoire, passager comme les conventions que les hommes passent entre eux. Sa composition suit, bien sûr, certaines règles, mais nous avons vu comment elles peuvent être perturbées ou même contournées. 52 D autres faits ethnographiques permettent de préciser le caractère que, pour l instant, nous appelons éphémère du campement. Le petit bétail est installé pour la nuit dans des enclos circulaires (afarag) faits de branches d épineux, enclos qui ne sont pas répartis selon des règles fixes. Dans certains campements, il n y a que deux enclos : un pour les ovins, un pour les caprins, voire un seul si le bétail est peu nombreux. Dans d autres cas, il y a un (ou deux) enclos par couple, donc par tente. En fait, dans un campement où l ancien prend seul les décisions et où les fils sont jeunes et craignent encore leur père, il n y a qu un (ou deux) enclos. Si le vieux est très âgé, ne peut plus guère travailler ou simplement commence à perdre de son autorité, et si ses fils ont assez de dynamisme personnel, il y a un (ou deux) enclos par tente. Le nombre d enclos varie avec le temps comme varie aussi la cohésion du campement, dont il est la mesure. Le campement commence par n avoir qu un enclos ; puis, au plus tard après la mort de son chef, il en a plusieurs. C est le prélude à la dispersion future. Là où il y a aujourd hui plusieurs enclos, il y aura demain plusieurs campements. 53 De plus, les enclos vieillissent. A chaque déménagement, on coupe des branches d épineux pour en faire de nouveaux. Encore vertes au début du séjour du campement sur son site, elles se dessèchent et s empoussièrent peu à peu. Sur le site d un campement, même abandonné depuis des années, quelques branches restées là signalent toujours l emplacement d un ancien enclos. C est en considérant les enclos qu on peut donc voir vieillir le campement. Leur aspect révèle depuis combien de temps il est installé sur son site actuel, tandis que leur nombre permet de savoir à quel stade de son existence il en est. Les tentes n apprennent rien là-dessus, car les femmes en refont sans cesse les nattes, et, au moins dans un campement un peu fortuné, elles semblent toujours neuves. 4. Le destin des hommes et des femmes 54 Nous allons maintenant donner une image d ensemble des différences de statut des hommes et des femmes par rapport à la résidence.

46 55 Qu il s agisse d un garçon ou d une fille, un enfant commence par vivre dans la tente maternelle, très près d une mère qui ne lui refuse rien 18. Une femme ayant des enfants en bas âge ne prend qu une part réduite aux travaux ménagers, de sorte qu elle est à l entière disposition de ses enfants. Elle leur donne le sein dès qu ils font mine de pleurer, et, comme partout ailleurs au Sahel, elle les porte serrés contre son dos lorsqu elle a à se déplacer. Ils sont allaités jusqu à l âge de trois ans, si possible par elle et, faute de mieux, par une nourrice, qui peut être soit une parente, soit une esclave. Nous avons même vu des enfants ayant dépassé cet âge demander parfois à sucer un sein maternel pourtant tari depuis longtemps. Alors qu ils appellent leur père adda, «père», des enfants appellent souvent leur mère par son nom, et le nom qu elle leur donne en retour n est pas toujours celui qu utilise leur père. Il est d ailleurs souvent, même pour un garçon, un mot féminin (voir chap. 7). Cela ne signifie pas pour autant qu un père néglige ses enfants ; il les cajole volontiers, s amuse avec eux et s attarde à répondre à leur babil. 56 Quand un garçon atteint l adolescence, quand sa virilité s éveille, il commence à déserter la tente maternelle, préférant se construire à l écart des campements un abri précaire fait de branchages et de quelques nattes, qu il partagera parfois avec un compagnon d âge. Il peut aussi de temps à autre chercher l hospitalité de quelque cousine momentanément sans époux. Nous avons, il est vrai, rencontré des jeunes gens de près de vingt ans vivant encore sous la tente maternelle et ne pouvant guère s en absenter longtemps sans qu il leur en coûtât, mais le cas est exceptionnel. Notons aussi, et nous y reviendrons, que c est à cette époque de sa vie que l adolescent commence à porter le voile facial (voir chap. 9). 57 Le jeune homme devra attendre de trouver une épouse pour pouvoir vivre à nouveau dans une tente, et cet état de choses peut durer de nombreuses années, car un homme reste souvent célibataire jusqu à trente ans. Se marier se dit, pour un homme, «faire une tente» (ägu ehän). On dit d un homme qu il «entre dans la tente de sa femme» au moment où il l épouse (iggäz ehän en tɇmṭut net) 19. Il devient alors le «maître d une tente» (messh-ish n ahän), du moins tant qu il ne divorce pas. Les divorces sont fréquents, et c est le plus souvent l épouse qui en prend l initiative. Une femme lasse de son mari se refuse à lui ou bien trouve un prétexte pour retourner avec sa tente dans le campement de ses parents. Ce qui devait n être qu une courte absence commence alors à se prolonger, et quand il a envoyé en vain plusieurs émissaires et s est épuisé en cadeaux (voir chap. 2, 2), le mari doit admettre son infortune. Dans ce cas, il se retrouve dans la position d un adolescent, et son poids social en souffre, fût-il un vieillard. Un veuf non plus n a pas de tente, et nous avons vu qu il supporte les mêmes inconvénients. S il a une fille momentanément sans époux, elle se fera un devoir de l héberger, mais s il n a que des fils, il doit s attendre à un veuvage amer. La position d un homme par rapport à la tente varie donc au cours de sa vie. Enfant, il vit dans la tente de sa mère, qu il quitte dès qu il commence à devenir un homme. Adulte, après avoir vécu à l écart des tentes et de la vie sociale, il occupe une tente comme «maître», mais un maître qui est aussi un hôte, jamais sûr que sa présence y soit définitivement acquise. 58 La fillette connaît elle aussi une période de grande intimité avec sa mère, mais les incertitudes de l adolescence masculine lui sont épargnées. Une jeune fille est mariée très tôt, dès sa nubilité et parfois même avant. Ce premier mariage est en général éphémère, mais que lui importe, car elle a désormais une tente, et pour toujours. Il peut certes arriver qu un homme en soit le maître, mais au moins, une fois qu elle a acquis une tente, une femme ne cesse jamais d en avoir une. De plus, même si elle ne possède pas encore de tente, une jeune fille ne connaît pas les errances de ses frères, car elle peut cohabiter sans

47 trop de problèmes avec ses parents ou être l hôte d une sœur momentanément célibataire. Il semble même que s il y a dans le campement une jeune célibataire, veuve ou divorcée, elle se fait un devoir d y loger les jeunes filles du campement et d offrir de temps à autre, en tout bien tout honneur, la ruelle de son lit à d éventuels cousins en difficulté. Ces hébergements passagers ne sont pas pour une jeune fille l équivalent de ce qu ils sont pour ses frères. En effet, lorsqu un garçon quitte la tente maternelle, il s agit pour lui d un départ définitif, tandis qu une fille y retrouve automatiquement sa place si, à cause d un remariage, la sœur qui l héberge cesse de pouvoir disposer de sa tente. On peut donc dire qu une femme ne quitte pas vraiment la tente de sa mère avant son mariage. 59 Il nous paraît utile, avant d aller plus loin, d insister sur le sort très différent qui est fait aux divorcés et aux divorcées. Alors qu un divorcé est un homme à plaindre, les femmes divorcées jouissent, au moins chez les nobles et les roturiers, d une situation assez confortable. Elles vivent dans le campement de leurs parents, maîtresses de leur tente, disposant des troupeaux dont elles ont été dotées au moment de leur mariage. Leur tente est parfois, à la nuit tombante, le lieu de rendez-vous des jeunes gens et jeunes filles venus à un tɇnde, réunion où l on devise galamment et où parfois l on chante et l on danse 20 (voir chap. 2, 3 ; voir aussi Casajus 1980, 1982 b et, pour l Ahaggar, Galand 1981). 60 La situation est un peu différente chez les esclaves et les forgerons. Chez les premiers, qui sont pauvres, le troupeau d une femme seule est bien maigre, et, chez les seconds, le travail d une femme ne peut guère suffire à sa subsistance. Et il se trouve que les mariages sont beaucoup plus stables dans ces deux groupes sociaux. Les forgerons kel ferwan ignorent presque le divorce, et seule une belle esclave se sachant aisément réépousable prendra le risque de quitter son mari. Les raisons économiques évoquées ici ne sont sûrement pas les seules. On peut, au moins pour les forgerons, en donner d autres. Ceuxci, peut-être à cause du mépris dont ils se savent l objet, affectent une conduite dévote et vertueuse. Nous les avons souvent entendus parler avec dédain du peu de piété des autres Touaregs ou de la facilité avec laquelle les couples se font et se défont chez eux, comme s ils voulaient ainsi montrer combien le mépris qu on leur voue est peu justifié. De plus, les forgerons ne sont pas répartis par tribus, mais leurs campements sont dispersés sur les territoires des tribus qui emploient leurs services ; et ces campements ne comprennent souvent, nous l avons dit, qu une tente, c est-à-dire qu un couple. On conçoit qu un couple de forgerons, isolé au milieu de campements étrangers, soit plus soudé que ne le sont les couples chez les nobles ou les roturiers. 61 Les Kel Ferwan font, sur le statut de la tente, deux commentaires. Dire que la tente d une femme est «à sa mère» (voir 3.1) en est déjà un, auquel nous sommes maintenant en mesure de donner un sens plus large. Alors qu entre le moment où un homme quitte la tente de sa mère et celui où il prend place dans celle de son épouse des années longues et difficiles pour lui doivent s écouler, une femme passe sans discontinuité de la tente de sa mère à la tente qu elle occupe comme épouse. Nous avons remarqué en effet qu elle ne quitte pas vraiment la tente maternelle avant son mariage. De plus, un homme n habite pas la tente de son épouse comme il a habité la tente où il est né. Dans celle-ci, tant qu il est enfant, il est chez lui ; il est aussi proche de sa mère, la propriétaire de cette tente, que l est sa sœur. Le nom féminin que tous deux reçoivent de leur mère est, nous le verrons, le signe de leur commune et semblable appartenance à la tente maternelle. Mais dans la tente de son épouse, un homme n est plus qu un hôte, alors qu une femme peut se considérer comme chez elle dans sa propre tente aussi bien que dans la tente de sa mère.

48 Contrairement à un homme, une femme passe donc sans transition notable de l une à l autre tente, et, de plus, elle les habite toutes les deux de la même manière 21, de sorte que la tente où elle est devenue épouse garde encore à ses yeux quelque chose de la tente où sa mère lui a donné le jour. C est d ailleurs déjà vrai d un simple point de vue matériel puisque la tente d une femme contient au moins quelques nattes tressées par sa mère, et qui ont même pu appartenir à la tente de sa mère ; mais la continuité matérielle ainsi assurée entre les deux tentes n est que l un des aspects, quoique le plus tangible, de la continuité de tout le mouvement qui conduit une femme de la tente de son enfance à la tente où elle passe sa vie adulte 22. 62 Dans d autres commentaires, les Kel Ferwan font état d une certaine proximité, voire d une identité, entre la femme et la tente. C est ainsi que, dans la langue poétique et les plaisanteries grivoises, une femme est parfois appelée «tente» 23. De même, l utérus est désigné par le terme ehän, «tente» (on peut aussi dire ehän ɇn barar, «la tente de l enfant»), et le sol souillé par les écoulements sanglants d une femme en travail est appelé ifantakän, d un terme qui sert également à désigner les débris desséchés se détachant d une natte de tente usagée. On dit aussi qu il est dangereux de poser sur le rebord d une tente un petit garçon qui ne marche pas encore. Si par mégarde on s oublie à le faire, il faut aussitôt le poser de la même manière sur le rebord de sept autres tentes, sous peine de le voir tomber malade et peut-être mourir. Il n y a en revanche aucun danger à poser une petite fille sur le rebord d une tente, car «la tente lui appartient» ( ehän i nnet, «la tente une d elle» ou «la tente est à elle»), elle en est la «gardienne» ( tɇmɇdɇlt) et n a donc rien à craindre à son contact. Là encore, il y a l idée sinon d une identité, du moins d une grande proximité entre la femme et la tente. Mais cette croyance pose un problème, car on peut se demander pourquoi, si le contact avec une tente est pour un petit garçon source de danger, un contact identique avec sept autres tentes est au contraire un remède. Pour le comprendre, il faut serrer de plus près le contenu de l identité entre la femme et la tente qui apparaît ici. 63 Quand il dit que «la tente est à la femme» ou que «la femme est la gardienne de la tente», l informateur ne fait pas état de telle tente particulière mais de la tente, on pourrait presque écrire de la Tente. Ce qui rend la femme proche de la tente, ce qui en fait la gardienne, c est le fait qu elle vit successivement dans deux tentes qui à ses yeux n en font qu une ou qui tout au moins apparaissent comme étant «à sa mère», c est-à-dire à une seule femme. Si un petit garçon a quelque chose à craindre du contact avec une tente, c est que ce contact risquerait de le lier à cette tente, alors qu il ne doit être lié ni à cette tente ni à aucune autre, puisque le destin de l homme, au contraire de celui de la femme, est d aller d une tente à une autre tente qu il n habitera pas de la même manière. C est ce destin qu on rappelle en lui faisant toucher sept autres tentes, lorsque par malheur il en a touché une (et sept n est sans doute là rien de plus qu un nombre suffisamment grand). Alors même que le petit garçon habite encore la tente de sa mère de façon tout aussi plénière que sa sœur, cette coutume montre qu on n oublie pas que sa destinée l appelle à la quitter un jour. 64 Les deux commentaires de l informateur sont, on le voit, emboîtés l un dans l autre et résument sous leur apparente simplicité toute une série de propositions implicites. Quand il dit que la tente d une femme est à sa mère, il fait en réalité référence à la manière identique dont chaque femme habite successivement deux tentes et à son passage sans rupture de l une à l autre. En parlant de la proximité entre la femme et la tente, il fait référence à la relation particulière que chaque femme a avec deux tentes, qui pour elle

49 n en font pour ainsi dire qu une. Malgré leur allure substantialiste, ces commentaires manifestent donc l attention portée à des faits de relation. Ils ont pour les Kel Ferwan la plus grande importance, et l essentiel de ce travail consistera à rendre compte de cette importance. 5. Le déménagement 65 Qu hommes et femmes n habitent pas de la même manière les tentes et les campements devient particulièrement sensible lors des déplacements des campements. 66 Lorsque les pâturages alentour commencent à s épuiser, ou simplement lorsque les habitants du campement commencent à se lasser de l endroit où ils sont installés, les hommes partent à la recherche d un nouvel emplacement (amɇjɇr). Ils y installent les enclos pour le petit bétail puis reviennent au campement où les femmes se mettent alors à démonter les tentes, ce qu elles sont les seules à savoir faire 24. Les arceaux et les piquets sont assemblés en des sortes de faisceaux appelés eghaqqash, les nattes sont enroulées (opération appelée afatagh), et faisceaux et rouleaux sont chargés sur le dos d un âne ou, plus rarement, d un chameau (fig. 15) ; cette opération est appelée akatar ; le terme désigne aussi l action de disposer des coussins et des couvertures sur le dos d un âne ou d un chameau de façon qu ils forment un siège où une femme puisse prendre place. On utilise pour l akatar des cordes appelées asaktar. Il faut bien deux ânes pour transporter la totalité des éléments d une tente. Le transport est une affaire assez délicate, car il n est pas facile de faire tenir un tel faix sur le dos de l animal. Une femme doit s installer à califourchon sur l âne pour s efforcer, tout le temps que dure la marche, de maintenir le chargement en équilibre. Lorsque les ânes sont chargés, le campement se met en branle en poussant son bétail devant lui, chèvres surtout chez les roturiers, chameaux plutôt chez les nobles. Figure 15. Chargement d un âne lors d un déménagement. (Dessin Katia Pertsova) 67 Les femmes remontent leurs tentes sur le site qu on leur a choisi. Mais avant de les monter, elles installent le mobilier, en commençant par les igäydän, dont nous avons déjà parlé. Les igäydän (pl. de egäyd) sont deux piquets en forme de fourche, taillés dans du bois

50 de teggart, sur lesquels une femme dépose ses pagnes, son linge, ses couvertures et ses sacs de prix tels le sabara et l ebɇhun. C est par les igäydän qu elle a d ailleurs fini le démontage de la tente quand elle a quitté l ancien site. Elle installe ensuite le lit (tedɇbut) fait de traverses de bois, les ifasasän (pl. de afasas), posées sur deux lourds supports, les tibɇtaqqatin (pl. de tabɇtaqqät). Chaque tabɇtaqqät peut à son tour être surélevé à l aide de deux supports plus légers, appelés tisɇdkal (pl. de tasɇdkɇlt, d un verbe ɇsdɇkɇl, «soulever» ; on utilise aussi les mots tatɇrkɇmt ou tadɇngurt. Les tibɇtaqqatin et les ifasasän sont taillés dans du bois d aboragh, d euphorbe (tɇrza : Calotropis procera) ou de koria (arbre soudanais non identifié) ; les tisɇdkal, dans du bois d atɇs (Acacia albida), d afagag, d euphorbe ou d adaras (Commiphora africana). On jette sur les traverses du lit un clayonnage de joncs aux bords parfois renforcés d une bordure de cuir, qui sert de sommier. Le terme générique pour clayonnage est tɇsɇbɇrt, mais les clayonnages utilisés comme sommiers ont des appellations spécifiques : tɇdɇmburut, eghäyghäy ou tɇbatbat. Comme le clayon appelé ɇwɇrwɇr (voir 2.1), les sommiers sont fabriqués par les Igdalan. Les igäydän et le lit sont les pièces de mobilier que doit contenir toute tente ; seules quelques tentes de forgerons ou d esclaves très pauvres n ont pas d igäydän. 68 S y ajoutent, dans les tentes plus fortunées, des piquets ouvrés auxquels on peut suspendre divers ustensiles et qui ne portent pas d autre nom que : tagɇttɇwt, le terme générique pour «piquet», ainsi qu un piquet de forme particulière, appelé tɇjikänt, surmonté d une sorte de coupe sur laquelle on peut poser des sacs à bijoux (abɇlbod), des sacs de mil (buhu) ou des vans (afakɇn). On peut trouver aussi des tisɇmmula, supports qui reçoivent des sacs de mil. Les tagɇttɇwt sont taillés dans du bois de tɇggart ou d aboragh, le tɇjikänt dans du bois de teggart, d aboragh ou d abaca (Zizyphus mauritania). Les pièces de mobilier autres que les clayons sont fabriquées par des forgerons kel ferwan ou kel gress ; toutes sauf les igäydän peuvent être décorées de motifs tracés par pyrogravure (fig. 16, photo 8).

51 Figure 16. Motifs pyrogravés, relevés en 1984 sur les supports transversaux du lit de Ghaïsha Ult Ghali, du groupe des forgerons (voir photos 8 et 10) 69 Si les habitants du campement arrivent sur le nouveau site trop tard pour que les tentes soient montées avant la tombée de la nuit, ils dorment en plein air, éventuellement à l abri d une natte latérale utilisée comme paravent, mais au milieu de leur mobilier déjà en place. 70 Au moment où elles s apprêtent à démonter leurs tentes, les femmes s enduisent le pourtour des yeux d une poudre ocre, la tamazgut, obtenue par broyage d une terre qu on recueille aux alentours de Tafadek, un peu au nord d Agadez. Ce fard a la réputation de protéger du soleil, mais il est permis de penser que sa raison d être ne se réduit pas à cela. On peut en effet se demander pourquoi, alors que dans leur travail quotidien les femmes sont toujours exposées au soleil, ce n est que lorsque le campement se déplace qu elles doivent s en protéger. Ceci d autant plus que les hommes n ont pas de précautions particulières à prendre lors des déménagements. Il est vrai que les hommes adultes sont de toute façon voilés, mais les adolescents, qui ne le sont pas, ne s enduisent pas le visage d ocre, alors que les fillettes le font. Comme si elles avaient plus que les hommes à souffrir de la privation de leurs tentes, les femmes deviennent donc, lorsque leurs tentes sont repliées, particulièrement vulnérables au soleil. Cela peut aisément se comprendre. Si grande est la proximité entre les femmes et leurs tentes que la seule occasion où elles se retrouvent sans tente ne saurait être pour elles exempte de risques. Pour les hommes, le risque, s il y en a un, passe inaperçu. De plus, ce n est peut-être pas seulement du soleil que les femmes doivent se protéger. Les Kel Ahaggar utilisent cette même poudre ocre 25. Selon un observateur, elle est censée les protéger «des influences atmosphériques extérieures» (Duveyrier 1864 : 146 ; voir aussi Bissuel 1888 : 81), ce qui est à peu près la propriété que lui attribuent les Kel Ferwan, mais un autre ajoute que les femmes des Kel Ahaggar allant visiter une accouchée se mettent de «l ocre jaune» autour des yeux pour

52 éloigner les «mauvais esprits» qui rôdent autour de la tente (Lhotte 1955 : 325). Ces mauvais esprits sont les kɇl ɇsuf, dont il a été question plus haut. Les Kel Ferwan ne nous ont pas parlé de la tamazgut comme d un remède contre les méfaits des kɇl ɇsuf, mais ils s en servent pour soigner certaines inflammations ganglionnaires (igɇrzän) attribuées à la jettatura 26 (togɇrshit ou imi n ɇddunyät, «bouche des gens»), phénomène très analogue à l action des kɇl ɇsuf 27. Le danger auquel les femmes sont exposées lors des déménagements est donc sans doute plus grand que celui que pourrait leur faire courir la simple exposition au soleil et semble avoir quelque relation avec les kɇl ɇsuf. Ces êtres qui restent d ordinaire à l extérieur des tentes et que les hommes tiennent normalement à distance se font soudain plus menaçants pour les femmes démunies de leur tente 28. 71 Quelle que soit la raison, soleil ou kɇl ɇsuf, pour laquelle les femmes ont des précautions à prendre, qu elles aient à les prendre au moment où elles sont sans tente est en tout cas une illustration a contrario de la proximité entre la femme et la tente. 6. Conclusion 72 Le nomadisme des Kel Ferwan ne se réduit pas à un simple déplacement de campements à travers la steppe, il s organise en un jeu complexe, chargé de connotations multiples, que nous allons maintenant énumérer et qui seront autant de thèmes d étude pour les chapitres à venir. Le campement 73 Le campement n est pas seulement un lieu d habitation, un groupement de tentes, il est aussi l expression d un jeu social. Tout d abord, en effet, son ossature est formée d hommes ayant entre eux des liens de parenté déterminés puisqu il s agit d agnats. De plus, les tentes dans lesquelles vivent ces hommes appartiennent à des femmes que leur mariage a fait venir d autres campements. Ces deux traits révèlent dans la composition même du campement une vie sociale à l œuvre ; ils font aussi apparaître que le campement se fonde sur un paradoxe : s il se groupe autour d hommes, les tentes qui le composent et qui sont sa matière même n appartiennent pas à ces hommes. Elles sont venues d autres campements lorsque les mères de ces hommes se sont mariées et retourneront à d autres campements lorsque leurs filles se marieront à leur tour. La vie du campement est donc faite du mouvement ininterrompu de tentes entraîné par la succession des mariages, mouvement qui à la fois le fait exister et le remodèle sans cesse. On voit ici que ce que nous avons appelé son caractère éphémère n est pas un simple accident de sa nature, mais l un des effets de ce mouvement qui le fait vivre. Il faut que le campement soit éphémère pour pouvoir être. Disons qu il vient à l être par la relation qu il a avec les autres campements, relation qui en même temps le défait. 74 Même si elle se matérialise dans un mouvement de tentes, cette relation reste une relation entre campements. Une tente en effet ne «se voit pas» de l extérieur du campement dont elle fait partie. C est seulement à l intérieur de celui-ci qu elle a une certaine individualité, que ses occupants forment une entité distincte. Aux yeux des Touaregs d un autre campement, un homme appartient au campement d Un tel et non à la tente d Une telle. On voit bien ici que le campement est ce qui met en relation ses membres avec les autres campements. C est en tout cela que le campement est plus et autre chose que la somme des tentes qui le constituent. Disons qu il est un ensemble de

53 tentes à un moment donné du mouvement qui les a assemblées et qui les dispersera à nouveau un jour. 75 Nous avons dit que le campement était lié aux hommes ; nous le voyons en même temps lié au mariage. Il n y a pas de contradiction à cela, ne fût-ce que parce que, dans le mariage, ce sont des hommes qui échangent des femmes et non l inverse. Envisagé comme une circulation de femmes et il peut être envisagé autrement, le mariage est bien une affaire d hommes. 76 L étude de la circulation des biens, au chapitre 2, nous permettra de reprendre ce que nous disons ici du campement. La tente 77 De même que le campement, la tente est plus qu un simple lieu d habitation. Nous avons noté que les Kel Ferwan y voyaient un noeud de relations. On peut utilement condenser ce qui en a été dit en retraçant la destinée d un frère et d une sœur, c est-à-dire d un homme et d une femme nés et ayant passé leur enfance dans la même tente. Le premier doit quitter cette tente pour devenir, ailleurs, l hôte de son épouse, tandis que la seconde est appelée à devenir épouse dans une tente qui n est pas considérée comme totalement différente. Une tente est donc le siège d un processus qui amène à chaque génération la séparation d un frère et d une sœur et la réunion de deux époux. Les rôles joués dans ce processus par le frère et la sœur ne sont pas interchangeables, puisque seul le frère quitte véritablement la tente maternelle pour prendre épouse. 78 Mouvement de femmes et de tentes à travers les campements, le mariage est donc aussi bien un mouvement d hommes à travers les tentes. Ces deux visions du mariage peuvent sembler symétriques l une de l autre, mais tout ce travail montrera que cette symétrie n est qu apparente. Nous pouvons dès à présent faire à ce sujet la remarque suivante : lorsqu un adolescent quitte la tente de sa mère, il s agit d un départ définitif, tandis que le premier départ d une femme vers le campement de ses affins n est pas définitif. Même si elle ne divorce pas, nous verrons en effet qu elle doit revenir faire des séjours dans le campement de son père. 79 Bien entendu, il n est pas possible d isoler ce qui a trait à la tente de ce qui a trait au campement. Nous aurons à détailler ce point, mais, là encore, une première remarque est dès à présent possible : si le campement se groupe autour d hommes, un homme n est rien dans son campement s il n a pas une tente. Inversement, une femme n acquiert pas de tente en propre sans changer de campement, sans qu une convention ait été passée entre deux campements. De même, une veuve qui, comme cela arrive, décide de vivre un peu à l écart des campements, replie souvent sa tente et n en garde que les éléments indispensables. Tente, campement et parenté 80 Les tentes et les campements sont liés au jeu des mariages, et il n est pas mauvais de préciser ici notre terminologie. Nous dirons que les campements sont reliés entre eux par une relation d affinité. Par ce mot, nous entendons très exactement la relation apparaissant entre deux groupes d hommes lorsqu un de ces groupes a donné une femme à l autre.

54 Figure 17. Relations d affinité entre deux campements 81 Il s agit dans notre schéma de la relation qui s est globalement installée entre les triplets ( a, a, a ) et (b, b, b ) du fait que a a donné sa fille à b. Lorsque nous disons que la tente voit à chaque génération la relation frère-sœur disparaître au profit d une relation épouxépouse (et nous évitons ici, pour écarter toute ambiguïté, de parler de relation d affinité), nous avons en vue les relations marquées en pointillés sur notre schéma. 82 La formulation que nous utilisons ici nous servira de base de travail dans les chapitres à venir. Nous nous sommes inspiré de la formulation et même des schémas utilisés par L. Dumont dans l étude de la parenté de l Inde du Sud (1975 : 47 et suiv.), mais on prendra néanmoins garde que nous ne sommes pas en présence d une alliance de mariage au sens précis que cet auteur donne à ce mot (ibid., 48), l intermariage n ayant pas ici de dimension diachronique. Tente, campement, espace et temps 83 De façon plus prosaïque, dans la gestion même de la transhumance, le campement et les hommes autour desquels il se groupe apparaissent comme liés à l extérieur 29 et s opposent comme tels aux femmes et aux tentes, liées à l intérieur. A chaque déménagement, ce sont les hommes qui affrontent le monde extérieur aux campements et qui choisissent dans la steppe déserte l emplacement d un nouveau lieu de séjour. Les femmes du campement ne font que les suivre, elles ne commencent à démonter leurs tentes que lorsque le nouveau site est déjà choisi et que l installation des enclos lui a déjà donné un début d aménagement. Lorsqu elles remontent leurs tentes, elles le font à l intérieur d une aire délimitée par les hommes et commencent par disposer les objets qui se trouvent à l intérieur de la tente. 84 De même enfin, à la tente, réplique du cosmos et, à ce titre, image d une certaine permanence, le campement oppose sa mouvance indéfinie. Les emplacements des anciens campements, signalés par les débris desséchés des anciens enclos, sont la trace sensible de cette mouvance et deviennent au fil des ans autant de jalons dans la fuite du temps. Le nombre des enclos est lui aussi la marque du temps qui passe et qui fait vieillir le campement. Sur le campement s inscrivent donc et dans le même mouvement la succession des saisons et celle des événements sociaux. La première rythme le déplacement du campement, qui est d abord celui des enclos, tandis qu à la seconde est liée la modification progressive du campement, qui est d abord celle de ses enclos. Dans

55 les enclos, ou plutôt dans leurs modifications incessantes, devient au fond palpable ce que le campement possède en propre et qui n est pas la somme de ses tentes. NOTES 1. Signe de beauté chez les Touaregs. 2. Le mot amɇzdagh (ou amɇzzagh) est également employé, mais il est plus rare. 3. Tout au moins au Niger. Iwutiyän est le terme normalement usité au Hoggar. 4. Awatäy peut désigner aussi bien l année solaire que l année musulmane (douze mois lunaires) ; êlän s emploie exclusivement lorsqu il s agit de l année solaire. 5. Nombre de poèmes, et parmi les plus beaux, ne sont que la simple énumération des noms des lieux-dits qu un voyageur traverse à dos de chameau. 6. Deux nouvelles années de sécheresse (1983 et 1984) ont amené l amplification de ce mouvement, mais nous n avons que peu de données sur cette nouvelle situation. 7. Nous empruntons le terme à l agronomie. Il sert à désigner dans les études d agronomie sahélienne les animaux utilisés au puisage de l eau. 8. Les appellations des plantes sont établies d après E. Bernus 1979 et Ozenda 1977. 9. Des descriptions au moins partielles de la tente peuvent être trouvées dans Nicolaisen (1963 : 350) et E. Bernus (1981 : 132). Notre propos nous oblige tout de même ici à reproduire en détail nos propres informations, même là où elles n ajoutent rien de nouveau à celles de ces deux auteurs. 10. Le mot désigne en français une pièce de bois à section rectangulaire ; les alɇllɇw ont des sections circulaires puisqu elles sont faites de racines, mais nous les appellerons néanmoins «lattes» : le mot semble consacré par l usage, et les alɇllɇw évoquent assez bien le rôle joué par les lattes en charpenterie. 11. Avant de désigner l ouest, ataram. signifie «le bas, l aval». Ennɇg, avant de désigner l est, signifie «le haut, l amont». Le soleil «descend» de l est à l ouest et «tombe» à l ouest. 12. Aljin, dont aljinän est le pluriel, dérive de l arabe jinn. De fait, les kɇl ɇsuf présentent beaucoup de points communs avec les jnūn arabes, tels qu ils sont décrits par le Coran et les classiques (voir Al Mas oudi 1962, t. 2 : 451 et suiv. ; Chelhod 1965 : 72 et suiv.), mais nous verrons qu ils en diffèrent sur un point capital. 13. On retrouve là des croyances attestées déjà chez les anciens Arabes (Chelhod 1965 : 215 et suiv.). Le Yémen était pour eux le sud, et la racine YMN désigne aussi la droite ; la Syrie était le nord et aussi la gauche. Le vent du nord apportait avec lui la disette, et le Yémen était au contraire le pays florissant, l Arabie Heureuse des classiques. Il y a peut-être là un lointain emprunt, mais le schéma est de toute façon très répandu. De nombreux peuples font un rapport étroit entre la droite et l est, ou le midi ; le nord étant en général néfaste et profane et aussi féminin, et le sud, faste, sacré et aussi masculin (Hertz 1928). Chez les Touaregs, c est néanmoins le nord qui est masculin, ce qui constitue une inversion par rapport au schéma de Hertz. 14. Il y a là une certaine parenté avec un fait arabe : des traditions considèrent que la Ka ba est une tente du ciel, envoyée par Dieu à Adam (Chelhod 1955 : 148). 15. Les Piliers de l islam sont en fait cinq et représentent les devoirs fondamentaux du Croyant. La remarque est due à des informateurs peu ou pas lettrés. Nous verrons néanmoins dans l étude du rituel du mariage qu elle a son importance.

56 16. Qu une femme quitte son mari sans autre raison que la lassitude est chose admise. Femme est volage, commentera-t-on. Les mauvaises langues conjectureront peut-être quelque déficience de la part du mari. Il est, en revanche, considéré comme inélégant qu un homme quitte sa femme simplement parce qu elle a cessé de lui plaire. Dans le cas présent, la femme avait perdu ses parents, n avait pas de frères et se retrouvait donc dans une situation difficile, réduite à vivre à la charge de parents éloignés. L attitude de Ghabidin avait rencontré la réprobation générale. Si une certaine irresponsabilité est considérée comme normale de la part d une femme, elle n est pas admise de la part d un homme adulte. Il est admis néanmoins qu un homme prenne une seconde épouse, mais il est rare qu il en ait les moyens, et la polygamie est exceptionnelle. Là encore, si la première femme est une bonne épouse, on pourra tout de même considérer son mari comme un goujat. Le cas de Ghissa, cité plus haut, est particulier puisqu il n a pris une deuxième épouse qu après que la première l eut quitté. Bien qu infirme il avait un pied bot, il était extrêmement travailleur et habile. Il était souvent employé dans la garde des troupeaux et était une sorte de chirurgien. On l appelait souvent pour des saignées, des circoncisions, et aussi pour castrer les chameaux. Il était parfaitement capable d entretenir deux épouses. 17. Le statut de la tente chez les Kel Ahaggar n est, à vrai dire, pas très bien spécifié par les auteurs. Il y a là, il nous semble, une lacune ethnographique qui demande à être comblée. 18. Les parents ne battent jamais leurs enfants et les réprimandent à peine. En revanche, un aîné ou une aînée peut battre ses cadets. Le chef du campement ou son épouse (grand-mère paternelle des petits enfants du campement) peuvent user de réprimande. La grand-mère maternelle ne réprimande jamais. 19. Trait que l on retrouve dans l ancienne Arabie (Robertson Smith 1903 : 199). 20. C est le seul cas où une tente a une certaine autonomie dans le campement où elle se trouve. Les divorcées, appelées timɇsra, «les femmes aux mœurs libres», chez les Kel Ferwan et les Kel Ahaggar, sont parfois aussi appelées, chez ces derniers, tin-hanän, «celles des tentes». Ce terme s applique à toutes les femmes, mais plus particulièrement à elles (Foucauld 1951-1952, t. 2 : 610). 21. Une femme n a tout de même pas le même statut dans la tente de sa mère que dans la sienne. Nous verrons que ce fait est pris en compte dans le rituel de mariage. En employant le verbe «habiter», nous voulons marquer qu elle est considérée comme étant chez elle dans l une comme dans l autre. 22. Quand nous dirons par la suite que la tente d une femme est «proche» de celle de sa mère, c est au développement qui précède que ce mot fera allusion. 23. Chez les Ioullimmedan, et cette fois dans la conversation courante, l épouse d un homme est normalement appelée «sa tente». C est aussi le cas chez les Kel Ahaggar. Nous avons vu aussi chez eux l usage du terme tin-hanän. Il y a donc une ambiguïté du statut de la tente dans l Ahaggar ; quoique possédée par les hommes, au moins chez les nobles, elle reste «féminine» comme chez les Kel Ferwan. A la lumière de l étude des Kel Ferwan, ce fait apparaît comme embarrassant, et la compréhension de la société kel ahaggar passe sans doute par l élucidation du problème qu il pose. 24. Les rôles des hommes et des femmes dans les déménagements semblent répartis de la même manière dans tout le monde touareg (Bernus 1969 : 115 ; Foucauld et Cassalanti-Motylinski 1922 : 116-117). 25. Elle s appelle tamagohit chez les Kel Ahaggar, mot qu on peut, avec beaucoup de vraisemblance, considérer comme parent de tamazgut. 26. Nous emploierons, faute de mieux, ce mot emprunté à l italien, mais auquel le Petit Robert a donné droit de cité. La locution «mauvais œil», à laquelle on pourrait penser ici, ne nous paraît pas très heureuse pour traduire des termes qui désignent des malheurs causés par les paroles, par la «bouche», d autrui.

57 27. Plus exactement, lorsqu on attribue les malheurs de quelqu un à la jettatura d un tiers, on peut dire aussi indifféremment qu ils sont causés par les kɇl ɇsuf. Il semble que la jettatura ne fasse que favoriser l action des kɇl ɇsuf. Nous reparlerons de la jettatura. 28. Remarquons que chez les Illabakan, vivant à l ouest des Kel Ferwan, les kɇl ɇsuf deviennent également dangereux au moment des déménagements. On doit pour les chasser brûler de la gomme d adaras à l intérieur des tentes et des nouveaux enclos (Bernus 1969 : 133). Nous n avons pas relevé de pratique semblable chez les Kel Ferwan, mais l usage de la tamazgut nous paraît s en rapprocher. 29. Il n est pas sûr, après tout, qu il y ait un rapport entre l extérieur qu est la steppe où les campements évoluent et l extérieur qu est le monde des relations sociales. Nous verrons néanmoins que c est le cas, et nous pouvons déjà faire la simple remarque que des campements ayant entre eux des relations sont séparés par la steppe déserte, celle-là même qu il faut affronter lors des déménagements.

58 2. Chameaux et campements, chèvres et tentes 1 En contrepoint à notre analyse du mouvement des campements, nous allons maintenant parler de l élevage. Celui-ci étant rythmé par celui-là, on se doute que les conclusions de ce chapitre prolongeront celles du précédent. Pour introduire le lecteur à notre propos, invitons-le à suivre un voyageur s approchant à dos de chameau d un campement touareg, à l heure où le petit bétail vient de rentrer du pâturage. 2 Bien avant d avoir aperçu les traces d une présence humaine, notre voyageur peut discerner çà et là, se détachant dans l ombre qui peu à peu s étend, la tache plus claire d un chameau isolé. Il sait alors qu il vient d entrer dans l aire de nomadisation d un campement, et peut-être peut-il même identifier les chameaux qu il entrevoit au loin et deviner ainsi qui habite ce campement. Les plaintes d un chamelon attaché commencent à lui parvenir par intermittence dans le silence de la steppe que seul troublait jusque-là le halètement de sa monture, et les lueurs d un feu apparaissent parfois un instant entre les buissons et les acacias. Les tentes des Kel Ferwan ayant une forme ramassée et la couleur ocre du sable, il arrive souvent, alors qu on a relevé depuis longtemps les indices d une présence humaine, qu on n aperçoive les tentes se dessinant entre les épineux qu au moment où elles ne sont plus distantes que de quelques pas. Le campement alors apparaît, tout à la fois ses habitants, leurs voix, les chèvres et leurs béguètements. Quand un hôte vient ainsi d arriver, qu on a étendu à ses pieds une natte et des coussins de cuir sur lesquels il puisse reposer, que les salutations d usage et les nouvelles ont été échangées, que l eau du thé commence à chanter dans la bouilloire, que les femmes se sont levées pour aller lui piler du mil, il mentionne, un peu sans y penser, qu il a aperçu les chameaux d Un tel et d Un tel sur sa route, comme autant d indications sur les campements dont il a traversé les aires de nomadisation. 3 En suivant ce voyageur, nous avons pu comprendre que la chèvre était proche des tentes, alors que le chameau était attaché à la mouvance du campement, à ce qui dans le campement est plus que l addition des tentes qui le composent. Petit bétail et camelins ont donc leur place dans le tableau contrasté où nous avons opposé la tente au campement.

59 1. Bétail de tente et bétail de campement 1.1. La pratique de l élevage 4 Le petit bétail 1 passe la nuit dans un enclos (voir chap. 1, 3.2) que souvent l on a pris soin de construire à l abri d un afagag ou d un ebɇzgi (Salvadora persica). On doit séparer les cabris et les agneaux de leurs mères pour la nuit afin d éviter qu ils les tètent, et diverses techniques sont utilisées pour cela. Jusqu à l âge de deux mois environ, on les installe à part dans un petit enclos (egrur) qui, à la saison froide, peut prendre la forme d une hutte de branchages. On peut aussi construire des enclos comprenant deux compartiments circulaires communiquant entre eux, dont l un, encore appelé egrur, est destiné aux jeunes, et l autre aux adultes (fig. 18). Dans ce cas, lorsque vient le soir, on pousse l ensemble du troupeau vers l intérieur de l enclos, puis on pousse les jeunes vers leur compartiment qu on ferme ensuite en déposant une branche devant l entrée. Figure 18. Enclos à petit bétail 5 Ce type d enclos permet d éviter les poursuites interminables auxquelles on doit se livrer pour séparer les jeunes de leurs mères lorsque l egrur est construit à part. Lorsqu ils sont âgés de plus de deux mois environ, on laisse les jeunes dans le même enclos que les adultes, mais on les attache à une corde (appelée esɇddi) fixée aux branches de l enclos et présentant une série de boucles par où l on fait passer leurs têtes, de sorte qu ils restent face à l extérieur de l enclos. Au lieu de l esɇddi, on peut aussi utiliser une entrave pour chacun d eux, entrave appelée tamɇtrɇk. L opération consistant à introduire la tête des cabris ou des agneaux à travers les boucles de l esɇddi ou la tamɇtrɇk est rendue par le verbe zɇzɇlɇmzɇlɇm. Les jeunes sont sevrés vers l âge de quatre mois, le procédé (appelé adafäy) qu on utilise pour les sevrer consistant à enduire le pis de la mère de crottin (edɇfi ). 6 Bien que l enclos des adultes ne soit pas fermé, les bêtes y demeurent spontanément durant la nuit, serrées les unes contre les autres. Au petit matin, les adultes en sortent et commencent à se répandre autour des tentes. Quand vient l heure de la traite (tazẓek), un peu après le lever du soleil, il faut les rassembler à nouveau. Une femme ou une fillette les appelle d un claquement particulier de la langue ou bien gaule un acacia (la gaule s appelle askam) dont les folioles, tombant alors à terre, les font accourir immédiatement. On rabat ensuite les femelles à traire vers l intérieur de l enclos, à moins qu on ne préfère les attraper une à une. C est là un travail auquel les fillettes s adonnent comme à un jeu. Tandis que l une attire la bête à elle en lui tendant une calebasse pleine de son de mil, une

60 autre lui saisit la patte ; elle la trait ensuite en maintenant fermement sa patte arrière gauche entre ses cuisses, tenant d une main une écuelle et pressant le pis entre le pouce replié et l index de l autre main, toutes opérations qui ne sont guère difficiles, mais qui demandent beaucoup d agileté. On ne trait chaque animal que quelques secondes, car il faut veiller à lui laisser assez de lait pour ses petits. La journée commence ainsi dans les cris et les rires des gamines, tandis que les autres membres du campement consomment à petites gorgées leur thé du matin. Ils ne manqueront pas de réserver aux petites bergères la troisième décoction, la plus sucrée. Après la traite, les jeunes, enfin détachés ou libérés, se précipitent vers leurs mères ; ils sont ensuite séparés des adultes, autre tâche à laquelle les fillettes excellent ; puis on éloigne les adultes du campement. Ils vont en général d eux-mêmes vers les pâturages proches et reviennent quand le soleil a commencé à décliner. Seul un troupeau important, dépassant la centaine de têtes, a besoin d être gardé. Une femme ou parfois un vieillard lui fait décrire un vaste circuit et revient avec lui à l approche du crépuscule (tâche appelée aggal). A la saison sèche, il faut conduire tous les deux jours le troupeau au puits pour l abreuver avant de le laisser aller au pâturage. C est là encore une besogne confiée aux femmes, comme l est d ailleurs le puisage de l eau dont le campement a besoin. On laisse, en revanche, les jeunes aux abords du campement, où une femme s occupe de les faire paître, gaulant pour eux des acacias (essentiellement afagag ou teggart) ou leur coupant une branche. Lorsque les bêtes adultes sont de retour au campement, il faut à nouveau attacher les jeunes ou les enfermer dans l egrur, les libérer ensuite pour quelques instants, puis les isoler enfin pour la nuit. 7 On essaie d éviter de laisser partir au pâturage une femelle, chèvre ou brebis, sur le point de mettre bas. S il naît loin du campement ce qui arrive parfois, son petit risque en effet d être la proie des chacals. On confie souvent le cabri ou l agneau nouveau-né à la garde d un enfant qui veille sur lui lorsque la mère est au pâturage et qui l aide à téter lorsqu elle est de retour. Le soir, on attache la mère et son rejeton à un piquet, un peu à l écart, pour éviter sans doute qu ils ne soient blessés par les autres animaux du troupeau. Au bout d une dizaine de jours, on les sépare, et on installe le jeune dans l egrur. 8 Les chèvres fournissent le lait dont on arrose la bouillie de mil. Leur lait n est en général consommé que légèrement aigri (isläyän) ; on l agite quelques instants dans une calebasse (ezɇnu), où il aigrit par contact avec le lait restant de la traite précédente. Quand la calebasse est neuve, sa seule acidité suffit à donner au lait l aigreur souhaitée. Il arrive aussi que juste après la traite on serve aux jeunes enfants, ou à l hôte qu on veut honorer, une écuelle de lait frais, non aigri (ikfäyän, «mousseux»). Le surplus de lait entre dans la fabrication de fromages (takummart), travail plutôt laissé aux femmes. Elles les fabriquent en pressant dans un clayon de joncs la caillebotte obtenue grâce à la présure fournie par la caillette des chèvres. Les Kel Ferwan traient rarement leurs brebis, s accordant pour la plupart à trouver au lait de brebis un goût très désagréable. Dans les quelques familles où l on ne partage pas cette opinion, il est le plus souvent consommé cuit et considéré comme une friandise. 9 Les chameaux 2 pâturent en général en liberté, loin des campements, dans une aire correspondant en gros à l aire de nomadisation du campement. Ils ont la plupart du temps les deux pattes avant prises dans une entrave de corde fabriquée à partir de palmes de doum adulte. («Entraver» un chameau se dit äkyɇf, «entrave» se dit tɇffart ; les entraves sont fabriquées par les hommes.) On les fait changer de pâturage quand le

61 besoin s en fait sentir. A la saison sèche, les jeunes gens doivent les mener au puits tous les trois ou quatre jours. 10 Parfois, un chameau casse son entrave et quitte le territoire où il évolue habituellement. Son maître part alors à sa recherche, ce qui peut prendre plusieurs jours et demande beaucoup de savoir-faire. Il suit la bête à la trace (suivre à la trace se dit : äshkɇr) et se renseigne auprès de ceux qu il rencontre en chemin. Un Touareg reconnaît entre mille les empreintes (edɇrɇz ; la «trace», la suite des empreintes, est l ebɇr) de ses chameaux ou des chameaux de ses proches, mais si le chameau égaré a traversé une grande étendue pierreuse, il faut parfois abandonner provisoirement les recherches. La nouvelle que le chameau d Un tel s est égaré se répand vite, et quiconque a pu l apercevoir ne manque pas d en informer son maître, qui reprend alors ses recherches dans la région où le chameau a été aperçu pour la dernière fois. 11 Faire saillir les chamelles est exclusivement un travail d homme, que la brutalité des étalons rend parfois dangereux. On s en occupe en général un peu après la fin de la saison des pluies, mais la saillie peut aussi se faire librement. 12 Les chamelles allaitantes et leurs petits passent la nuit aux abords du campement. Jusqu à l âge de deux mois environ, les chamelons sont laissés libres, et on ne trait pas leurs mères. Quand ils ont passé cet âge, on les sépare de leur mère pour la nuit en les entravant au moyen d une sorte d abot (tɇmdit). Jusqu à l aube, ils emplissent alors l air de ces plaintes régulières et monotones qui de très loin signalent un campement. Au matin, on ne les détache que lorsque leurs mères sont parties au pâturage. Même durant la journée, on peut avoir à les attacher si leurs mères paissent à proximité du campement. 13 Pour amorcer la traite, on laisse le chamelon téter pendant quelques secondes, puis on l écarte. Les femmes peuvent parfois aider à la traite, mais elles se contentent alors de tenir l écuelle, car c est toujours un homme qui trait. A l âge d un an et demi ou deux ans, les chamelons sont sevrés ; on leur enfile pour cela une sorte de muselière (takmamt), ou on recouvre le pis de leur mère d un filet (tatät ou banti). Lorsque les chamelles ne sont pas en période de lactation, on ne trouve guère, aux abords des tentes, que des chèvres, autour desquelles les femmes s affairent. 14 On commence le dressage des chameaux dont on veut faire des animaux de selle ou de bât lorsqu ils atteignent l âge de trois ans. Le dressage est confié aux jeunes gens et dure environ une année. La première partie du dressage (appelée äzarɇgɇz, «faire avancer», «guider») dure plusieurs semaines et demande un soin constant. On met sur l animal une selle grossière (kantarki), et on le guide au moyen d une muserolle (amrar) d où pend une cordelette qui permet de le saisir. Après quelques jours, on remplace la muserolle par une longe (akala) qui lui prend la mâchoire inférieure. Si l animal est rétif, on ajoute à l akala un licou (egɇrri). Lorsque la phase de l äzarɇgɇz est terminée, et si le chameau doit devenir une bête de selle, on lui perce le naseau droit pour y placer un anneau (tigɇmt) par lequel on passe sa longe (tɇrazɇmt), et on commence à l habituer à la selle normale ( terik). On ne perce pas le naseau des chameaux de bât, et ils ne connaissent pas d autre longe que l akala. Il faut encore plusieurs mois pour que l animal soit considéré comme dressé, pour qu il sache baraquer (ägɇn) et faire bonne figure dans les fêtes (voir 3). Durant tout ce temps, celui qui le dresse ramasse pour lui le fourrage le plus gras qu il puisse trouver (travail appelé ammad), et, la journée finie, il en gave l animal en le mettant patiemment dans sa gueule, poignée par poignée. Les Kel Ferwan ne montent guère les chameaux adultes entiers, considérés comme moins beaux que les jeunes chamelles ou que les adultes castrés. C est pourquoi, lorsqu un homme est

62 particulièrement fier de la beauté d un jeune mâle qu il a dressé, il le fait castrer lorsqu il dépasse quatre ou cinq ans. 15 Les Touaregs n ont pas pour leurs chameaux la tendresse que leurs voisins peuls, par exemple, ont pour leurs bovins (encore que j ai vu des hommes s attendrir à la vue d un chamelon de quelques jours), mais un homme prend le plus grand soin du chameau qu il monte habituellement et qu il a lui-même dressé ou fait dresser par un de ses fils. 16 La brève évocation qui précède nous a montré les chèvres plutôt confiées aux femmes, voire aux fillettes, et les chameaux plutôt confiés aux hommes 3. Il n y a certes pas là une règle rigide puisqu en fait chaque campement s organise suivant ses disponibilités. Si l on y manque de filles, les plus jeunes garçons ou bien les vieillards se voient confier les chèvres. Si en revanche on y manque de jeunes gens, ce qui arrive souvent depuis quelques années, car chaque campement envoie assez systématiquement un ou deux garçons à l école, les jeunes filles les plus vigoureuses s occupent parfois de ramener les chamelles au campement pour la traite 4. Mais il nous semble que ce ne sont là que des expédients. En principe, une femme ne s approche pas seule d un chameau, et elle le fait rarement sans répugnance. J ai vu ainsi plus d une fois de vigoureuses jeunes femmes n osant s y risquer et protester «qu elles s y connaissaient en ânes et en chèvres, mais pas en chameaux». De toutes les façons, une femme ne s occupe jamais des chameaux qui pâturent loin des campements, et un jeune homme ne consent jamais à se consacrer aux soins des chevreaux. On doit parfois, de ce fait, confier la garde des chameaux à un jeune parent d un autre campement ou, si on a les moyens de le rétribuer, à un esclave. 17 Plus que de division sexuelle du travail, il faut ici parler d une certaine affinité entre les hommes et les chameaux d une part, les femmes et les chèvres d autre part. Nous verrons plus loin la brillante expression littéraire que reçoit l affinité entre hommes et chameaux. Les femmes, de leur côté, savent donner des noms aux chèvres, noms dont on dit que les hommes ne les connaissent pas. Citons par exemple ɇzɇggɇgho (de zaggaghän ), «la rousse» ; ɇkɇlɇllo (de ikälkälän), «[la chèvre] au pelage roux et blanc» ; ɇzɇrghafo (de zarghafän), «[la chèvre] au pelage bicolore» ; tabnäyt (de bɇnɇyän), «la mouchetée». Une chèvre n est censée répondre à son nom que s il est bien choisi. Le choisir n est donc pas une mince affaire, et que les femmes seules en soient capables suppose une intimité particulière entre elles et les chèvres. On dit par ailleurs que le lait de chèvre est bon pour les femmes enceintes ou en couches, ce qui témoigne du même état d esprit. Plus significatif encore, on le considère comme suffisamment semblable au lait maternel pour que les enfants, même non encore sevrés, puissent en boire. L homme, en revanche, préfère arroser sa bouillie de mil de lait de chamelle, qu on dit bénéfique à sa virilité, et affecte de trouver le lait de chèvre insipide. La femme qui boit du lait de chamelle risque, quant à elle, de souffrir de dysménorrhée ou d autres troubles comparables. 18 En fait, ce n est pas seulement comme bétail d homme et bétail de femmes que chameaux et chèvres s opposent. Alors qu une tente, c est-à-dire un couple ou, mieux, une femme et quelques enfants, peut élever seule ses chèvres, l élevage des chameaux est l affaire de tous les hommes d un, ou parfois plusieurs, campements. Associés respectivement aux hommes et aux femmes, les chameaux et les chèvres le sont donc aussi aux campements et aux tentes. Ce chapitre reviendra sur la superposition de ces deux traits, mais notons tout de même qu elle n est pas parfaite. Un campement encore bien soudé autour de son vieux n a qu un enclos (ou deux, un pour les caprins et un pour les ovins, sans parler de l egrur) (voir chap. 1, 3.2) où, la nuit, tous ses animaux sont indistinctement mêlés. Quand le campement a vieilli, chaque tente possède son enclos et tend à soigner séparément ses

63 chèvres. C est donc seulement avec le temps que le petit bétail, qui dans un campement jeune n apparaît guère que comme un bétail de femmes, se révèle peu à peu être aussi un bétail de tente. Les camelins, en revanche, sont toujours de façon visible un bétail d hommes et un bétail de campement 5. 19 Mentionnons pour finir que les campements possèdent aussi quelques ânes, qui transportent quotidiennement les outres ainsi que, au moins chez les roturiers, les tentes repliées lorsque le campement déménage. Le transport de l eau et des tentes est l affaire exclusive des femmes. Les ânes n exigent pas de soins particuliers, et on ne peut parler d un élevage des ânes au même titre que pour les chèvres et les chameaux. Ils viennent d eux-mêmes au puits chaque matin, et il suffit alors d en saisir quelques-uns pour leur attacher les outres pleines. Dans les déménagements, ils suivent spontanément ceux d entre eux qui transportent les tentes et se mettent ensuite à vivre à proximité du nouveau lieu d habitation. Face au petit bétail et aux camelins, les ânes ont donc un statut ambigu : comme animaux de monte et de bât ils se rapprochent des seconds, comme auxiliaires des besognes féminines ils se rapprochent du premier 6. 1.2. Les esclaves et le petit bétail 20 Avant d examiner l usage que les Kel Ferwan font de leur bétail dans les prestations, nous allons consacrer une brève digression à un problème déjà traité par certains de nos collègues et que l analyse amorcée dans ce chapitre permettra peut-être d éclairer plus avant. 21 De nombreux dictons assimilent les esclaves au petit bétail. A. Bourgeot a invoqué, pour expliquer cette assimilation, le fait que les esclaves étaient autrefois vendus comme du bétail (1975 : 75). Cette remarque n est pas entièrement conforme aux données de l ethnographie, puisqu une fois acquis, achetés à des étrangers ou razziés au loin, les esclaves faisaient partie de la famille et n étaient plus revendus (Bernus 1975 : 32). De plus, elle néglige l essentiel de ces dictons, à savoir que les esclaves sont assimilés au petit bétail. Un mythe décrit même ainsi l origine des Noirs (et, en fait, nous allons le voir, celle des esclaves) : on raconte qu Adam, voulant contempler une dernière fois avant de mourir sa nombreuse descendance, demanda que ses petits-enfants lui soient présentés. On en fit venir certains, mais on lui cacha les autres. Alors Adam maudit ces derniers en disant : «Dieu, fais-en des chevreaux et des agneaux.» Les enfants ainsi maudits devinrent les premiers Noirs (aghalak kɇwɇlnin, «les humains étant noirs»). L informateur conclut son récit en disant : «Ceux d entre ces Noirs qui sont libres sont les ighawɇlän [pl. de eghawɇl, «l affranchi»] ; ceux qui ne le sont pas sont les eklän» (voir Introduction) 7. 22 Il y a dans ce mythe un lointain souvenir de la malédiction de Cham (Gen. 9,25), où Noé dit à Cham : «Maudit soit Canaan [fils de Cham], qu il soit pour ses frères le dernier des esclaves.» Pour les anciens Arabes, cette malédiction fit de Cham le premier des Noirs (Ibn Khaldoun 1978, t. 1 : 178). La version arabe du récit de la malédiction de Cham est connue de certains Touaregs (Lesourd 1954 : 34), et il est remarquable qu ils aient parallèlement élaboré ce mythe où les premiers Noirs sont des hommes frappés par une malédiction qui devait les métamorphoser en caprins ou en ovins. Tous les Noirs, et pas seulement les esclaves, comme dans les dictons évoqués plus haut, sont ici assimilés au petit bétail, mais une discussion plus précise de l usage des termes êkli et eghawɇl va nous montrer que la différence n est pas grande. «Esclave» et «affranchi» n en sont en effet que des traductions assez imparfaites. Dans le mythe, l êkli est d abord «le Noir et, comme

64 tel, un homme de peu». Un Noir de condition servile est a priori un êkli, mais ce mot peut servir à désigner n importe quel Noir qu on a choisi de mépriser, fût-il un Touareg de haute noblesse très métissé. L eghawɇl est d abord «le Noir, élevé pour une raison ou une autre à une certaine dignité». Un homme dont les ancêtres ont été affranchis depuis plusieurs générations est a priori un eghawɇl, mais ce mot peut désigner aussi n importe quel Noir vis-à-vis duquel on a choisi d être courtois, fût-il de condition servile. Dans le mythe, il désigne d une manière générale les Noirs libres ; les affranchis n en sont qu un cas particulier. Derrière ces flottements de sens, il y a l idée que le Noir est d abord un êkli, homme méprisable et de condition servile. Un Noir libre n est guère conçu que comme un affranchi, c est-à-dire un homme que ses maîtres ont consenti à libérer. Un mythe expliquant l origine des Noirs explique du même coup l origine des esclaves et des affranchis, puisqu on n imagine guère pour les Noirs une autre condition. Il explique même en particulier l origine des esclaves puisque, dans cette optique, la condition servile est pour le Noir la condition considérée comme la plus naturelle. 23 Un fait signalé dans un autre groupe touareg, les Udalan du Burkina-Faso, va nous mettre sur la voie d une interprétation de cette affinité entre esclaves et petit bétail. Chez ces Touaregs, la propriété des esclaves est héritée en ligne matrilinéaire, alors que l héritage suit par ailleurs les règles coraniques, qui favorisent plutôt la transmission patrilinéaire (Guignard 1975 : 175). La tente se transmettant chez les Udalan de la même façon que chez les Kel Ferwan, on peut dire que les esclaves suivent une tente. Et ceci d autant plus que E. Guignard croit pouvoir identifier chez eux des matrilignages et que ces matrilignages s appelleraient des «tentes». Chez les Kel Ferwan, les choses sont plus confuses. Parmi ceux que nous connaissons, seul Bokha, l ɇttɇbɇl, possède encore des esclaves. Ceux-ci suivent la lignée des ɇttɇbɇl, qui est plutôt une patrilignée. De fait, Guignard (ibid.) remarque que, chez les Udalan eux-mêmes, la règle de transmission matrilinéaire peut être contredite lorsqu il s agit des esclaves d un chef de tribu noble. Dans un travail très précis, Cl. Oxby montre que, chez les Kel Ferwan du Sud (voir Introduction), les esclaves, encore nombreux, sont transmis en ligne matrilinéaire et sont même le plus souvent la propriété des femmes (Oxby 1978 : 246 et suiv.). Il paraît raisonnable de considérer que c était là autrefois le mode le plus courant de transmission de la propriété des esclaves chez les Kel Ferwan. Les esclaves sont donc proches des tentes, soit que les règles d héritage les amènent à suivre ces tentes, soit qu ils appartiennent aux femmes et sont à travers elles liés aux tentes. C est en ce qu ils sont proches des tentes qu ils peuvent être considérés par les Touaregs comme semblables au petit bétail. 24 Remarquons cependant que le petit bétail, les esclaves des Kel Ferwan du Sud du Niger et les esclaves des Udalan ne se rattachent pas à la tente de la même manière. Ce qui attache le petit bétail aux tentes est le fait qu il est confié aux femmes et soigné tente par tente. Mais les hommes possèdent des chèvres aussi bien que les femmes. Il est vrai qu ils ne les possèdent pas de la même manière puisque, lorsqu elle reçoit des parents, une femme peut faire égorger pour eux un chevreau appartenant au troupeau de son mari sans être pour cela obligée de lui demander son avis, alors que le comportement inverse ne serait pas admis de la part d un homme. Les chèvres appartiennent donc en un sens un peu plus aux femmes qu aux hommes. De plus, le petit bétail est, comme les camelins, hérité selon les règles de l héritage coranique, et on ne peut donc pas dire sur ce point que le bétail suit une tente comme le font les esclaves. Enfin, si les esclaves des Udalan sont transmis en ligne matrilinéaire et, en ce sens, suivent les tentes comme les esclaves des Kel Ferwan

65 du Sud, ils peuvent être la propriété des hommes aussi bien que des femmes. Nous allons voir néanmoins dans le paragraphe suivant que, dans les prestations, les esclaves sont traités de la même manière que le petit bétail. 2. Le bétail dans les échanges 2.1. Les échanges à l intérieur de la tribu 25 La vie des campements nous est apparue comme faite du mouvement des tentes, qui sans cesse les quittent ou viennent s y installer. Comme liés respectivement à la tente et au campement, le petit bétail et les camelins sont pris dans ce mouvement et entrent dans les prestations auxquelles il donne lieu. 26 Le prix de la fiancée, la taggalt, était traditionnellement composé de chameaux 8, et ceci, semble-t-il, à travers tout le monde touareg. Les roturiers des Kel Ferwan donnaient trois chameaux à leur beau-père. Pour les nobles, le montant de la taggalt semble avoir été plus variable. Nicolaisen cite le cas d une taggalt de vingt chameaux (1963 : 461), on nous a cité le chiffre de dix. (D après le Père de Foucauld, la taggalt des Kel Ahaggar s élevait invariablement à trois chameaux pour un roturier, sept pour un noble 9.) Son père aide le jeune fiancé à rassembler la taggalt, et c est souvent lui qui la paye lors du premier mariage de son fils 10. La taggalt est donc donnée par un homme d un campement au chef d un autre campement, voire par le chef d un campement au chef d un autre campement. 27 La jeune mariée est dotée par ses parents de quelques têtes de petit bétail et c était du moins le cas autrefois de quelques esclaves. Le déplacement d une tente d un campement à un autre, en lequel nous avons vu une composante essentielle du mariage, est donc en fait le déplacement d une femme, d une tente et de biens liés à la tente, petit bétail et esclaves, déplacement provoqué par un don de chameaux en sens inverse. 28 Tout comme il est la forme principale des relations entre campements, celle qui les fait être (voir chap. 1, 6), le mariage est, parmi les occasions d échanges à l intérieur de la tribu, l événement donnant lieu aux prestations les plus complètes, celui qu on peut considérer comme le type même des occasions d échange. Toutes les autres prestations, en effet, sont également inaugurées par un don de chameaux et accompagnent le déplacement d une femme. De plus, en énumérant les biens dont le don de la taggalt amène le déplacement : petit bétail, esclaves, on énumère du même coup tous les biens susceptibles de circuler dans des échanges. Une partie des biens de cette liste peut ne pas apparaître dans certaines prestations, mais il n existe en tout cas pas de prestations où seraient échangés des biens ne figurant pas sur cette liste. 29 Ainsi, une femme mécontente de son époux peut-elle réintégrer le campement paternel et ne revenir qu en échange d un don de chameaux. La chose arrive souvent, par exemple lorsqu un homme décide de prendre une seconde épouse. La première épouse, estimant que «son âme en est meurtrie» (ɇghshâdän man net), peut alors exiger un chameau à titre de compensation (c était du moins le cas autrefois ; elle se contente aujourd hui d autres cadeaux ou d une somme d argent). En général, dès qu il ne fait plus de doute que son mari va lui imposer une coépouse, elle retourne chez les siens avec sa tente. Le mari doit alors lui envoyer de menus présents, dépêcher des émissaires qui tentent de l amener à d autres dispositions, puis finalement accepter de lui donner un chameau (ou aujourd hui un cadeau de prix). Si de tels dons de chameaux ne sont pas faits d un chef de campement

66 à un autre chef de campement, ils vont tout de même d un homme à une femme qui, au moment où elle les reçoit, se trouve en général dans un autre campement, et ils provoquent tous le déplacement de cette femme en sens inverse. S ils n accompagnent pas un mariage, ils consolident un mariage ébranlé. 30 Des parents peuvent faire se marier un de leurs enfants contre son inclination (le plus souvent une fille ; les jeunes gens refusent plus rarement un parti qu on leur propose) en lui donnant pour prix de sa docilité un ou plusieurs chameaux (voir informations semblables dans Nicolaisen 1963 : 102). Ces dons de chameaux sont faits à l intérieur d un campement, mais ils facilitent le déplacement d une femme d un campement vers un autre campement. 31 D après Nicolaisen, l indemnité pour l adultère était constitué par trois chameaux donnés au mari par le séducteur et un chameau donné par l épouse infidèle (ibid.). En cela l amant est un peu traité comme un époux de fait, d autant plus que, nous l avons vu, la taggalt était chez les roturiers de trois chameaux. Ce don de chameaux est une compensation pour le «déplacement» d une femme, déplacement qui est toutefois antérieur à celui des chameaux. C est qu il s agit là de réparer un état de fait et non d instituer un état de droit. (A vrai dire, cette information nous surprend un peu et ne nous a pas été confirmée. En général, lorsqu un mari a des soupçons, il répudie sa femme sans rien dire 11.) 32 Toutes ces prestations s échangent à l intérieur de la tribu puisqu elle est en principe une unité endogamique. En attendant d étudier plus en détail les prestations entre tribus (voir chap. 3), citons l une d entre elles qui nous paraît ressortir à la même logique. Le sultan d Agadez a toujours été élu par les Itesen et quelques autres vieilles tribus de l Ayr (voir Introduction), et les candidats devaient proposer aux grands électeurs itesen un don de chameaux 12. Ibrahim, l actuel sultan, aurait donné trente chameaux. Nous montrerons (voir chap. 9, 4) que le sultan est assimilé à un marié et son intronisation à un mariage. Cette prestation peut donc être considérée comme analogue à la taggalt. 33 Dans tous ces mouvements d échange, un don de chameau amène ou sanctionne un déplacement en sens inverse d une femme éventuellement accompagnée d une tente, de petit bétail et d esclaves 13. Les rôles joués ici par les camelins et les caprins ne sont pas interchangeables puisque le don de chameaux a un caractère éminent que n a pas le don de caprins. Tout comme ils s opposent dans l élevage, qui associe les chameaux aux campements et les caprins aux tentes, ils s opposent dans les échanges. Mais ces deux oppositions n en font en réalité qu une, car le rôle inaugural joué par le don de chameaux dans les échanges, et en particulier dans le mariage, répond au fait que les hommes et les campements ont l initiative dans le mariage et le mouvement des tentes (voir chap. 1, 6). 34 Le campement nous est apparu comme vivant de la circulation des tentes, c est-à-dire de ses relations avec les autres campements ; nous voyons maintenant que le mouvement des femmes et des tentes qui viennent s installer dans un campement ou qui le quittent est accompagné d un mouvement de biens féminins et qu il répond à un mouvement de chameaux en sens inverse. Si le don de chameaux inaugure et sanctionne toutes les prestations de campement à campement, le fait que le campement élève les chameaux est une raison supplémentaire de le considérer comme vivant de sa relation avec les autres campements 14.

67 2.2. Les caravanes 35 On peut voir dans le rôle joué par le chameau dans les caravanes la prolongation de celui qu il a dans les échanges. Autrefois, des caravanes kel ferwan allaient chaque année acheter du mil chez les agriculteurs ilisawan du Damerghou, auxquels elles apportaient en échange du sel provenant de l oasis de Bilma ainsi que du bétail et de la toile de coton achetée à Agadez à des marchands venus de Kano ou de Sokoto. Le Damerghou était un peu à l écart des grands axes caravaniers qui reliaient Kano et Sokoto à Ghat, via l Ayr et Agadez, et les Kel Ferwan, installés autour d Agadez, étaient bien placés pour approvisionner les Ilisawan. La quantité de mil passant d un département à un autre est aujourd hui sévèrement contingentée, et ce trafic est par conséquent combattu par les autorités, mais il n a pas totalement disparu pour autant. 36 Il s agit là d échanges avec l extérieur de la tribu, mais nous croyons néanmoins devoir en parler dès ce chapitre, car ils ont un caractère familial que n ont pas d autres échanges dont nous parlerons au chapitre suivant : quelques campements y mettent en commun une demi-douzaine de chameaux et confient les opérations à un ou deux de leurs hommes. Bokha a, pour sa part, la latitude d organiser des caravanes alimentant au moins les Kel Ferwan vivant au sud de ses terres, et il s agit là d opérations de plus grande envergure que les précédentes. Les Kel Ferwan participent en revanche assez peu aux grandes caravanes annuelles des Kel Gress et des Kel Ewey, qui transportent du sel et des dattes depuis Bilma et Fachi pour les revendre dans l Ayr, à Agadez et jusque dans le pays hausa, d où elles ramènent du mil et des étoffes. Ces caravanes représentent un mouvement d une beaucoup plus grande ampleur que n en a jamais eu le commerce entre les Kel Ferwan et les Ilisawan, lequel n en était qu une petite ramification sur l axe Agadez - Damerghou. Les caravanes reliant Sokoto et Kano à Ghat ont aujourd hui disparu, et il ne semble pas là encore que les Kel Ferwan y aient jamais joué un rôle important. 37 Le chameau permet ici aux campements d entrer en relation avec le monde extérieur, de la même manière qu un don de chameaux permettait d amorcer un mouvement d échanges entre deux campements. Nuance supplémentaire, déjà présente, mais avec moins de netteté dans nos précédents développements, il apparaît comme l animal du lointain, s opposant ainsi à la chèvre, animal élevé dans la proximité des tentes. N est-ce pas là, au fond, ce qu apercevait notre voyageur au début de ce chapitre? Un autre détail ethnographique, qu il n apercevait peut-être pas, aurait pu lui donner, lui aussi, une image synthétique des échanges. La description que nous allons en donner tiendra lieu de conclusion à cette première partie du chapitre. 38 Après l installation d un campement sur un nouveau site, les traces laissées par les chèvres dessinent peu à peu une ligne finie, chaque jour plus profondément inscrite, reliant le puits à l enclos ou aux abords des tentes. Allant au puits en formation serrée, le petit bétail finit en effet par marquer d une trace continue le chemin toujours identique qu il emprunte pour s y rendre, tandis qu il se rend au pâturage en ordre plus dispersé, de sorte qu il n y laisse pas une trace aussi nette. En revanche, les lignes formées par les empreintes des chameaux ne vont pas seulement du campement au puits, mais forment un large réseau imprimé dans les dépressions du relief, dont les nœuds sont les campements et les puits et dont la trame finit par recouvrir de proche en proche tout le territoire de la tribu. 39 Ce réseau peut être schématisé ainsi :

68 Figure 19. Réseau de chemins de bétail entre campements et puits 40 Le bétail trace ainsi sur le sol une image tangible du schéma des échanges que nous avons proposé. Les traces laissées par les chameaux forment un réseau prenant tous les campements dans ses mailles, celles que laisse le petit bétail se disposent à l intérieur de ce réseau et ne vont que de l un à l autre de certains de ses nœuds 15. 3. Les chants de chameau 41 Nous oublierions un trait essentiel de la vie touarègue si, pour parler du chameau, nous nous contentions d évoquer l élevage et les échanges et négligions certaines réjouissances où il en est fait un usage somptuaire. Le commentaire des chants qui accompagnent ces réjouissances ne nous éloignera pas vraiment de notre propos. 42 Un divertissement appelé tɇnde est très en faveur dans tout le monde touareg. On peut y assister surtout à l occasion des fêtes religieuses et des mariages. Lorsque tous les invités de la fête sont présents, les femmes s assemblent et chantent au rythme d un tambour fait d une peau de chèvre tendue sur un mortier à mil. Le mortier à mil, tɇnde, donne son nom à ce tambour de fortune et par extension à l ensemble des chants et danses qu on exécute alors. On utilise parfois aussi une sorte de tambour d eau, appelé asɇqqalɇbu, obtenu en renversant une calebasse sur un bassin rempli d eau. Voilés au plus haut, les jeunes gens ont orné leurs méharis de tapis de Libye et de sacs en peau, dont les franges multicolores frémissent à chaque mouvement de l animal, et ils les conduisent au rythme de la musique autour du cercle des chanteuses. Les Touaregs disent que les chameaux «dansent», et c est effectivement l impression qu ils donnent tant leur trot s accorde à la musique. Les jeunes méharistes, donnant de la cravache et poussant par intervalles des cris stridents, poursuivent parfois leur manège pendant des heures, encouragés par les chants et les you-yous (taghlɇlät 16 ) de leurs compagnes, comme grisés par le son du tambour et par la poussière que soulèvent leurs montures. Cette sorte de carrousel, appelé alɇwog, est sans doute le divertissement le plus brillant qui existe en pays touareg, et tous les jeunes gens s efforcent d y figurer au mieux de leur adresse et de leur élégance. Le tɇnde ne fait pas toujours intervenir des méharis ; dans les fêtes de moindre importance, les jeunes gens se contentent de danser devant les chanteuses. En dehors des fêtes, il arrive certains soirs que, lorsqu elles en ont fini avec les soins du bétail, les jeunes filles d un campement décident d improviser un tɇnde. Dans la nuit silencieuse, le son du tambour porte à plus d une lieue à la ronde ; les jeunes gens des campements alentour se parent en hâte, aspergent leurs voiles de parfums soudanais et se mettent en marche vers

69 le campement d où proviennent les battements rythmés du tambour. Ils danseront devant les chanteuses jusqu à une heure avancée de la nuit. A la saison des pluies, lorsque les travaux de l élevage se font moins harassants, il ne se passe guère de nuit sans qu une telle réunion galante ait lieu. Il est rare que les jeunes gens viennent à ces fêtes impromptues à dos de chameau ; mais qu il s agisse d un tɇnde accompagné d un carrousel ou d une fête nocturne, les chants que les solistes exécutent le plus volontiers sont les chants dits «de chameaux» (izɇlitän n ɇmnas), chants destinés d abord au carrousel. 43 Idéalement, le chant «de chameaux» se présente comme l énumération louangeuse des chameaux et des jeunes gens présents. Chaque chameau est nommé avec celui qui le monte, et l appellation laudative que reçoit le chameau est toujours à demi destinée au chamelier lui-même. Voici un chant recueilli en août 1981 à l ouest d Agadez, sur les terres de la tribu des Iberdiyanan, et que l on peut considérer comme le chant de chameau type, réduit à la plus simple expression du genre. 44 Chant 1. Les noms de chameaux 1. Au nom de Dieu, Le miséricordieux, Mes amies, Par Dieu, soutenez [de votre chant en chœur] 5. Le tambour [que je frappe]. [Jeunes filles] vous le chérissez le chameau d Enken. Le chameau dont le cou semble porter un collier d or est monté par Lilla. Le chameau ardent [Est monté par] Alkhousseyni. 10. Le chameau d une blancheur qui réjouit l homme pieux [Est monté par] Abatel. Le chameau à la petite tache blanche [Est monté par]... [vers omis] Le chameau qui semble porter un voile d indigo 15. [Est monté par] Abukré. Celui qui obéit à tous les désirs de son maître [Est monté par] Makhmoud. Ο mes amies, [Invoquez] Dieu, 20. Le miséricordieux, Afin que je ne porte pas la jettatura 17 Aux chameaux que je nomme Un par un. (recueilli en août 1981) 45 Certains de ces vers sont connus dans toute la région. Nous allons les retrouver dans le chant suivant, enregistré en 1977. Tous les hommes nommés appartiennent à la tribu des Iberdiyanan. Chaque vers est d abord chanté par une soliste qui est souvent, mais non pas toujours, la femme qui bat le tambour ; il est ensuite repris en chœur par ses compagnes. Dans certains chants, au lieu de reprendre les vers chantés par la soliste, le chœur se contente de l accompagner en exécutant une sorte de mélopée. Il peut, par exemple, répéter comme une litanie la phrase Yalla iman in «Ο Dieu [aie pitié de] mon âme», ou Bili-iman in, qui semble être une altération de Bismillah iman in «Au nom de Dieu, mon âme» (Bismillah est la locution arabe qui commence toutes les sourates du Coran). Les paroles de ces litanies peuvent être altérées au point de n avoir guère qu une fonction d accompagnement sonore comparable au «la-la-la» de nos chansons ; tel le la-lle-ha-lalle fréquemment entendu, qui semble être un lointain souvenir des mots arabes par

70 lesquels commence la profession de foi musulmane : La ilah illa Allah. En même temps qu elles chantent, les jeunes filles du chœur balancent le buste d avant en arrière et battent les mains au rythme de la musique. 46 Lorsque la soliste chante des vers déjà connus, les jeunes gens qui y sont cités ne sont pas nécessairement présents. Leurs chameaux peuvent ne pas être présents non plus puisqu il est possible, avons-nous vu, d utiliser ces chants dans des tɇnde non accompagnés d un alɇwog. La bonne soliste doit savoir improviser des vers nouveaux à l intention des jeunes gens qui, à l occasion d un tɇnde, se montrent à leur avantage. Certaines vieilles solistes sont célèbres dans tout le nord du Niger, et leur présence à une fête attire un grand nombre d admirateurs. Les «noms» de chameaux que la soliste improvise sont toujours des périphrases extrêmement condensées, souvent spirituelles, qu une autre chanteuse pourra reprendre un autre jour. Ils diffèrent des termes effectivement lexicalisés que les Touaregs utilisent pour désigner tel ou tel type de chameau. Ces termes apparaissent dans la poésie masculine, ils sont très nombreux, et les femmes ne les connaissent pas toujours 18. 47 A côté des «chants de chameaux» existent des chants dits «de danse» (izɇlitän ɇn tɇgbɇst), improvisés lorsque les jeunes gens dansent sans leurs chameaux. Dans ce deuxième type de chants, la soliste nomme tour à tour en les louant les danseurs les plus brillants. Ces louanges que les «chants de chameaux» destinent à des méharis, les «chants de danse» les destinent donc à des hommes, comme si l homme et sa monture étaient interchangeables, et qu on pouvait louer indifféremment l un ou l autre 19. Les «chants de chameaux» étant parfois utilisés alors que les jeunes gens sont sans leurs montures, il arrive même qu on loue des méharis alors que seuls leurs méharistes sont présents. 48 Chant 2. Le chameau et la séduction 1. [Jeunes filles] vous le chérissez, le chameau d Enken. Le chameau dont le cou semble porter un collier d or est monté par Lilla Il est à plaindre le jeune homme qui n a pas de chameau, Sans père pour lui donner le sien, 5. Sans argent pour en acheter, Sans parent pour lui donner le sien ; Il n a plus qu à se tenir la tête entre les mains. Le jeune homme est à l est, le chameau est à l ouest 20, Son voile teinté à l indigo vient d Ingal, sa selle est une tamzak. 10. Mes amies soutenez mon chant, Mon chant me met à la torture Il est brûlant comme le feu, Le feu que l on piétine, Douloureux comme un premier accouchement ; 15. Ma tombe est parmi les bergers. (enregistré en 1977) 49 On a déjà rencontré les deux premiers vers de ce chant dans le chant précédent. Enken et Lilla sont deux frères qu on dit adulés des dames, et les solistes de la région reprennent souvent ce passage. Le chant évoque ce à quoi un jeune homme soucieux de son apparence tient le plus, ce dont il se pare à grands frais pour figurer dignement dans les tɇnde : son méhari, son voile teinté à l indigo, sa selle de grand prix appelée tamzak. La chanteuse a ensuite quelques vers pour décrire l émoi que lui causent les méharistes, usant, pour des raisons de convenances, de la métonymie : c est son chant qui, dit-elle, la met à la torture. Le dernier vers dit d une façon admirable qu elle se meurt d amour pour

71 l un des roturiers présents. Bien qu elle ne soit pas ici le motif principal du chant, l identification entre chameau et chamelier apparaît à nouveau, puisque ce n est pas Enken, mais son chameau, qui est présenté comme chéri par les jeunes filles (vers 1). Mais la suite du chant, qui décrit les tourments d une femme amoureuse, désigne clairement ce vers comme une métonymie. L identification, gratuite dans le premier chant, évite ici que la passion ne s affiche avec inconvenance. 50 Le chant suivant développe d autres variations sur le même thème. 51 Chant 3. Le chameau semblable à l or 1. Il est d un noble sang, celui qui monte [le chameau semblable à] l or. Il donne de l éperon et [le chameau] se met au galop. Lorsqu au petit matin, il vient au puits, tous dorment encore et les ânes sont là. [Un tel animal] dédaigne toute compagnie autre que celle [des chamelles] de race 5. Comme celles d Iharran. Il n agit pas comme Atlagh un autre [chameau]. Où qu il aille, il enflamme les cœurs. Zankad, Wellad [noms de chameaux], renoncez à suivre le [chameau semblable à] l or, Il vous surpasse en tout, la soif vous fera souffrir bien avant lui. Il n y a plus d eau, vides sont les outres, 10. Mais lui sait le chemin du puits, Il connaît le pays de Guru, il connaît la montagne de Zuwanzer. Même Lulla a entendu parler [du chameau semblable à] l or. Moi qui croyais qu elle ne comprenait rien Et qu elle avait l esprit d une demeurée ; 15. Mais [le chameau semblable à] l or connaît le remède pour ceux qui ont perdu l esprit du fait des jnūn 21. (enregistré en 1979) 52 Dans ce chant comme dans les précédents, les louanges s adressent à un chameau, mais l identification de l homme à son méhari devient totale. Nous avons dû donner une traduction beaucoup plus explicite que le texte touareg, dont l ambiguïté n est ainsi qu imparfaitement rendue. Les deux premiers vers parlent du chamelier, messh-ish n oragh, «le maître de l or», expression rendue par «celui qui monte le chameau semblable à l or». A partir du vers 3, c est du chameau que la soliste parle, sans qu aucun indice grammatical n ait signalé le changement. «Chamelles de race», au vers 4, traduit un simple nom féminin qui, dans d autres contextes, pourrait aussi bien signifier «femmes raffinées (ou intelligentes)». Seul le mot Atlagh, au vers 5, lève l ambiguïté. C est traditionnellement dans la poésie un nom de chameau. Indice si mince que, hormis quelques informateurs avertis, tous hésitent sur le sens de ces vers. Et à ce chameau sont, par métonymie là encore, prêtées des qualités qui sont en réalité celles de son maître. Il enflamme les cœurs (vers 6), même Lulla, la demeurée, en a entendu parler (et à plus forte raison, bien sûr, les jeunes filles qui ont tout leur esprit), et l amour qu elle lui porte la ramène un peu à la raison (vers 12 à 15). 53 Ne voyons pas dans ces chants le simple «reflet» de l affinité de l homme et du chameau. Ils constituent en eux-mêmes un élément de cette affinité. Elle ne se traduit d ordinaire que dans les tâches parfois ingrates de l élevage, mais à l heure où le travail a cessé elle peut se manifester de façon plus haute et plus glorieuse : ce sont les louanges, adressées d un même mouvement aux uns et aux autres, qui rapprochent maintenant les méharistes et leurs montures. Qu elles soient de plus le fait de femmes devant qui ces hommes paradent dans leurs plus beaux atours a une signification en soi. Il apparaît dans ces chants et danses que les hommes ne vont dignement vers les femmes qu à dos de

72 chameau. C est un thème qu on trouve aussi dans la poésie masculine, où le méhari devient le compagnon, le confident de l homme en quête de sa bien-aimée. N est-ce pas là, transposé dans la fête ou dans la poésie, le mouvement même des échanges où, grosso modo, femmes (et biens féminins) et taggalt (composée de chameaux) circulent dans deux sens opposés? Il y a dans tout cela comme une stylisation de ce que nous avons dit plus haut du chameau, animal proche de l homme et intervenant de façon prééminente dans les échanges. Outre un appareil proprement littéraire que notre commentaire n aborde évidemment pas, on trouve donc dans l usage somptuaire du chameau une logique analogue à celle qui se déploie dans le travail de l élevage et dans les échanges. 54 On ne trouve pas de textes parlant d une affinité entre les femmes et les chèvres. La chèvre est un animal sans grand prestige, et l identification d une femme et d une chèvre n aurait pas grande valeur littéraire. Faut-il s en étonner? Si la brillante place donnée au chameau dans les chants et la poésie est l écho de son rôle prééminent dans les échanges, on conçoit que la chèvre, qui (avec les biens associés) n y a qu un rôle subordonné, ne trouve dans la littérature qu une place moindre. Si elles sont rares, les apparitions de la chèvre dans la littérature ne sont tout de même pas inexistantes et, au moins à cause de leur rareté, méritent maintenant qu on s y attarde. 4. La fiction d une société sans chameau 55 Nous avons recueilli dans la tribu des Iberdiyanan un récit appartenant à un cycle de contes connu dans tout le monde touareg et qui met en scène le héros culturel Aniguran. Des auteurs ont recueilli chez les Ioullimmedan des récits très voisins (voir Ag Khamidoun 1976 : 71 ; Aghali Zakara et Drouin 1979 : 69 ; nous reviendrons sur ce cycle de contes au chapitre 7). Autrefois, les hommes ne connaissaient pas les troupeaux. Ils en avaient entendu parler, ils avaient vu des écrits en parlant, mais ils n en avaient jamais vu. Deux hommes allèrent voir Aniguran et lui demandèrent quel bétail pouvait apporter la richesse. Il leur dit : «Les bovins et les camelins.» Plus tard, il dit à son neveu utérin : «Ce sont des imbéciles, ils ne savent pas que c est celle-qui-accouche-àl âge-d un-an qui donne la richesse.» Un des deux hommes était revenu sur ses pas et les avait entendus. Le neveau utérin d Aniguran lui expliqua que «celle-quiaccouche-à-l âge-d un-an» était la chèvre. C est ainsi que les hommes décidèrent d élever des caprins. 56 Selon les Touaregs, celui qui veut faire fortune 22 a intérêt à posséder des chèvres plutôt que des chameaux, car il est facile de se constituer rapidement un important troupeau de chèvres ou de le reconstituer si la sécheresse l a décimé. Les chèvres ont en effet, comme le conte le rappelle, l avantage de pouvoir mettre bas dès l âge d un an et d avoir une gestation brève, alors que les chamelles ne sont guère fécondables avant l âge de quatre ans et que leur gestation dure de douze à treize mois. Cependant, même si les Touaregs vantent volontiers l intérêt que présente la possession des chèvres, elle est, chez eux, peu recherchée. Les roturiers vivent certes surtout de l élevage caprin, mais c est précisément le signe qu ils sont des hommes de peu (voir chap. 3). Et tous les Touaregs, roturiers aussi bien que nobles, tirent d abord fierté de leurs chameaux. La «morale» du conte, de façon assez surprenante, met donc en avant une idée que les Touaregs approuvent, au moins en paroles, mais dont, au fond, ils ne tiennent pas compte. Si une certaine valeur est reconnue à la possession des chèvres, et si l on n ignore pas quelles commodités elle peut procurer, posséder des chameaux a de fait une valeur plus grande, et d un autre ordre. A

73 quoi peut-elle tenir sinon à ce que le chameau, l animal qui entre dans les principales prestations, est le bien dont la possession permet d échanger, d entretenir des relations avec les autres campements, de tenir sa partie dans le jeu social? C est là une «richesse» que le plus grand troupeau de chèvres ne procurera jamais. Le chameau a aussi un aspect somptuaire, mais nous avons précisément vu là une stylisation de son rôle dans les échanges. Et parader sur un beau méhari, mériter les louanges des chanteuses, c est encore tenir sa partie dans le jeu social. Le chameau est également l animal des nobles, mais ce rôle ne fait que prolonger celui qu il joue dans les échanges (voir chap. 3). Un récit qui attache une importance si exclusive à la possession des chèvres et qui dédaigne la richesse proprement sociale procurée par les chameaux peut être soupçonné de ne pas faire grand cas de ces relations entre campements qui font la trame du jeu social. C est bien, en effet, nous allons le montrer, le cas de ce conte. 57 Un premier indice nous est fourni par le fait que le chameau n apparaît pas seul face au petit bétail puisque le conte l associe aux bovins. Si camelins et bovins peuvent être associés ainsi, ce n est sans doute pas à cause d une qualité que leurs élevages auraient en commun, car les Kel Ferwan n ont qu une piètre expérience des bovins et n en élèvent qu un petit nombre. En fait, il faut savoir qu un taureau est sacrifié le jour des épousailles ; c est là que réside ce que les bovins ont en commun avec les camelins : les uns et les autres sont utilisés pour les mariages, soit parce qu ils composent le prix de la fiancée, soit parce qu on les immole le jour des noces. C est bien le mariage que le conte déprécie ainsi, sous couvert d un dédain affiché à l égard d un certain type de bétail. 58 La personnalité du héros du cycle confirme ce sentiment. Aniguran est présenté comme le plus intelligent des hommes de son temps. Beaucoup viennent, comme dans le conte, lui demander toutes sortes de conseils, jusqu au jour où un devin le prévient que sa sœur va mettre au monde un enfant qui le surpassera en intelligence. Dès la naissance de ce neveu en lequel il voit un rival, Aniguran cherche à le tuer, mais n y parvient pas (voir chap. 7 et Casajus 1979). Le neveu grandit, et, effectivement, plusieurs contes du cycle nous montrent comment il déjoue les ruses de son oncle en lui opposant des ruses plus fines encore. Dans le conte cité plus haut, par exemple, c est son intelligence qui lui permet de deviner ce que son oncle désigne sous la formule énigmatique de «celle-qui-accouche-àl âge-d un-an». Et le mauvais tour qu il joue à Aniguran en dévoilant ce que celui-ci aurait voulu taire n est qu un épisode de la lutte parfois meurtrière qui les oppose sans cesse. 59 Les Kel Ferwan donnent de ce motif une interprétation à première vue inattendue. Ils invoquent la proximité, et même la similitude, existant entre un homme et son neveu utérin. Cette proximité fournit un sujet de conversation très prisé, sur lequel on revient fréquemment, qu il s agisse ou non de commenter les contes d Aniguran. Nous allons d abord l étudier pour elle-même avant de dire quel rapport les informateurs lui voient avec ces contes. On dit qu un homme et les enfants de sa sœur sont «du même sang» ( tɇznit, de ezɇni, «sang»), parce que «nés du même ventre» (tedist iyät), en d autres termes parce qu ils descendent en voie matrilinéaire d une même femme. Une autre formule qu on retrouve d ailleurs dans tout le monde touareg consiste à dire qu un homme «peut jurer que les enfants de sa sœur sont du même sang que lui», tandis qu il «ne peut rien jurer sur ses propres enfants, dont il sait seulement qu ils sont ceux de son épouse» ; ce qui revient à donner plus de force à la même idée, car si la relation entre un homme et les enfants de sa sœur ne peut être mise en cause par l éventuelle infidélité d une femme, c est en raison du lien exclusivement féminin qui les unit. Entre l oncle

74 maternel et le neveu utérin, l identité de sexe accroît encore cette proximité et en fait presque une similitude. 60 Ainsi décrites, les raisons de la similitude entre un homme et le fils de sa sœur peuvent être traduites en des termes que le chapitre précédent nous a rendus familiers. Ces deux hommes sont nés dans deux tentes celle d une femme et celle de sa fille dont nous savons combien elles sont proches. C est là un fait qui n échappe sans doute pas aux Touaregs, puisque l enfant de la sœur est, au moins chez les Kel Ferwan du Sud, appelé le «tegaze dans la tente» (tegaze dagh ahän ; tegaze est le terme qui désigne l enfant, fille ou garçon, de la sœur réelle ou classificatoire ; cf. Oxby 1978 : 65). Dire qu ils sont nés d un seul ventre revient presque à dire que les deux femmes qui leur ont donné le jour ne font qu une et rappelle les dictons qui soulignaient la proximité entre les tentes de ces deux femmes au point d en faire presque la tente d une seule femme. Les formules où l oncle maternel et le neveu utérin sont présentés comme semblables sont un peu la mise au masculin de celles qui présentaient la tente d une femme comme appartenant à sa mère. 61 Revenons à Aniguran. Pour les informateurs, son neveu, plus que son fils, qui apparaît rarement dans le cycle, et toujours à son désavantage, est «du même sang» que lui et, à ce titre, le véritable héritier de son intelligence, grâce à laquelle il peut déjouer ses ruses. Ce commentaire, proposé par les informateurs de façon si automatique qu on peut presque le considérer comme faisant partie du cycle, pose un problème. Un homme aime à dire, en effet, qu il a plus d affection pour les enfants de sa sœur que pour ses propres enfants et, parmi eux, une prédilection particulière pour son neveu utérin, dans lequel, comme homme, il reconnaît une image de lui-même. C est là un thème sur lequel on multiplie les variations, suivant des formules stéréotypées qui énoncent une norme sociale plus qu elles ne décrivent des sentiments personnels : un homme doit avoir de l affection pour le fils de sa sœur. 62 Dans le conte, la similitude entre l oncle et le neveu, essentiellement une similitude de leurs intelligences, rend l un jaloux de l autre. Ce qui, dans la réalité, est censé être une cause d affection est donc dans le conte une cause de rivalité et de haine, sans que l informateur semble y voir de contradiction. C est que, en fait, seuls des semblables peuvent être des rivaux, de sorte que cette rivalité entre Aniguran et son neveu peut être considérée comme une forme outrancière de la similitude qui existe entre tout homme et son neveu utérin. Dans la réalité, le destin d un homme et celui de son neveu utérin ne se réalisent pas dans les tentes si proches où ils sont nés, puisqu ils doivent les quitter dès qu ils atteignent l adolescence. Leur relation n est dès lors pas seulement faite de similitude ; ainsi elle ne risque pas d aller jusqu à l outrance de la rivalité et peut s exprimer dans les limites socialement acceptables de l affection. On doit donc penser qu un conte où l oncle et le neveu sont semblables au point d être rivaux est un conte d où a disparu tout ce qui tempère cette similitude dans la réalité, c est-à-dire un conte qui oublie que le destin d un homme se réalise ailleurs que dans la tente où il est né. 63 Nous avons donc bien affaire ici à un conte qui ne fait pas grand cas du mariage puisqu il ignore que le frère et la sœur doivent se séparer, le premier quittant la tente de sa mère pour prendre épouse dans une autre tente. Comme il déprécie les animaux liés au mariage, il oublie le mouvement de tentes qu entraînent les mariages. Dans la société fictive mise en scène par ce conte, des valeurs reconnues, mais subordonnées dans la réalité, ont pris la première place ; la richesse donnée par la possession des chèvres y est seule considérée, et le lien par les femmes unissant un homme à son neveu utérin y prend une importance exclusive, au point que ce qui dans la réalité est de l affection devient de

75 la haine. Si cette fiction a de l intérêt pour nous, c est qu au fond elle ne manque pas de logique. Le mouvement des tentes et le bétail lié au mariage y sont dépréciés tous les deux, ce qui constitue une sorte de raisonnement par l absurde, ou bien une contreépreuve de la société réelle. En effet, si une société sans chameau est aussi une société où le frère ne quitte pas la sœur, c est-à-dire une société où les tentes ne circulent pas, c est bien que, dans la société réelle, le mouvement des chameaux et le mouvement des tentes ne peuvent pas aller l un sans l autre. 64 La chèvre apparaît rarement dans la littérature orale, avonsnous dit. Ce conte était un exemple d une de ses apparitions. Voici, comme autre exemple, un couplet qu on chantonne parfois en ricanant : Chèvres, chèvres Il n y en a plus Le pénis est venu Il les a chassées La petite vulve lui a dit : «Ramène-les Nous contournerons un rocher, Nous ferons une petite chose.» 65 Le mot ciqut, que nous avons traduit par «petite vulve», est exclusivement employé pour parler des fillettes. «Petite chose» traduit cilaq, dont c est le sens le plus courant, mais qui peut aussi désigner, par euphémisme, les jeux érotiques auxquels se livrent les enfants encore incapables d un acte sexuel complet. Lorsque les fillettes sont occupées à la garde des chèvres, les galopins s amusent volontiers à semer le désordre dans le troupeau, et, l ordre enfin revenu, tous vont parfois derrière un rocher s essayer à imiter les adultes. S il est jeune et pas encore trop prude, l informateur se laissera plus d une fois aller à évoquer de tels souvenirs d enfance. 66 Ce chant associe donc la chèvre au monde de l enfance, âge où le frère et la sœur vivent encore sur un pied d égalité dans la tente de leur mère et où le jeu des alliances auquel se livrent les campements est encore pour eux une réalité étrangère. Il est un peu une parodie des chants et des poèmes amoureux, où la chèvre n apparaît jamais et auxquels le chameau fournit en revanche des thèmes inépuisables. Des allusions assez crues à des amusements érotiques puérils y tiennent la place des évocations toujours très euphémiques de l étreinte amoureuse, où les poètes excellent dans l art de la métaphore («apaise ma soif, mon âme est ardente, etc.»). Là où le conte parlait d une société où le frère ne quitterait pas sa sœur, ce refrain parle d un âge de la vie où le frère n a pas encore quitté sa sœur. 5. La chèvre, le chameau et le temps 67 Il est une caractéristique du héros Aniguran dont nous n avons pour l instant pas parlé. Il est censé avoir vécu il y a très longtemps, au temps des premiers Touaregs, ou peut-être même avant que les Touaregs ne soient apparus sur la terre. Le conte situe donc la société qu il évoque au début des temps. De même que le modèle immuable sur lequel la tente est construite existe depuis la création du monde, si bien qu avant même que les hommes aient commencé à construire des tentes et à les rassembler dans des campements, le firmament leur donnait déjà une image de la tente, de même les hommes ont connu l élevage des chèvres avant l élevage des chameaux.

76 68 On dit aussi qu au temps d Aniguran il pleuvait tant sur le monde que les pierres étaient molles. Il a pu ainsi dessiner avec son doigt les gravures rupestres visibles aujourd hui dans l Ayr et que les Touaregs appellent «les écritures d Aniguran». A certains endroits, célèbres pour cela, on peut même voir la trace de ses pas sur la roche. La dureté de la pierre étant volontiers associée à celle du sexe érigé de l homme, ces temps où les pierres étaient molles présentent quelque chose de féminin, ou tout au moins portent la marque que quelque chose de la masculinité s y trouvait encore inaccompli. Et, de fait, d autres mythes disent qu en ces temps-là la terre était peuplée exclusivement de femmes. Dans tout cela, le versant masculin de la société et même du monde le campement, le chameau, la dureté des pierres se trouve aboli, tandis que seules subsistent les femmes, les tentes (ou tout au moins leur image céleste) et les chèvres. Ces remarques confirment la lecture du conte proposée plus haut, mais elles font aussi ressortir le fait qu il rapporte des événements datant du début des temps. Les gravures rupestres perpétuent le souvenir de cette époque, mais la dureté aujourd hui recouvrée des pierres sur lesquelles Aniguran laissa autrefois courir son doigt rappelle à chaque instant aux hommes combien cette époque est lointaine. 69 Le mythe de la malédiction d Adam présentait des traits semblables. Nous avons dit que certains Touaregs en connaissent la version d origine biblique, dont le héros est Noé et non Adam, et tous les Touaregs savent de toute façon qui est Noé (Ennɇbi Nuh, «le Prophète Noé») ; mais cela ne les a pas empêchés d élaborer un mythe où Adam s est substitué à Noé, c est-à-dire une variante plaçant les mêmes événements à l origine de l humanité. Semblables au petit bétail en ce qu ils sont comme lui proches des tentes, les esclaves lui sont donc semblables aussi en ce qu ils sont apparus dès l origine des temps. Un autre bien est transmis de tente en tente depuis des temps immémoriaux comme le sont les esclaves et le petit bétail. Parmi les épées en usage au nord du Niger, on dit que la plus prestigieuse, la tazghäyt, n a pas été fabriquée de main d homme. C est Dieu qui a fait les tazghäyt en même temps qu il a créé le monde. Il les a placées alors au fond de la mer d où les poissons les ont ramenées vers le rivage 23. Or les épées, et plus particulièrement les épées tazghäyt, sont volontiers transmises d oncle maternel à neveu utérin, c est-à-dire en ligne féminine. Comme les esclaves, l épée tend donc à être transmise suivant la même voie qu une tente. Nous sommes donc ici en présence d une série de biens qui sont tous liés à la tente d une manière ou d une autre et qui tous proviennent, comme la tente ellemême, du début des temps. 70 Les réflexions sur le statut de la temporalité que nous esquissons ici peuvent éclairer d un jour nouveau la préférence accordée par Aniguran à l élevage des chèvres. La longue gestation des chamelles qui dure à peu près un an n a pas pour seule conséquence de les rendre moins aptes que les chèvres à apporter la richesse, elle impose aussi qu on les fasse couvrir à la fin de la saison des pluies afin qu elles mettent bas à la fin de la saison des pluies suivante, au moment où l abondance des pâturages favorise la lactation. Comme le mouvement des campements, l élevage des chameaux suit donc un cycle saisonnier. De plus, celui qui voit ses chameaux avancer en âge et songe qu il va bientôt devoir faire couvrir telle chamelle, dresser tel chamelon ou castrer tel autre, celui-là mesure combien le temps et les années passent, bien mieux que celui qui se consacre à l élevage des chèvres qui, elles, atteignent plus vite l âge adulte 24. En d autres termes, l élevage des chameaux s inscrit dans le temps et s oppose là encore à l élevage des chèvres, pour lequel le temps qui passe a moins d importance. En dépréciant l animal lié

77 aux échanges, Aniguran déprécie du même coup l animal dont l élevage suit à la fois un cycle saisonnier et l écoulement des années. 71 La société sans mariage dont le conte crée la fiction est aussi une société d où tout ce qui est lié au mariage a été évacué. Le chameau et le mouvement des tentes, c est-à-dire ce qui fait la vie des campements, en ont disparu. Du même coup, cette société a perdu toute référence à la temporalité, et ceci de deux manières : d une part l action est située au début des temps, à une époque donc que son caractère initial rend différente des jours qui coulent aujourd hui sur les hommes, aussi différente que la mollesse des pierres d alors peut être différente de leur dureté d aujourd hui ; et, d autre part, on y préfère un bétail dont l élevage ne fait guère intervenir le cycle des saisons. La «richesse» que procure cet élevage est donc en fait celle d une société figée dans un temps immobile. Au prix de ce qu il faut ici encore considérer comme un raisonnement a contrario, le conte a éprouvé le lien entre le campement (le mouvement des tentes) et le mouvement des jours et des saisons (voir chap. 1, 6). Ignorer l un, c est ignorer l autre. 6. Conclusion 72 Aux composantes du jeu social énumérées précédemment, ce chapitre a permis d ajouter l élevage caprin, la possession des esclaves et l élevage camelin. Comme la tente, la chèvre se situe dans la proximité spatiale et l immédiateté temporelle. Comme le campement, le chameau est lié au cycle saisonnier et au lointain. Dans la fiction, la chèvre se rattache même à ce qu on peut appeler une certaine proximité sociale puisqu elle apparaît dans des textes où le frère semble ne pas se séparer de la sœur. Par ailleurs, pas plus que la tente ne se concevait sans le campement, la chèvre et les biens associés ne se conçoivent sans la présence à côté d eux du chameau. Dans les prestations matrimoniales ou autres, des dons préalables de chameaux les mettent en mouvement. Les esclaves aussi n apparaissent dans la société touarègue qu à la faveur de la guerre, où nous verrons le rôle joué par le chameau. 73 Ces deux chapitres nous auront donc fait entrevoir comment une société où les hommes doivent migrer sans cesse au gré des saisons et vivent dans des campements qui se modifient constamment au gré des mariages tire son identité de ce mouvement. La vie sociale n est autre que ce mouvement lui-même. En même temps, nous l avons vue attacher de l importance à ce qui dans ce mouvement reste comme une référence inaltérable, la tente. Un campement touareg, où toutes les tentes sont identiques et orientées de la même manière, révèle au premier coup d œil que, même s il n occupe son emplacement actuel que depuis quelques semaines et doit le quitter dans quelques semaines, même si un mariage ou une mort peut bientôt y faire apparaître une nouvelle tente ou le priver d une tente, quelque chose en lui ne variera pas. Comme, sous d autres climats, d immobiles maisons de pierre ou de terre, d immuables temples, des bornes aux pourtours des champs donnent aux hommes l image tangible de la permanence de leur société, la tente, dont Dieu donna le modèle à leurs premiers ancêtres, est pour les Touaregs ce qui seul reste immuable. Mais la tente ne reste inaltérée qu à travers le mouvement créé par les mariages et la transhumance. L imaginer sans ces mouvements, c est imaginer une société fictive, qui ne peut exister ailleurs que dans les contes ou les chansons enfantines. Nous verrons plus loin comment ces mouvements eux-mêmes, paradoxalement, contribuent à la faire perdurer.

78 NOTES 1. Le mot désignant de la façon la plus générale une tête de petit bétail est tɇghse (le mot est du genre féminin ; il prend au pluriel le genre masculin et devient aghsawän). Un bestiau en général est appelé alkhaw. Le terme générique pour «caprin» est taghat, mot du genre féminin qui désigne aussi une femelle adulte. Jusqu à l âge de deux mois environ, un cnevreau est appelé eghäyd. Il s appelle ensuite esägäy. Une jeune femelle ayant déjà mis bas est appelée tɇwinast, un jeune mâle adulte ɇwinas. Le bouc est appelé ɇzûlagh ; un mâle castré est appelé äkk-ezam, terme qui s applique aussi à un ovin, ou emudas, terme qui s applique aussi à un ovin ou à un camelin. Le terme générique pour «ovin» est têle (pl. äyfɇd), mot du genre féminin qui désigne aussi une femelle adulte. Il n y a qu un terme pour désigner les jeunes ovins : ɇjîmɇr (f. tɇjîmɇrt). Une jeune femelle ayant déjà mis bas est appelée tabagok, un jeune mâle adulte abagog. Un bélier est appelé êkar. E. Bernus remarque que, bien qu il s agisse d animaux qui du point de vue de l agronome sont très différents, les Touaregs réservent aux caprins et aux ovins un traitement assez semblable (1981 : 173). Les mots qui désignent les caprins et les ovins dans les diverses langues berbères peuvent d ailleurs s intervertir d une langue à l autre (remarque orale de S. Chaker). L opposition entre caprins et ovins serait donc de faible importance par rapport à l opposition entre petit bétail et camelins. Les Kel Ferwan ont assez peu d ovins, et, quand il est question de petit bétail, c est surtout aux caprins qu ils pensent. 2. Le terme générique pour chameau est alam (f. talamt ), mot qui n existe au pluriel qu au féminin : tulamen. Tulamen désigne plutôt l ensemble du troupeau que les chamelles. Le pluriel utilisé est imnas (f. timnas), qui provient d un amis ou amnis, qui au singulier n apparaît que dans la langue poétique et n existe qu au masculin. Jusqu à l âge d un an, un chameau est appelé awara. De un an à deux ans, akorkor. De deux ans à trois ans, ɇmûgäy. De trois ans à quatre ans, aghlam. Un chameau adulte est appelé eriggän, et un vieux chameau egoshän. 3. Certes, dans les rares occasions où l on consomme de la viande (aux fêtes, ou lorsqu on veut honorer un hôte), il revient aux hommes d égorger une chèvre et de la dépecer. Ce ne sont pas toujours des hommes du campement ; si un forgeron se trouve à proximité, on est obligé de lui confier ce travail. Il y gagne les viscères et la dépouille, que ses femmes mégisseront (voir annexe IV). 4. Nicolaisen signale que, contrairement à ce qui se passe pour les chèvres, ce sont les hommes qui barattent le lait de chamelle (1963 : 63). A notre connaissance, et peut-être depuis la sécheresse de 1973, les Kel Ferwan ne fabriquent pas de beurre (ni de chèvre ni de chamelle). 5. Remarquons ici, ce qui dans notre discussion constitue un peu un argument a contrario, que les forgerons, qui n ont guère de chameaux, vivent le plus souvent dans des campements réduits à une tente, «campements» dont la constitution ne répond pas tout à fait à la même logique que les autres campements (voir chap. 1, 4). 6. Les Kel Ferwan possèdent également quelques bovins. Nous n en avons guère vu que trois ou quatre durant tout notre séjour, mais il y en avait davantage avant la sécheresse de 1973. Nicolaisen mentionne néanmoins que les Kel Ferwan considéraient un peu l élevage bovin comme étranger à leur culture et que le vocabulaire relatif à cet élevage était chez eux très réduit (1963 : 50). Il nous semble, quant à nous, qu ils considèrent aujourd hui que les bovins sont le bétail des Peuls. 7. Le mythe dit mot à mot : ceux qui ne sont pas possédés (wɇn wɇr nɇtwɇla) sont les ighawɇlän, ceux qui sont possédés (wɇn itwɇlnin) sont les eklän.

79 8. Depuis la sécheresse de 1972-1973, la taggalt est le plus souvent une somme d argent, variant entre 10 000 et 80 000 F CFA. Le gouvernement nigérien, trouvant sans doute que les Touaregs dissipaient trop d argent dans les mariages, a pris la décision d interdire que la taggalt dépassât 25 000 F, mesure suivie de peu d effet dans la pratique. 9. La référence de cette remarque résiste à toutes mes recherches. Le Père de Foucauld l a, il me semble, faite dans les Poésies touarègues (1925-1930). 10. Même avant d hériter de leurs parents (voir chap. 5), les jeunes gens disposent déjà de quelques biens, cadeaux qu ont pu leur faire, à l occasion, leurs parents, oncles ou tantes. Ces dons étaient peut-être autrefois plus codifiés, et ils le sont encore dans d autres groupes touaregs, où les jeunes gens en reçoivent lors de leur nomination, prise de voile, etc. (voir E. Bernus 1981 : 161 et suiv.). Ils ne le sont plus chez les Kel Ferwan et ne l étaient déjà plus à l époque de Nicolaisen. Un jeune homme peut donc avoir les moyens de pourvoir lui-même à une partie des frais de son mariage. 11. Si l on suit Nicolaisen (1963 : 102), Kel Ferwan et Kel Ahaggar étaient, en ce qui concerne les prestations, très semblables. Il faut tout de même noter que cet auteur mentionne que le prix du sang chez les Kel Ahaggar était de cent chameaux, donnés à la famille de la victime. Mais il admet qu un prix aussi élevé n était en fait jamais payé. Il nous semble que l informateur, peut-être un lettré, a donné là la diya traditionnellement prescrite en pareil cas (voir Chelhod 1955 : 141), mais qu il ne faut peut-être pas trop vite y voir une indication ethnographique. Chez les Kel Ferwan, Nicolaisen ne mentionne pas l existence d un prix du sang, et nous n avons rien recueilli à ce sujet. L auteur précise que la famille de la victime pouvait renoncer à son droit à la vengeance si on lui remettait tous les biens du meurtrier. Il existait bien un droit de vengeance, et on nous a de fait fourni un terme, tannat. Mais nous avons très peu d informations sur d éventuels échanges de meurtres, et il nous semble que les seuls échanges de violence valorisés, ceux du moins dont les vieux se souviennent et parlent avec feu, étaient les guerres et les razzias (voir chap. 3). 12. Bien qu elle concerne d abord les Itesen, nous pensons que cette remarque doit figurer dans une étude sur les Kel Ferwan, tout d abord en raison des liens étroits existant entre les Kel Ferwan et le sultan, ensuite parce que l une des familles des grands électeurs itesen se trouve s être installée dans la tribu roturière des Iberdiyanan depuis trois générations. Et bien qu elle soit intégrée à cette tribu, ses membres les plus âgés ont dirigé l élection du sultan. 13. Dans l intronisation du sultan, le déplacement d une femme devient, un mariage métaphorique. 14. Nous avons vu que le mariage pouvait être envisagé de deux points de vue : mouvement de tentes ou départ d un homme d une tente vers une autre. Les échanges semblent ne tenir compte que du premier point de vue. En fait, ce n est là qu une première approximation, sur laquelle nous reviendrons au chapitre 5. 15. Rappelons-nous ici comment nous avons un peu par principe douté que l extérieur dans lequel nomadisent les campements et l extérieur dans lequel se déploient les relations sociales eussent quelque chose en commun. Nous voyons déjà, en attendant de reprendre la question, que le chameau est utile aussi bien pour se déplacer dans la steppe que pour, si l on peut dire, se déplacer dans l espace des relations sociales. 16. Nous employons «you-you» faute d autre mot, mais la taghlɇlät touarègue diffère du ululement que l ethnographie du Maghreb désigne sous le nom de you-you. Si le son émis est sensiblement le même dans les deux cas, le mode d émission diffère : les femmes maghrébines obtiennent le vibrato par un mouvement de la main placée devant la bouche, et les femmes touarègues par un mouvement de la langue, la bouche étant découverte et largement ouverte. 17. Sur la jettatura, voir chap. 1, 5. 18. On peut opposer cette «ignorance» au fait qu elles sont les seules à savoir nommer les chèvres.

80 19. Ce trait n est évidemment pas particulier aux Touaregs et rappelle bien d autres sociétés pastorales. On pense bien sûr à la littérature orale de leurs voisins peuls, mais aussi à des pages admirables de G. Lienhardt sur les Dinka (1961 : 17 et suiv.). 20. Ce chant a été improvisé pour la première fois aux confins occidentaux des terres kel ferwan. Pour la chanteuse, les jeunes Kel Ferwan, et en particulier les plus nobles d entre eux, sont donc «à l est». Les meilleurs chameaux, en revanche, sont censés provenir des pays occidentaux occupés par les Ioullimmedan. 21. Sur ce point, voir chap. 7. 22. Ce que nous traduisons par «fortune» est tɇla, le nom verbal du verbe älu, «avoir» ; tɇla est «le fait d avoir, de posséder». 23. On raconte même qu un guerrier pressé par ses ennemis et sentant qu il n allait pas avoir le dessus devait essayer de jeter sa tazghäyt dans un puits ou une crevasse pour ne pas qu ils s en emparent. De là elle retournerait au fond de la mer jusqu à ce que des poissons la ramènent à nouveau sur un rivage. 24. On peut noter à ce sujet que les termes qui servent à désigner un chameau aux différentes étapes de sa croissance correspondent à peu près au nombre des années qui se sont écoulées depuis sa naissance : un awara a moins d un an, un akorkor moins de deux ans, un ɇmûgäy moins de trois ans, etc. (voir p. 82, n. 2) ; tandis qu une chèvre âgée d un an est déjà appelée taghaydät, tesägäyt et tɇwinast (voir p. 82, n. 1). Pour savoir désigner un chameau, il faut donc compter en années, en mois pour savoir désigner une chèvre.

81 3. Les nobles, les roturiers et la guerre 1 Nous sommes resté dans les deux chapitres précédents à l intérieur d une tribu dont il était implicitement admis qu elle pouvait être n importe quelle tribu du groupe. Nous allons maintenant étudier les relations des tribus kel ferwan entre elles et les relations que le groupe des Kel Ferwan, pris dans son ensemble, entretient avec l étranger. Des différences entre tribus que nous avons pu jusqu ici négliger vont dès lors inévitablement devenir sensibles ; il nous faudra en particulier nous attacher à celles qui opposent tribus nobles et tribus roturières. Notre étude nous amènera également à aborder l incidence d un autre facteur, également négligé jusqu ici, l islam. 2 C est le plus souvent la lance à la main que les Kel Ferwan entraient en relation avec le monde extérieur, et la guerre était l activité où les dissemblances entre condition nobiliaire et condition roturière se faisaient le plus clairement sentir. Nous serons donc amené à parler des guerres qui n ont cessé dans les siècles passés d ensanglanter l Ayr. Il ne s agira néanmoins pas d un travail d historien, car nous ne prétendons pas écrire ici une histoire des Kel Ferwan mais seulement étudier le souvenir que les Kel Ferwan ont de leur passé. Ce souvenir est plus ou moins bien partagé, mais même là où nous utilisons des sources écrites, les faits discutés seront toujours des faits connus au moins de certains Touaregs lettrés. Ce souvenir est agissant aujourd hui encore, et c est pourquoi nous n avons pas l impression, dans les pages qui suivent, de cesser de parler des Touaregs tels que nous les avons vus. Même si la dernière de ces guerres où les nobles s illustraient a pris fin il y a plus d un demi-siècle, il y a toujours aujourd hui des nobles et des roturiers. Et les plus vieux d entre eux se souviennent encore et parlent avec feu des razzias de leur jeunesse et de la guerre menée en 1916-1917 contre les Infidèles venus de France. Les souvenirs que les Touaregs ont de tel ou tel événement historique sont parfois simplifiés ou embellis, mais, pour autant que les rares recoupements possibles nous permettent d en juger, ils ne sont jamais complètement dénaturés. 3 Les faits dont nous parlerons dans ce chapitre seront donc rarement des faits que nous avons nous-même observés, ce qui, malgré les remarques précédentes, donne à tout ce chapitre un caractère plus hypothétique que n en avaient les deux précédents. Nous croyons tout de même pouvoir prendre le risque de le faire figurer ici pour deux raisons. Tout d abord, il eût été dommage de ne pas parler de faits qui, au moins comme

82 souvenirs, ont de l importance pour les Touaregs. Ensuite, ce chapitre est relativement indépendant. Nous utiliserons quelques-unes de ses conclusions, mais il nous semble que si nous avions à renoncer à certaines des hypothèses qui y figurent, l argument de notre livre n en serait pas pour autant bouleversé. 1. Les nobles chameliers, les roturiers chevriers 4 Comme nous l avons déjà vu, nobles et roturiers ne se consacrent pas au même type d élevage. C est un trait qu il importe de relever, car il est aussi accusé aujourd hui qu il a pu l être jadis, alors que bien peu de choses par ailleurs distinguent encore l aristocrate de l homme du commun. Certains Touaregs de la noblesse élèvent d immenses troupeaux de chameaux comme aucun roturier ne rêvera jamais d en posséder. Bokha, l ɇttɇbɇl des Kel Ferwan, possède plusieurs centaines de têtes, dont il confie la garde à ses serviteurs. En revanche, on ne trouve que quelques chèvres et moutons dans son campement, alors qu une famille roturière moyennement fortunée peut posséder plus de cent têtes de petit bétail. Ceci pondère, sans les annuler, les remarques du chapitre précédent. Les roturiers ont tout de même quelques chameaux, que les hommes élèvent, et les nobles ont tout de même quelques chèvres, qu ils confient à leurs femmes ou à leurs captives. 5 Selon les informateurs de Nicolaisen, seuls les nobles avaient autrefois le droit de posséder des chameaux (1963 : 405). Le Père de Foucauld fait la même remarque à propos de l Ahaggar (1951-1952, t. 1 : 539). Des proches de Bokha nous ont fait des déclarations semblables, mais elles avaient plus l allure de formules toutes faites que d évocations de souvenirs. Bien que le Père de Foucauld fasse état d événements assez circonscrits datant du milieu du siècle dernier, et à la suite desquels les roturiers de l Ahaggar auraient commencé à posséder des chameaux (ibid.), la question de savoir s il y a eu réellement un temps où les nobles seuls en possédaient nous paraît devoir être laissée ouverte. Il y a peut-être en effet derrière ces déclarations un peu stéréotypées et la complaisance que les Touaregs de l aristocratie mettent à les répéter la simple conviction que seuls les nobles sont vraiment dignes de posséder des chameaux et que, dans les temps plus heureux où vivaient leurs ancêtres, ils étaient donc les seuls à en posséder. 6 Amghid (pl. imghad), le mot que nous traduirons par roturier, est de son côté associé par certains informateurs à eghäyd, le «chevreau», fait qui a aussi été relevé chez les Kel Ahaggar par Nicolaisen (1959 : 11) et chez les Ioullimmedan par Nicolas (1950 a : 189). Dans ces deux derniers groupes, on appelle même parfois les roturiers kɇl ulli, «ceux des chèvres», terme devenant au singulier ag ulli, «fils de chèvres» 1 (Foucauld 1952-1952, t. 2 : 534 ; Bernus 1976 : 88, et 1981 : 73). E. Bernus, tout en notant que cette dénomination de kɇl ulli est connue chez les Ioullimmedan, souligne néanmoins qu elle y est peu usitée, «car il ne semble pas que les imghad aient été particulièrement des éleveurs caprins, mais qu ils aient pratiqué, de longue date, un élevage plus varié au service des [nobles]» (1981 : 73). Noble chamelier, roturier chevrier, il y aurait donc là à la fois une réalité pour certains groupes et un stéréotype répandu à travers tout le monde touareg. 7 Cette prédilection pour deux types d élevage distincts s accompagne, chez les Kel Ferwan au moins, de quelques différences dans le mode de vie. Les nobles utilisent généralement des chameaux pour leurs déménagements, alors que les roturiers leur préfèrent les ânes. Plutôt qu à la chèvre, le chameau s oppose ici à l âne, qu on sait occuper une position intermédiaire entre les ovins et les camelins. Les Kel Ewey, qui sont tous nobles, semblent ignorer la domestication des ânes et laissent courir dans leurs montagnes des troupeaux

83 d ânes sauvages qu on dit provenir de bêtes laissées là par les anciens occupants de la région, Itesen ou Kel Gress. Aller à âne serait pour un noble se couvrir d opprobre. A l inverse, les femmes roturières ne savent pas monter à chameau, sinon en croupe, et encore ne le font-elles que d assez mauvaise grâce, aimant à répéter qu aller à âne est bien plus confortable. En revanche, les femmes nobles savent monter au garrot et ne s abaisseraient jamais à monter à âne 2. Les jeunes gens, roturiers comme nobles, ont tous leur chameau de selle, mais le roturier n en a souvent qu un seul, qu il n exhibe qu aux grandes occasions pour ne pas l épuiser. En temps normal, surtout s il n a plus l âge d être coquet, un roturier se déplace sur un âne (cf. Nicolaisen 1963 : 90 et suiv.). 8 On peut suivre Nicolaisen quand il parle d un certain partage des tâches, où le noble fournirait au groupe ses chameaux et le roturier ses chèvres (ibid. : 404). Jadis, les nobles kel ferwan pouvaient à l occasion exiger de leurs dépendants qu ils leur cédassent quelques chèvres. De même, le tribut des plébéiens de l Ahaggar était pour une bonne part composé de beurre de chèvre (ibid. : 399). A l inverse, chez les Kel Ferwan comme chez les Kel Ahaggar, les nobles prêtaient parfois leurs chameaux à leurs plébéiens quand ceux-ci organisaient des caravanes (ibid. : 405). Bokha ajoute même qu un noble ne pouvait refuser un chameau à un plébéien qui le quémandait de lui. Aujourd hui encore, il fait venir du mil du Damerghou, mettant ainsi les chameaux des caravaniers hausa qu il emploie à la disposition de tout le groupe (voir chap. 2, 2.2). Il ne rend pas ce service sans contrepartie puisqu il en tire un bénéfice, mais le prêt de chameau tel qu on le pratiquait n était pas gratuit non plus. En effet, celui qui prêtait un chameau pour une caravane avait droit en retour à la moitié de la charge que ce chameau transporterait. 9 L affinité particulière qui unit les chameaux à la noblesse trouve un écho dans la littérature orale. C est ainsi qu à côté des chants qui associent les chameaux aux hommes (voir chap. 2, 3) il en existe qui les associent aux nobles. Dans le même ordre d idées, une légende recueillie dans l Ahaggar raconte que la constellation de la Chamelle (la Grande Ourse) est un noble de haute lignée que Dieu a autrefois transformé en chamelle (Benhazera 1908 : 60). Nous n avons pas recueilli l équivalent de cette légende chez les Kel Ferwan, mais des mythes d origine peuvent lui être comparés. Voici l un d eux, dans une version recueillie par Nicolaisen (1963 : 426). Trois sœurs quittèrent un jour leur pays d origine, montées sur des chameaux. Une nuit, alors qu elles étaient proches d Iferwan, la plus âgée, Sabenas, défit les entraves des montures de ses sœurs qui donc s enfuirent. Quand les trois sœurs arrivèrent à Iferwan, Sabenas seule montait un chameau, ses sœurs allant à pied. Elles rencontrèrent un chef puissant qui leur demanda qui elles étaient. Sabenas répondit que l une des deux femmes était sa sœur, mais pas sa vraie sœur [le détail est obscur ; peut-être Sabenas parle-t-elle d une sœur classificatoire] et que l autre était sa roturière. Le chef décida d épouser Sabenas car, montant un chameau, elle ne pouvait être que de noble origine. Sabenas accepta à condition qu il lui fût donné autant de terres qu un chameau pouvait en parcourir en un jour. Ce qui fut fait, et ce territoire est maintenant celui des Kel Ferwan. Sabenas est l ancêtre des Irawatan, les Kel Ferwan nobles, ses compagnes celles de tribus roturières. 10 Ce mythe est très connu aujourd hui encore. Nous en avons recueilli plusieurs versions, mais celle-ci nous paraît être plus parlante. Un mythe pratiquement identique existe chez les Kel Ahaggar (Foucauld 1951-1952, t. 2 : 536). Pas plus qu il n existe de texte identifiant la chèvre à la femme, nous n en trouverons qui l identifient au roturier. L affinité qui unit la chèvre au roturier est sans doute trop avilissante pour être magnifiée par les poètes et les conteuses. Au fond, elle est un manque autant qu un attribut : moins dignes que les nobles de posséder des chameaux, les roturiers ne peuvent qu apparaître plus proches du

84 petit bétail. Les seuls faits d ordre linguistique où le roturier se trouve associé à la chèvre sont finalement l étymologie de amghid et la locution kɇl ulli citées plus haut. 11 S opposant déjà comme bétail d homme et bétail de femme, les camelins et les caprins s opposeraient donc aussi comme bétail de noble et bétail de roturier. Il y a là un fait formel dont nous devons essayer de rendre raison. Deux remarques préalables peuvent nous guider. Les nobles, disposant de vastes étendues, ont toujours été plus à même que leurs dépendants, confinés tribu par tribu à un petit canton, de pratiquer l élevage camelin. Une certaine affinité pouvait aussi rapprocher les guerriers qu ils étaient d un animal que tout destine à être un bon auxiliaire dans les opérations militaires. L étude de la guerre et de l occupation de l espace paraît donc un bon moyen de comprendre pourquoi le noble et le chameau sont si proches l un de l autre. 2. La guerre 12 L esquisse d une typologie sommaire de l activité guerrière chez les Touaregs impose une première distinction entre la guerre proprement dite (amgɇr) et la razzia (êgɇn) 3. La guerre elle-même peut être soit guerre sainte, soit guerre de conquête. Dans les pages qui précèdent, nous avons évoqué çà et là des faits recueillis ailleurs que chez les Kel Ferwan, mais ils n apparaissaient que dans des remarques annexes. Nous devons maintenant sortir plus franchement du groupe des Kel Ferwan et l envisager comme un sous-groupe de l ensemble des Touaregs liés au sultan d Agadez. Il s agit soit des Touaregs qui vivent dans le massif de l Ayr ou dans les plaines alentour (Kel Ferwan, Kel Fadey, Kel Ewey, Ikazkazan), soit de ceux qui y ont vécu jadis (Itesen, Ilisawan, Kel Gress et, dans une certaine mesure, Igdalan et Inusufan). 2.1. La guerre sainte 13 Les guerres menées par les Touaregs liés au sultan 4 contre des Touaregs étrangers ou des non-touaregs ont toujours été considérées comme des guerres saintes. Les Touaregs parlent à leur sujet de guerre contre «l Infidèle» (akafɇr, de l arabe kafir ; le mot jihad ne semble pas connu, sauf de quelques érudits). 14 La Chronique d Agadez fait ainsi état de guerres menées à la fin du XVII e siècle par le sultan Mobarek puis son fils Ag Abba, et qui ont opposé l ensemble des Touaregs de l Ayr aux Adarawa, Noirs vivant au sud de l actuel Niger. Le texte de la Chronique mentionne que «Dieu donna à Ag Abba une victoire complète contre ses ennemis» (Urvoy 1936 : 176). La tradition orale de l Ayr n a pas conservé le souvenir de ces guerres, mais on se souvient néanmoins de la migration des Ilisawan qu elles ont provoquée. Avec Ag Abba à leur tête, ceux-ci se sont en effet installés dans le Damerghou qu ils venaient de conquérir (ibid. : 176 et suiv.), et leur tradition orale, au contraire de celle de l Ayr, a gardé un souvenir précis de ces guerres. Les érudits d Agadez connaissent des écrits qui en font état, et les noms de Mobarek et Ag Abba leur sont bien connus. C est le meilleur exemple de guerre sainte opposant les Touaregs de l Ayr conduits par le sultan à des étrangers considérés comme infidèles. Il est difficile de savoir quels rôles respectifs les nobles et les roturiers y ont joué, mais, aux yeux des lettrés du moins, ils n ont pas eu des rôles distincts. 15 L insurrection de 1916-1917 a rassemblé presque tous les Touaregs de l Ayr et une partie de ceux de l Ahaggar derrière Kaosen, un homme célébré aujourd hui comme un héros

85 national par les autorités nigériennes. Tegama, le sultan de l époque, y a joué un rôle occulte, mais plus important peut-être que celui joué par Kaosen lui-même (voir Norris 1975 : 158 ; Fuglestad 1976). S il a laissé à Kaosen la direction des opérations militaires, il a déployé une intense activité diplomatique et s est parfois montré sur le champ de bataille (Adamou 1979 : 94 ; Alibert 1944 : 195). Il s agit là d événements auxquels certains de nos informateurs ont participé, et tous connaissent les noms de Kaosen et Tegama. Les Touaregs se souviennent de cette guerre comme d une guerre sainte et non comme de la guerre nationaliste ou sociale que veulent y voir les autorités nigériennes ou certains chercheurs français (Bourgeot 1979 : 177 et suiv.). Dans plusieurs des récits que nous avons entendus, le Prophète en personne assistait les Touaregs et intervenait de façon miraculeuse contre les Français 5. Les informations que nous possédons sur l insurrection de 1916-1917 indiquent que les nobles y jouèrent, derrière Kaosen et Tegama, un rôle important. Il y eut néanmoins, dans l Ahaggar du moins, quelques défections. C est ainsi que, alors que les roturiers participèrent au soulèvement, l amɇnokal de l Ahaggar prit parti pour les Français (par réalisme, semble-t-il). Le cas nous intéresse, car les Touaregs de l Ahaggar qui se soulevèrent le firent aux côtés de ceux de l Ayr, alors que cette insurrection était loin de rassembler tous les Touaregs. Il faut également noter que Kaosen était un esclave, ce qui n aurait pas été concevable dans les guerres du type de celles que nous étudierons plus loin 6. 16 Là encore, il s agit d une guerre opposant à des étrangers infidèles les Touaregs de l Ayr, alliés cette fois à certaines tribus de l Ahaggar. Le sultan y a joué un rôle important, et les nobles n ont pas eu l entière conduite des opérations puisque certains, dans l Ahaggar, n y ont même pas participé et que la figure la plus éminente a été un esclave. 17 Semblables guerres ont pu opposer les Touaregs de l Ayr, parfois affaiblis par la défection de certains d entre eux, aux Ioullimmedan, parfois alliés à des étrangers, Peuls ou autres. C est le cas des guerres où se sont affrontés, au début du XVII e siècle, d une part les Kel Ewey, Kel Gress, Itesen, et vraisemblablement aussi les Kel Ferwan, et d autre part les Ioullimmedan rejoints par les Iberkorayan, qui avaient compté jusque-là parmi les Touaregs de l Ayr. Les gens de l Ayr furent conduits à la guerre par Sidi Makhmud El Baghdadi, un mystique arabe venu vivre parmi eux et qui, aujourd hui encore, est vénéré comme un saint dans les montagnes de l Ayr. Les Ioullimmedan étaient aussi inspirés par un mystique, et, pour les deux parties, l adversaire était l Infidèle. Le rôle du sultan de l époque n est pas nettement établi, et il n est pas exclu qu il ait traîtreusement fait assassiner Sidi Makhmud, craignant peut-être en lui un rival. Mais pour les Touaregs non lettrés qui en parlent, il va de soi qu il a pris fait et cause pour le saint homme (Ghoubayd Ag Alawjaly 1975 : 21 et suiv. ; Norris 1975 : 118 et suiv.). De même, au début du XIX e siècle, des guerres liées à la Jihad peule (Monteil 1980 : 105 et suiv.) ont opposé les Touaregs de l Ayr aux Ioullimmedan et aux Peuls de Sokoto. Là encore, ces guerres furent des guerres saintes, chaque partie considérant l autre comme l Infidèle (Ghoubayd Ag Alawjaly 1975 : 37 et suiv. ; Norris 1975 : 145 et suiv.). Il ne semble pas que le sultan ait été directement impliqué dans ces guerres, mais elles eurent tout de même des conséquences sur le sultanat puisque, par la suite, les Touaregs de l Ayr ayant subi des revers, l élection du sultan d Agadez dut chaque fois être ratifiée par le sultan de Sokoto.

86 2.2. La guerre pour l occupation de l espace 18 Comme nous l avons évoqué dans notre introduction, l histoire de l Ayr a été celle des arrivées successives d envahisseurs venus du nord ou du nord-est. Igdalan, Inusufan et Iberkorayan, Itesen et Ilisawan, Kel Ewey, Kel Ferwan et Kel Ezel, Ikazkazan, Kel Fadey et Taytoq se sont ainsi succédé, chaque groupe repoussant d autres groupes vers le sud. Les derniers arrivés, les Taytoq, furent contraints à la fin du siècle dernier de quitter l Ahaggar après qu une guerre longue et difficile les eut opposés aux Kel Ghela, leurs voisins. En fait, le mot envahisseurs n est sans doute pas tout à fait approprié, car il semble que les nouveaux venus, chassés de leur pays d origine par des guerres malheureuses ou par la recherche de pâturages, ne se présentent d abord dans l Ayr qu en petit nombre et dans un état assez miséreux. Ce n est que peu à peu que leur force et leur nombre s accroissent et qu ils commencent à se dresser contre les occupants plus anciens du pays où ils ont trouvé asile (Urvoy 1936 : 144). On peut suivre par exemple dans la Chronique d Agadez la lente montée de l influence des Kel Ewey, présents dès le début du XVII e siècle, mais qui ne chassent définitivement les Kel Gress qu au début du XIX e siècle (voir annexe I). Les Taytoq, aujourd hui misérables et dispersés, offrent peut-être une bonne image de ce que peut être un groupe fraîchement arrivé. 19 La guerre a donc encore délimité les territoires qu occupent les différents groupes à l intérieur du monde des Touaregs de l Ayr. Dans ces guerres, les tribus n avaient pas toutes le même statut. Si certains groupes, comme les Kel Ewey et les Kel Gress, étaient exclusivement composés de tribus nobles, d autres, comme les Kel Ferwan, Kel Fadey et Kel Ezel, comprenaient une tribu noble ayant à sa suite plusieurs tribus roturières 7. Dans ce cas, c est la tribu noble qui menait la guerre de conquête ou qui dirigeait la défense du territoire du groupe. Cette prééminence des nobles se manifestait de plusieurs manières. Tout d abord, une tribu roturière ne s aventurait pas d elle-même sur un territoire étranger, à moins que ce fût pour se soumettre aux maîtres de ce territoire. De plus, les nobles décidaient de la répartition des différentes tribus roturières sur les terres du groupe, en se guidant parfois sur des impératifs stratégiques. Dans les batailles en ligne, enfin, il semble que souvent l aristocratie allait à méhari et faisait donner devant elle une piétaille composée de roturiers et d affranchis. 20 Ces roturiers pouvaient être de provenances diverses. Certains, comme les Iberdiyanan, qui forment aujourd hui la principale tribu roturière des Kel Ferwan, accompagnaient déjà les nobles à leur arrivée dans l Ayr. D autres, comme les Ifoghas, qui vivent aujourd hui au nord des terres kel ferwan, sont venus plus tard, poussés par la misère ou des infortunes diverses à chercher refuge sur le territoire d une tribu noble et à lui demander sa protection. On cite enfin, mais dans l Ahaggar, le cas des Isabatan, roturiers qui descendraient de Berbères trouvés sur place par de nouveaux arrivants et assujettis par eux (voir n. 8). Aucune tribu du Niger n est dans une situation identique à celle des Isabatan. Ainsi, les Igdalan, que les Kel Ferwan ont dû trouver sur place lorsqu ils sont venus du nord, ne passent pas à proprement parler pour des roturiers. Bien qu appartenant à un vieux fond berbère, ils sont considérés davantage comme des étrangers que comme des Touaregs. Ils ont un peu le même statut que les Peuls vivant sur le territoire des Kel Ferwan. De même, des familles kel ferwan aujourd hui incorporées à une tribu roturière savent descendre des Itesen (voir chap. 2, 2, n. 12), mais il ne s agit que de quelques familles et non de tribus entières.

87 21 On pourrait être tenté de voir dans ces guerres, où les nobles et les roturiers ne jouent pas le même rôle, l origine de deux ordres distincts dans certains groupes touaregs. Des tribus favorisées par le sort des armes seraient, selon cette optique, devenues les tribus nobles ; d autres, moins fortunées, seraient devenues les tribus roturières. Ce n est pas exactement ainsi que les Touaregs voient les choses, et puisqu en l occurrence une reconstitution historique est de toute façon impossible c est à développer la seule conception indigène que nous allons nous attacher 8. Les aléas de l histoire, où nous serions tentés de voir une cause de l existence d une certaine structure sociale, en sont, aux yeux des Touaregs, une conséquence. Le noble, parce qu il est noble, a su s installer les armes à la main sur les terres qui sont aujourd hui les siennes et a accordé asile à ceux qu il y a trouvés, qui l y ont rejoint, ou qui l avaient accompagné. Dans cette vue, les nobles ont toujours été les nobles, et les roturiers ont toujours été les roturiers. Certains vont même jusqu à dire «qu il y a deux sortes de Touaregs comme il y a plusieurs sortes d arbres» (ishkän, îrawän a mosän). C est sans doute une formulation extrême à laquelle beaucoup d informateurs ne souscriraient pas. On nous a aussi dit en effet que «le fait qu il y ait des nobles et des roturiers n est pas dans le Livre» (et est donc contingent). Cependant, même extrême, la première formule nous paraît traduire un état d esprit assez répandu, dont nous devons dire quelques mots, quitte à reporter à plus tard le soin de rendre compte de ces contradictions entre informateurs. 22 Il y aurait donc une qualité a priori qui définirait le noble comme noble indépendamment du (ou antérieurement au) fait que la tribu où il est né a dans la guerre un rôle dominant. C est, nous semble-t-il, à une telle qualité que fait référence le mot tɇmujɇgha, rattaché par les informateurs au mot amajɇgh, mais dont les connotations sont plus larges. Avoir de la tɇmujɇgha, c est certes être courageux à la guerre, mais aussi se montrer généreux et même avoir des manières élégantes, des gestes lents et posés, parler sans élever la voix, etc. L idée semble être proche de «noblesse» au sens que le mot a d ordinaire en français, ou de «distinction», quelque chose qui peut paraître de peu de poids sociologiquement. Doit-on penser que ces traits ont pris de l importance par rapport, par exemple, à la valeur guerrière depuis que l administration coloniale a mis fin aux guerres et à la prépondérance politique des tribus nobles? La chose n est pas exclue, mais les poèmes recueillis par le Père de Foucauld à l époque où cette administration commençait à peine à s installer montrent l importance qu avaient alors l élégance personnelle et les bonnes manières. Faudrait-il voir dans l insignifiance même des traits par lesquels la noblesse se distingue le signe que justement le noble est noble avant de jouer le premier rôle à la guerre, d appartenir à une tribu puissante, etc.? En fait, nous verrons au chapitre 9 que les traits dont il s agit ne sont pas sociologiquement insignifiants, mais au contraire lourds de sens 9. 23 La tɇmujɇgha se donne comme une qualité relative. Dire d un homme qu il a de la tɇmujɇgha, c est toujours un peu le comparer à d autres hommes qui en ont moins. Le Touareg noble a en principe plus de tɇmujɇgha qu un autre Touareg, qu il soit roturier, forgeron, affranchi ou esclave. Mais nous savons que le mot amajɇgh peut désigner soit les Touaregs nobles par opposition aux Touaregs de basse extraction, soit les Touaregs de toutes conditions par opposition aux étrangers. Il est donc des contextes où un Touareg n appartenant pas à la noblesse peut être appelé amajɇgh et apparaître alors comme non dépourvu de tɇmujɇgha. On pourra même concéder que tel Touareg de sang servile ou de petite naissance, voire tel étranger, ont plus de tɇmujɇgha que certains nobles. Et parmi les tribus nobles, certaines sont réputées avoir plus de tɇmujɇgha que d autres. Aux

88 connotations présentes dans amajɇgh lorsqu on l associe à tɇmujɇgha s opposent celles qui apparaissent dans amghid lorsqu on l associe à un certain verbe äghɇd : «être vulgaire, manquer de distinction, etc.» (voir chap. 3, n. 1). Ces associations verbales ne signifient pas que le roturier a moins que tout autre part à la tɇmujɇgha ; simplement, les forgerons, les esclaves et les affranchis se distinguent par suffisamment d aspects des autres Touaregs pour qu il ne soit pas besoin d insister à leur sujet sur leur plus ou moins grande tɇmujɇgha, alors que c est le seul domaine où le roturier se distingue immédiatement du noble. Ainsi la noblesse apparaît-elle comme un fait de valeur, une prestigieuse manière d être à laquelle tous peuvent prétendre, mais que le Touareg noble incarne a priori plus qu un autre. Même si elle ne se cristallise pas partout en une opposition entre nobles et roturiers, la tɇmujɇgha est dans tous les groupes touaregs une valeur essentielle, sur laquelle on ne cesse de gloser. 24 Nobles et roturiers ne se conforment pas toujours, bien sûr, au type qu ils sont censés incarner. De là vient le statut ambigu de certaines tribus. Ainsi, les Ifoghas, aujourd hui assujettis par les Kel Ferwan, sont parfois considérés comme nobles. On reconnaît par là qu ils ont pu être autrefois, avant que des malheurs ne les aient contraints à s installer sur les terres des Kel Ferwan et à y mener une existence de roturiers, des nobles à part entière, avec toutes leurs prérogatives. Il est vrai que, mis en présence d un homme des Ifoghas, un noble des Kel Ferwan ne se demande pas s il est noble ou roturier et a tendance à le considérer comme un roturier. Il sait seulement dans l abstrait que les Ifoghas, ou certains d entre eux, peu lui importe lesquels, sont des nobles. Ce qui reste de l ancienne noblesse des Ifoghas est donc bien ténu, mais il en reste tout de même quelque chose. De même, l indiscipline des Kel Akarra et des Kel Tedale (voir l Introduction) est parfois considérée comme l indice d une ancienne noblesse. A l inverse, il existe au Burkina-Faso une tribu qui, autrefois roturière, vit maintenant sur un territoire qu elle possède en propre et où elle a installé des dépendants. Cependant, si ces Touaregs vivent «comme des nobles», leur prétention à la noblesse fait ricaner leurs voisins (communication orale de E. Guignard. Sur cette tribu, celle des Udalan, voir Guignard 1975 et 1984). On ne se débarrasse jamais de son passé de manant, et l on garde toujours quelque chose de sa noblesse passée. Les Touaregs font bien, malgré tout, une place aux contingences de l histoire, mais seulement comme contingence. Si la structure de leur société n est pas à leurs yeux le produit de l histoire, mais tient en quelque sorte à la nature des choses, ils admettent que des événements historiques ont pu altérer la netteté de ses contours. 3. Les razzias 25 Les guerres dont nous venons de parler n ont pas été permanentes. Entre le moment où un groupe s était assuré la maîtrise de son territoire et celui où d autres commençaient à la lui contester, il pouvait s écouler des périodes de paix relative. Mais même alors, une tribu noble ne pouvait se considérer comme vraiment maîtresse de son territoire que si elle lançait de temps à autre des expéditions sur les terres des groupes voisins, même ceux avec lesquels elle n avait jamais été en guerre. Ces razzias (êgɇn) consistaient en de rapides coups de main où, à la faveur de la surprise, un petit groupe de méharistes enlevait des esclaves ou des chameaux et, parfois, du petit bétail. Une fois son coup fait, le rezzou se retirait aussi vite que possible 10. En principe, de telles expéditions ne donnaient pas lieu à mort d homme, et seuls risquaient leur vie ceux qui opposaient une trop vive

89 résistance. Les razzias pouvaient aussi avoir lieu en temps de guerre, en marge des véritables combats, ou être l occasion d affrontements plus importants et dégénérer en guerre ouverte. Néanmoins, la guerre proprement dite et la razzia étaient, dans l esprit des informateurs, des activités distinctes, qui se différenciaient au moins par l importance du nombre des combattants engagés et par le fait qu en principe les razzias n étaient pas meurtrières (voir Galand 1980). 26 Datant d une époque où les razzias étaient encore pratique courante, les poèmes recueillis par le Père de Foucauld donnent une idée du lyrisme que les Touaregs pouvaient y déployer (Foucauld 1925-1930). Ces poèmes proviennent de l Ahaggar, mais les récits de nos plus vieux informateurs, qui avaient connu les dernières razzias, s ils étaient souvent peu précis sur la matérialité des faits rapportés, témoignaient du même état d esprit. Le but premier de la razzia était d acquérir des biens, mais elle pouvait être aussi une simple démonstration de bravoure. «Il fallait, épée en main, démontrer sa capacité à défendre son bien et l incapacité d autrui à défendre le sien. Mais aujourd hui, les temps ont changé, et même les Hausa ont des troupeaux...» Les femmes serves enlevées pouvaient devenir des concubines, voire, chez les Kel Ewey, des épouses 11. Il était en principe de règle qu on n enlevât pas des hommes ou des femmes libres (voir Bernus 1970 ; Ghoubayd Ag Alawjaly 1975 : 22). Si, dans le feu de l action, les guerriers pouvaient prendre en croupe les femmes d un campement razzié, le chef de la tribu noble dont ils dépendaient mettait, à leur retour, un point d honneur à les faire renvoyer chez elles. 3.1. Le partage du butin 27 Le partage du butin chez les Kel Ferwan répondait, selon Nicolaisen, à des règles précises. Le souvenir qu en avaient nos informateurs était déjà plus flou. 28 On distinguait trois sortes de butin (Nicolaisen 1963 : 428). La tɇmmagadɇz était le butin obtenu dans les razzias organisées par les nobles, qui s attribuaient alors la moitié des dépouilles. La tewat était le butin pris sur les rezzous venus attaquer les Kel Ferwan, sur lequel les nobles prélevaient ce que bon leur semblait. L ɇkkɇjɇdi, enfin, était le butin pris dans les razzias organisées par les roturiers sans l assentiment des nobles, qui alors prenaient tout. 29 Des pratiques semblables ont sans doute été générales dans le monde touareg. Chez les Kel Ahaggar, les roturiers devaient à leurs protecteurs la moitié du butin, appelée abalag (Foucauld 1951-1952, t. 1 : 60). On peut rapprocher cet usage des Kel Ahaggar, comme la tɇmmagadɇz des Kel Ferwan, du fait que, dans les deux groupes, un homme qui avait prêté son chameau à un guerrier partant en razzia avait droit à son retour à la moitié du butin gagné 12 (Foucauld 1925-1930, t. 2 : 64). Cette part due au prêteur s appelait aussi, dans les deux groupes, abalag (terme qui ne signifie, il est vrai, à l origine que «partager en deux moitiés»). En prélevant la tɇmmagadɇz ou l abalag, les nobles se comportent comme si tous les chameaux du groupe leur appartenaient et qu ils n aient fait que les prêter à leurs gens. 30 La razzia, comme la guerre de conquête, était donc conduite par les nobles ; ils partageaient le butin en y prenant la meilleure part et ne permettaient pas aux roturiers de razzier pour leur propre compte. En échange, ceux-ci attendaient de leurs seigneurs protection contre les rezzous étrangers. En fait, chez les Kel Ahaggar aussi bien que chez les Kel Ferwan, la protection consistait en général en ceci : lorsqu un roturier spolié venait se plaindre auprès de l ɇttɇbɇl, celui-ci montait parfois une expédition punitive. Si

90 les biens pillés étaient récupérés, l ɇttɇbɇl se les appropriait. Il en rendait parfois une partie au roturier plaignant, mais ne rendait jamais tout (Nicolaisen 1963 : 402, et informateurs). 31 Ce que les roturiers recevaient des nobles n était donc pas tant l assurance de n être pas razziés que celle de ne pas l être par d autres qu eux. En «protégeant» ses gens, la noblesse manifestait qu elle était souveraine sur ses terres. Lorsqu un étranger venait défier cette souveraineté, l ɇttɇbɇl la rétablissait en récupérant les biens razziés. Peu importait à qui ces biens appartenaient, seul comptait le fait qu ils avaient été razziés sur le territoire de telle tribu noble. Lorsque les nobles se souciaient de les récupérer, c était autant pour répliquer à ce qu ils considéraient comme un défi personnel que pour faire preuve de générosité envers leurs protégés. On peut penser aussi que la razzia était de façon si éminente l affaire des nobles qu ils pouvaient l exercer, indirectement du moins, à l encontre de leurs propres protégés et ne permettaient pas que d autres le fissent à leur place. Il est intéressant à ce sujet de remarquer que, chez les Ioullimmedan, le droit reconnu aux nobles de prélever ce que bon leur semblait sur les troupeaux de leurs dépendants s appelait tɇrkɇbt (Bernus 1976 : 93 ; l auteur note terkept). Or ce terme, qui dérive du verbe ärkɇb, «tirer, arracher avec force», désigne aussi le vol ou la razzia. De même, M. Gast note que les roturiers de l Ahaggar risquaient constamment d être spoliés par leurs propres seigneurs, situation à laquelle une institution particulière, la tɇmazläyt, avait pour objet de remédier (Gast 1972). Les informateurs ont tendance à considérer ces faits, si fréquents qu ils aient pu être, comme des abus plutôt que comme la norme. Le noble s y oubliait, oubliait la tɇmujɇgha qui devait être la sienne (voir 2.2) et abusait du pouvoir du sabre. La force brutale réapparaissait alors dans les relations entre nobles et roturiers, aux dépens de la tɇmujɇgha qui était censée les marquer avant tout. Il faut donc voir deux choses dans la hautaine désinvolture avec laquelle le noble protège les siens : d une part, le souci d affirmer que face à l extérieur il est maître, et seul maître, chez lui ; d autre part, une certaine propension à abuser de sa puissance. Dans les faits mentionnés ici chez les Kel Ahaggar et les Ioullimmedan, seul l abus est présent. 3.2. La redistribution du butin 32 Pour être plus précis, c était d abord, du moins dans le cas des Kel Ferwan, l ɇttɇbɇl qui s appropriait la part de butin dont nous avons dit qu elle était prélevée par les nobles. En plus, il avait droit à la moitié du prix de la fiancée dans chaque mariage d un de ses roturiers. Il semble que certains roturiers remettent encore aujourd hui spontanément une partie du prix de la fiancée à l ɇttɇbɇl, considérant cette pratique comme un acte pieux (c est là un fait dont on nous a parlé en termes assez vagues, mais que nous n avons pas observé). C était aussi à lui que revenaient les biens de quiconque mourait sans héritiers. Il redistribuait immédiatement à ses proches, nobles comme lui, une partie des biens qu il acquérait ainsi. De plus, il faisait l objet d incessantes sollicitations de la part de tous ses gens, esclaves, roturiers et forgerons. 33 Il faut, avant de continuer sur ce sujet, parler ici plus en détail de l ɇttɇbɇl. Il jouit encore aujourd hui d un grand prestige et joue un rôle important dans la vie des Kel Ferwan. Il est élu non par ses pairs, mais par les roturiers du groupe, qui le choisissent depuis au moins quatre générations dans le même patrilignage (il y a eu une exception ; voir Nicolaisen 1963 : 426). l ɇttɇbɇl a toujours des relations privilégiées avec certaines tribus roturières pour lesquelles il est dit avoir une bienveillance spéciale et dont il est en retour

91 particulièrement aimé. Dans les élections, chaque tribu roturière met son favori en avant. Bokha, par exemple, l ɇttɇbɇl actuel, fut poussé à la charge d ɇttɇbɇl par les Iberdiyanan et les Igendiyanan. S il revient aux roturiers d élire l ɇttɇbɇl, c est, nous a-t-on dit, parce qu ils sont ses tilɇqqawin, ses «pauvres» ou ses «petits». Un homme choisi par les nobles ne supporterait pas d être l objet de ce que les Touaregs appellent l almokhal, la sollicitation du pauvre, à laquelle on se doit d accéder. Or l ɇttɇbɇl doit endurer, «avaler» (älmɇz) l almokhal, il est celui qui ne doit jamais renvoyer le quémandeur les mains vides. La charge n est pas toujours convoitée. Bokha a ainsi démissionné plusieurs fois de sa charge, et on l a toujours plus ou moins forcé à la reprendre après un court interrègne assuré par un de ses parents. Aujourd hui encore, les quémandeurs se succèdent sans discontinuer sous sa tente, plaideurs cherchant un arbitrage ou pauvres dans le besoin 13. Il les écoute toujours avec une patience que tous les Kel Ferwan ont louée devant nous et d où une lassitude mélancolique n est peut-être pas absente. Il n est pas impossible que cet aspect de la charge d ɇttɇbɇl soit aujourd hui accentué par l incapacité où il se trouve de jouer un rôle politique ou militaire, mais il n a jamais été absent. Aux yeux de ses «pauvres», l ɇttɇbɇl est en premier lieu celui qui donne, qui est obligé de donner. Des ɇttɇbɇl ont pu être par le passé de grands guerriers ou de fins diplomates, mais cela tenait autant à leurs talents personnels qu à leur fonction. Inversement, à l occasion de telle ou telle guerre, des chefs militaires ou religieux n appartenant en rien aux lignées d ɇttɇbɇl pouvaient faire leur apparition (voir Bernus 1970). 34 Chaque tribu roturière a également son «chef», son amghar, institution dont il n est pas sûr qu elle soit antérieure à la colonisation. L amghar n a guère d autre tâche que celle, signalée dans l Introduction, d aider l ɇttɇbɇl à collecter l impôt pour le compte de l administration. Mais il peut, comme vieillard considéré, se permettre de donner son avis dans les querelles familiales. 35 A la relation unissant l ɇttɇbɇl à tout son groupe ou à certaines tribus s en adjoignait une autre, dite de tɇmazläyt, unissant chaque famille de roturiers ou de forgerons à une famille noble. Tɇmazläyt vient d un verbe äzlɇy, «séparer», «mettre à part». Dans la tɇmazläyt, une famille de petites gens choisissait de privilégier tel noble en lequel elle plaçait sa confiance. Là encore, le noble avait droit à une part du butin gagné par ses partenaires de tɇmazläyt, et il était en retour constamment sollicité. A sa mort, son fils reprenait la relation de tɇmazläyt, mais ses protégés pouvaient préférer son neveu utérin ou tout autre descendant plus généreux. La tɇmazläyt permettait à chaque famille noble de jouer vis-à-vis de quelques roturiers ou forgerons un rôle analogue à celui que l ɇttɇbɇl jouait vis-à-vis de tous les Kel Ferwan 14. 36 On peut faire sur la captation et la redistribution du butin par l ɇttɇbɇl et, dans une moindre mesure, par les autres nobles deux commentaires. Tout d abord, en gardant la haute main sur le partage du butin, les nobles manifestent qu ils sont, face à l extérieur, les maîtres de leur territoire. De même que, lorsque des étrangers viennent razzier sur les terres kel ferwan, ce sont en premier lieu les nobles qui s estiment offensés, de même, lorsque des biens razziés à l extérieur arrivent sur les terres kel ferwan, ce sont eux qui en ont la maîtrise. Les nobles ont donc un droit de regard sur tout ce qui franchit, dans un sens ou dans l autre, les frontières du territoire du groupe. 37 De plus, remarquons que le mot «redistribution» n est pas tout à fait approprié. Les nobles se saisissent bel et bien de la part du butin qui leur revient, mais parallèlement ils sont l objet des incessantes sollicitations de leurs gens, ce qui amène petit à petit une redistribution de fait d au moins une partie de ce dont ils s étaient d abord saisis. Mais

92 l état d esprit qui préside à cette redistribution n est pas du tout celui qui a présidé à la razzia et au partage du butin. Au moment où il est saisi, à l extérieur des terres kel ferwan, le butin est le fruit d un acte guerrier et, comme tel, plus ou moins impie. Lorsque, plus tard, il est donné à leurs pauvres par l ɇttɇbɇl ou par les maîtres de la tɇmazläyt, il est l objet d un don pieux ; car il est pieux pour l homme riche de faire l aumône au pauvre, et il est non moins pieux pour le pauvre de reconnaître l humilité de sa condition en quêtant l aumône. Mieux encore, la lignée actuelle des ɇttɇbɇl, dont il semble qu elle détenait déjà la charge avant la colonisation, à l époque où les razzias étaient encore pratiquées, est considérée comme issue du Prophète et vénérée comme telle. La vénération s attachant aux membres vivants de la lignée n est pas très grande, mais les ancêtres de Bokha sont l objet d un certain culte (voir chap. 6, 5.2). Sur Bokha lui-même, s il n est pas vraiment vénéré pour lui-même, rejaillit un peu de la sainteté de ses aïeux. Accepter que l ɇttɇbɇl prélève une partie du butin était donc un acte pieux. De même, nous l avons vu, ceux qui acceptent aujourd hui encore de donner une partie du prix de la fiancée à Bokha estiment agir avec piété. On peut donc dire que le passage des biens razziés par les mains des nobles et de leur chef avait pour effet de transformer en œuvre pie le transfert à l intérieur du groupe de biens acquis à l extérieur dans la violence et l impiété. Dans le cas de la guerre sainte, la prise de butin est un acte licite prévu par les Ecritures. La redistribution du butin réintroduit dans toute autre guerre ou toute razzia quelque chose de la sainteté de la guerre contre l Infidèle. Mais elle le fait sur le mode mineur, car la razzia est d abord, malgré tout, une activité où la piété n a guère de place. 4. L islam et la «noblesse» 38 En voulant approfondir notre étude de la relation entre les nobles et les roturiers, nous avons fait apparaître un fait d un autre ordre : l intervention de la religion islamique. Nobles ou roturiers, les Touaregs sont aussi musulmans. Bien que ces deux éléments soient à première vue difficilement conciliables, il est possible de rendre compte systématiquement des données résumées dans les paragraphes précédents. 39 Il y a entre la guerre sainte, la guerre de conquête et la razzia le lien structural suivant 15 : la guerre sainte est la forme la plus éminente que puissent prendre les relations entre l Ayr (auquel des Touaregs voisins ou d anciens occupants de l Ayr peuvent être associés) et le monde non touareg (dans lequel peuvent être inclus certains Touaregs vivant sur des terres lointaines), considéré a priori comme païen. Dans la guerre de conquête, en revanche, ce sont les groupes touaregs de l Ayr qui s opposent les uns aux autres. Chacune de ces activités délimite un certain espace : d une part celui où vivent les Croyants, qu il faut défendre contre l Infidèle et éventuellement agrandir à ses dépens ; et d autre part l espace où les tribus du groupe se sont installées dans certains cas sous la direction de l une d entre elles et qu il faut défendre contre les Touaregs extérieurs au groupe. Il y a là, on le voit, un processus fonctionnant selon le même principe qu un processus segmentaire. 40 La razzia peut accompagner la guerre sainte ou la guerre de conquête, ou bien être pratiquée pour elle-même, et parfois même entre des groupes qui, comme les Kel Ferwan et les Kel Ewey, ne se sont jamais fait la guerre. Razzier chez autrui, et l empêcher de razzier chez soi, c est marquer la pleine maîtrise du territoire qu on occupe et contester la maîtrise du territoire qu occupe l autre. A ce titre, la razzia participe de la même

93 logique que la guerre, mais en y ajoutant un élément supplémentaire, la circulation de biens. 41 A ce processus segmentaire se superpose le trait suivant : quand les Touaregs de l Ayr se posent comme un tout face au monde extérieur, ils deviennent, comme Croyants, des égaux derrière le sultan. La distinction entre nobles et roturiers, et même entre hommes libres et esclaves, perd de son importance. Quand, en revanche, les groupes de l Ayr s opposent entre eux dans des guerres ou des razzias, les tribus de certains d entre eux se distinguent en nobles et roturières. C est derrière une tribu noble que les tribus d un tel groupe se posent face aux autres groupes. Ceci nous permet d éclairer en passant un problème soulevé dès l introduction de ce livre. Le mot amajɇgh, remarquions-nous, désigne à la fois le Touareg par opposition au non-touareg et le Touareg noble par opposition au Touareg de petite naissance. Nous voyons que, lorsqu un groupe se pose face à l extérieur, le Touareg par excellence est le Touareg noble, de sorte que, dans cette situation au moins, les deux acceptions de amajɇgh s équivalent. 42 Jusqu ici notre commentaire n intègre pas les groupes dépourvus de tribus roturières, et il convient donc de l affiner. Une formulation qui cernerait mieux l esprit du système serait en fait la suivante : quand les groupes de l Ayr s opposent entre eux, la référence à la tɇmujɇgha (voir 2.2) prévaut sur toute autre, tandis que, quand ils se posent comme un tout, la référence à l islam prend le pas sur elle. S il existe en effet des groupes sans tribus roturières, on n imagine pas qu il puisse exister des groupes sans tribus nobles. Pour qu un groupe puisse se poser comme tel face à l extérieur, il faut qu au moins une partie des tribus qui le composent soient nobles, et donc douées de tɇmujɇgha. Il n est nullement nécessaire que l importance prise à ce niveau par la tɇmujɇgha s épanouisse en institution et se traduise par l existence de tribus de statuts différents. Le trait qui véritablement structure le système est que, selon le niveau de segmentation où l on se place, c est la référence à l islam ou la référence à la tɇmujɇgha qui prévaut, l existence de tribus nobles et de tribus roturières n étant dans ce système qu une complication secondaire. Sans doute est-ce selon qu ils se réfèrent à l un ou à l autre étage de la segmentation que les Touaregs peuvent considérer l opposition noble/roturier comme fondamentale ou comme «non écrite dans le Livre» (voir 2.2). 43 Ce n est pas seulement dans la guerre sainte que le sultan apparaît comme celui derrière lequel les Touaregs de l Ayr se reconnaissent comme Croyants. Aujourd hui encore, le sultan et les lettrés qui l entourent forment en matière de droit coranique une sorte de cour d appel (voir l Introduction). C est aussi d eux qu on attend le signal de la fin du jeûne du Ramadan. Leur présence à Agadez confère à la ville une sainteté que beaucoup comparent à celle de La Mecque. Comme pour rappeler que l Ayr n est terre musulmane qu à l ombre du sultanat, l assemblée des Croyants récite tous les vendredis, lors de la prière publique dans la grande mosquée d Agadez, la généalogie des sultans, depuis l initiateur de la dynastie jusqu au sultan régnant. Et le sultan présente bien toutes les caractéristiques qu on est en droit d attendre au niveau de segmentation où il intervient. Il n appartient pas (ou il n appartient plus, voir l Introduction) à une tribu particulière, et il n est donc ni noble ni roturier, particularité du sultanat sur laquelle la Chronique d Agadez et la tradition orale mettent l accent 16. De plus, alors que les nobles vont à chameau et les roturiers le plus souvent à âne, le sultan et sa garde ne se déplacent qu à cheval, ce qui est encore une façon d être étranger à l opposition noble/roturier et, a fortiori, à ce qui relève de la tɇmujɇgha. Certains disent que le sultan est un êkli, un «esclave» ; nous commenterons ce point au chapitre 9, mais nous pouvons déjà dire que,

94 s il peut être qualifié d êkli, il n est pas pour autant considéré comme l esclave de quelqu un. Cet épithète qu on lui décerne à l occasion ne l apparente donc pas à ceux qu on appelle par ailleurs êkli, et dont on sait qui sont ou qui ont été leurs maîtres, mais ne fait que marquer l état d incertitude où l on se trouve quant à son statut. A ce titre, il ne prend aucune part aux guerres intestines et peut même, lorsqu elles éclatent, appeler les belligérants à la réconciliation. Dans certains passages de la Chronique d Agadez, on le voit faire retraite et prier pour que la paix revienne entre les Kel Ayr déchirés par des guerres fratricides (Urvoy 1934 : 175). 44 La superposition de ces deux traits segmentarité et prégnance ou non-prégnance de la tɇmujɇgha n est néanmoins pas parfaite. Il semble en effet que les nobles avaient droit de regard non seulement sur les razzias menées contre d autres groupes de l Ayr, mais aussi sur celles menées contre les peuples étrangers à l Ayr. Inversement, nous savons qu au moment de redistribuer le butin des razzias les Touaregs d un groupe se rappelaient qu ils étaient des Croyants. Peut-être faut-il dire que, si dans la guerre les deux niveaux de segmentation sont bien différenciés, ils le sont moins quand il s agit de la razzia proprement dite. 45 Le commerce caravanier est une autre forme de relation entre les Touaregs de l Ayr et l étranger. Le chameau y joue un rôle important comme dans les guerres et les razzias 17. Les groupes touaregs de l Ayr pouvaient commercer entre eux, comme le faisaient par exemple les Kel Ferwan et les Ilisawan (voir chap. 2, 2), mais l essentiel de l activité caravanière était, et est encore, l expédition annuelle de Bilma, où une grande partie des Touaregs liés au sultan va chercher du sel et des dattes dans les oasis téda de l est du Niger et les revend ensuite dans l Ayr et en pays hausa. 46 Au-delà de l Ayr commence donc le monde païen, avec lequel les relations sont guerrières ou commerciales. Nous savons l importance du sultan et d Agadez dans le commerce caravanier. Agadez était pour les Kel Gress une étape sur la route vers l oasis téda de Bilma, étape dont le sultanat leur garantissait la neutralité (voir l Introduction). Les deux aspects du sultanat dont nous avons parlé dans l introduction sont donc liés : autorité religieuse, le sultan est celui autour duquel les Touaregs de l Ayr se rassemblent face aux Infidèles ; chef d une place caravanière dont il garantit la neutralité, il rend possible les relations commerciales avec le monde extérieur, païen ou considéré comme tel. 5. L intérieur et l extérieur 5.1. Le mariage et la guerre 47 Dans les développements qui précèdent, nous avons regardé les groupes de l Ayr comme semblables quant à l essentiel. Ils le sont en effet au regard des données utilisées jusqu ici : pour tout groupe de l Ayr, il est vrai que, lorsqu il s oppose à un groupe étranger, la tɇmujɇgha prend le pas sur l islam ; et, lorsque les Touaregs de l Ayr dans leur ensemble s opposent au monde extérieur, aucun groupe n est suffisamment individualisé pour apparaître comme différent des autres. Il n en sera plus de même dans ce paragraphe, où nous allons revenir à notre propos du début du chapitre : commenter la double occurrence de l opposition chèvre/chameau, dans la vie politique et dans la vie domestique. Nous ne parlons plus ici que des Kel Ferwan, comme étant un des groupes où la tɇmujɇgha s est cristallisée en une opposition entre tribu noble et tribus roturières. De plus, nous ferons de l ethnographie kel ferwan un usage trop précis pour que nos

95 résultats puissent être considérés comme pleinement valides à l extérieur de ce groupe, encore qu une certaine généralisation nous paraisse possible. 48 Les acquis de ce chapitre et des précédents peuvent se résumer ainsi : 49 a) Il y a à l intérieur du campement une relation de tente à tente, visible dans le travail quotidien, la coopération qui peut s installer dans l élevage des chèvres, la recherche de l eau, la cuisine, etc. A l intérieur du campement et face aux autres tentes, chacun est membre de telle tente. En revanche, il n y a pas de relation entre les tentes de deux campements différents. Aux yeux des habitants d autres campements, chacun apparaît comme membre du campement d Un tel et non de la tente d Une telle. 50 De même, si face à un membre d une autre tribu de son groupe un roturier se présente comme membre de telle tribu, appartenance que rendent d ailleurs évidente son accent ou certains tics de langage, interrogé sur son identité par un Touareg étranger, il ne donne pas le nom de sa tribu mais se présente comme un Kel Ferwan. 51 b) C est le mariage qui met les campements en relation les uns avec les autres. Il se règle de campement à campement et instaure une circulation de biens où le chameau, animal élevé par le campement, joue un rôle primordial. 52 La guerre et le commerce caravanier mettent en relation les groupes touaregs avec d autres groupes touaregs ou avec les étrangers. Quand le groupe en tant que tel guerroie, les roturiers ne combattent que sous la bannière des nobles et pour leur compte. Alors que les nobles vont au combat à chameau, les roturiers ne servent en général que de fantassins. Certaines règles de partage du butin leur rappellent de plus que leurs chameaux ne leur appartiennent pas vraiment. Quand ils montent des caravanes, les roturiers deviennent certes chameliers, mais ils participent alors un peu de la qualité du noble, auquel ils doivent d ailleurs emprunter des chameaux. 53 c) Enfin, ce sont les hommes autour desquels le campement se rassemble qui à chaque déménagement fixent son emplacement et assignent à chaque femme l aire où elle dresse sa tente, auprès de laquelle elle soignera ses chèvres. 54 C est le noble qui, guerroyant sur son chameau, a fixé les limites des terres kel ferwan 18, installant chacune des tribus roturières sur un petit canton où elle se livre à l élevage caprin 19. 55 La vie politique et la vie domestique apparaissent dominées par le même souci : mettre en relation un certain ensemble avec ce qui lui est extérieur. Dans la vie domestique, cette mise en relation prend la forme du mariage, que gère le campement éleveur de chameaux. Dans la vie politique, elle devient la guerre ou le commerce, qui sont tous deux régentés par les nobles chameliers. L homothétie dégagée ici entre vie politique et vie domestique explique que l opposition chameau/chèvre puisse apparaître dans l une aussi bien que dans l autre. Elle n est au fond qu une métaphore pour ce qu on peut appeler l opposition extérieur/intérieur, le chameau se trouvant du côté de l ouverture à l extérieur et la chèvre du côté d un certain confinement à soi-même. 56 Vie politique et vie domestique ne se déploient pas seulement dans des plans homothétiques, elles sont aussi liées l une à l autre. 57 Les relations entre campements se concrétisent dans des flux de biens, dons de chameaux amenant en sens inverse des dons de femmes, de chèvres et d esclaves. De même, les relations du groupe avec le monde extérieur peuvent provoquer, dans les razzias, la circulation de certains biens : chameaux et esclaves pour l essentiel. Les razzias qui

96 accompagnent toute guerre prolongent donc au-delà des limites de la tribu la circulation de biens entretenue à l intérieur de celle-ci par les mariages. Entre les flux de biens extérieurs et intérieurs à la tribu, il n y a pas de solution de continuité, de sorte qu on peut parler de la circulation des biens dans et hors la tribu comme un tout. Sur cette circulation, l ɇttɇbɇl a droit de regard, où qu elle se déploie : il prélève une part de la taggalt quand un roturier se marie, comme il prélève une part sur les butins des razzias. Dans un cas comme dans l autre, il s agit (si du moins l on envisage les razzias «régulières») de la même part : la moitié. Ainsi l ɇttɇbɇl se donne droit de regard, à deux niveaux différents mais homothétiques, sur une même circulation. Remarquons néanmoins que si les mariages alimentent deux flux de biens opposés, le premier composé de chameaux et le second composé entre autres d esclaves, dans les razzias, en revanche, des hommes montant à chameau vont s emparer de camelins et d esclaves. Les rezzous alimentent donc un flux composé à la fois de chameaux et d esclaves et opposé non à un autre flux, mais au mouvement des méharis des guerriers. Tantôt gagnés sur les groupes étrangers, tantôt perdus par les Kel Ferwan, lorsqu ils subissent à leur tour des razzias, ces chameaux et ces esclaves ne composent à chaque fois qu un seul flux. Si la circulation des biens dans et hors la tribu forme un tout continu, elle change donc de nature selon le niveau où on l appréhende, indice, nous allons le voir, de ce que le rapport entre le mariage et la guerre ne se réduit pas à une simple homothétie. 5.2. Le mariage comme opposé à la guerre 58 Les nobles, en même temps qu ils mettaient leur groupe en relation avec l extérieur, le protégeaient contre les razzias étrangères. La guerre ne doit pas pénétrer à l intérieur du groupe ni surtout éclater entre membres d un même groupe. En même temps qu homothétie, il y a donc incompatibilité entre le mariage et la guerre. La guerre prolonge le mariage mais commence là où le champ d application de celui-ci cesse. Plusieurs coutumes constituent autant de variations sur ce thème. 59 La danse où les jeunes méharistes tournent autour de leurs compagnes (voir chap. 2, 3) est comparée par l informateur à l usage ancien qui voulait que les guerriers sur le point de partir en rezzou fassent tourner leurs montures autour de leurs femmes assemblées. Lorsqu ils arrivaient devant le campement à razzier, ils en faisaient aussi plusieurs fois le tour avant de commencer à se livrer au pillage. Les guerriers sur le départ tournent, comme le feraient les danseurs d un carrousel, autour de leurs compagnes, et ils se préparent à faire de même autour de ceux qu ils vont razzier. Ornement à l usage qui en est fait dans les prestations de mariage (voir chap. 2, 3), l usage galant du chameau dont cette danse est un exemple s apparente ici à son usage guerrier. Mais s ils tournent semblablement autour de leurs femmes et autour de leurs ennemis, c est précisément quand ils cessent de tourner autour des premières que les hommes touaregs se mettent en route pour tourner autour des seconds. Le chameau tel qu il est utilisé dans le mariage ou les festivités associées s oppose donc, en même temps qu il s y apparente, aux méharis des rezzous. On ne saurait minimiser l importance de ces cérémonials guerriers, car des razzias auxquelles ils ont exercé leur jeunesse, c est souvent tout ce dont les vieux Kel Ferwan se souviennent. Et peut-être que, lorsque aujourd hui les jeunes méharistes paradent dans les fêtes autour de leurs amies, la poussière qu ils soulèvent et les cris stridents qu ils poussent rappellent-ils à leurs pères restés spectateurs les cris menaçants

97 qu eux-mêmes poussaient jadis en brandissant leurs lances, lorsque leur rezzou soulevant la poussière s apprêtait à fondre sur l ennemi 20. 60 On peut aussi, au cours des mariages, des fêtes religieuses ou simplement à l occasion d un tɇnde (voir chap. 2, 3), assister à une danse d une autre sorte, moins prestigieuse mais aussi fréquemment pratiquée. Les jeunes chanteuses sont en ligne, et leurs compagnons, un par un, exécutent quelques pas de danse devant elles. Martelant le sol avec énergie, chaque danseur brandit son épée, gardée en général dans le fourreau, et émet un grondement guttural, la takhamakham, forme élaborée du hmhm qu on émet dans la conversation pour faire taire un interlocuteur. La takhamakham est censée montrer aux jeunes filles la vigueur et la virilité du danseur. Là encore, les jeunes gens vont vers leurs compagnes, qu ils courtisent ainsi et que, pour certaines, ils épouseront, épées brandies et en émettant un grondement menaçant ; mais les épées ne sortent pas du fourreau. Il y a donc un usage galant et un usage guerrier de l épée, mais ils s excluent l un l autre, puisqu il faut à la guerre dégainer son épée et donc abandonner la galanterie. 61 On peut commenter dans le même esprit la fête dite de Gani. Cette fête célèbre en principe la naissance du Prophète, mais divers éléments la placent en fait sous le signe de la razzia. Tout d abord, le mois où elle a lieu, appelé «mois de Gani» 21 ou «mois du grand Gani», est précédé du mois «du petit Gani» ou «des razzias» (aqqatän). Aqqatän est aussi le nom d un jeu auquel les enfants se livrent dès qu apparaît la nouvelle lune annonciatrice du début du mois «des razzias». Lorsque l un d eux l a vue, il entraîne ses compagnons de campement vers un autre campement où ils frappent une des tentes en disant : tɇmmoghäm, «vous êtes razziés». Les enfants du campement ainsi «razzié» se lancent à la poursuite de leurs assaillants et cherchent à les rattraper avant qu ils n aient rejoint leur propre campement. Dans les razzias d autrefois, la seule riposte possible pour les victimes consistait à prendre les agresseurs de vitesse et à les attendre à un puits situé sur le chemin de leur retour. Ce jeu d enfant est donc une réplique des anciennes razzias. C est aussi, on va le voir, la version enfantine de la fête de Gani. Cette fête a lieu le dixième jour du mois suivant et donne lieu à des réjouissances dont la tradition semble ancienne. Tous les Touaregs de l Ayr se rassemblent en plusieurs lieux-dits : Anzen, Tchighozerine, Degrur, etc., tous situés sur les frontières entre les territoires des différents groupes. Dans des sortes d olympiades, des tribus qui naguère s affrontaient dans la guerre ou tout au moins dans la razzia s assemblent pour des joutes pacifiques. La veille de la fête, hommes et femmes de tous les campements se dirigent à dos d âne ou à dos de chameau vers le lieu de rassemblement. Durant la nuit, ils consomment la viande et la bouillie de mil qu ils ont apportées. On dort peu cette nuit-là, et on ne cesse de boire du thé. C était autrefois une nuit de grande licence, et il y règne aujourd hui une certaine liberté. Le lendemain matin, jour de la fête, les hommes s affrontent dans un simulacre de razzia. Ils ont tous enfourché leurs méharis, qu ils ont ornés de tapis de laine et de sacs de peau, ils ont revêtu leurs plus brillants atours, et leurs voiles ne laissent voir que leurs yeux, ils portent l épée au côté et tiennent leur lance à la main. Les méharistes des différentes tribus présentes forment autant de groupes se faisant face les uns les autres, comme hostiles. Ce face-à-face silencieux et immobile semble devoir se prolonger pendant des heures, lorsque l un des hommes met soudain sa monture au galop et tente en passant près d une femme appartenant à un autre groupe de lui arracher son voile de tête. S il y parvient, les compagnons de la femme ainsi spoliée se lancent à la poursuite de l agresseur et cherchent à récupérer le voile, puis à leur tour ils tentent de prendre le voile d une étrangère. Ainsi se déroule la matinée de Gani, dans ces affrontements d où

98 une certaine animosité n est pas absente et qui peuvent dégénérer en bagarres plus sérieuses. Lorsque le soleil est haut dans le ciel, on se disperse, et chacun prend le chemin du retour. Pour l informateur, il ne fait pas de doute qu il s agit là de la représentation d une razzia, car enlever un voile, c est un peu enlever la femme qui le portait. 62 Mais, comme dans le jeu de l aqqatän, on en reste au simulacre. Et, de plus, ce dont la fête de Gani offre le simulacre est déjà en soi-même une fiction. En effet, s il arrivait jadis que des rezzous ravissent des femmes serves parfois destinées à devenir, à terme du moins, des concubines ou des épouses, ils épargnaient scrupuleusement les femmes libres (voir 3). Comme les esclaves n avaient pas alors de tentes, le fait d épouser une femme serve n amenait pas le déplacement d une tente et ne constituait donc pas un mariage à part entière. Au contraire, l enlèvement d une femme libre comme telle «gardienne» d une tente se serait davantage rapproché d un véritable mariage, mais c est précisément une chose qu on évitait. Or, le jour de Gani, on «enlève» indifféremment des esclaves ou des femmes libres. Le temps d un jeu, quelques femmes libres deviennent semblables à des esclaves enlevées et susceptibles d être épousées par leurs ravisseurs. Lorsque les tribus s opposent dans la guerre ou la razzia, les femmes libres ne sont pas enlevées et ne risquent donc pas d être épousées ; seules les esclaves peuvent l être, dans des mariages qui n en sont pas vraiment. Lorsque ces mêmes tribus se rassemblent dans des joutes pacifiques, on fait mine d enlever même des femmes libres. La situation déjà fictive en elle-même, dont la fête de Gani offre une représentation théâtrale, est tout simplement la confusion de la guerre (ou tout au moins d un acte guerrier) et du mariage, confusion que dans la réalité on veille à éviter. En n en offrant qu un simulacre, c est-à-dire en marquant qu une telle confusion ne peut apparaître ailleurs que dans la fiction, cette fête rappelle par contraste un trait de la société réelle : le mariage et la razzia (et donc la guerre dont la razzia est un des accompagnements obligés) sont incompatibles. Mais que cette confusion soit mise en scène au moment précis où se rassemblent des tribus qui d habitude s opposent dans la guerre, ou tout au moins dans la razzia, montre que le rapport entre mariage et guerre est plus complexe que celui d une simple incompatibilité. Lorsque, le temps d une fête, la possibilité de la guerre est écartée, lorsque ceux qui d ordinaire ne se font face que l épée brandie se rassemblent tout en gardant l épée au fourreau, le mariage commence soudain à apparaître comme possible. En un mot, dès que l une des modalités de la relation à l extérieur est oblitérée, l autre tend à s imposer. C est que le mariage et la guerre ont bien, comme modalités de la relation à l extérieur, quelque chose de commun. Ils ne se superposent pas, mais celle-ci prolonge celui-là. 6. Conclusion 63 Dans ce chapitre, nous avons isolé trois domaines où, selon des modalités différentes, des unités domestiques ou politiques sont mises en relation avec d autres unités du même ordre. 64 Tout d abord, à l intérieur de la tribu, le mariage met les campements en relation entre eux, et ce sur un pied d égalité. Ensuite, les groupes de l Ayr s opposent de même les uns aux autres dans une relation qui tout à la fois prolonge et nie la précédente et où ils ont tous le même statut. On doit cependant compter à ce niveau avec la tɇmujɇgha qui, à l intérieur de certains groupes, fait apparaître des tribus supérieures aux autres. Et même lorsqu elle ne va pas jusque-là, elle est une source d inégalités potentielles, car les hommes et les tribus en font inégalement preuve. Face à l étranger enfin, les hommes de

99 l Ayr sont à nouveau des égaux derrière le sultan, mais cette égalité n a pas le même contenu que l égalité entre campements. Les Touaregs de l Ayr sont égaux comme musulmans ; l islam neutralise ici les ferments d inégalité toujours présents dans la tɇmujɇgha, tandis que l égalité entre campements n est rien d autre que l égalité des beaux-frères. 65 Même s il est possible de les isoler dans l analyse, ces trois domaines sont entremêlés. C est ainsi que la référence à la tɇmujɇgha n est pas absente des relations entre campements, bien qu elle n y apparaisse, il est vrai, que de façon assez marginale, dans le droit de regard que les nobles s arrogent sur les mariages de roturiers en prélevant une partie de la taggalt. Si les beaux-frères sont bien ici des égaux, d autres hommes qui ne sont pas leurs égaux interviennent donc dans leurs relations. De même, dans les groupes où les esclaves sont épousées, on ne peut pas parler d égalité des beaux-frères. S il n y a pas de tels mariages chez les Kel Ferwan, il arrive, quoique très rarement, il est vrai, qu un noble y épouse une roturière. Là aussi, les beaux-frères ne sont pas égaux. L islam, enfin, imprime sa marque aux relations entre groupes de l Ayr. Dans la redistribution du butin, nous avons vu les Touaregs se comporter en musulmans, mais il s agit là encore d un effet marginal. Nous le verrons présent également dans le mariage, c est-à-dire au premier de nos trois domaines, et ce sera là un thème récurrent dans l étude des rituels. NOTES 1. Lorsqu ils proposent l étymologie de amghid que nous citons, les informateurs le font en ricanant, considérant ce qu elle révèle, la proximité entre les roturiers et les chèvres, comme infamant. En revanche, le Père de Foucauld (ibid.) assure que, dans l Ahaggar, les termes kɇl ulli et ag ulli sont considérés comme moins péjoratifs que amghid, ce qui paraît contradictoire. Peutêtre, en employant le mot amghid, l informateur pense-t-il au verbe äghɇd, «être vulgaire», dont nous parlerons plus loin. Le locuteur n a sans doute pas en tête à chaque fois qu il emploie un mot, l étymologie qu il peut à l occasion proposer. Peut-être qu en employant amghid pense-t-il plus à äghɇd qu à eghäyd, même s il associe plus volontiers amghid au second terme ; peut-être a-til en tête d autres connotations trop évidentes à ses yeux pour qu il les explicite ; peut-être enfin amghid a-t-il pris un sens péjoratif, indépendamment de toutes les étymologies qu on peut en proposer. 2. Ici, le fait que le chameau est l animal de la noblesse vient contrebalancer le fait qu il est un bétail d homme. Les femmes nobles vont à dos de chameau parce qu en même temps que femmes elles sont nobles. Mais elles ne vont pas jusqu à aider à l élevage des chameaux, alors que, même si elles ont des serviteurs, elles peuvent donner la main à l élevage des chèvres. 3. L idée même de tenter d esquisser une typologie de l activité guerrière nous a été largement inspirée par l enseignement de L. Galand à l Ecole pratique des hautes études, IV e section, en 1980-1981 (voir l Annuaire de l Ecole, et aussi Galand 1980, qui constitue une sorte de résumé de cet enseignement). Si l auteur ne propose pas à proprement parler une typologie, certaines de ses remarques peuvent être reprises dans une telle typologie (voir 3). E. Bernus a également proposé une sorte de typologie (1981 : 81 et suiv.) dont nous avons eu connaissance après avoir amorcé le présent travail, et qui ne nous paraît pas le contredire.

100 4. Nous les appellerons dans ce qui suit les Touaregs de l Ayr même s ils ne vivent plus dans l Ayr. 5. Le mot par lequel on désigne les Français, et les Européens en général, est akafɇr, qui signifie d abord «infidèle» (voir plus haut). Si certains, par courtoisie, nous ont dit qu on ne pensait pas toujours au sens premier du mot lorsqu on l utilisait pour désigner un Français, il nous semble que la connotation reste présente et qu un Français est a priori un Infidèle. 6. Il est vrai cependant que les Touaregs contemporains ne se souviennent pas toujours de la condition servile de Kaosen. 7. C est aussi le cas, à l extérieur de l Ayr, des Kel Ahaggar et des Ioullimmedan, chez qui il peut d ailleurs y avoir plusieurs tribus nobles par groupe. 8. Si l on voulait chercher une origine à l existence de deux ordres dans la société touarègue, il faudrait sans doute la placer avant l arrivée des Touaregs au sud du Sahara et hors de portée de la tradition orale. Nicolaisen (1963 : 431) avait proposé de voir cette origine dans la rencontre de deux nomadismes distincts, l un chevrier, l autre chamelier, dont les sorts militaires respectifs auraient amené l assujettissement du premier. Il tire cette hypothèse du cas des Isabatan, ces Berbères que les Kel Ahaggar ont trouvés sur place en arrivant dans l Ahaggar et dont descendent effectivement certaines tribus roturières. Mais il oublie que les Touaregs présentent les Isabatan comme des barbares. C est cette barbarie, plus que leur défaite militaire devant les nouveaux venus, qui en a fait des roturiers. Dans tous les autres cas, les tribus trouvées sur place semblent avoir été repoussées et non assujetties. La conception touarègue, pour autant que nos maigres sources nous permettent d en juger, correspond assez bien à ce qu a été l histoire des tribus, au moins après leur arrivée au Sahara. 9. On peut déjà remarquer que ces traits ne sont pas insignifiants si l on considère l essence sociologique de la noblesse, que ce chapitre tentera de dégager. Elle doit représenter l unité, l identité d un groupe autrement dispersé et divers. Elle est porteuse de son amour-propre ou de son orgueil en face des autres (ce point apparaîtra plus nettement dans la suite du chapitre). Elle doit donc être fière, etc., au nom et pour le compte de tous. 10. Sur la description d une razzia chez les Kel Ahaggar, voir Galand 1980. Nos informations, moins précises, ne contredisent pas celles que commente cet auteur. 11. Non pas, semble-t-il, celles qu on venait d enlever, mais seulement celles qui étaient déjà installées depuis longtemps ou leurs descendantes. La guerre ne donnait pas directement lieu à mariage. N étaient épousées que les esclaves considérées comme faisant déjà partie de la société touarègue (voir 5.2). 12. Une pratique analogue a déjà été rencontrée dans les caravanes (voir 1), analogie déjà relevée par E. Bernus (1981 : 89). 13. On peut se demander d où lui viennent ses ressources maintenant qu il n y a plus de razzias. En fait, il n est un secret pour personne que le vol du bétail des Kel Ewey est une institution chez les jeunes nobles kel ferwan. 14. L institution de la tɇmazläyt existait aussi chez les Kel Ahaggar (voir plus haut), où elle était peut-être plus vivace que chez les Kel Ferwan. Les obligations correspondantes étaient transmises par les deux parties en ligne matrilinéaire (voir Nicolaisen 1963 : 403). Les choses n étaient pas aussi nettes chez les Kel Ferwan. 15. Il a pu aussi y avoir un lien de fait entre guerre sainte et guerre de conquête : c est le cas pour les guerres menées contre le Damerghou par le sultan Mobarek et ses fils, guerres qui ont amené l occupation de territoires peuplés par les Infidèles. La conquête ne semble pas avoir été le but premier de ces guerres, mais, quelques années après les victoires de Mobarek, les Ilisawan, peutêtre expulsés de leurs territoires par d autres groupes touaregs, sont venus s installer sur les terres des peuples vaincus par Mobarek. Disons que, quand elle intéresse des groupements importants, incluant au moins les Kel Ayr, la guerre, même de conquête, ne peut être que sainte. 16. La Chronique d Agadez (et aussi, quoique en des termes différents, la tradition orale ; voir chap. 9) raconte que les Touaregs de l Ayr, lassés des guerres intestines, décidèrent de se trouver un

101 chef qui ferait régner la concorde entre eux. «Il n était pas convenable de choisir un roturier ; et on ne pouvait pas non plus choisir ce chef dans une tribu noble car les autres en auraient été jalouses.» L institution du sultanat est particulière à l Ayr, mais il est remarquable que, chez les Ioullimmedan, les guerres saintes ont souvent été menées par des figures charismatiques, hommes qui n étaient nullement liés aux ɇttɇbɇl, dont la noblesse était parfois discutable et qui pouvaient se donner pour le Mahdi. Même en l absence d un sultanat, ce sont donc des hommes étrangers aux lignées des chefs de tribus nobles qui mènent la guerre sainte. 17. On peut noter ici que la razzia, forme violente de l appropriation des biens, était un intermédiaire entre le commerce et la guerre. 18. C est ce que rappelle à sa façon le mythe d origine cité plus haut, où c est le chameau de Sabenas qui fixe l étendue des terres du groupe. L informateur de Capot-Rey (1953 : 265) ajoute même qu autrefois le territoire de chaque tribu roturière était délimité par un mur de pierres. Nous ne sommes pas sûr que l information soit exacte. Il y a sur les monts Bagzan, dans la partie sud-est de l Ayr, de tels murs de pierres, vestiges de la présence des Itesen. On dit qu ils délimitaient les aires de nomadisation non des tribus, mais des familles (ou de certains groupes de parents). C est sans doute à ces murs de pierres que l informateur pensait. Qu il ait pu croire qu ils délimitaient les territoires des tribus roturières est ce qui nous intéresse. Même inexacte, cette information est une saisissante formulation de ce que nous avançons ici : le roturier réside à l intérieur d un territoire dont les limites ont été fixées par les nobles. 19. En disant tout cela, nous pensons bien sûr aux Kel Ferwan, mais il nous semble qu au moins une partie de notre schéma se transpose assez bien dans l Ahaggar. Nous ne sommes pas très assuré sur le statut de la tente chez les Touaregs de l Ahaggar, mais il est certain que les chèvres y sont encore un bétail de femmes et les chameaux un bétail lié aux hommes et aux campements. Les campements y entrent aussi en relation par le mariage, et la taggalt y est aussi composée de chameaux. Par ailleurs, la mobilité des nobles, la plus stricte délimitation du territoire des roturiers y sont encore plus nettes que chez les Kel Ferwan. Un auteur a déjà amorcé, à propos des Kel Ahaggar, une analyse voisine de la nôtre, que, curieusement, il n a pas développée. Selon J. Keenan, «Kel Ulli lineages were well bounded insofar as they were both territorially compact and predominantly endogamous [kɇl ulli est une des désignations des roturiers dans l Ahaggar]. Nomadism... tended to be in the small while even at the individual level, there was probably little reason or necessity to travel much beyond their own territory... Ihaggaren [nom des nobles chez les Kel Ahaggar]... with their greater mobility, extensive travels throughout the country, and necessary political interest in both home and foreign affairs, were the main disseminators of informations, news and gossip» (1976 : 40-41). L auteur appelle ailleurs les nobles «communicators», terme particulièrement heureux. Il est dommage qu il ait donné à son intuition cette formulation étriquée : la structure politique touarègue est tout de même un peu plus qu un bon moyen de répandre des «rumeurs». Il est également dommage qu il ait négligé le rôle de la chèvre et du chameau. Son indéniable mérite aura tout de même été d avoir, le premier, parlé des nobles et des roturiers en d autres termes que celui d «appropriation de forces productives». 20. Dans certaines versions du mythe de Sabenas (voir 1), l héroïne, arrivée à la limite des terres que son chameau a pu parcourir, et qui seront les terres des Kel Ferwan, fiche une lance en terre. Or, il était d usage dans les razzias de planter une lance en terre après avoir tourné plusieurs fois autour du campement à razzier. Sabenas semble marquer dans le mythe qu au-delà des terres kel ferwan commencent les pays avec lesquels les relations sont d abord guerrières. 21. Mot à mot «lune de Gani» (tellit ɇn Gani). Il s agit de mois lunaires. Le mois du grand Gani est le mois de mulud du calendrier arabe, le mois précédent, mois du petit Gani, correspondant au mois de safar du calendrier arabe. La fête de Gani est appelée ailleurs dans le monde musulman fête du Mulud.

102 4. Les terminologies de parenté 1 Les trois premiers chapitres ont traité, directement ou non, des échanges. Nous avons d abord vu comment, à l intérieur de la tribu, ils accompagnent le mouvement des tentes à travers les campements, puis comment ils se prolongent tout en changeant de forme et de signification à l extérieur de la tribu. Cependant, nous n avons pas dans tout cela envisagé le mariage autrement que comme le mouvement des tentes à travers les campements, bien qu à la fin du chapitre 1 nous ayons remarqué qu il pouvait aussi être envisagé comme le départ d un homme de la tente de sa mère vers une autre tente. C est sur ce second point de vue sur le mariage que nous allons revenir ici. Toutefois, pour acquérir une vision plus formalisée de la relation d un homme avec la tente où il est né, une étude préalable des terminologies de parenté s impose, et c est l objet du présent chapitre. Au chapitre suivant, nous montrerons qu à cette relation des mouvements d échanges spécifiques sont attachés. 2 Les terminologies dont nous parlerons ici sont des terminologies de référence. Nous verrons qu il n y a qu un petit nombre de parents à qui un Kel Ferwan s adresse en utilisant des termes de parenté, et on ne peut guère parler à propos de ces termes d une terminologie d adresse. 3 Plusieurs terminologies ont été recueillies chez les Kel Ferwan. Nous en avons nous-même recueilli une, utilisée par les hommes adultes, que nous appellerons terminologie 1. Il y a une trentaine d années, Nicolaisen a pour sa part recueilli une terminologie que nous appellerons terminologie 2 (1963 : 451). Il ne précise pas auprès de qui il l a recueillie, mais il nous semble qu il a pour l essentiel séjourné dans les régions où nous avons nousmême conduit notre enquête. Peut-être y a-t-il eu une évolution entre l époque de son séjour et celle du nôtre ; peut-être aussi les deux terminologies sont-elles utilisées conjointement aujourd hui encore, et la terminologie 2 nous aurait alors échappé. Certains auteurs ont déjà relevé la variabilité des terminologies à l intérieur d un même groupe touareg (voir par exemple S. Bernus 1986) ; l existence de plusieurs terminologies conjointes ne serait donc pas surprenante 1. Nous avons d ailleurs remarqué chez les femmes et surtout les jeunes gens un usage des termes, tenu par les adultes pour «erroné», qui correspond plutôt à la terminologie 2 qu à la terminologie 1. Bien que ces locuteurs ne semblent pas avoir une vision systématique de leur «terminologie», c est peut-être auprès de l un d eux que Nicolaisen a recueilli ses données. Quoi qu il en soit, puisque la terminologie 2 a été recueillie, nous nous devons de lui faire une place dans

103 cette étude, quitte à envisager des recherches ultérieures pour élucider le problème qu elle pose 2. Les forgerons, quant à eux, s ils utilisent en général la terminologie 1, se réfèrent aussi parfois à une autre terminologie, plus nettement individualisée que celle dont les termes utilisés par les femmes et les jeunes gens laissent supposer l existence, et que nous appellerons terminologie 3. Cl. Oxby enfin a recueilli chez les Kel Ferwan du Sud une quatrième terminologie, qu ils ont peut-être empruntée à leurs voisins kel gress ; mais même si cela s avérait être le cas, il s agit d une terminologie utilisée par les Kel Ferwan, et, à ce titre, elle doit figurer dans ce travail. 4 Nous commencerons par traiter des terminologies comme des systèmes de termes, et nous les étudierons sans tenir compte de l identité sociale de ceux qui les emploient ; puis nous montrerons qu elles sont un des éléments du système formé par l ensemble des terminologies touarègues. Si les terminologies présentent isolément une certaine cohérence, variable, il est vrai, c est en effet l ensemble des terminologies touarègues qui seul forme un tout véritablement cohérent. Cet ensemble apparaîtra comme ayant des liens formels avec les faits ethnographiques étudiés aux chapitres précédents. En fin de chapitre, nous proposerons une possible interprétation des usages terminologiques qu on rencontre parfois chez les femmes et les jeunes gens. L étymologie de certains termes sera commentée en note, mais ce commentaire n interviendra pas dans l analyse formelle. 1. Description des terminologies 1.1. La terminologie 1 5 Cette terminologie forme un tout cohérent et relativement simple. Nous la décrirons assez longuement, car la plupart de ses éléments se retrouvent dans les autres terminologies, et tous les thèmes que celles-ci développent s y trouvent déjà exposés. 6 Un homme y appelle tegaze l enfant, fille ou garçon, de sa sœur ou de sa cousine parallèle et arraw 3 tous ses autres descendants, qu ils appartiennent à G 1 ou G 2. Une femme y appelle tous ses descendants, quels qu ils soient, arraw, trait qu on retrouvera dans toutes les terminologies. (Il peut paraître contradictoire, dans cette terminologie dont nous avons dit qu elle est utilisée par les hommes adultes, de parler des descendants d une femme. C est que cette terminologie ne décrit pas seulement le lien unissant un Ego masculin à un de ses parents, mais, d une manière générale, la façon dont un locuteur masculin peut décrire le lien de parenté unissant deux individus. Aux yeux d un homme donc, les descendants d une femme sont pour elle des arraw.) 7 Les termes désignant les parents des générations ascendantes se déduisent des précédents par réciprocité. Le réciproque de arraw est anna si l ascendant est une femme, adda s il est un homme. Le réciproque de tegaze est anwɇt ma. On voit donc en particulier que toute ascendante s appelle anna et que tout ascendant mâle de la deuxième génération s appelle adda. A la première génération, à l exception des frères et des cousins parallèles de la mère, qui s appellent anwɇt ma, les ascendants mâles s appellent aussi adda. 8 Les cousins croisés sont tous appelés ɇbûbaz (f. tɇbûbazt). Les cousins parallèles sont assimilés aux germains, mais pour eux on distingue entre aîné et cadet. L âge d un germain est comparé à celui d Ego, et, pour classer un cousin parallèle, on compare l âge des deux germains dont Ego et ce cousin sont issus. La relation aîné-cadet existant entre

104 deux germains de même sexe se transmet donc à la génération suivante. Le frère cadet est appelé amɇdräy, le frère aîné amɇqqar (les sœurs tamɇdräyt et tamɇqqart). Mais le locuteur peut aussi utiliser le terme amɇdräy pour désigner un frère aîné, lorsqu il ne tient pas à souligner que c est d un aîné qu il parle. Amɇdräy est donc un terme qui dans son sens premier sert à désigner le cadet par opposition à l aîné, mais peut aussi servir à distinguer le cousin parallèle du cousin croisé. Plus rarement, amɇdräy peut aussi désigner le collatéral par opposition à un autre parent. Cependant, si le mot amɇdräy recouvre un champ assez large de relations de parenté, il n entraîne pas l existence de terminologies différentes, car pour n importe quel locuteur amɇdräy représente d abord le petit frère ou le cousin parallèle cadet ; ce n est qu à l occasion qu il désignera le grand frère et, beaucoup plus rarement encore, un collatéral pouvant être un cousin croisé. Pour un locuteur, il est facile de savoir quelle est sa relation de parenté avec un collatéral, et même si, à l occasion, il l appelle amɇdräy, il sait toujours le cas échéant s il s agit d un amɇqqar ou d un ɇbûbaz 4. 9 Cette série de termes permet de nommer sans ambiguïté les cousins proches. Pour les cousins plus éloignés, on applique les règles suivantes : Des enfants de cousins parallèles de même sexe se considèrent comme «frères» et «sœurs». Des enfants de cousins parallèles de sexes opposés se considèrent comme cousins croisés. Des enfants de cousins croisés se considèrent comme cousins croisés. 10 Ainsi, tous les cousins sont en principe distingués, mais des ambiguïtés peuvent apparaître. C est le cas dans les deux situations représentées par les schémas suivants (fig. 20), où A et Β sont «frères» et «sœurs» par leurs parents a et a et cousins croisés par leurs parents b et b. Figure 20. Cousins croisés, situations ambiguës 11 Dans la situation 1, A et Β sont dits inɇmula (pl. de anɇmalu). Ce mot est présenté par l informateur comme dérivant du verbe alu : «être semblable». Les inɇmula seraient : «ceux qui sont semblables l un à l autre». Il faut peut-être rapprocher ce terme du anɇmalu signalé par M. Gast dans l Ahaggar, où il signifie : «homme envers qui on n a pas d inimitié» (Gast 1974 : 184). De fait, on peut aussi dire que A et Β sont «amis», imijawän. Dans la situation 2, A et Β sont dits «cousins croisés» 5. Ces désignations s utilisent en principe aussi quand a et a sont frères et sœurs classificatoires, et b et b cousins croisés classificatoires, mais les règles d appellation énoncées par les informateurs n ont plus alors grande prégnance, car il est rare qu on ait à se soucier du lien de parenté existant entre des collatéraux si éloignés. 12 Signalons enfin que inɇmula désigne aussi deux hommes mariés avec deux sœurs réelles. C est le cas de b et b dans la situation 1 précédente. Dans ce cas, inɇmula est un terme d affinité et non de consanguinité.

105 13 Cette terminologie se réduit, pour l essentiel, aux règles suivantes : L enfant d une femme qu Ego masculin appelle «sœur» (tamɇdräyt) est pour lui un tegaze, tous ses autres descendants étant ses arraw. Réciproquement, celui que la mère d Ego appelle «frère» (amɇdräy) est son anwɇt ma, tous les autres ascendants d Ego s appelant adda ou anna. 14 Le terme dont Ego désigne un parent dépend donc de la position d Ego et de ce parent par rapport à une certaine paire «frère» - «sœur» (entre guillemets, ces deux mots traduiront exactement dans ce qui suit amɇdräy et tamɇdräyt ). A ce premier niveau d analyse, on voit donc que la terminologie accorde un rôle privilégié à la relation «frère» - «sœur». Notons que cette relation joue de façon dissymétrique puisque si les enfants de la «sœur» d un homme reçoivent une appellation particulière, les enfants du «frère» d une femme ne sont pas particularisés par rapport aux autres descendants de cette femme. 15 La relation «frère» - «sœur» est elle-même complexe, et on peut la décomposer en ses composantes. Remarquons que pour que deux collatéraux (supposés pas trop éloignés) soient «frère» et «sœur», il suffit qu ils soient de sexes opposés et qu ils ne soient pas les enfants d un frère et d une sœur (entendons d un frère et d une sœur réels). Ils peuvent donc être soit les enfants d une même personne (c est-à-dire tout simplement des germains), soit les enfants de sexes opposés de deux germains de même sexe. Une relation «frère» - «sœur» apparaît donc en G 0 après que deux dichotomies ont opéré, dont l une sépare en G-l les germains parallèles (//) des germains croisés (X) et l autre sépare en G 0 les collatéraux de même sexe des collatéraux de sexe opposé. Ce processus peut être schématisé comme dans la figure 21. Figure 21. La terminologie 1 : dichotomies successives 16 Ce schéma révèle un couple d oppositions binaires : l opposition entre germanité parallèle et germanité croisée, et l opposition entre identité de sexe et différence de sexe, qui est elle-même un sous-produit de l opposition homme/femme. La première opposition opère de façon symétrique puisque le fait que deux collatéraux soient des cousins croisés ne dépend pas du sexe respectif des parents par lesquels ils sont liés, mais seulement de ce que ces parents sont de sexes opposés. On a vu en revanche que la deuxième opposition (identité de sexe/différence de sexe) opérait de façon dissymétrique. 17 Cette double opposition rend également compte des autres traits de la terminologie. Ainsi, l opposition germanité parallèle/germanité croisée rend compte à elle seule de la distinction entre cousins parallèles et cousins croisés. L apparition du terme tegaze, quant à elle, est la projection en G 1 de la double dichotomie dont nous avons parlé. Le système

106 combine donc deux oppositions, la première opérant de façon symétrique, la deuxième de façon dissymétrique. 18 Qu un «frère» et une «sœur» ne puissent être les enfants d un frère et d une sœur (réels ou classificatoires) fait apparaître un trait du système qui mérite d être isolé, à savoir son refus de la redondance. Ainsi, l existence d une relation «frère» - «sœur» à une génération donnée bloque toute possibilité de réapparition de la même relation à une génération inférieure. L action conjuguée de l opposition germanité parallèle/germanité croisée et de l opposition identité de sexe/différence de sexe (pour faire vite, nous parlerons de l opposition homme/femme) est donc régie par le refus de la redondance. Ce refus permet de rendre compte d autres aspects de la terminologie. Dire que la relation «frère» - «sœur» ne peut se retrouver à des générations différentes, c est dire aussi bien, en effet, puisque l existence d une relation «frère» - «sœur» amène l utilisation du terme tegaze, que ce terme ne peut se retrouver à des générations différentes. La loi à laquelle obéissent les deux oppositions dont nous parlons est donc aussi la loi qui interdit l apparition de tegaze en G2 (et donc d anwɇt ma en G-2). C est encore cette même loi qui fixe les appellations pour les cousins éloignés. Si la relation «frère» - «sœur» ne peut se répéter, les enfants de deux cousins croisés ne peuvent être en effet que des cousins croisés, puisque leurs parents sont déjà les enfants d un «frère» et d une «sœur». 19 Cette terminologie fait donc intervenir deux oppositions, et ce sans redondance, c est-àdire de la façon la plus économique possible 6. Ce souci d économie n empêche pas néanmoins ce qu on pourrait appeler des velléités de redondance. Un autre terme, gɇzugɇzu, très peu usité chez les Kel Ferwan, mais d un usage répandu chez leurs voisins kel ewey, peut servir à désigner le tegaze du tegaze. Il se présente explicitement comme l effet d une redondance puisque le mot gɇzugɇzu est de manière évidente le redoublement d un radical lié à tegaze. De même, chez les Kel Ahaggar, l anwɇt ma de l anwɇt ma est appelé añɇt ma, équivalent chez ceux-ci de l anwɇt ma des Kel Ferwan. L existence de ces deux termes est un peu l écho en G2 et G-2 des perturbations apparues en G1 et G-l, écho très affaibli cependant puisque les deux termes ne semblent pas être attestés dans une même population touarègue. 1.2. La terminologie 2 et la terminologie des Kel Ferwan du Sud 20 Dans la terminologie 2, les termes restent les mêmes que dans la terminologie 1, et l appellation des parents des générations G2, G0 et G-2 ne varie pas non plus. Les termes utilisés pour les générations G1 et G-l sont encore réciproques. 21 Toutes les ascendantes s appellent anna. Le père, le frère du père, le cousin parallèle patrilatéral du père s appellent adda. Les autres ascendants de G-l s appellent anwɇt ma. On en déduit par réciprocité les termes de la première génération descendante : tout descendant d une femme s appelle arraw (tarrawt). Les enfants d un homme, de son frère, de son cousin parallèle patrilatéral sont ses arraw (tarrawt). Ses autres descendants de G 1 sont ses tegaze. 22 Alors que la terminologie précédente reposait essentiellement sur la relation frère-sœur, celle-ci met au contraire l accent sur la relation frère-frère. C est en effet le réseau suivant (fig. 22) qu elle singularise à l intérieur de la parentèle :

107 Figure 22. La terminologie 2 : réseau de paires frère-frère 23 Si Ego occupe l un quelconque des nœuds de ce réseau, il appelle adda tous ceux qui occupent les nœuds supérieurs et arraw tous ceux qui occupent les nœuds inférieurs. On pourrait ne voir dans ce réseau qu une succession de paires père-fils. En fait, de même que précédemment nous avons vu dans la relation tegaze - anwɇt ma une sorte de projection sur G-l d une relation «frère» - «sœur» (amɇdräy-tamɇdräyt) intervenant en G 0, de même nous pouvons voir dans ce réseau un empilement sur plusieurs générations successives de paires frère-frère. Il va de soi que si, à chaque génération, seules sont retenues des paires frère-frère, seules des paires père-fils permettront la liaison entre les générations consécutives. Cette relation père-fils correspond, en fait, au lien unissant deux paires frère-frère dans deux générations successives. 24 De même que dans la terminologie 1, la relation frère-sœur n intervenait pas isolément mais en opposition avec la relation de germanité parallèle, de même, ici, la relation frèrefrère n intervient que par rapport aux autres relations de germanité. Pour nous en convaincre, considérons non pas notre réseau, mais son complémentaire, ce qui nous permettra de faire aussi apparaître à quel point ces deux terminologies sont voisines. Un homme a pour tegaze tous ses descendants de la génération G1 auxquels il n est pas lié seulement par des hommes. Le tegaze d un homme n est pas l enfant d une certaine parente comme dans la terminologie 1, mais un descendant auquel cet homme est lié par au moins une parente, quelle qu elle soit. L opposition germanité croisée/germanité parallèle est donc toujours à l œuvre ici puisqu elle rend encore compte de l opposition entre cousins parallèles et cousins croisés, mais elle est complétée par une opposition germanité parallèle entre hommes (relation frère-frère)/autres germanités. Figure 23. La terminologie 2 : opposition de germanités 25 En effet, si un homme est lié à l un de ses descendants de G1 par un chaînon horizontal se rattachant à la colonne 2 de la figure 23, chaînon pouvant apparaître en G0, G-l ou G-2, il appellera tegaze ce descendant. L opposition homme/femme est donc encore présente dans cette terminologie, puisque c est seulement elle qui, à l intérieur des relations de germanité parallèle, permet de distinguer la relation frère-frère de la relation sœur-sœur.

108 Un principe d économie, jouant, il est vrai, de façon moins systématisée que dans la terminologie 1, permet d éviter l apparition de tegaze en G2. 26 Avant d aborder la terminologie 3, commentons celle des Kel Ferwan du Sud, qui prend naturellement place ici. 27 Les termes utilisés pour les générations G0, G2 et G-2 sont les mêmes que ceux des deux terminologies précédentes. Les termes utilisés en G1 et G-l demeurent réciproques. 28 Toutes les ascendantes s appellent anna. Le frère réel de la mère et son cousin parallèle matrilatéral sont appelés anwɇt ma, tous les autres ascendants étant adda. On en déduit par réciprocité les termes de la première génération descendante. Tout descendant d une femme s appelle arraw. Les enfants de la sœur ou de la cousine parallèle matrilatérale d un homme sont ses tegaze, tous ses autres descendants ses arraw. 29 Alors que dans la terminologie 2 le tegaze d un homme pouvait être tout descendant lié à lui par au moins une femme, ce terme est ici réservé à ceux qui ne lui sont liés que par des femmes. Symétriquement, alors que dans la terminologie 2 ses arraw étaient ses descendants liés à lui seulement par des hommes, ce sont ici ceux qui lui sont liés par au moins un homme. Les deux terminologies sont un peu l image en négatif l une de l autre ; et, de la même façon que pour la terminologie 2, on peut dire qu à l opposition germanité parallèle/germanité croisée s est adjointe ici l opposition germanité parallèle entre femmes (la relation sœur-sœur)/autres germanités. Il faudrait pour la lire utiliser la figure 24. Figure 24. La terminologie des Kel Ferwan du Sud : opposition de germanités 30 Nous pouvons déjà relever les points communs aux trois terminologies étudiées jusqu ici : une opposition homme/femme combinée à une opposition germanité croisée/germanité parallèle opère dans chacune d elles, l opposition homme/femme pouvant opérer soit pour elle-même, soit pour privilégier l une des relations de germanité parallèle ; par ailleurs, toutes trois font apparaître l action d un principe d économie. 1.3. La terminologie 3 31 Les termes utilisés sont encore les mêmes. Pour les générations G2, G-2 et G0, l usage ne varie pas. Pour la génération G-l, on a recours indifféremment à la terminologie 1 ou à la terminologie 2. Pour la génération G 1, les descendants d une femme sont toujours ses arraw, tandis que le descendant direct d un homme est un arraw et ses autres descendants (les enfants de ses collatéraux) des tegaze. 32 Cette terminologie n a pas la cohésion des deux précédentes ni a fortiori celle de la terminologie 1. En fait, elle ne fait sens que comparée aux trois autres terminologies. C est dans cette terminologie que le terme arraw a son extension minimale, ce qu on pourrait convenir d appeler son sens premier 7. L arraw d un homme est «d abord» son descendant direct et, si l on en reste au niveau de G-l, son enfant. Réciproquement, dans toutes les terminologies, le descendant direct d un homme est toujours appelé arraw, mais d autres

109 descendants peuvent éventuellement être désignés par le même terme. La terminologie 3 nous ayant permis d obtenir ce résultat, nous pouvons maintenant décrire ainsi nos quatre terminologies. 33 Dans la terminologie 2, la présence d une femme dans la séquence de parents reliant Ego masculin à un de ses descendants suffit, quelle que soit la position qu elle y occupe, pour que ce descendant ne soit pas un «enfant» d Ego. Dans la terminologie 1, ceci ne reste vrai que si cette femme est une «sœur» d Ego. Dans la terminologie des Kel Ferwan du Sud, c est l absence d hommes dans la séquence reliant Ego masculin à son descendant qui a le même effet. Ce qui revient à redire d une autre manière que les trois terminologies combinent une opposition homme/femme et une opposition germanité parallèle/ germanité croisée. Quant à la terminologie 3, elle est ici implicitement présente dans le fait que nous traduisons arraw par «enfant». 34 Remarquons que l opposition homme/femme se trouvait déjà implicitement à l œuvre dans le simple fait qu Ego féminin, contrairement à Ego masculin, n a dans toutes les terminologies que des «enfants», et que, réciproquement, toutes les ascendantes sont des «mères». En intégrant ce trait à l ensemble de ceux qui viennent d être décrits, nous pouvons reformuler nos résultats comme suit : une femme F appelle tous ses descendants ses «enfants», qu ils soient à proprement parler ses enfants ou qu ils soient les enfants de certains de ses parents. En revanche, ses propres enfants ne sont pas toujours les «enfants» de ses parents masculins de la même génération. La terminologie 1 concède qu ils puissent être aussi les «enfants» d un tel parent, H, mais à condition que H ne soit pas un parent trop proche de F, en l occurrence qu il ne soit pas son «frère». Dans la terminologie des Kel Ferwan du Sud, H ne doit pas être relié à F uniquement par des femmes. Dans les terminologies 2 et 3, les enfants de F ne peuvent être les «enfants» d aucun de ses collatéraux masculins H, mais pour des raisons différentes dans chacun des cas. Dans la terminologie 3, parce que H ne peut avoir d autres «enfants» que ses descendants directs ; dans la terminologie 2, parce que H serait relié aux enfants de F par au moins une femme. Chaque terminologie établit donc une certaine distinction parmi les collatéraux masculins de F, entre ceux qui appelleront les enfants de F «enfants» et ceux qui ne le feront pas. La distinction, ou tout au moins les critères de distinction, varient selon la terminologie. 35 Présentées ainsi, les terminologies forment un tout cohérent. Cependant, les combinaisons qu elles font intervenir, mélanges d opposition homme/femme et d opposition germanité parallèle/germanité croisée, constituent, nous le verrons, les éléments d une combinatoire globale qui ne peut apparaître qu au terme de l analyse de l ensemble des terminologies touarègues. 1.4. Les autres termes 36 Aux termes décrits jusqu ici s en superposent d autres, moins usités, et ceci de la même manière pour les trois terminologies. Il s agit de ti (père de), ma (mère de), agg ou ag ou aw ou rur (fils de), ult ou yäll (fille de). Ces termes présentent certaines particularités grammaticales ; en particulier ils sont obligatoirement suivis d un génitif au moins implicite 8. Ti peut désigner le père ou le frère réel du père, ma la mère ou la sœur réelle de la mère (c est du moins ce qu il nous semble, l extension de ces termes n étant pas nettement définie). Agg et rur (ult et yäll) désignent le fils réel (la fille réelle) d un homme ou d une femme, ou le fils (la fille) du frère d un homme ou de la sœur d une femme. Mais

110 les Kel Ferwan n utilisent ces termes que hors de la présence des personnes désignées par le terme luimême et par le génitif qui l accompagne. C est ainsi qu un locuteur dira : A ti-s ɇn Β, «A (son) fils de B», seulement si ni A ni Β ne sont présents. Suivis d un pronom à la deuxième personne, ti et ma ne s emploient que dans les injures ou les plaisanteries entre cousins croisés. Dans un contexte neutre, pour dire à quelqu un «ton père», on dit «adda nnäk» et non pas «ti-k» (voir chap. 9, 3). 37 Il existe une autre réalisation du mot agg, aw, qui est employée soit dans des expressions comme awɇdam, «fils d Adam», qui signifie «être humain», soit devant un nom de tribu pour désigner l un de ses membres, soit enfin dans certaines expressions poétiques. 38 Les pluriels de agg et ult, respectivement ayt et shet, n apparaissent pour leur part que dans des composés. Quant aux pluriels de ti et ma, ils n apparaissent que suivis du pronom affixe de la troisième personne du pluriel : tay-sän et mat-isän, signifiant respectivement «leurs pères» et «leurs mères», servent à désigner de façon vague les ascendants lointains d un groupe d individus. Nous ne les avons rencontrés que dans des chants ou des contes. 39 Dans d autres parlers berbères, ces termes se retrouvent dans des composés. C est en particulier le cas chez les Kel Ahaggar. Chez les Kel Ferwan, les seuls composés sont à notre connaissance anwa (qui est peut-être une déformation de agg ma ou aw ma) 9, ult ma, ayt ma, shet ma, dont le sens étymologique serait «fils ou fille(s) de mère», et qui en fait n ont que le sens vague de «parent» 10. 40 Tous ces termes constituent l embryon d une terminologie, mais elle reste à l état d embryon (sur ce point, voir Galand 1978 ; Tillion 1973). 41 D autres termes existent, tout aussi peu usités que les précédents. Il s agit d abord de amaraw (f. tamarawt ). Amaraw est le nom d agent du verbe ärɇw, «engendrer» ou «enfanter». Amaraw est donc étymologiquement le père réel et tamarawt la mère réelle. C est effectivement le sens premier de ces mots. Mais il serait incorrect de les employer au singulier pour désigner ses propres parents ou les parents d un tiers présent. Au singulier, amaraw ne semble utilisé que pour distinguer un père classificatoire du père réel. On dira : Adda nnet, a wer nemos amaraw net («Son père, mais pas son géniteur»), Au pluriel, ce terme désigne soit les parents réels par opposition aux autres ascendants, soit les ascendants de la première génération par opposition à ceux de la deuxième génération, soit encore les ascendants par opposition aux autres parents. 42 Le mot barar signifie d abord «jeune garçon» (au féminin «fillette»), mais il peut aussi servir à désigner les enfants d un homme ou d une femme, surtout au masculin pluriel bararän. 43 Signalons enfin les termes ayyaw et asshayyaw, désignant respectivement les petitsenfants ou les descendants de G2 et les grands-parents ou les ascendants de G-2. Ils se superposent aux termes déjà cités, et l on peut faire sur leur emploi les mêmes remarques que pour amaraw. Asshayyaw est clairement une forme factitive de ayyaw. 44 Les termes d affinité sont les mêmes pour les quatre terminologies et ne diffèrent pas de ce qu ils semblent être partout ailleurs dans le monde touareg. Les collatéraux du conjoint sont appelés alɇggɇs. Le mot qui désigne à la fois le parent du conjoint (ou l un quelconque des collatéraux des parents du conjoint) et le conjoint d un enfant ou d un descendant est adɇggal (f. tadɇggalt). Il peut faire son pluriel en idɇggalän (f. tidɇggalen) ou en idolän (f. tidolen). Le premier pluriel sert à désigner les ascendants du conjoint, tandis que le second désigne l ensemble des consanguins du conjoint, à quelque génération qu ils

111 appartiennent. C est donc idolän qui traduit exactement «affins», au sens que nous avons donné à ce mot à la fin du chapitre 1. 45 Comme annoncé, nous n avons jusqu ici traité que de terminologies de référence. Avant d aborder l examen de l ensemble des terminologies touarègues, nous allons dire quelques mots de l adresse chez les Kel Ferwan. 46 On n utilise pas en général de terme de parenté pour s adresser à un descendant, quel qu il soit. Le terme arraw, ou son féminin tarrawt, («fils» ou «fille») est parfois utilisé, mais il s agit plutôt alors d un terme d affection que d un terme de parenté. On peut d ailleurs l employer pour s adresser à des parents qui ne sont pas des descendants (un cousin un peu plus jeune, par exemple) ou même pour s adresser à un non-parent (ami ou autre). J ai vu des parents employer, lorsqu ils cajolaient leurs enfants, le mot barar (ou le féminin tabarart). Ils disaient alors barar-in ou tabarart-in, «mon fils», «ma fille». J ai aussi entendu une fois barar n adda, «le fils à [son] papa». Ce terme peut aussi avoir le même type d usage que arraw. Tegaze n est jamais utilisé dans l adresse chez les Kel Ferwan, mais je l ai parfois entendu chez les Kel Ewey. 47 Ɇbûbaz ne s emploie en adresse que dans certaines circonstances (voir ce chap., n. 1). J ai entendu une fois un jeune homme et une de ses cousines parallèles s appeler tendrement tamɇdräyt in, amɇdräy in, «ma petite sœur», «mon petit frère». Mais il ne semble pas que le terme soit utilisé entre frères et sœurs réels, et les démonstrations de tendresse ne sont d ailleurs pas de mise entre eux. 48 On s adresse à ses parents et à ses grands-parents en les appelant adda ou anna, «père» ou «mère». Les jeunes enfants appellent souvent leur mère par son nom, et les femmes même adultes continuent parfois à le faire. Seuls quelques jeunes garçons du groupe des forgerons appellent parfois leur père par son nom. On n utilise pas de terme de parenté pour s adresser à ses autres ascendants. Quand la différence d âge n est pas trop grande, on utilise le nom. Sinon, on ne se permet guère de les interpeller, de sorte que le problème de l adresse ne se pose pas vraiment, mais il semble qu on utilise le nom quand on ne peut pas faire autrement. Anwɇt ma n est jamais un terme d adresse. 49 Les termes d affinité ne sont jamais des termes d adresse. On évite d adresser la parole à ses beaux-parents ou à leurs collatéraux, et on n utilise leur nom que lorsqu on ne peut pas faire autrement. On s adresse à tous ses autres affins en les appelant par leur nom. 50 Un locuteur d âge mûr peut s adresser aux vieillards en les appelant amghar (tamghart au féminin), «le vieux», «le chef». On utilise même parfois le mot aneslam, «lettré» (voir chap. 6, 1.2), même quand l interlocuteur n est pas un lettré. Il arrive qu une femme s adresse à son mari en l appelant amghar ou amghar-in, «mon chef». Si elle est jeune, il semble alors que l ironie n est pas absente ; si elle est âgée, on peut voir dans cet usage un fait de teknonymie. Un jeune homme peut appeler un parent ou un ami de son âge amghar-in, et la locution équivaut alors au français parlé «mon vieux». 2. Les terminologies comme un ensemble 2.1. Description d un système 51 Ayant passé en revue l ensemble des terminologies kel ferwan, nous allons essayer de montrer que les oppositions qui les structurent sont les éléments d une combinatoire plus vaste, mise en œuvre par l ensemble des terminologies touarègues. Au moment où nous

112 mettions la dernière main au développement qui suit, nous avons pris connaissance d un texte alors inédit de P. Bonte, où une recherche semblable avait été amorcée. Nous voyons dans cette convergence, dont l exemple, banal en mathématiques, est sans doute exceptionnel en anthropologie sociale, une confirmation de nos intuitions respectives. Les travaux de ce collègue étant plus anciens que les nôtres, nous les citons comme tels et renvoyons au texte où il les expose (Bonte 1986). 52 Chez les Touaregs, les termes utilisés en G0, G2 et G-2 restent semblables, à des variations phonétiques près, à ceux des terminologies que nous venons de décrire 11. Il en est de même des appellations que reçoivent les ascendantes d Ego et les descendants d Ego féminin. Seuls donc varient les termes désignant les ascendants mâles de G-l et les descendants de G1 d Ego masculin. Cependant, même si pour ces générations le vocabulaire utilisé peut varier, toutes les terminologies opposent, comme le font les terminologies kel ferwan, des «oncles» à des «pères» et des «neveux» (tegaze chez les Kel Ferwan) à des «enfants». 53 C est à ce trait des terminologies que nous allons nous intéresser ici. P. Bonte a remarqué que, rangées dans un certain ordre, ces terminologies font apparaître de plus en plus de «neveux» et de moins en moins d «enfants». La figure25, version retouchée d un tableau qu il propose (ibid.), représente les extensions des mots «neveu» et «enfant» dans les diverses terminologies touarègues. On trouve des combinaisons semblables à celles des Kel Ferwan du Sud et aux terminologies 1, 2 et 3 des Kel Ferwan du Nord dans d autres régions du Niger ou du Mali. Dans une terminologie recueillie dans l Ahaggar par le Père de Foucauld (1951-1952 : 1135, 1140), les enfants des «frères» sont des «enfants», les enfants des «sœurs» des «neveux», et les enfants des cousins croisés ne sont pas désignés. L incomplétude de cette terminologie nous oblige à la faire apparaître sur deux lignes : elle figure à la ligne II comme utilisant plus de «neveux» que la précédente et moins que la suivante, et à la ligne VI comme utilisant moins d «enfants» que la précédente et plus que la suivante. Dans une autre terminologie recueillie dans l Ahaggar par Nicolaisen (1963 : 450 ; lignes IV et V) et c est la seule terminologie à présenter ce trait, les termes «oncle» et «neveu» ne sont pas réciproques. Les «neveux» y sont les enfants des collatérales, ce que représente la ligne V. Mais les «oncles» y sont les frères réels et classificatoires de la mère ainsi que son cousin croisé matrilatéral. Les «Ν» de la ligne IV représentent les descendants qui appellent Ego «oncle», c est-à-dire ceux que Ego appellerait «neveu» si les termes «oncle» et «neveu» étaient réciproques dans cette terminologie comme ils le sont partout ailleurs.

113 Figure 25. Extensions des termes «neveu» et «enfant» dans les terminologies touarègues Terminologie représentées I Kel Ferwan du Sud II L Ahaggar (Foucauld 1951-1952 : 1135, 1440) III Kel Ferwan du Nord, term. 1 IV L Ahaggar (Nicolaisen 1963 : 450) V L Ahaggar (Nicolaisen 1963 : 450) VI L Ahaggar (Foucauld 1951-1952 s 1135, 1440) VII Kel Ferwan du Nord, term. 2 VIII Kel Ferwan du Nord, term. 3 (N : neveu, Ε : enfant) 54 On peut concentrer les enseignements de ce tableau en en donnant une transcription «marginaliste», où sera noté ce que chaque ligne de la figure 25 apporte de nouveau par rapport à la précédente. Dans la liste suivante, chaque ligne décrit le nouveau descendant appelé «neveu» ou le nouveau descendant qui n est plus appelé «enfant» dans l une des terminologies étudiées (ce qui revient au même, sauf pour la terminologie du Père de Foucauld, où l on a fait intervenir le «neveu» à une ligne et l «enfant» à une autre, selon celui de ces deux termes qui justifie la présence de la terminologie à cette ligne). I enfant de sœur + enfant de cousine parallèle matrilatérale II, III enfant de cousine parallèle patrilatérale IV enfant de cousine croisée patrilatérale V enfant de cousine croisée matrilatérale VI enfant de cousin croisé VII enfant de cousin parallèle matrilatéral VIII enfant de cousin parallèle patrilatéral + enfant de frère. 55 Ici interviennent le sexe et la relation à Ego d un des parents du descendant considéré, celui par lequel ce descendant est lié à Ego. Il peut s agir d un homme ou d une femme, d un cousin (une cousine) croisé(e) ou parallèle d Ego, de l enfant d un homme ou de celui d une femme. Représentons sur un autre tableau les variations de ces trois facteurs. Figure 26. Paramètres variant dans les terminologies touarègues Sexe du collatéral par lequel Ego est relié à son descendant

114 Relation de ce collatéral à Ego : cousin croisé (x) ou parallèle (// ) // // x x x x // // Sexe de l ascendant par lequel ce collatéral est relié à Ego Ligne de la fig. 25 où pour la première fois le descendant de ce collatéral est appelé «neveu» I II III IV V VI VII VIII 56 Les lignes I et VIII de la liste nommaient chacune deux parents : une sœur d Ego et une de ses cousines parallèles matrilatérales pour la ligne I, un frère d Ego et un de ses cousins parallèles patrilatéraux pour la ligne VIII. Dans la figure 26, cela est pris en compte, frères et sœurs pouvant en effet être considérés comme des cas particuliers de cousins parallèles. Dans la première colonne, par exemple, la «parente parallèle d Ego, fille d une femme parente d Ego», peut tout aussi bien désigner la sœur d Ego que sa cousine parallèle matrilatérale, et il en est de même de la dernière colonne avec le «parent parallèle d Ego». Les critères qui nous ont permis de construire le tableau de la figure 26 sont donc assez fins pour distinguer des collatéraux apparaissant à des lignes différentes de la liste et assez larges pour ne pas distinguer des collatéraux apparaissant à la même ligne. Certes, la deuxième colonne de la figure 26 confond deux terminologies. C est qu en fait la terminologie du Père de Foucauld, quand elle apparaît à la ligne II de la figure 25, n ajoute pas d information à la ligne suivante. De plus, les cinquième et sixième colonnes correspondent à une même terminologie. Cette situation est symétrique de celle de la terminologie de Nicolaisen, qui est représentée par deux lignes consécutives dans la figure 25, l une correspondant à l usage du terme «oncle», l autre à l usage du terme «neveu». Cela signifie que les collatéraux d Ego tendent à être confondus quand ils sont cousins croisés, donnée que nous commenterons plus loin. 57 L analyse qui précède est très proche de celle de P. Bonte et en diffère seulement en ce qu elle intègre plus de données (certaines terminologies kel ferwan étaient inconnues de lui, et il n a pas traité comme nous l avons fait les terminologies du Père de Foucauld et de Nicolaisen) et en ce que nous avons utilisé une formulation plus maniable, pour notre propos du moins. On peut maintenant aller plus loin et s interroger sur le sens des variations que résume la figure 26. 58 Nous allons pour cela faire trois conventions de vocabulaire, qui nous paraissent suffisamment tautologiques pour ne pas poser de problèmes et qui permettront de ramener les variations de trois paramètres apparaissant dans la figure 26 à la variation d un paramètre unique. 59 a) Nous convenons de dire que l enfant d une collatérale d Ego est plus proche de lui par les femmes que l enfant d un collatéral et, à l inverse, que l enfant d un collatéral d Ego est plus proche de lui par les hommes que l enfant d une collatérale. Tant qu on ne fait varier que le paramètre «sexe du parent du descendant en cause», ces deux proximités, «par les hommes» et «par les femmes», sont tautologiquement complémentaires. 60 b) Nous dirons que, de deux collatéraux du même sexe, le plus proche d Ego est son cousin parallèle, le plus éloigné son cousin croisé. Cette seconde convention nous paraît conforme à ce que nous apprennent par ailleurs les terminologies, où les cousins parallèles sont des frères terminologiques et où les enfants des cousins croisés ne sont parfois même pas désignés. On peut alors interpréter comme un effet de parallaxe le fait

115 que les troisième et quatrième colonnes de la figure 26 d une part, les cinquième et sixième colonnes d autre part ne correspondent qu à une terminologie (celle de Nicolaisen et celle du Père de Foucauld respectivement). Les cousins croisés d Ego sont en quelque sorte confondus dans le même éloignement. 61 Combinée à la précédente, cette convention permet de dire que l enfant d une femme (respectivement d un homme) est d autant plus proche d Ego par les femmes (respectivement par les hommes) que cette femme (respectivement que cet homme) est proche d Ego au sens où nous venons de l entendre. 62 c) Enfin, toutes choses égales d ailleurs, nous dirons que le petit-fils d une femme est plus proche d Ego par les femmes que le petit-fils d un homme ; ou, ce qui est tautologiquement équivalent, le petit-fils d un homme est plus proche d Ego par les hommes que le petit-fils d une femme. 63 Nous n avons fait ici que fixer des conventions de langage permettant de définir avec précision ce que nous entendons par «proximité par les hommes» ou «par les femmes» entre Ego et ses descendants. Arbitraires comme toute convention, elles nous paraissent néanmoins correspondre à l idée intuitive qu on peut se faire d une telle proximité et justifier donc l emploi de ce terme de «proximité». Nous voyons alors que tous les descendants d Ego correspondant aux colonnes de la figure 26 sont de gauche à droite de plus en plus proches de lui par les hommes et de moins en moins proches de lui par les femmes. L ensemble des terminologies est donc fondé sur le jeu de ces deux proximités, inverses l une de l autre, chaque terminologie représentant un certain choix du seuil de proximité au-delà duquel un descendant devient, ou cesse d être, un «neveu» ou un «enfant», les plus proches par les hommes étant des «enfants» et les plus éloignés des «neveux». Ainsi, on voit que derrière la «variabilité» des terminologies dont P. Bonte fait état, un invariant est en fait à l œuvre. Ou plutôt, chaque terminologie représente l un des états d un système unique dans lequel un seul paramètre est soumis à variation 12. 64 Ce à quoi nous parvenons ici n est qu une généralisation formelle de ce que nous avions déjà repéré dans les terminologies kel ferwan. La variation des paramètres, qui semblait alors un peu désordonnée, s ordonne maintenant suivant une certaine logique. La différenciation de sexe dans la génération d Ego intervient d abord, puis la différenciation entre cousins parallèles et cousins croisés, c est-à-dire une opposition entre germanité parallèle et germanité croisée ; et enfin la différenciation de sexe à la génération G-2 est prise en compte. 2.2. Les hommes et les femmes dans la parenté 65 On pourrait objecter à notre construction que la première colonne de la figure 26 représente non la progression d une terminologie par rapport à une autre, mais l état d une terminologie, celle des Kel Ferwan du Sud. En fait, elle représente aussi bien la progression de cette terminologie par rapport à la terminologie d Ego féminin, celle-ci apparaissant alors comme à l origine de l axe sur lequel toutes les terminologies s échelonnent, une origine qui reste constante à travers tout le monde touareg. Les rôles joués par les hommes et les femmes dans la figure 26 sont parfaitement symétriques, ce qui se manifestait en particulier dans le caractère rigoureusement complémentaire des notions de «proximité par les hommes» et «proximité par les femmes» que nous avons dû élaborer pour atteindre le principe de son agencement. Mais l existence, parallèlement à ce tableau, d une terminologie d Ego féminin servant de référentiel montre que cette

116 symétrie n est qu apparente. On peut dès lors dire que les hommes et les femmes n ont pas le même statut dans la parenté. Les femmes y sont situées les premières, et les termes par lesquels elles désignent leurs descendants ne sont pas affectés par la position que ces descendants occupent par rapport à elles. Les hommes y sont situés ensuite, et les termes par lesquels ils désignent leurs descendants dépendent du lien à caractère féminin (ce que nous avons appelé la proximité par les femmes) qui les unit à ces descendants. 66 Dans les développements précédents, nous n avons considéré que les termes utilisés en G1 et G-l. Il fallait bien commencer par là puisque c est seulement dans ces générations que les termes varient. Dans toutes les terminologies, les grands-parents et leurs collatéraux sont tous des «pères» et des «mères», les petits-enfants et leurs collatéraux étant réciproquement des «fils» et des «filles». Seuls font exception l oncle maternel de l oncle maternel, qui selon Nicolaisen est un «oncle» chez les Kel Ahaggar, et le neveu utérin du neveu utérin qui est parfois désigné d un terme particulier chez les Kel Ewey. Nous avons considéré ces phénomènes comme des échos, en G2 et G-2, de ce qui se passe en G1 et G-l dans certaines terminologies, et il nous semble qu on peut en rester là. La stabilité relevée en G 0, où les cousins croisés sont partout opposés aux cousins parallèles, nous paraît tenir au fait que l opposition parallèle/croisé fait elle-même partie de l architecture de l ensemble des terminologies, comme l a montré la figure 26 : les variations des terminologies ne sauraient affecter l échafaudage même sur lequel elles se déploient. 67 Dans les terminologies prises dans leur ensemble, les variations en G1 et G-l s opposent à la stabilité en GO et surtout en G2 et G-2. Tous les locuteurs appellent leurs descendants de G2 «enfants», avec une uniformité qui rappelle la terminologie d Ego féminin, pour qui tous les descendants sont des «enfants». On peut dire que le système se rabat au niveau de ces générations sur l origine des axes qui a servi de référentiel à ses variations en G1 et G-l. Le caractère de référentiel de la terminologie d Ego féminin se trouve ainsi doublement marqué puisqu il apparaît non plus seulement horizontalement, dans des variations sur une génération (G1, puis G-l par réciprocité), mais verticalement, à travers toutes les générations ; et le principe d économie dont nous avons parlé plus haut, qui limite les apparitions du terme tegaze à G1, apparaît alors comme un trait essentiel du système formé par l ensemble des terminologies (même s il n y opère pas de façon aussi stricte que dans les terminologies kel ferwan). 68 Les remarques qui précèdent résument ce que nous pourrions appeler l esprit du système formé par les terminologies touarègues. Nous y sommes parvenus au terme d une analyse interne de celui-ci. Il nous est maintenant possible de mettre en rapport ce système avec celui que forment d autres données exposées dans les chapitres précédents 13. 69 Le double statut des hommes dans la terminologie peut être comparé à leur double statut par rapport à la tente. Un homme touareg a deux sortes de descendants, de même que, chez les Kel Ferwan du moins, il habite différemment les deux tentes où il est amené successivement à vivre. A l inverse, une femme touarègue n a qu une sorte de descendants, de même que, chez les Kel Ferwan toujours, elle n a qu une manière d habiter la tente. Il y a d ailleurs entre l habitat et la terminologie un rapport qui ne peut que nous encourager à faire ces rapprochements. Les descendants qu un homme appelle «neveux» quelle que soit la terminologie sont ceux qui ne lui sont liés que par les femmes, c est-à-dire les descendants nés dans les tentes proches de celle où il est luimême né. A cause du processus continu de transmission des tentes 14, deux hommes liés seulement par les femmes sont en effet nés dans des tentes issues de la tente de leur

117 ancêtre maternelle commune. Le seuil de proximité en deçà duquel un homme n a plus que des «neveux» dépend bien sûr de la terminologie, mais le seuil minimal (qui intervient dans la terminologie des Kel Ferwan du sud) correspond donc à une proximité entre des tentes. Qu un homme ne puisse pas avoir d «enfants» dans les tentes proches de celles où il est né répond assez bien au fait qu il doit quitter cette tente pour prendre épouse et avoir des enfants. De la même manière, l immuabilité de la tente qui, bien qu elle entre dans le mouvement des mariages, reste la même depuis le début des temps, renvoie à l existence dans les terminologies d une sorte d axe féminin qui traverse les générations. 70 Le système formé par les terminologie touarègues représente, on le voit, une extension formelle de ce qui a été repéré dans l étude ethnographique des Kel Ferwan. On peut trouver surprenant qu une société touarègue particulière paraisse jouer ainsi un rôle central. En fait, on peut remarquer que ce que nous avons appelé l esprit du système formé par l ensemble des terminologies n est rien d autre que l esprit du système formé par les terminologies kel ferwan, même si c est seulement l analyse comparée de l ensemble des terminologies qui nous a permis de le dégager avec netteté. Il n y a donc rien d étonnant à ce qu une certaine correspondance entre les données de l ethnographie kel ferwan et l esprit du système formé par l ensemble des terminologies puisse ainsi être mise en évidence. De plus, s il y a correspondance entre les deux, le système des terminologies met tout de même en œuvre des principes plus larges et plus souples que ceux qu on peut voir à l œuvre dans l ethnographie kel ferwan. Il fait jouer en effet la proximité d un homme avec ses descendants «par les hommes» ou «par les femmes», ce qui inclut le cas de la proximité d un homme kel ferwan avec la tente où il est né, mais seulement comme cas particulier. On pourrait imaginer d autres réalisations ethnographiques de ce jeu formel, et peut-être existent-elles dans d autres groupes touaregs. En particulier, il ne nous paraît pas impossible que, chez les Kel Ahaggar, la transmission des terres de parcours en ligne matrilinéaire y joue un rôle comparable à celui que joue la transmission de la tente chez les Kel Ferwan (voir Nicolaisen 1963 : 142). Ce que nous apprend le système constitué par l ensemble des terminologies touarègues n est pas en contradiction avec ce que nous apprend l ethnographie kel ferwan, mais pourrait donc aussi ne pas se trouver non plus en contradiction avec l ethnographie d autres groupes. 71 En relevant une sorte de parallélisme entre les résultats de notre chapitre 1 et ceux du présent chapitre, nous ne prétendons nullement démontrer que la terminologie est le «reflet» de la «réalité» sociale. Tout d abord, nous avons vu en effet que les terminologies font intervenir des possibles plus larges que le jeu des tentes et des campements. Disons seulement que ce jeu actualise une des virtualités impliquées par les terminologies de parenté. D autre part, et surtout, on relève entre les données de ce chapitre et celles du chapitre 2 une dissymétrie : ici, le référentiel est l axe constitué par la terminologie d Ego féminin et, si l on peut dire, l immuabilité de la tente, qui lui correspond dans le jeu social. En revanche, c est le mouvement de la tente à travers les campements qui est pris en compte dans les échanges, c est-à-dire que le référentiel est alors le campement et non la tente. En ce sens, la confrontation du système des terminologies et du jeu social, si elle permet d élargir ce que nous apportaient les données ethnographiques, permet aussi de les envisager sous un angle différent. Or, dans la mesure où cette confrontation fait apparaître des contradictions, il devient nécessaire de

118 reprendre ce que nous avons dit des échanges en y intégrant ces nouvelles informations. C est ce que nous ferons au chapitre suivant. 3. La tente et le campement 72 Dans une sorte d annexe à cette étude des terminologies de parenté, nous examinerons l usage terminologique parfois «hétérodoxe» des femmes et des jeunes gens chez les Kel Ferwan. Doit-on, à l instar des hommes adultes, considérer cet usage comme dû à la simple ignorance ou supposer au contraire qu il répond à une certaine logique? Nous proposons d opter pour la deuxième hypothèse, tout en précisant que le développement qui suit a, dans notre esprit, un caractère provisoire, et que des recherches ultérieures pourraient fort bien nous amener à en modifier certains points, ces incertitudes tenant aux problèmes que nous pose la terminologie 2 15. Les autres chapitres de cet ouvrage ne dépendent de toute façon pas de l analyse qui va suivre. Nous traiterons en même temps de la terminologie particulière parfois en usage chez les forgerons, au sujet de laquelle nous croyons pouvoir être plus affirmatif. 73 Les «erreurs» des femmes et des jeunes gens portent uniquement sur les termes de G1 et G-l et correspondent en quelque sorte à un flottement entre la terminologie 1 et la terminologie 2. Ces locuteurs appellent «oncle» (anwɇt ma) les «frères» de la mère et «père» (adda) le père réel, ses frères et ses cousins parallèles patrilatéraux. Les appellations des autres ascendants de G-l peuvent varier : ils semblent pouvoir indifféremment être considérés comme des «oncles» ou comme des «pères». Ces données se transposent grosso modo par réciprocité à la génération G 1. On remarque que les parents appelés «oncles» dans la terminologie 1 restent des «oncles» pour ces locuteurs et que les parents appelés «pères» dans la terminologie2 restent des «pères». En d autres termes, si l ensemble des «oncles» n est pas ici nettement défini, on sait au moins qu il comprend les «oncles» de la terminologie 1 et qu il est contenu dans l ensemble des «oncles» de la terminologie 2. Ces phénomènes n apparaissent pas seulement si un tel locuteur se met dans la position d Ego, mais aussi quand il décrit les liens de parenté que des tiers ont entre eux. Si, aux yeux d une femme ou d un jeune homme, A est «oncle» de B, c est au moins que A et Β ne sont pas reliés seulement par des hommes ; de même, si, à leurs yeux, A est le «père» de B, c est au moins qu il n est pas un «frère» de la mère de B. L identité sociale du locuteur intervenant ici, nous sommes obligé de sortir de la terminologie proprement dite pour pouvoir proposer une interprétation. 74 Si Ego fait une «erreur» terminologique, c est soit parce qu il est jeune, soit parce que c est une femme. Imaginons d abord qu il s agisse d un jeune homme, vivant encore dans la tente de sa mère. Les hommes b, b et b de notre schéma (fig. 27) vivent dans le même campement que lui, ou tout au moins ont grandi dans ce campement. Ce sont ceux qu il n appelle certainement pas «oncle» et qu il appelle donc certainement «père». Il appelle peut-être «père» d autres parents, mais il est en tout cas certain qu il appelle «père» au moins ceux-ci. Si ce jeune homme utilise exactement la terminologie 2, b, b et b sont alors pour lui exactement ceux qu il appelle «père», et, en revanche, il considère comme des «oncles» tous les hommes de sa parentèle qui ne vivent pas dans son campement. La mère d Ego, qui est susceptible d avoir recours aux mêmes usages terminologiques, considère elle aussi les hommes du campement d Ego comme les «pères» de celui-ci. Si Ego est une femme mariée, elle vit dans le campement de ses

119 affins, et on peut considérer que, dans le campement de ses parents, elle a la même position qu Ego dans le raisonnement précédent. Pour nous résumer, disons que dans le cas limite de la terminologie 2, les «pères» d Ego seraient exactement les hommes adultes vivant dans le même campement que lui ; dans ce qui semble être l usage effectif des femmes et des jeunes gens, on peut seulement dire que les hommes adultes du campement d Ego sont à coup sûr des «pères» pour lui, mais on ne peut rien affirmer sur l appellation des hommes extérieurs à ce campement. Dans tous les cas, de façon plus ou moins nette, les membres d une tente, une femme et ses enfants, opposent le campement où cette tente est venue s installer à l extérieur d où elle vient, extérieur dont ils peuvent avoir une vision floue. On peut donc dire que les usages terminologiques des femmes et des jeunes gens conservent le souvenir du déplacement d une tente. Figure 27. Les «pères» dans la terminologie 2 75 Considérons maintenant l usage des hommes adultes, c est-à-dire la terminologie 1. L «oncle» y est le «frère» de la mère. Or, il se trouve qu une «sœur», surtout si elle est une cousine du premier degré, est une femme qu on ne peut épouser, règle qui semble plus strictement appliquée chez les Kel Ferwan que partout ailleurs (voir chap. 5). Ici, Ego appelle «oncle» les hommes qui de toute façon n auraient pas pu devenir les époux ou les beaux-frères de sa mère. Ou, plus généralement, un homme appelle «oncles» de A tous ceux qui n auraient pas pu être époux ou beaux-frères de la mère de A. Il appelle «pères» de A tous les hommes qui auraient pu être, et qui sont peut-être, époux ou beaux-frères de la mère de A. Tandis que, dans la terminologie 2, le «père» de A est celui qui vit dans le même campement que A et sa mère, dans la terminologie 1 c est celui qui peut ou aurait pu vivre dans le même campement que A, alors que l oncle de A est celui qui n y vit pas et qui n aurait de toute façon pas pu y vivre. 76 Comme la précédente, cette terminologie prend en compte le mouvement de la tente à travers les campements, mais elle établit une différence entre les mouvements possibles et les mouvements exclus. Celui qui utilise cette terminologie considère la circulation des tentes comme un jeu sur lequel il a prise. Dans la terminologie 2, en revanche, le mouvement a déjà eu lieu ; il ne s agit plus du possible et de l exclu, mais de ce qui est déjà réalisé. Celui qui utilise cette terminologie occupe une tente qui a déjà changé de campement. Pour la terminologie 2, le mariage est un fait subi ; pour la terminologie 1, c est un champ sur lequel on peut encore agir dans les limites de certaines règles. Les «erreurs» des femmes et des jeunes gens représentent une hésitation entre ces deux positions.

120 77 Supposons maintenant qu un mouvement de tente considéré comme possible par l utilisateur de la terminologie 1 ait effectivement eu lieu, c est-à-dire qu une femme B, régulièrement épousable par un homme A, ait effectivement été épousée par lui. Imaginons la façon dont un utilisateur de la terminologie 1 et un utilisateur de la terminologie 2 décriraient la situation qui en résulterait (fig. 28). Β pouvant être épousée par A, elle n est pas sa «sœur» ; si l on suppose pour simplifier qu elle est sa collatérale, ce qui correspond au cas le plus fréquent, elle ne peut être que sa cousine croisée. Même si elle avait épousé un autre homme que A, ses enfants auraient, aux yeux d un utilisateur de la terminologie 1, appelé «pères» les hommes A, A et A, puisque ceux-ci sont de toute façon les cousins croisés de B. Β ayant épousé A, ses enfants doivent, aux yeux d un utilisateur de la terminologie 2, appeler «pères» A, A et A puisqu ils vivent dans le même campement qu eux. 78 Les terminologies 1 et 2 ne se contredisent donc pas. Simplement, elles ne fonctionnent pas au même niveau. Quand un mariage a effectivement eu lieu, les enfants de la femme épousée doivent, aux yeux d un utilisateur de la terminologie 2, appeler «pères» des hommes qu ils auraient appelés «pères» aux yeux d un utilisateur de la terminologie 1, même si leur mère avait été épousée ailleurs. Autrement dit, pour que la terminologie 2 soit utilisée, il faut qu un mariage ait effectivement eu lieu. S il est conforme aux normes, les appellations qu il fait apparaître dans la terminologie 2 sont celles qu il aurait fait apparaître dans la terminologie 1, même s il avait, tout en restant conforme aux normes, eu lieu ailleurs. Les usages réels des femmes et des jeunes gens flottent entre ces deux terminologies, et l on peut considérer le schéma proposé ici comme une épure idéale dont la réalité n offre qu une réalisation approximative. S il se trouve en revanche des femmes et des jeunes gens pour utiliser exactement la terminologie 2, notre schéma doit être considéré plutôt comme un état limite vers lequel la réalité tend et qu elle atteint parfois. 79 On peut faire de la terminologie 3 une relecture analogue si l on se rappelle que, contrairement aux autres Kel Ferwan, les forgerons vivent le plus souvent dans des campements réduits à une tente. Les enfants des collatéraux d un homme vivent donc chez les forgerons dans un autre campement que le sien. Comme c était déjà le cas dans la terminologie 2, un homme appelle ici «neveux» les enfants qui grandissent dans un autre campement que le sien, et «enfants» ceux qui grandissent dans son propre campement. De sorte que la relecture que nous venons de faire des terminologies 1, 2 et 3 peut se résumer comme suit : Τerminologie 1 Τerminologies 2 et 3 Arraw : enfant dont la mère aurait pu être épousée dans le campement d Ego, donc qui peut ou qui aurait pu grandir dans le campement d Ego. Arraw : enfant dont la mère a été effectivement épousée dans le campement d Ego et qui a grandi dans le campement d Ego. 80 Nous voyons donc qu alors que la terminologie des Kel Ferwan du Sud est liée à la tente, les autres terminologies kel ferwan sont, de diverses manières, liées au mouvement des tentes à travers les campements. Laissons pour l instant de côté la terminologie des forgerons, sur laquelle nous reviendrons en étudiant le rituel de mariage. Nous trouvons que la terminologie des hommes adultes correspond à un point de vue dynamique sur

121 l affinité, ce qui rappelle les acquis du chapitre 1, où nous avons vu que le campement lié aux hommes était l instance où l affinité agissait, au sens précis alors donné à ce mot. De même que le double statut des hommes dans l ensemble des terminologies répond à leur double statut par rapport à la tente, de même la terminologie que les hommes kel ferwan adultes utilisent prend en compte le mouvement de la tente à travers les campements, c est-à-dire la vie même des campements. Figure 28. Terminologie 1 et terminologie 2 : points de vue d utilisateurs Terminologie 1 Situation avant le mariage de A et Β : un enfant que pourrait avoir Β devrait appeler «père» A, A et A. Terminologie 2 Situation après le mariage de A et Β : Ε, enfant que A a eu de B, appelle «père» A, A et A. 81 La référence aux campements n est donc pas absente des terminologies, même si elle a perdu le caractère de référentiel qu elle a dans les échanges. Remarquons enfin que l interprétation proposée pour la terminologie 2 et les usages «erronés» ou, mieux, hésitants des femmes et des jeunes gens permet de rattacher le fait que les hommes ont à «corriger» leur terminologie au cours de leur vie du fait qu ils ont aussi à changer de tente 16. La terminologie 2 est celle d un locuteur, homme ou femme, qui vit encore dans la tente de sa mère. Une femme ne quittant pas, d une certaine manière, cette tente, on conçoit qu elle ne soit pas astreinte à utiliser de façon stricte la terminologie 1 et qu elle puisse en rester à la terminologie 2 ou à des «terminologies» intermédiaires entre celleci et la terminologie 1. Un homme, en revanche, doit quitter cette tente, et, dans la tente qu il occupe après son mariage, il n a plus le même statut. La terminologie qu il utilise alors ne se réfère plus à la tente qu il occupe, et dont il n est que l hôte, ni à celle qu il a quittée, mais, puisqu il est devenu membre à part entière de l un d eux, aux campements. Les Kel Ferwan adultes n ont pas tort de parler d erreurs à propos de l usage terminologique des femmes et des jeunes gens. Il montre après tout que ces locuteurs ne «savent» pas, ou pas encore, ce qu est le mouvement des tentes à travers les campements.

122 NOTES 1. Moins surprenante en tout cas que l idée d une évolution qui aurait en vingt ans modifié la terminologie. Les hommes adultes sont si catégoriques quand ils parlent de leur terminologie, dont ils ont une vision systématique, que nous avons peine à la croire récente. 2. Nous avons été plus affirmatif dans une version antérieure de ce travail (thèse de troisième cycle non publiée), où nous avons dit que les femmes et les jeunes gens utilisaient la terminologie 2. Aujourd hui, après des séjours supplémentaires sur le terrain, nous ne le serions plus autant. Nous pouvons seulement dire que les «erreurs» des femmes et des jeunes gens semblent se rattacher, d une manière que nous décrirons en fin de chapitre, à la terminologie 2. 3. Arraw est le nom verbal du verbe ärɇw, «engendrer» ou «enfanter». Ce mot désigne aussi le rejeton d un animal ou le fruit d un arbre. Tegaze, quand il ne désigne pas un parent, désigne les parties latérales de la taille, parties «molles», «féminines», du corps. Certes, on peut parler en ce sens du tegaze d un homme, mais le terme est surtout employé à propos d une femme, et c est surtout le tegaze d une femme qui est valorisé. Le mot rur, qui signifie «fils de» (voir plus loin), est en revanche rattaché par l informateur au terme ruri, qui désigne le bas de la colonne vertébrale, partie «dure», «masculine», du corps. C est dans le ruri que le sperme est censé s élaborer. On peut remarquer dans le même sens que les enfants d une femme sont parfois désignés par le terme tedist, «ventre». Le tegaze ayant une position intermédiaire entre le dos et le ventre, ne peut-on dire que l homme a, vis-à-vis de son descendant tegaze, une position intermédiaire entre la masculinité et la féminité? De fait, tegaze est parfois opposé, non à ruri, mais à azɇrzam, le «cordon du pantalon», terme dont on peut se servir pour désigner le fils d un homme. L informateur commente en disant : «Pour avoir un fils, je dois agir, je dois défaire le cordon de mon pantalon, alors que je n ai rien fait pour avoir mon tegaze.» Tegaze est d ailleurs parfois associé au verbe agɇẓ, dont l un des sens est : «trouver sur son chemin, trouver sans avoir cherché». Tout ceci nous paraît devoir être rattaché au fait suivant. Nous verrons que, dans son extension minimale, le mot tegaze signifie en fait : «enfant qui est né dans une tente liée à celle où je suis né». Or, nous verrons aussi que, pour affirmer sa virilité, un homme doit quitter la tente où il est né. Son tegaze lui est donc lié par l intermédiaire d une tente où il n est pas pleinement homme. 4. Remarquons que le mot amɇdräy se rattache au verbe faisant son prétérit en imɇdɇra et signifiant : «il est petit, jeune» ou «il se présente en petite quantité». Il est peu usité par les Kel Ferwan, qui lui préfèrent le verbe faisant son prétérit en imɇccoka. De la même racine dérive également le mot mɇdruy (ou amɇdruy ou mɇduy), qu on peut traduire par «chéri», «pauvre chéri». Amɇdräy a donc pour premier sens ce que nous pouvons appeler son sens étymologique. Nous voyons que le locuteur peut à l occasion «oublier» ce sens étymologique. Le verbe ämmɇdräy signifie même «être frères», sans que la relation d aînesse intervienne. De même amɇqqar est à rattacher au verbe faisant son accompli en imɇqqora : «il est grand, puissant», auquel les Kel Ferwan préfèrent le verbe izuwwura. S y rattache aussi le mot pan-berbère amghar, «le vieux», «le chef», et aujourd hui, «le patron». Amɇqqar est aussi le terme le plus usité pour désigner le Très-Haut. C est donc un mot aux connotations très lourdes auquel le locuteur peut préférer amɇdräy, qui devient alors un terme neutre. Enfin, ɇbûbaz est à rattacher à tabubaza, terme qui signifie à l origine «fait d être ɇbûbaz», mais qui finit par désigner la plaisanterie qu on pratique entre cousins croisés. Est ɇbûbaz toute personne avec qui on a une relation de plaisanterie. Ce peut être le beau-frère, le fonctionnaire djerma, le forgeron, voire l ethnographe de passage. D une manière générale, tout étranger avec lequel on est amené à avoir des relations

123 fréquentes peut devenir un ɇbûbaz, ce qui ne veut pas nécessairement dire qu il est assimilé à un cousin croisé, mais simplement qu on pratique la tabubaza, la «plaisanterie», avec lui. Notons que la grand-mère maternelle, avec qui l on plaisante parfois, peut être considérée comme une tɇbûbazt. Et l informateur précise qu on l appelle ainsi non pas parce qu elle est en quelque façon semblable à une cousine croisée, mais simplement parce qu on plaisante avec elle. S adresser à quelqu un en l appelant ɇbûbaz ou, ce qui est un diminutif obaz, indique qu on veut «plaisanter» avec lui. Là encore, on peut appeler son cousin croisé amɇdräy si l on veut oublier un instant la relation de tabubaza qu on a avec lui. Mais cette relation est si lourde et si permanente qu il est bien rare qu on l oublie. 5. Il est utile ici de discuter une opinion de R. Murphy (1964 : 1270). Selon cet auteur, la fréquence des situations ambiguës expliquerait l usage du port du voile masculin. Deux hommes qui seraient cousins croisés selon une certaine ligne et «frères» selon une autre pourraient hésiter sur l attitude à avoir l un en face de l autre. Les cousins croisés, en effet, plaisantent entre eux, alors que le «frère» cadet se comporte avec déférence devant son aîné. Ne sachant pas quelle attitude adopter, on préfère ne pas en adopter du tout, ce que le port du voile rendrait possible. Tout d abord, cette explication ne rend pas compte de ce qui est l essentiel du port du voile, à savoir qu il est un usage masculin. On ne voit pas pourquoi la situation décrite par Murphy poserait a priori plus de problèmes aux hommes qu aux femmes. Ensuite, le port du voile ne traduit pas l hésitation entre deux attitudes, mais le choix d une attitude, celle de l évitement. Ensuite, nous voyons que le recours au terme anɇmalu permet de résoudre tous les conflits de terminologie. Certes, deux inɇmula peuvent dire en manière de boutade qu ils sont tantôt «frères», tantôt cousins croisés, mais cette hésitation est en elle-même une attitude, et c est l attitude qu ont entre eux les inɇmula. Les relations entre ceux-ci sont détendues, proches, avec la dureté en moins, de celles qui existent entre cousins croisés et s accommoderaient mal du port du voile. Sur le port du voile, voir chap. 9. 6. Il est bien possible que ce principe d économie soit présent à la conscience des locuteurs. Ainsi, alors qu au début de notre séjour nous demandions à un informateur comment il appelait l enfant de sa tegaze (arraw n tegaze nnäk, ma he das tɇmɇla?), il nous répondit avec un soudain agacement : «Mais je l appelle mon arraw, voyons, qu est-ce qui te prend? (ma ki igräwän?)» Il se pourrait bien que l agacement de l informateur ait été dû ici à ce que nous nous soyons montré ignorant d un principe d économie qui pour lui allait de soi. Comme, d autre part, la règle qui veut que l on appelle l enfant de sa «sœur» tegaze est parfaitement claire aux yeux de l informateur et qu il l énonce volontiers, il semble que les locuteurs soient conscients des règles et principes à partir desquels toute la terminologie 1 se construit. 7. Cette expression peut évoquer la méthode componentialiste. C est pourquoi il nous paraît important d expliquer ici en quoi nous ne faisons pas de componentialisme. Dans cette méthode, à l intérieur de l ensemble des parents désignés par un terme, mettons X, le chercheur isole arbitrairement certains éléments dont il considère qu ils correspondent au sens premier de X ; puis il fabrique des équations permettant de passer de ces éléments privilégiés à tous les éléments de l ensemble (sur ce point, voir Dumont 1983 : 164 et suiv.). Ici, nous constatons que, selon les terminologies, le terme arraw désigne un ensemble différent de parents. Appelons A, B, C ces différents ensembles. Nous constatons que l un d eux, mettons A, est inclus dans tous les autres. Nous sommes amené à le considérer comme correspondant à ce que nous appelons par convention le sens premier de arraw. Ce n est pas de notre part un choix arbitraire. Il nous est imposé par notre matériel puisque l ensemble A correspond effectivement à l extension du terme arraw dans l une des terminologies. Nous serons amené dans la suite du travail à proposer des équations reliant entre eux A, B, C. Mais il s agira d équations liant entre eux des ensembles et non pas d équations reliant à certains éléments d un ensemble tous les autres éléments de cet ensemble.

124 8. Voir par exemple K. G. Prasse, 1972-1974, t. 1 : 164. Il s agit d une grammaire de l Ahaggar, mais sur ce point les langues des Kel Ferwan et des Kel Ahaggar ne diffèrent pas. Signalons simplement que ti et ma, qui dans l Ahaggar signifient, s ils ne sont pas accompagnés d un pronom au génitif, «mon père» ou «ma mère», ne sont jamais utilisés seuls chez les Kel Ferwan. Pour parler de son propre père ou de sa propre mère, on n emploie jamais que adda et anna. 9. C est en tout cas l opinion de Lionel Galand (remarque orale à l auteur) et de K. G. Prasse (ibid., t. 2 : 126). C est aussi l opinion du Père de Foucauld (1951-1952, t. 3 : 1445) à propos de aña, l équivalent de anwa dans l Ahaggar. Etymologiquement, l anwa serait donc le aggma ou awma, «le fils de la mère», soit le «frère utérin» ou «le frère», sens qu il n a jamais chez les Kel Ferwan, mais qu a effectivement aña dans l Ahaggar, et que ses équivalents uma, awma, agma ont dans d autres parlers berbères. 10. Pas plus que anwa, ult ma, ayt ma et shet ma n ont donc leur sens étymologique. Ayt ma peut désigner l ensemble des individus auxquels on est apparenté. Que ces termes, qui désignent étymologiquement une parenté utérine, désignent finalement toutes sortes de parents semblerait indiquer que la parenté est d abord considérée comme utérine. C est peut-être faire dire trop à des faits linguistiques, mais ils sont peut-être à rapprocher du caractère central de la terminologie d Ego féminin (voir plus loin). Remarquons pour finir que anwɇt ma serait étymologiquement l anwa de ma, soit le fils de la mère de la mère, ou le fils de la sœur de la mère de la mère, sens qu il a exactement dans la terminologie des Kel Ferwan du Sud et qui correspond à l extension minimale du terme. Un peu comme pour arraw (voir chap. 4, n. 1), ce mot a au minimum son sens étymologique. Certains locuteurs utilisent parfois anwa pour anwɇt ma, phénomène dont nous avions fait un grand cas dans une version non publiée de ce travail, mais dont il nous semble aujourd hui qu il correspond simplement à une négligence de langage. Les Kel Ferwan proposent de anwa une étymologie fausse sans doute, mais intéressante. Ils le rattachent à änwu, «mûrir». L anwa serait celui qui a mûri sur la même tige que moi. Tige peut se dire tanwa, terme qui désigne aussi l ensemble des parents, des ayt ma. 11. Il y a l exception de certains Kel Ewey, chez qui les termes amɇdräy et amɇqqar ne désignent que les frères (et sœurs au féminin) réels. Tous les autres collatéraux sont désignés par le terme qui ailleurs désigne les cousins croisés. Sur cette particularité, voir P. Bonte (1986). 12. Nous sommes tout simplement en présence de ce que Cl. Lévi-Strauss appelle un groupe de transformation. Le lecteur a saisi à quel point nous sommes dans ce qui précède le débiteur de l auteur de La Pensée sauvage. 13. Nous mettons ici en parallèle des faits kel ferwan et des faits provenant de l ensemble du monde touareg. La validité de la démarche ne va pas de soi, et nous la justifierons plus loin. 14. Nous faisons bien entendu allusion ici à la façon dont se transmettent les nattes des tentes (voir chap. 1, 3.1). Dans les deux lignes féminines qui relient ces deux hommes à leur commune ancêtre maternelle, chaque femme a reçu une tente dont une partie des nattes avaient appartenu à la tente de sa mère. On est donc passé à chaque fois sans solution de continuité de la tente de la mère à la tente de la fille. 15. Il nous paraît improbable, avons-nous dit (voir chap. 4, n. 2), que la terminologie 1, à laquelle se réfèrent aujourd hui les hommes adultes, n ait pas déjà existé à l époque de Nicolaisen. Il paraît raisonnable d imaginer que la terminologie 2 était alors utilisée par les femmes et les jeunes gens, hypothèse que les usages actuels de ces derniers rendent vraisemblable. Peut-être cette terminologie s est-elle dégradée à l état de la «terminologie» imprécise qu utilisent aujourd hui les femmes et les jeunes gens ; peut-être Nicolaisen a-t-il vu une terminologie nettement définie là où il nous semble maintenant qu il n y a qu un usage assez lâche des termes (et nous avons d abord nous-même cru pouvoir faire une hypothèse comparable) ; peut-être enfin la terminologie 2 est-elle effectivement utilisée aujourd hui encore, dans certaines régions, et il nous semble qu elle ne peut guère l être alors que par les femmes et les jeunes gens. Elle

125 serait alors un état limite d une situation qui par ailleurs est plus confuse. Nous ne pouvons pour l instant trancher entre ces hypothèses. 16. Il faut admettre en effet que les hommes changent de terminologie au cours de leur vie ou tout au moins restreignent à partir d un certain âge l usage de certains termes. Le changement n est évidemment pas brutal, mais il a effectivement lieu. J ai vu des jeunes gens qui donnaient un certain sens à tegaze et anwɇt ma au début de mon séjour (1976) leur donner un autre sens en 1980 et 1981. Ce «changement» semblait bien pour eux lié à leur entrée dans la vie adulte et en particulier à leur mariage.

126 5. Le mariage préférentiel 1. Une vieille question 1 L affirmation d une préférence pour le mariage avec la cousine croisée matrilatérale est répandue à travers tout le monde touareg, où sa constance et son unanimité ont depuis longtemps attiré l attention des observateurs (voir, par exemple, Nicolaisen 1963 : 465). C est de cette préférence que nous allons traiter dans ce chapitre. Notre discussion suivra de trop près le discours des informateurs kel ferwan pour pouvoir prétendre à une validité générale. Néanmoins, la façon dont les Kel Ferwan voient cette préférence de mariage n est sans doute pas sans rapport avec la façon dont leurs voisins la voient. Nous ferons donc à l occasion des remarques sur d autres groupes touaregs, et nous aurons à placer notre travail en regard des tentatives d analyse les plus marquantes qui ont été faites jusqu à présent. 2 Si ce mariage est considéré comme préférable à tout autre, sa fréquence n est pas celle qu on pourrait attendre. Les généalogies que nous avons recueillies, assez lacunaires, il est vrai, n en font apparaître qu un petit nombre. Les généalogies beaucoup plus complètes de E. Guignard non plus n en font pas apparaître beaucoup (1984, annexe), et si l auteur y détecte certaines configurations remarquables, celles-ci ne semblent pas faire intervenir des liens particuliers entre époux. Ce qui a au moins l intérêt de montrer que, même si le mariage avec la cousine croisée matrilatérale n est pas très pratiqué, aucun autre mariage ne lui est systématiquement préféré 1. 3 Est-ce à dire qu il faut négliger les dires des informateurs sur le mariage préférentiel, comme semble vouloir le faire P. Bonte dans un texte récent (1986)? Nous ne le pensons pas, et ceci pour plusieurs raisons. 4 Tout d abord, ce mariage a bien, malgré tout, une certaine place. Une grande partie des jeunes gens qui se sont mariés pour la première fois durant notre séjour sur le terrain ont effectivement épousé leur cousine croisée matrilatérale. C est un fait qui peut ne pas apparaître dans les généalogies, car un informateur ne mentionne pas toujours tous les mariages successifs d un individu. Il cite ceux dont il se souvient, les plus stables et les plus féconds, mais peut en négliger d autres parce qu éphémères. Or, les divorces sont fréquents, et le premier mariage prend souvent fin avant d avoir porté ses fruits. Chez les

127 forgerons, en revanche, où les divorces sont plus rares, on trouve d assez nombreux mariages avec la cousine croisée matrilatérale qui ne sont pas brisés. Il apparaît donc, de manière générale, que ce mariage est celui par lequel les jeunes gens doivent d abord passer, avant d en réaliser un autre ou d autres, plus stables, et où l on pourra davantage tenir compte de leurs préférences (voir chap. 6, 1.1). Même éphémère, ce premier mariage ne reste pas sans conséquences, car les relations d affinité ne sont pas annulées par un divorce. C est ainsi que, même après s être séparé d une femme, on continue à considérer le père de celle-ci comme un beau-père, de sorte que, s il est peu fréquent qu un homme ait pour épouse sa cousine croisée matrilatérale, il n est pas rare, en revanche, que son oncle maternel soit l un de ses beaux-pères. 5 D autre part, le premier mariage d un homme ou d une femme, qu il soit ou non conforme au schéma préférentiel, n a pas le même statut que les suivants. Le rituel y est exécuté de façon très stricte, alors qu il peut être abrégé pour les suivants, et les parents de l épouse ne disposent pas du prix de la fiancée de la même manière pour un premier mariage que pour un mariage ultérieur (voir 5.2). Que ce mariage tende par ailleurs à suivre le schéma préférentiel n est donc pas un fait négligeable. 6 Ensuite, le cycle d Aniguran, dont nous avons vu l importance, traite aussi du mariage préférentiel. A côté de contes où Aniguran met à l épreuve son fils et son neveu utérin, toujours à l avantage du second, il en existe d autres, construits de la même manière, où il met à l épreuve deux prétendants de sa fille, comme si les qualités qui caractérisent le neveu utérin étaient aussi celles qui désignent le meilleur gendre. 7 On peut enfin mentionner, bien qu il ne soit attesté que dans l Ahaggar, l usage imposant au marié qui n est pas un époux préférentiel de payer une sorte d amende. Il doit, au moment où il entre dans la tente nuptiale, donner une paire de sandales à celui ou ceux dont il prend la place, c est-à-dire le ou les cousins croisés patrilatéraux de la mariée (Nicolaisen 1963 : 439 ; Gast 1973 : 522, et 1982 : 69 et suiv.). 8 Tout cela établit clairement que, contrairement à ce que semble suggérer P. Bonte dans l article mentionné ci-dessus, il y a plus qu une simple collection de formules stéréotypées dans le grand cas que les informateurs font du mariage préférentiel. 9 Il est sans doute tentant, devant une préférence de mariage aussi classique, d invoquer des textes eux-mêmes classiques. Hélène Claudot, de fait, employant les méthodes utilisées ailleurs par Cl. Lévi-Strauss, a essayé de montrer que la terminologie de parenté présentait des indices d échange généralisé, type d échange qu à son avis un tel mariage doit impliquer ; elle semble conclure à une combinaison d échange restreint et d échange généralisé (voir notamment Claudot 1980 : passim ). Ce travail présente, malgré son indéniable élégance formelle, plusieurs inconvénients. Tout d abord, H. Claudot semble avoir oublié que Cl. Lévi-Strauss utilise surtout les terminologies de parenté lorsqu il ne dispose pas de règles de mariage clairement attestées. Là où, comme chez les Touaregs, une règle est affirmée, la méthode paraît superfétatoire. D autre part, le travail de H. Claudot postule implicitement que le mariage préférentiel est un fait social en soi, indépendant du contexte dans lequel il apparaît, et qu on peut donc a priori comparer ses occurrences dans deux sociétés différentes, en appliquant pour l une les méthodes qui ont fait leurs preuves pour l autre. Or, justement, nous allons voir au contraire que le mariage préférentiel a, chez les Touaregs, un sens très différent de celui qu il a, par exemple, chez les Katchin (sur le danger qu il y a à oublier que le mariage préférentiel est l élément d un certain système, voir Dumont 1971 : 23). Autre inconvénient : l auteur nous paraît totalement oublieux des mises en garde de L. Dumont (1971 : 171 et suiv.) et E. Leach

128 (1968 : 98-171), qui ont insisté sur la différence qu il y a entre une préférence de mariage exprimée au niveau individuel (épouser telle ou telle parente) et un système d alliance fonctionnant au niveau de la société globale (des groupes échangeant des femmes selon telle ou telle modalité). Il aurait fallu se demander avant de parler d échange généralisé si oui ou non les Touaregs conçoivent leur société comme formée de groupes ayant entre eux des liens d alliance de forme fixe. Or, il n en est rien. A. Chaventré (1972 et 1973) a également postulé l existence d un échange de type généralisé, dont il a essayé de trouver les indices dans des généalogies recueillies chez des Touaregs maliens. Comme chez H. Claudot, la distinction n a pas été faite entre règle de mariage et type d alliance. 10 E. Guignard, dans un travail beaucoup plus original, est parti d un point de départ tout différent. En utilisant le symbolisme mathématique auquel avaient déjà eu recours A. Weil et P. Courrèges, il a commencé par montrer que l existence du mariage avec la cousine croisée matrilatérale n implique pas l échange généralisé, mais peut fort bien mener à un échange entre deux groupes 2 (Guignard 1975). L un de ses diagrammes, obtenus au moyen d un algorithme, est reproduit sur la figure 29. Figure 29. Mariage asymétrique entre deux matrilignages 11 Ici, deux matrilignages échangent des femmes ; le mariage est asymétrique, et chaque homme épouse une femme qui, si l on considère le lien le plus simple existant entre eux, est sa cousine croisée matrilatérale (et non pas une cousine croisée bilatérale, comme on aurait pu s y attendre). Ses distances étant prises avec l échange généralisé, E. Guignard a ensuite cherché, en examinant les nombreuses généalogies qu il a recueillies, d éventuelles constantes dans les modalités de l alliance. Il en a trouvé, mais nous avons vu qu elles n impliquent rien de précis quant aux liens de parenté entre époux. On pourrait estimer la question close, mais il nous semble tout de même que le travail de E. Guignard peut être complété sur un point 3. On peut trouver étrange, en effet, que les informateurs attachent tant d importance à un mariage qui souvent reste éphémère. L examen des généalogies n est peut-être pas le meilleur moyen de découvrir les raisons de cette importance. Une généalogie, en effet, est un recueil de mariages ayant donné des enfants, c est-à-dire de mariages qui le plus souvent ne sont pas des premiers mariages. De sorte qu elle risque fort de constituer aux yeux des informateurs un recueil de faits non valorisés, de mariages faits «n importe comment». Si le mariage préférentiel tend précisément à ne pas y apparaître, il y a une contradiction à les utiliser pour l étudier 4. 12 Que peut-on faire donc pour compléter le travail d E. Guignard? Tout simplement remarquer que le mariage préférentiel est avant tout un mariage qu on dit préférentiel,

129 un mariage dont on souligne la valeur sans se soucier de savoir s il est fréquent ou non. C est donc ce que les Kel Ferwan disent du mariage préférentiel que nous allons commencer par étudier. 2. Les critères de choix du mariage 13 Le premier problème posé par le discours des informateurs est qu il présente, pour ainsi dire, deux volets : le caractère préférentiel du mariage avec la cousine croisée matrilatérale est affirmé a priori, indépendamment de tout raisonnement ; mais les informateurs peuvent aussi donner par ailleurs des critères de choix du bon mariage, qui peuvent ou non coïncider avec l affirmation précédente. Ils justifient ces critères, les commentent et élaborent à leur sujet tout un discours. Ce sont d abord ces critères que nous allons étudier puis situer par rapport au mariage avec la cousine croisée matrilatérale. On peut les classer selon les rubriques suivantes : Critère 1 14 Il est bon d épouser une femme de la parentèle, et si possible de la parentèle proche, car lorsque les conjoints sont éloignés par le sang, le mariage ne peut, dit-on, qu être difficile. Ceci implique en particulier qu on épouse à l intérieur de la tribu. En fait, les mariages ont parfois lieu à l extérieur de la tribu, mais, chez les Kel Ferwan, lorsqu une fille d une tribu est épousée par un étranger, celui-ci vient en général vivre sur les terres de la tribu de son beau-père et parfois même dans son campement, contrairement aux règles habituelles de résidence qui obligent une femme à vivre dans le campement de son beaupère 5. Au bout d une ou deux générations, les descendants de l «étranger» sont intégrés à la tribu (voir chap. 1, 1, et l Introduction). On marie donc sa fille de préférence à un parent, et, quand le gendre n est pas un parent, son origine étrangère est effacée. De sorte que le mariage crée des parents autant qu il a lieu entre parents, ce qui donne au critère 1 un caractère tautologique. Certains informateurs n énoncent que ce critère, et, pour eux, toute collatérale est en particulier épousable. Critère 2 15 Le lait rend le mariage illicite. D autres informateurs excluent au moins le mariage avec la cousine parallèle matrilatérale. Les conjoints seraient alors «issus du même lait», c est-àdire de femmes nourries au même sein 6. Cette fraternité de lait rend le mariage illicite à tel point qu un homme ne peut épouser sa sœur de lait, fût-elle étrangère, situation qu on peut rencontrer quand, par exemple, la nourrice commune a été une esclave. 16 Ce critère aboutit à exclure le mariage entre deux individus dont le lien de parenté ne passe que par les femmes. C est ainsi que les cousines A, B, C de la figure 30 ne sont pas épousables :

130 Figure 30. Les parents maternelles qu Ego ne peut épouser 17 Les informateurs admettent effectivement cette conséquence logique de leur raisonnement. Certains d entre eux arrêtent là leurs restrictions et rendent épousables toutes les autres collatérales, c est-à-dire en particulier la cousine parallèle patrilatérale. Critère 3 18 Tous les informateurs précisent qu on n épouse jamais dans son propre campement. Un campement kel ferwan se groupe autour d un homme et de ses fils et tend à se disperser à la mort de cet homme (voir chap. 1, 3.1). Si deux frères vivent encore dans le même campement, il n est pas question que leurs enfants s épousent. En revanche, deux frères vivant éloignés l un de l autre, après la mort de leur père, par exemple, peuvent envisager d unir leurs enfants à condition que pour au moins l un d eux il ne s agisse pas d un premier mariage. Même licite, un tel mariage n est donc pas en extrême faveur. De fait, nous n avons rencontré qu un seul exemple de mariage entre enfants de frères, et il est resté à l état de projet. 19 Nous voyons donc que le mariage entre cousins parallèles du premier degré est pratiquement exclu. L exclusion est stricte pour les enfants de sœurs, plus nuancée pour les enfants de frères, mais elle aboutit en fait, dans les deux cas, au même résultat. A ce niveau, le mariage entre cousins croisés semble préféré au mariage entre cousins parallèles, ceci indépendamment de la préférence par ailleurs affirmée pour l une des deux cousines croisées. De fait, l idée que les cousines croisées sont des épouses potentielles est répandue. Inversement, un homme ou une femme plaisante avec ses beaux-frères et belles-sœurs comme avec ses cousins croisés, quoique peut-être avec moins de rudesse. On utilise même volontiers, pour désigner son beau-frère, le terme ɇbûbaz, «cousin croisé».

131 3. Les objectifs correspondant à ces critères 20 La formulation touarègue du critère 3 fait intervenir le campement et non directement des faits de parenté. Notre discussion serait plus aisée si nous exprimions les critères 2 et 3 dans le même type de langage. On peut penser à utiliser pour les deux l idiome de la parenté et dire par exemple que ces critères reviennent à interdire à Ego d épouser ses parentes proches, membres du même patrilignage et de même matrilignage que lui. Mais cette formulation présente un inconvénient : il n existe pas chez les Kel Ferwan de groupes constitués et nommés qu on pourrait appeler des patrilignages ou des matrilignages. En utilisant un vocabulaire que l ethnographie n impose pas, on risque de construire des modèles sans rapport avec la société étudiée. 21 Abandonnons plutôt l idiome de la parenté et traduisons le critère 2 dans un langage comparable à celui dans lequel les Kel Ferwan expriment le critère 3. Il suffit pour cela de remarquer que la continuité dans le passage d une femme de la tente de sa mère à sa propre tente, qui fait dire aux informateurs que la tente d une femme est «à sa mère» (voir chap. 1, 4), est un peu la réplique matrilinéaire à la transmission patrilinéaire du campement. Nous savons que cette continuité s oppose au fait que, pour un homme, le passage de la tente de sa mère à la tente de son épouse est marqué par une solution de continuité. De même qu il ne prend pas épouse dans son propre campement, un homme doit quitter la tente natale pour se marier. La deuxième de ces deux obligations est si évidente pour l informateur que, contrairement à la première, il ne l explicite pas. Le critère 2 apparaît comme une généralisation de cette obligation et peut s énoncer : deux femmes nées dans la même tente ne marient pas leurs enfants ou, mieux, puisque la tente d une femme est «à sa mère», un homme et une femme nés dans deux tentes «appartenant à la même femme» ne s épousent pas. Cette formulation du critère 2 rappelle qu un homme a quitté la tente maternelle au moment où il prend épouse, et elle exprime à la fois l obligation, évidente, de ne pas épouser sa propre sœur et celle de ne pas épouser une cousine parallèle matrilatérale. L extension de cette obligation à des cousines plus éloignées, mais auxquelles Ego n est lié que par les femmes, ne fait qu extrapoler le principe selon lequel la tente d une femme appartient en un sens à sa mère. Dans le schéma de la figure 30, en effet, la tente où Ego est né, et celle où A, Β et C deviendront épouses peuvent être vues, au prix d une extrapolation, comme appartenant à α, leur ascendante maternelle commune. Elles sont en tout cas issues, par un processus continu de transmission, de la tente de cette femme 7. C est hors des tentes issues de celle de cette femme qu Ego doit prendre épouse. L obligation pour un homme de quitter la tente maternelle pour prendre épouse est étendue dans tout cela à une tente que nous pourrions qualifier de métaphorique. 22 Si l expression du critère 3, pour laquelle nous conservons la forme indigène, et celle du critère 2, que nous avons «traduite» en termes encore recevables au demeurant par le discours indigène, sont formellement identiques à celles que nous avons rejetées, elles ne leur sont pas équivalentes. Tout d abord, nous ne croyons pas trahir l informateur en parlant de tente et non de lait, ne fût-ce qu à cause de toutes les connotations féminines attachées à la tente. Ensuite, parler de tente et de campement permet de garder à l esprit ce que nous avons dit au chapitre 2 sur les échanges et donc le mariage, et ce ne serait pas le cas si nous parlions de patrilignages et de matrilignages. Le critère 1, qui impose d épouser dans la parentèle, c est-à-dire dans la tribu, n est pas étranger non plus aux

132 informations livrées dans les chapitres précédents. Nous savons que le mariage et la guerre (ou la razzia) s opposent et s associent comme formes principales de l échange dans et hors la tribu (voir chap. 3, 5.2). Prendre épouse à l extérieur de sa tribu, c est avoir recours à l un des modes de l échange là où en principe l autre prévaut, et donc risquer la confusion entre les deux. C est sans doute pourquoi, dès lors qu un mariage a lieu à l extérieur de la tribu, il doit entraîner le déplacement du gendre, sous peine de se confondre avec ce à quoi il se met alors à ressembler, à savoir l enlèvement d une femme, tel qu il pourrait se produire dans une razzia. Plus les liens de parenté entre les conjoints sont lâches, plus le mariage se rapproche d un mariage à l extérieur de la tribu, et moins il est souhaitable 8. 23 Ces critères de mariage ne sont pas indépendants les uns des autres. Ils expriment deux exigences : d une part, on prend épouse dans un certain extérieur, extérieur de la tente et du campement, et on est d ailleurs plus strict sur le premier point puisque l interdiction va même jusqu à englober une tente «métaphorique» ; d autre part, l épouse, bien que située dans cet extérieur, doit être aussi proche parente que possible, ce qui revient à assortir l exigence d extériorité d une exigence d économie. Nous sommes placés là devant un problème dont la solution consisterait à réaliser au mieux deux conditions opposées, c est-à-dire un problème d optimisation. Nous devons maintenant rechercher l optimum des mariages et nous demander s il est ou non le mariage préférentiel. 4. Le mariage avec la cousine croisée matrilatérale est-il celui qui répond le mieux à ces objectifs? 24 Nous plaçant maintenant à l intérieur de diverses catégories de parents, nous allons chercher à chaque fois le mariage réalisant au mieux les objectifs précédents. 4.1. Les cousines du premier degré 25 Parmi les cousines du premier degré, l application des critères 2 et 3 n a fait jusqu ici qu éliminer les cousines parallèles sans départager les cousines croisées. Questionné sur ce point, un lettré d Agadez rattaché aux Iberdiyanan a justifié la préférence accordée à la cousine croisée matrilatérale en faisant observer que l autre cousine croisée, bien qu elle ne soit pas une sœur de lait, a tout de même bu un lait parent. Sa mère, en effet, est une parente d Ego puisqu elle est la sœur de son père, alors que la mère de la cousine croisée matrilatérale est en principe une étrangère, ou n a tout au moins pas de raison a priori d être une proche parente d Ego. Ceci revient à dire que la cousine croisée matrilatérale satisfait mieux que la cousine croisée patrilatérale à notre critère 2. Elle satisfait certes moins bien au critère 3 puisqu elle est née dans un campement parent, celui où est née la mère d Ego. Si le lettré ne s y arrête cependant pas, c est bien, comme nous avions commencé à le soupçonner, que le critère 2 est plus strictement appliqué que le critère 3. Ou, pour dire les choses autrement, le lettré s intéresse au lien existant entre Ego et sa belle-mère potentielle plus qu à celui qui existe entre Ego et son beau-père potentiel. L épouse de l oncle maternel est une belle-mère potentielle plus éloignée que la sœur du père, et peu importe à l informateur que l époux de la sœur du père soit de son côté un beau-père plus éloigné que l oncle maternel. Il importe avant tout qu Ego ne soit pas trop proche de la tente dans laquelle il s apprête à entrer comme époux.

133 Figure 31. Les deux cousines croisées et la parenté de lait 26 Ainsi, les critères des informateurs équivalent effectivement à donner, parmi les cousines du premier degré, la préférence à la cousine croisée matrilatérale. Les cousines parallèles sont d abord exclues par application des critères 2 et 3 ; ensuite, la cousine croisée matrilatérale apparaît comme satisfaisant plus finement que la cousine croisée patrilatérale au critère 2. Mais ce qui pour les cousines parallèles était une affaire d exclusion est devenu entre les deux cousines croisées une affaire de préférence, car ce n est plus qu une application différée du critère 2 qui entre alors en jeu. Les deux cousines croisées y satisfont toutes les deux et sont donc toutes les deux épousables, mais un écho de ce critère rend l une préférable sans pour autant exclure l autre. De fait, la cousine croisée patrilatérale est elle aussi volontiers épousée, mais il s agit comme pour le mariage avec la cousine croisée matrilatérale d un mariage éphémère, sauf chez les forgerons. Or, on trouve bien chez ces derniers l ordre de préférence que l application du critère 2 laisse prévoir : la cousine croisée matrilatérale est, des deux, la plus épousée. 27 A ce niveau, le mariage préférentiel est simplement celui qui optimise les objectifs définis au paragraphe précédent, si bien que les deux volets du discours des informateurs, dont nous avons parlé au début du paragraphe 2, apparaissent pour l instant comme redondants l un par rapport à l autre. 4.2. L ensemble des cousines du premier et du second degré 28 Parmi ces cousines, le mariage avec la cousine croisée matrilatérale n est assurément pas le seul à réaliser les objectifs définis plus haut, mais nous allons tout de même voir que, d une certaine manière, il est bien l optimum recherché. 29 Tout d abord, la remarque du lettré d Agadez peut se généraliser : les filles des cousins des parents satisfont mieux au critère 2 que les filles de leurs cousines. Rappelons, avant de parler des filles des cousins, ce que nous ont appris les terminologies de parenté kel ferwan. Dans la terminologie 1, l anwɇt ma est le «frère» de la mère. Dans la terminologie 2, c est un ascendant de G-1 lié à Ego par au moins une femme. Or, les Kel Ferwan peuvent parler de deux façons du mariage préférentiel : a) Azalaf ɇn tɇrrawt n ɇmɇdray n anna nin ɇnta a imulän : «Il est convenable que j épouse la fille du frère de ma mère.» b) Awɇdam yoff as ad yadwu tarräwt n anwɇt ma s : «Il vaut mieux épouser la fille de son anwɇt ma.» 30 Tant qu on en reste aux cousines du premier degré, les seuls collatéraux des parents entrant en jeu sont leurs frères. Et, parmi eux, seul le frère de la mère est appelé anwɇt ma, de sorte que les deux formulations sont équivalentes. Elles le restent quand on parle des cousines du deuxième degré, mais à condition d utiliser la terminologie 1. Ceux qui l utilisent on la même chose en tête, qu ils parlent du mariage avec la fille du «frère» de la mère ou du mariage avec la fille de l anwɇt ma. Il n en est pas de même pour ceux qui

134 utilisent la terminologie 2 (ou qui hésitent entre les deux terminologies). Pour ceux-ci, dès qu il est question des cousines du deuxième degré, les deux formulations cessent d être équivalentes. Tant qu ils ont recours à la formulation a, ils disent la même chose que les locuteurs utilisant la terminologie 1. Ce à quoi ils font allusion lorsqu ils ont recours à la formulation b est tout autre et demande à être explicité. Les ascendants qui ne sont pas appelés anwɇt ma et sont donc appelés «pères» dans la terminologie 2 se trouvent être ceux qui ont grandi dans le même campement que le père (voir chap. 4, 3). Leurs filles sont les seules collatérales qui ne sont pas pour Ego des filles d anwɇt ma. Les collatérales que la formulation b exclut du mariage préférentiel aux yeux des locuteurs utilisant la terminologie 2 n ont pas, on le voit, une position quelconque quant à la résidence. Elles ont grandi, sinon dans le même campement qu Ego, du moins dans un campement proche du sien puisque issu de la scission d un même campement initial, celui de leur arrière-grand-père paternel commun. Dans la préférence accordée au mariage avec la fille de l anwɇt ma, on peut lire une extension de l obligation d épouser hors du campement, analogue à l extension de l obligation d épouser hors de la tente qu impose le critère 2. Le processus d extension n est cependant pas identique puisque le critère 2 fait une obligation d épouser hors d une tente que nous avons appelée métaphorique, alors que la préférence accordée à la fille de l anwɇt ma ne fait que rendre préférable le mariage hors d un campement que nous pourrions là encore appeler métaphorique 9. Remarquons aussi que le critère 2 interdisait à la fois le mariage avec une cousine parallèle matrilatérale du premier degré et avec toute cousine à laquelle Ego n était lié que par des femmes, sans qu il fût besoin d une nouvelle formulation pour passer d une interdiction à l autre. L interdiction d épouser une parente de lait couvrait en effet les deux cas. En revanche, tel qu il est formulé, le critère 3 ne concerne que le campement réel et ne peut être étendu à une entité plus large. Son extension n est qu une extension de fait, impliquée par le caractère préférentiel du mariage avec la fille de l anwɇt ma, ce qui est une tout autre formulation. Nous retrouvons une fois de plus le caractère plus strict et systématique du critère 2. 31 Disons pour récapituler qu une application différée du critère 2 rend tout d abord les filles des cousins des parents préférables aux filles de leurs cousines et que, parmi les premières, les filles des anwɇt ma, au sens de la terminologie 2, satisfont à une forme élargie du critère 3. Le mariage préférentiel ne reste ici le mariage optimal que si on l envisage comme le mariage avec la fille de l anwɇt ma au sens de la terminologie 2, tandis qu il n est plus qu un mariage optimal parmi d autres si on l envisage comme le mariage avec la fille de l anwêt ma au sens de la terminologie 1, c est-à-dire avec la fille du «frère» de la mère. Il n y a donc plus ici coïncidence entre le mariage préférentiel et la réalisation optimale des objectifs définis précédemment, mais le vocabulaire de la parenté, précisément à cause de ce caractère flottant qui nous a tant retenu au chapitre précédent, peut permettre la confusion. 32 Tout ce développement implique que les seules «classes exogames» que l on puisse espérer déceler chez les Touaregs sont la tente et le campement, en un sens éventuellement un peu élargi. Il ne s agit pas ici de lignages bien que tente et campement constituent l amorce d un matrilignage et d un patrilignage, ne fût-ce que parce qu ils n ont pas de caractère permanent.

135 4.3. Les descendantes 33 Si on se limite aux cousines du premier et du second degrés, il y a un certain lien entre le mariage préférentiel et les critères de choix du mariage. Pour les cousines plus lointaines, recourir à la terminologie de parenté ne serait plus d une grande pertinence, car des cousins éloignés ne savent plus guère décrire le lien de parenté qui les unit. En revanche, nous pouvons considérer les mariages entre parents d une génération différente. 34 Un homme n épouse pas une femme qu il appelle anna, «mère», ce qui exclut pratiquement qu il se marie avec une de ses ascendantes. Le mariage avec la sœur réelle de la mère en particulier, quand il est envisagé à titre d hypothèse, est considéré comme tout à fait impie. Le mariage avec la fille d une «sœur» est également interdit, mais l interdiction peut être plus ou moins stricte. Il est hors de question d épouser la fille d une sœur réelle ou la fille d une cousine parallèle matrilatérale. La fille d une cousine parallèle patrilatérale est elle aussi interdite en principe, mais nous avons rencontré quelques exemples de mariage avec elle. Mis en présence de ces exemples, les informateurs ont attiré notre attention sur le lien patrilatéral existant entre le marié et sa belle-mère, lien qui rendait à leurs yeux le mariage tolérable. De fait, ce mariage se distingue sur ce point des mariages précédents : si un homme devait épouser la sœur de sa mère, la fille de sa sœur, ou la fille de sa cousine parallèle matrilatérale, le lien entre les conjoints serait exclusivement féminin. Figure 32. Les parentes maternelles : mariages interdits et mariages tolérés 35 L informateur présente ces interdictions comme résultant de préceptes coraniques, mais il s agit tout simplement de l application à des ascendantes ou des descendantes du critère 2. Rappelons ici que, chez les Kel Lerwan du Sud, la fille de la sœur réelle est appelée tegaze dagh ahän, la «nièce utérine dans la tente» (voir chap. 2, 4), ce qui confirmerait qu en énonçant le critère 2 l informateur pense bien à la tente. 36 Pour les filles de «sœurs» plus éloignées, les choses sont moins nettes, mais on retrouve le même état d esprit. Dans les situations représentées par les schémas de la figure 33, en (a), (b) et (c) le mariage est interdit, tandis qu en (d) il est toléré.

136 Figure 33. Les filles de «sœurs» : mariages interdits et mariages tolérés 37 En (a), le lien entre les conjoints serait exclusivement féminin. Nous sommes dans le même type d interdiction que précédemment. En (b) et (c), on ne peut parler de lien exclusivement féminin entre les conjoints, mais ils seraient descendants de deux «sœurs», sœurs réelles (a et a ) dans un cas, sœurs classificatoires (b et b ) dans l autre. On se trouve là encore face à ce qu on peut appeler une proximité de tente entre les conjoints. En fait, bien que ces schémas soient proposés par les informateurs, on peut se demander s ils correspondent vraiment dans leur esprit à des situations dont ils auraient le souvenir et où il aurait fallu discuter effectivement de la possibilité de tel ou tel mariage. 38 Parmi les autres descendantes, le fait qu on n épouse pas dans un campement exclut dans la plupart des cas le mariage entre un homme et la fille de son frère réel, ou de son cousin parallèle patrilatéral. Le mariage avec la fille de son cousin parallèle matrilatéral n est pas interdit mais semble ignoré. Il est un peu le symétrique du mariage avec la fille de la cousine parallèle patrilatérale, théoriquement interdit mais non ignoré. Restent donc les mariages avec la fille d une cousine croisée ou d un cousin croisé. Aucun de ces mariages n est interdit, mais le mariage avec la fille d une cousine croisée est rare, tandis que le mariage avec la fille d un cousin croisé est répandu et donne des unions assez stables. Que le second mariage soit préféré au premier est analogue au fait que le mariage avec la fille d un collatéral des parents est préféré au mariage avec la fille d une de leurs collatérales. Il s agit là encore d une application du critère 2. Le mariage avec la fille d un cousin croisé peut se présenter sous les deux modalités représentées par la figure 34, et qui sont également répandues. Figure 34. Mariage avec la fille d un cousin croisé 39 Ces deux mariages correspondent effectivement aux conditions d extériorité définies par les critères 2 et 3.

137 40 La situation, à vrai dire assez embarrassante, devant laquelle nous placent ces longs développements peut se schématiser ainsi : parmi les mariages avec les collatérales, le mariage entre un homme et sa cousine croisée matrilatérale est bien celui qui réalise au mieux les objectifs définis plus haut, encore que ce soit déjà beaucoup plus flou pour les cousines du second degré que pour celles du premier degré. Et nous trouvons maintenant un autre mariage qui, quoique les réalisant tout aussi bien et quoique étant de surcroît stable et assez fréquent, est peu commenté et rarement présenté spontanément comme un bon mariage. Le bruit fait autour du mariage avec la cousine croisée matrilatérale et le silence relatif entourant le mariage avec la fille du cousin croisé incitent à penser, puisque nos critères 1, 2 et 3 ne les distinguent pas, que quelque chose au-delà de ces critères intervient dans le mariage. Aurions-nous oublié que le discours des informateurs était à deux volets, que nous serions ici obligé de nous le rappeler. Il doit y avoir dans le mariage avec la cousine croisée matrilatérale une signification supplémentaire à ce que mettent en avant nos trois critères, signification qu il serait cette fois le seul à avoir. 5. L alkhabus 5.1. Le don du frère à la tente 41 La recherche de cette «signification supplémentaire» aura été, durant une grande partie de notre travail sur le terrain, une préoccupation constante. Une indication précieuse nous a été donnée sur ce point par un informateur des Kel Tisemt, qui nous déclara un jour que la préférence accordée au mariage avec la fille du frère de la mère était liée à une forme d héritage appelée alkhabus. 42 Dans tout le monde touareg, l héritage est en principe régi par la loi coranique, qui stipule que la part d héritage d un fils est le double de celle d une fille. Mais cette règle, qui, sans les priver de tout, désavantage tout de même les femmes, n est pas jugée très satisfaisante. Même les lettrés admettent que la loi du Livre est sur ce point bien amère. Il est donc de coutume, du moins chez les Kel Ferwan, qu un homme confie de son vivant quelques têtes de bétail à ses sœurs, à charge pour elles de les donner à leurs propres filles quand il mourra. Cette forme particulière d héritage, qui permet à un homme de soustraire une partie de ses biens à l héritage coranique, peut s appeler akh iddarän, «le lait vivant», akh n ɇbowel, «le lait du groupe des parentes maternelles», ou akh ɇn takute, «le lait de l aumône» ; mais le terme qu on utilise le plus volontiers est alkhabus, mot dérivé de l arabe habus. Le habus est la partie des biens dont on prive ses héritiers pour en faire une donation pieuse, soit à des fondations charitables, soit à des démunis 10. Alkhabus a parfois aussi ce sens en tamacheq, mais il désigne surtout la partie de l héritage qu on destine aux filles de sa sœur. Désignée par l un ou l autre de ces termes, des pratiques voisines semblent attestées à travers tout le monde touareg (voir Bourgeot 1986 ; Oxby 1986 ; E. et S. Bernus 1972 : 62). 43 Les biens d alkhabus qu une femme a reçus de son oncle maternel ne circulent plus que selon certaines règles. Ainsi, ils ne sont pas légués selon le mode coranique d héritage, mais ne peuvent être transmis qu aux filles et aux nièces utérines. Celle qui possède des biens d alkhabus ne peut en faire don à aucun homme ; en revanche, même si c est à elle que son oncle les avait nommément destinés, elle peut en céder une partie à ses sœurs lorsque leur part est épuisée. On ne peut en principe pas vendre des biens d alkhabus, à l exception des animaux mâles ou des femelles ayant cessé de mettre bas. Mais si l argent

138 de la vente sert à acheter des femelles, celles-ci doivent rejoindre les biens d alkhabus. On voit que si les Kel Ferwan aiment à utiliser le terme alkhabus, la locution akh iddarän exprime peut-être mieux la nature de ce mode particulier d héritage puisqu il permet la création d une richesse qui ne doit jamais s éteindre et dont la partie inaliénable est composée de femelles fécondes. 44 Akh n ɇbowɇl suggère la même idée car, bien qu on puisse traduire ɇbowɇl par «groupe des parentes maternelles», ce terme désigne à l origine un nid creusé dans le sol, nid de gallinacés, par exemple. De fait, cet akh n ɇbowɇl est un bien qu on conserve jalousement dans le nid familial. Donc, non seulement l alkhabus atténue ce que l héritage coranique peut avoir d injuste aux yeux des Touaregs, mais il crée un flux de biens sur lequel l héritage coranique n a pas de prise. Ce flux de biens a quelque chose d intangible, presque de sacré, puisqu on dit que les biens d alkhabus doivent rester inentamés jusqu au jour du Jugement Dernier. 45 L alkhabus fait circuler des biens utilisés par les seules femmes, se transmettant en voie utérine, augmentés par les frères à chaque génération d un nouvel apport. Le mécanisme de cet apport peut être décrit en des termes que l ethnographie impose assez naturellement et que les informateurs eux-mêmes suggèrent. Certains Kel Ferwan disent que l alkhabus suit la «ligne de tente» (voir Oxby 1978 : 236 ; nous ne savons malheureusement pas quelle expression indigène l auteur traduit ainsi). Figure 35. Le don de l alkhabus 46 De fait, les biens d alkhabus qu un homme confie à sa sœur (a dans le schéma de la figure 35) en les destinant à sa nièce c ne seront plus transmis que par voie utérine, c est-à-dire qu ils seront transmis suivant la même voie que la tente de A. En même temps qu une tente, ou que les nattes d une tente, une femme transmet à ses filles les biens d alkhabus qu elle a en sa possession ou qu on lui a confiés. L ɇbowɇl, le nid dont parlent les Touaregs, est donc tout simplement la tente. Comme les esclaves et le petit bétail (voir chap. 2), les biens d alkhabus accompagnent la tente, et ils ont d ailleurs le même caractère intangible que la tente. 47 Lorsqu il atteint l adolescence, l homme quitte, on le sait, la tente de sa mère pour ne plus y revenir. Mais en donnant l alkhabus, il se retourne en quelque sorte en arrière, regarde une dernière fois la tente qu il a quittée et où lui et ses sœurs ont passé leur enfance. Si son destin est de quitter cette tente pour vivre le reste de sa vie dans la tente d une

139 étrangère, il ne lui est tout de même pas permis de l oublier totalement, même après l avoir quittée. Traduite dans l idiome de la parenté, cette formule devient : en donnant l alkhabus, les hommes réaffirment, de génération en génération, que quelque chose demeure de la relation qui les unit à leurs sœurs. 5.2. Le retour de la taggalt 48 Nous allons maintenant exploiter la déclaration de l informateur des Kel Tesemt. Il paraît naturel pour cela de mettre en regard la circulation du prix de la fiancée (taggalt) et celle des biens d héritage 11. L idée s impose d autant plus que la taggalt d un premier mariage, le seul vraiment astreint à suivre le schéma préférentiel, n a pas le même statut que la taggalt d autres mariages. Dès le deuxième mariage, les parents de la mariée disposent de la taggalt comme ils l entendent. En revanche, dans un premier mariage, les animaux de la taggalt ne peuvent être vendus. On ne peut pas non plus les utiliser comme taggalt pour le mariage d un des frères de la mariée. Il serait également inélégant de la part du mari d en exiger la restitution en cas de divorce, les torts de sa femme fussent-ils évidents 12. On voit donc que la taggalt d un tel mariage ne peut guère changer de mains que par voie d héritage coranique ou d alkhabus. Imaginons tour à tour les deux situations. 49 Dans l héritage coranique, les fils sont favorisés par rapport aux filles, et, nous l avons vu, les Touaregs ont même tendance à penser qu ils sont trop favorisés. Bien que les filles n en soient pas totalement exclues, l héritage coranique est donc avant tout, aux yeux des Touaregs, un transfert de biens de père en fils. La circulation de biens mise en œuvre conjointement par le don de la taggalt et l héritage coranique est représentée par la figure 36. Figure 36. Le parcours de la taggalt et de l héritage coranique 50 La résultante de ces différents mouvements est une circulation de biens allant de beaufrère en beau-frère (fig. 37). Figure 37. La circulation de la taggalt de beau-frère en beau-frère 51 En réalité, c est là une schématisation approximative, car ces transferts de biens ont peu de chance d être contemporains. On imagine que lorsqu un homme hérite de son père les biens que celui-ci avait obtenus sous forme de taggalt, il n est plus en âge de se marier. Ce

140 qu il reçoit alors est susceptible, par exemple, de servir à marier ses fils. Plutôt que des biens circulant de beau-frère en beau-frère, il y a simplement une circulation allant de campement en campement et opposée à une circulation de femmes. Cela signifie que l héritage coranique est au bout du compte sans effet sur la circulation des biens donnés en taggalt puisque, après son intervention, ces biens empruntent le chemin qu ils emprunteraient de toute façon, même s il n intervenait pas. 52 Considérons maintenant ce qu il advient des biens de taggalt retransmis sous forme d alkhabus. Lorsque le mariage est quelconque, la circulation de ces biens ne présente rien de remarquable. Mais s il s agit d un mariage avec la cousine croisée matrilatérale, les biens que le beau-père prélève sur la taggalt pour en faire un don d alkhabus à sa sœur reviennent à terme à la sœur du marié (c sur notre schéma, fig. 38). Figure 38. Le parcours de la taggalt et de l alkhabus 53 La résultante du parcours taggalt - alkhabus (en pointillé sur le schéma) équivaut donc à un don d alkhabus que le marié ferait directement à sa sœur. 54 Un homme peut toujours faire des dons d alkhabus à sa sœur, mais s il n épouse pas sa cousine croisée matrilatérale, il doit restreindre d autant sa capacité de faire de tels dons pour pouvoir rassembler la taggalt ; tandis que s il l épouse, une partie de ce qu il a donné en taggalt est susceptible de revenir à terme à sa sœur 13. 55 Le processus n est certes pas instantané puisque le don de l alkhabus (b-a-c sur le schéma) ne s accomplit qu à la mort de b 14, c est-à-dire bien après que le don de la taggalt (d-b) a été effectué. Comme pour le parcours taggalt - héritage coranique, nous nous trouvons devant un mouvement de biens qui se déploie dans le temps. 56 L héritage coranique et l alkhabus n ont donc pas les mêmes effets sur le mouvement ultérieur des biens donnés en taggalt. L effet de l héritage coranique est neutre, tandis qu en cas de mariage préférentiel l alkhabus amène presque leur retour en arrière. Il est utile, avant d aller plus loin, de s interroger sur l existence éventuelle d un parcours préférentiel pour les biens donnés en taggalt. Les informateurs n énoncent pas de normes à ce sujet 15, mais il nous semble tout de même qu une certaine logique fait pencher la balance du côté de l alkhabus. Rappelons-nous en effet qu un homme ne doit pas utiliser la

141 taggalt du premier mariage de sa fille pour marier ses fils, de sorte que ceux-ci ne peuvent l utiliser que s ils l ont reçue en héritage. Nous avons insisté sur le fait que les transferts de biens entraînés par le don de la taggalt avaient peu de chances d être contemporains, et nous voyons maintenant qu il leur est en fait explicitement interdit de l être. Il y a comme une réticence à faire aller la taggalt en sens inverse de la circulation des femmes 16. Or, combinée à l héritage coranique, c est tout de même le chemin qu elle finit par prendre. Cette réticence doit amener, si l on veut aller au bout de ses implications, à transmettre les biens acquis en taggalt non pas sous forme d héritage coranique, mais sous forme d alkhabus puisque c est le seul chemin possible. La taggalt peut ou non prendre effectivement ce chemin, mais il est un fait que quelque chose pèse en ce sens 17. 57 C est sans doute à cette prédisposition de la taggalt à être remise en mouvement par un don d alkhabus que l informateur pense quand il fait état d un lien entre le mariage préférentiel et l alkhabus. Cette prédisposition appelle deux commentaires. 58 Tout d abord, elle montre que le mariage préférentiel subordonne la relation entre campements, concrétisée par le don de la taggalt (voir chap. 2, 2), à l affirmation de la relation frère-sœur (ou de la relation entre un homme et la tente qu il est appelé à quitter), concrétisée par le don de l alkhabus, puisque, lorsque ce mariage a lieu, c est dans un mouvement équivalent à l alkhabus que les biens donnés en taggalt sont finalement absorbés. La préférence accordée au mariage avec la cousine croisée matrilatérale exprime donc un souci dépassant le simple mariage, à savoir le souci pris de la relation frère-sœur. Tout mariage amène une séparation du frère et de la sœur, séparation dont la manifestation la plus visible est le fait que leurs destins se réalisent dans deux tentes différentes. Mais en cas de mariage préférentiel, le frère et la sœur continuent, même séparés, à se reconnaître comme frère et sœur. Les biens d alkhabus qu une femme reçoit indirectement de son frère, biens qui reviennent à cette femme après tout un parcours où ils ont d abord figuré comme biens de taggalt, portent un témoignage tangible et matériel de la relation qui unit ce frère à sa sœur et à la tente qu elle occupe. Remarquons bien que le retour de la taggalt vers la sœur n est assuré qu à terme. Le frère et la sœur doivent en effet d abord se séparer, la réaffirmation de leur relation (ou de la relation qui unit le frère à la tente de la sœur) ne venant que par surcroît, de façon en quelque sorte invisible. 59 Ensuite, il apparaît que, dans ce retour de la taggalt, l oncle et le neveu utérin coopèrent. C est en effet parce que b fait un don d alkhabus à sa sœur a qu une partie de la taggalt donnée par d peut aboutir à sa sœur c (voir fig. 38). Ce don d alkhabus indirect du marié à sa sœur ne peut être effectué que dans la mesure où son oncle maternel a fait le même type de don à sa propre sœur. L oncle maternel et le neveu réaffirment donc dans le même mouvement leur relation avec leurs sœurs respectives. En d autres termes, deux hommes nés dans deux tentes proches l une de l autre se tournent en même temps vers ces tentes qu ils ont dû quitter lorsqu ils ont pris épouse. La relation frère-sœur n est pas seulement ici préservée, elle est reconduite d une génération sur l autre, au sens qu une paire frère-sœur appartenant à une génération donnée apparaît comme faisant écho, ou comme donnant la réplique, à une paire frère-sœur appartenant à la génération précédente. L identité de ces paires frère-sœur appartenant à deux générations consécutives donne à la relation frère-sœur une pérennité qui la fait rester elle-même à travers la succession des générations. Mais là encore, de même qu un homme ne peut réaffirmer le lien qui l unit à sa sœur qu à condition de la quitter, de même l oncle et le neveu utérin ne s affirment comme nés dans deux tentes proches, c est-à-dire comme

142 consanguins, qu à condition que le neveu devienne le gendre, l affin, de l oncle. Qu on le lise sur une ou deux générations, on voit que le mariage préférentiel permet la préservation des liens de consanguinité, mais seulement à condition que ses droits soient reconnus à l affinité. Les biens qui empruntent le chemin taggalt - héritage coranique puisqu il y en a tout de même témoignent aussi à leur manière des droits reconnus à l affinité. C est la pesanteur poussant la taggalt à être retransmise par voie d alkhabus qui en elle-même exprime la valeur accordée à la relation frère-sœur. Elle peut selon les cas s actualiser ou non dans une circulation de biens. 60 Le cycle d Aniguran (voir chap. 2) nous montrait sous un jour inquiétant une société où le frère ne quitterait pas la sœur. La similitude entre l oncle et le neveu, que rien ne tempérait, en faisait des rivaux. Nous voyons ici que, dans les faits, il est permis au frère de conserver une certaine relation avec la tente de sa sœur, mais seulement pour autant qu il n y vit plus. En cette condition réside la différence entre la place éminente accordée à la relation frère-sœur dans la réalité et celle monstrueuse qu elle prend dans les contes. C est à cette condition aussi que l oncle et le neveu utérin, rivaux dans les contes, peuvent dans la réalité coopérer, mais de l extérieur, dans la relation que chacun d eux a avec la tente qu il a quittée. 61 Nous pouvons comprendre maintenant que seul le premier mariage d un homme et d une femme soit astreint à respecter le schéma préférentiel. C est au moment où un homme entre pour la première fois dans une tente qui n est plus la tente où il est né, et où une femme reçoit pour la première fois dans sa tente un homme qui n est pas son frère que les valeurs attachées au mariage préférentiel doivent être affirmées. Pour les mariages suivants, la chose est moins importante. De toute façon, la circulation des biens mise en œuvre par le premier mariage n est pas remise en cause par la suite puisqu en principe la taggalt n est pas rendue en cas de divorce. 6. Conclusion 62 Nous sommes maintenant en mesure de donner une première conclusion à tout ce que nous avons dit jusqu ici sur le mariage et la circulation des biens. Le mariage nous est apparu dans le chapitre 1 à la fois comme l acte social par lequel les campements entrent en relation, et comme le départ d un homme de la tente de sa mère vers une autre tente, départ par lequel il réalise une destinée différente de celle de sa sœur. Ce que nous appelons les critères 2 et 3 exprime l obligation pour un homme de prendre épouse hors de sa tente et de son campement ou hors d entités qui prolongent cette tente et ce campement ; ces critères représentent donc la prise en compte des deux manières d envisager le mariage. Comme mariage optimisant les objectifs recherchés par les critères 1, 2 et 3, le mariage préférentiel représente mais parmi d autres la prise en compte la plus économique de ces deux points de vue. 63 Tels que les a décrits le chapitre 2, les échanges provoqués par les mariages mettent en jeu un flux de biens à travers les campements. Ils sont la concrétisation des relations entre campements et semblent donc ne faire intervenir que le premier point de vue sur le mariage. Mais ce n est là qu une approximation. L ensemble taggalt-alkhabus, quand du moins il est mis en oeuvre par le mariage préférentiel, fait intervenir le second point de vue sur le mariage puisqu il est de façon évidente lié à la relation frère-sœur (plus précisément à la séparation du frère et de la sœur) et à la tente. Le mariage préférentiel

143 est donc celui qui prend pleinement en compte, même au niveau des échanges, les deux points de vue sur le mariage, et il est cette fois le seul à le faire. 64 Mais ce faisant, il fait plus. Tout en réalisant au mieux les objectifs imposés à tout mariage, il préserve une valeur située au-delà du seul mariage, la relation frère-sœur ou, mieux, la relation entre un homme et la tente où lui et sa sœur sont nés. C est ici à ce qui se passe dans une tente, ou autour d elle, davantage qu à la façon dont le mariage affecte les campements que la plus grande attention est portée en dernier ressort, puisque c est à une circulation de biens autour de la tente que la circulation de biens entre campements finit par se ramener. C est là un élément nouveau, que nous allons retrouver en étudiant le rituel de mariage 18. NOTES 1. Des auteurs ont publié des statistiques du mariage avec la cousine croisée matrilatérale (par exemple Nicolaisen 1963 : 464 ; Gast 1974 : 59). Comme E. Guignard nous en a très finement fait la remarque, ces statistiques n ont en elles-mêmes aucune valeur. Le seul indice intéressant est obtenu par la comparaison entre les statistiques d un mariage et la probabilité qu il a de se produire dans une population donnée, probabilité qui ne peut être évaluée que si l on possède des généalogies complètes. 2. L auteur considère, à la suite de A. Weil et de P. Courrèges, que le concept mathématique opératoire ici est celui de groupe de permutations sur un ensemble fini. Les résultats qu il obtient font apparaître qu il y avait dans les schémas proposés par Cl. Lévi-Strauss une hypothèse a priori, peut-être inconsciente, en tout cas non explicitée : cet auteur supposait que les mariages ne pouvaient être vus que comme des mariages entre individus de la même génération. Nous parlons ici non du texte même des Structures élémentaires de la parenté, mais des diagrammes qui y abondent et sur lesquels l auteur base parfois ses raisonnements. A. Weil et Ph. Courrèges n avaient d autre intention que celle de formaliser les remarques de Cl. Lévi-Strauss, et ils ont par conséquent conservé cette hypothèse a priori, mais en l explicitant. E. Guignard a poussé plus loin l étude pour elle-même des structures formelles utilisées par les deux autres auteurs et a pu ainsi, de façon systématique, repérer tous les cas de figure possibles. Il s est aperçu alors que le mariage entre individus de la même génération, qui correspond aux schémas de Cl. Lévi-Strauss, n est qu un cas particulier, parmi bien d autres, de mariage avec la cousine croisée matrilatérale. Plus exactement, puisque la cousine croisée matrilatérale d Ego appartient de toute façon à la même génération que lui, elle peut aussi, si l on regarde autrement les liens de parenté existant entre elle et Ego, être une descendante, ou une ascendante. D où il s ensuit qu il n y a pas de raison, même formelle, pour que le mariage avec la cousine croisée matrilatérale implique un échange de type généralisé. De Lévi-Strauss à Guignard, ce travail d explicitation d hypothèses, au départ inconscientes, constitue un intéressant fait épistémologique. 3. Dans une version précédente de ce chapitre (Casajus 1982 c), nous avons été plus critique à l égard de cet auteur. Nous nous référions alors à son texte de 1975, qui avait l inconvénient de faire un grand usage de «lignages» dont la réalité n était pas établie de façon convaincante. Il en a publié depuis une version différente où ces lignages ne jouent plus le même rôle et qui ne mérite donc plus ces critiques (voir Guignard 1984). 4. Ce dont E. Guignard convient parfaitement (communication à l auteur).

144 5. Ce n est pas le cas lorsque cet étranger est noble et que son épouse est roturière ou appartient à un autre groupe. Mais de tels mariages sont rarissimes. Nous n en avons rencontré que deux chez les Kel Ferwan. 6. Il s agit là d une prohibition coranique, mais nous allons voir qu elle prend chez les Touaregs une signification particulière. 7. Les cousines auxquelles Ego n est relié que par les femmes sont aussi celles dont, quelle que soit la terminologie, il appelle les enfants «neveux». Et nous avons déjà remarqué que ce fait pouvait être relié au fait qu un homme doit quitter la tente de sa mère pour prendre épouse (voir chap. 4, 2.2). 8. On pourrait dire que tant qu il a lieu à l intérieur de la tribu, un mariage est un mariage dans la parentèle et qu il est donc injustifié de parler de mariage plus ou moins proche. En fait, il y a peutêtre une certaine gradation. Nous avons parlé de membres plus ou moins anciens de la tribu. On oublie certes l origine des nouveaux venus, mais seulement au bout de deux ou trois générations. De même, il semble que chez les nobles de l Ahaggar il y ait des degrés dans l appartenance à la tribu (Gast 1974 : 56). 9. Notons en passant, pour ne pas paraître abuser de cet adjectif, que, chez les Kel Ahaggar, les agnats se rassemblent parfois en un même campement lorsque l abondance des pâturages le permet. Notre campement «métaphorique» peut donc fort bien devenir un campement réel ailleurs que chez les Kel Ferwan (Nicolaisen 1963 : 162). 10. L usage du habus est répandu en Afrique du Nord, où il a souvent pour effet d exhéréder les filles (voir Tillion 1966 : 177). 11. Faisons tout d abord un sort à l objection, qui pourrait nous être faite, de faire intervenir des jeux de prestations pour parler du mariage préférentiel, un fait de parenté. Nous avons bien vu au chapitre 2 que le mariage n est pas seulement le don d une femme, mais un ensemble de prestations où des biens féminins circulent en sens inverse de biens masculins. Le don d une femme n y est qu un don parmi d autres. 12. Nous parlons ici d un mariage qui, pour la mariée, est le premier mariage, mais il l est en principe aussi pour le marié, car il est rare que l un seulement des conjoints n ait jamais été marié. Si l un l a déjà été, l autre aussi l a en général déjà été, et, en tout cas, on n aime pas beaucoup qu il n en soit pas ainsi. 13. Certains disent, un peu en manière de boutade, que si les hommes n ont pas le droit d hériter de biens d alkhabus, c est qu ils ne manqueraient pas de les dilapider en les donnant à leurs épouses. Or, les biens d alkhabus ne doivent pas se disperser, et nous avons vu qu ils restent attachés à une tente. Pour acquérir une épouse, un homme doit en principe dilapider des biens d alkhabus à venir. Considérer comme préférentiel le seul mariage limitant cette dilapidation témoigne du même état d esprit que celui qu on peut deviner derrière la boutade des informateurs. 14. La mort de b joue donc un rôle dans cette circulation de biens. Nous reviendrons sur ce point (voir chap. 6, 4). 15. Nous ne sommes pas davantage en mesure de donner des indications statistiques. Depuis la sécheresse du début des années soixante-dix, les Kel Ferwan n utilisent plus guère comme taggalt que des sommes d argent. C est surtout la logique interne du discours des informateurs que nous essayons de dégager ici. Il est néanmoins remarquable que, chez les Ioullimmedan, la taggalt semble bien être retransmise en voie féminine (Guignard 1986). 16. Remarquons combien la taggalt diffère sur ce point du prix de la fiancée chez les Nuer par exemple (voir Evans-Pritchard 1951 : 89 et suiv.) ou du fameux lobola (voir Lévi-Strauss 1967 : 535 et suiv.). On sait que Lévi-Strauss a vu dans la circulation des femmes et du lobola quelque chose qui s approchait de l échange généralisé. La situation très différente du prix de la fiancée chez les Touaregs aurait dû nous enseigner depuis longtemps le danger qu il y avait à voir dans leurs règles de mariage l indice d un échange généralisé.

145 17. Il n est pas inutile de noter ici que, chez les Kel Ewey, la taggalt ne change pas de mains. La famille du fiancé se contente d exhiber les bêtes qui la composent, mais celles-ci restent auprès de son campement, même si le beau-père du jeune homme en a la propriété nominale. Tout se passe comme si les Kel Ewey anticipaient sur le parcours ultérieur de la taggalt qui, si elle est transmise par alkhabus, doit revenir à son point de départ. 18. Le critère 1 n est donc pas en contradiction avec les deux autres critères. Dire que le mariage se fait entre parents, c est, au fond, subordonner l affinité à la consanguinité. Nous trouvons effectivement que le jeu des alliances est un moment de la réaffirmation répétée de la relation frère-sœur, une relation de consanguinité. Tout ceci nous rappelle à quel point les terminologies de parenté étaient construites autour de la relation frère-sœur ou de l opposition germanité croisée/germanité parallèle, qui en apparaissait comme l invisible clé de voûte. Il est intéressant de noter ici que, dans l Ahaggar, le terme employé pour désigner un groupe de tribus est tegɇhe, terme qui désigne d ordinaire les enfants de la sœur d un homme. Tous les Touaregs se considérant comme non-étrangers se donnent ici comme produit par la relation frère-sœur, de même que le mariage construit et déconstruit sans cesse cette relation.

146 6. Le rituel de mariage 1. Avant le mariage 1.1. Les négociations 1 Un mariage se règle en principe entre les chefs des campements qu il doit allier, l initiative étant censée venir du campement du prétendant. Le chef de ce campement, qui peut être soit le prétendant lui-même s il est un homme mûr, soit son père, transmet sa demande par l intermédiaire d un tiers, le plus souvent un forgeron. Si le chef de l un des deux campements concernés est un homme faible, son épouse ou certains de ses parents peuvent tenter d imposer leurs propres préférences, ce qui occasionne toujours des négociations longues et difficiles pouvant durer jusqu à plusieurs mois. Les jeunes gens ne choisissent pas eux-mêmes leurs conjoints et considèrent même que l arrangement de leur mariage n est pas leur affaire mais celle de leurs aînés. En revanche, ils peuvent divorcer rapidement si le mariage ne leur convient pas, et personne ne trouve alors à y redire. Mais il arrive que des jeunes gens d esprit indépendant s opposent dès avant le mariage au choix de leurs parents, et ceux-ci sont souvent, de guerre lasse, obligés de céder. C est pourquoi un homme évite en général de marier ses enfants contre ce qu il croit être leur inclination, surtout si leurs précédents mariages se sont rapidement conclus par des divorces. Bien que la décision lui revienne, le chef d un campement n a pas non plus intérêt à marier ses enfants contre la volonté de son épouse. Même si elle se résigne à ce que le mariage ait lieu, elle n aura alors de cesse en effet qu il ne se soit défait. Nous avons vu souvent des femmes faire ainsi courir des bruits malveillants sur la vertu d une bru qu elles s étaient d abord laissée imposer ou dénigrer un gendre qu elles ne trouvaient pas assez fortuné. Un mariage résiste rarement aux assauts répétés de la médisance féminine. Quelques exemples montreront les difficultés qui, du fait de l opposition des promis ou de la rivalité de plusieurs prétendants, peuvent retarder la conclusion d un mariage. En 1979, Abdelghaman, un forgeron alors âgé d un peu plus de vingt ans, était épris d une lointaine cousine, Ghaïsha, divorcée après un premier mariage. Le père d Abdelghaman était mort, et sa mère, Anna, ainsi que la sœur de son père, Mama, étaient opposées à ce qu il épouse Ghaïsha, jugeant peu convenable que sa première

femme soit une divorcée. Elles lui destinaient une très jeune fille dont il ne serait effectivement devenu l époux que plusieurs années après que le mariage eut été conclu. Lui s obstinait, soutenu dans sa détermination par un de ses cousins croisés, Khaidara, beaucoup plus âgé que lui et considéré par tous comme un homme avisé. Il me demanda même de l appuyer auprès de sa mère, ce que je fis sans me faire d illusions sur l efficacité de ma plaidoirie. Après plusieurs mois, Anna finit tout de même par céder à l obstination de son fils, et Abdelghaman épousa Ghaïsha le 11 février 1979. Anna ne cessa pas pour autant de voir sa bru d un mauvais œil. C est ainsi qu un an plus tard, j entendis Khawa, une jeune sœur d Abdelghaman, prétendre dans une conversation que Ghaïsha ne cessait de le tromper, et j ai bien l impression qu il s agissait là d une médisance propagée par Anna et Marna. Abdelghaman est pour sa part très content de son épouse et vit toujours avec elle. Elle lui a donné deux fils, mais une lettre reçue en 1984 m a appris la mort de son aîné. Quelques années plus tôt, Abdelghaman avait été ardemment aimé par une de ses jeunes cousines que ses parents avaient promise à un autre homme. Elle le pressait de la demander en mariage, lui disant qu elle oserait alors s opposer au choix que ses parents voulaient lui imposer. Abdelghaman hésita, mais, se jugeant peut-être à l époque trop jeune pour imposer son choix à sa famille, il n en fit rien, et la jeune fille fut mariée à l homme que lui destinaient ses parents. Plusieurs années après, alors qu Abdelghaman était déjà marié à Ghaïsha, il était évident, aux regards qu elle lui lançait, que cette jeune parente l aimait encore et qu elle ne supportait son époux qu avec mélancolie. Abdelghaman m a d ailleurs avoué en 1986 que, bien qu heureux avec Ghaïsha, il aimait encore cette jeune cousine qu il n avait pu se résoudre à épouser. Assalo, la plus jeune sœur d Abdelghaman, avait deux prétendants, Shedo et Abubakar. Abubakar, qui vivait loin de ses parents, avait fait lui-même sa demande et avait même donné le prix de la fiancée à Khada, l oncle maternel d Assalo. Shedo, soutenu par son père, avait pour sa part reçu un accord verbal d Abdelghaman. Anna, qui savait que les deux jeunes gens convoitaient la main de sa fille, hésitait à se prononcer et ne semblait d ailleurs pas pressée de le faire, estimant avec raison que sa fille était bien jeune. La situation paraissait tout de même plutôt favorable à Abubakar, au grand désespoir de Shedo, qui avait plus ou moins grandi auprès de sa cousine et l aimait sincèrement. Durant tout mon séjour d août-septembre 1980, je vis Shedo s employer à faire intervenir en sa faveur tous les adultes dont il espérait un soutien, sans grand effet. Il l emporta tout de même finalement lorsque Anna apprit que Khada avait à son insu accepté d Abubakar le prix de la fiancée, auquel il n avait aucun droit. Durant tout ce temps, Assalo s était montrée totalement indifférente au bruit qui se faisait autour d elle, estimant que ce n était pas à elle de se choisir un époux. A la fin de mon séjour, le mariage était décidé, mais en 1982 la noce n avait toujours pas eu lieu, à cause de la jeunesse de la promise. Une lettre m a appris en 1984 qu elle avait accouché d une fille en novembre 1983, ce qui me laisse penser que le mariage a eu lieu après mon séjour de 1982. Assalo et sa fille sont mortes à la fin de l année 1984 et, en 1987, Shedo était sur le point de se remarier. Tima, fille d Akhmed, de la tribu des Iberdiyanan, avait été mariée contre son gré à un Arabe d Agadez. Elle s était inclinée, mais lors de leur nuit de noce elle dit à son mari : «Sache que tu n es ici que parce que j ai peur de mon père, sache aussi que je n ai pas peur de toi. Ne t avise donc pas de me toucher.» C est du moins ce qu elle me raconta, mais je la crois bien capable d une telle superbe. On disait d elle qu elle était «une beauté qui tue» (tamɇjgult ta tɇnâqqät) ; elle eut d innombrables prétendants, et ce n est qu à son sixième mari, épousé en 1981, qu on put la croire résignée à la monotonie de la vie conjugale. Mais, en 1984, elle avait à nouveau divorcé et laissé à son mari la garde de leur enfant. Sans doute ne se remariera-telle plus. 147

148 Fatimata, fille de Butali, de la tribu des Iberdiyanan, fut mariée peu avant mon premier séjour à un cousin croisé patrilatéral. Elle ne dit rien mais, le soir de ses noces, refusa d entrer dans la tente nuptiale. Par la suite, elle a repoussé tous ses prétendants, nombreux, car elle était d une grande beauté. En 1979, à la fin de mon premier séjour, l avis général était qu elle ne connaîtrait pas le mariage. Certains la disaient même l épouse des kɇl ɇsuf. A mon retour en 1980, je l ai tout de même trouvée mariée à un homme d une tribu étrangère, et, en 1982, elle n avait pas divorcé. 1.2. L attachement du mariage et l intervention des lettrés 2 Quand l affaire est conclue, les deux familles prient un lettré versé dans l art divinatoire de déterminer le jour qui conviendra le mieux pour la cérémonie. 3 Il est préférable, au moment où les deux parties sont convenues d une date, que soit versée au moins une part de la taggalt. Cet acompte est appelé eghaf ɇn tɇkuba, «la poignée [la tête] de l épée». Tant que la «poignée de l épée» n a pas été donnée, les deux parties ne se considèrent pas comme définitivement engagées et peuvent encore se dédire. Le père d une jeune fille très courtisée hésite parfois longtemps entre les nombreux prétendants avant d arrêter son choix et d accepter de l un d eux cette «poignée d épée». Lorsque la taggalt a été rassemblée, le mariage est officialisé devant les lettrés (on dit qu il est «attaché» : azalaf imärkäs). Ceux que nous appelons «les lettrés» jouent un rôle important au moment du mariage ainsi d ailleurs que lorsqu un enfant naît (voir chap. 7), et nous devons en dire ici quelques mots. 4 Nous traduisons ainsi le mot anɇslam, qui semble formé par l adjonction du préfixe touareg anɇs, qui entre dans la composition de certains noms d agent, et du mot arabe alam désignant le lettré ou le scribe 1. Cette traduction nous paraît plus fidèle que ce «marabout» trop souvent utilisé, rien qui rappelle les confréries maraboutiques du Maghreb n existant chez les Kel Ferwan. Est «lettré» tout homme qui sait lire et écrire l arabe. Certains lettrés ne connaissent que quelques hadiths ou quelques sourates du Coran, qu ils ont appris par cœur et dont ils savent à peu près le sens ; d autres, au contraire, à Agadez ou dans les montagnes de l Ayr, sont d une extrême érudition, mais tous s appellent de la même manière anɇslam. 5 Il n existe pas chez les Kel Ferwan de tribus de lettrés comme il en existe par exemple chez les Ioullimmedan ou dans certains groupes maliens. On fait le plus souvent chez eux appel soit à des hommes appartenant à de vieilles familles agadéziennes, où la qualité de lettré tend à se transmettre de père en fils, soit à des esclaves igdalan (voir l Introduction). Les Igdalan passent pour être un groupe de lettrés, et leurs esclaves sont souvent des scribes itinérants, offrant leurs services contre l hospitalité et quelque aumône. Ils sont, comme tous les autres lettrés, utilisés non seulement pour l attachement des mariages, mais aussi pour officier lors du rituel de nomination et pour rédiger des amulettes (voir chap. 7). Ils enterrent aussi et c est une spécialité chez eux les Touaregs morts sans laisser de proches parents qui puissent leur administrer les soins funèbres. Beaucoup d hommes kel ferwan font l effort d apprendre auprès de lettrés assez d arabe pour pouvoir psalmodier quelques sourates du Coran, ce qui, qu on en comprenne ou non le sens, est considéré comme source de bénédiction (albaraka, voir 5), mais seuls quelques-uns poussent leur étude assez loin pour mériter d être appelés anɇslam. On trouve ainsi quelques lettrés disséminés dans tous les ordres de la société. Mais il y a bien peu de chance, par exemple, pour que des non-forgerons fassent appel aux

149 services d un forgeron passant auprès de ses proches pour un lettré. Les lettrés sont extrêmement rares chez les roturiers, qui ont la réputation d une certaine impiété. De fait, peu nombreux sont les roturiers qui prient régulièrement et s astreignent au jeûne du Ramadan. Il existait dans la tribu roturière des Iberdiyanan un lettré d un âge très avancé, nommé Bila, dont on racontait qu il avait reçu son savoir dans des circonstances miraculeuses. Alors qu il gardait ses chèvres, il tomba, dit-on, en extase et, quand il revint à lui, d ignorant qu il avait été jusque-là, il était devenu un homme sachant lire et écrire l arabe. On lui attribuait des pouvoirs surnaturels, dont celui de commander aux kɇl ɇsuf. Très méfiant vis-à-vis des Infidèles, il mit bien deux ans avant de me témoigner de la bienveillance. Mais à mon séjour de février 1980, je l ai trouvé en enfance et, en 1982, j ai appris son décès. Qu on la tienne ou non pour vraie, l histoire de cet homme montre à quel point les vocations de lettrés sont considérées comme exceptionnelles chez les roturiers. S il existe d assez nombreux lettrés dans le groupe des forgerons, la conversation suivante, entendue en août 1981, semble cependant indiquer que devenir lettré n est pas pour un forgeron le destin considéré comme le plus normal. Mokhamed, un jeune forgeron ayant grandi en pays kel ewey, avait reçu une instruction coranique assez poussée. En proie à une crise personnelle assez difficile, il se confiait à ses cousins, Abdelghaman, Shedo (voir plus haut) et quelques autres. «Je suis content, disait-il, d avoir appris à lire et à écrire l arabe, je ne regrette pas que ma famille m ait imposé d apprendre le Coran, mais je sens maintenant que cette voie n est pas la mienne ; quand je vous vois travailler à la forge, je souffre de ne pas savoir faire ce pour quoi je suis né.» Shedo eut alors cette formule admirable : «Le petit de l autruche, lorsqu il a grandi, ne blatère plus (enil, as idwâl, wɇr inɇggɇw). 2» Les jeunes gens proposèrent à Mokhamed de rester quelque temps avec eux. «Tu nous regarderas faire, tu nous imiteras, et ainsi tu apprendras le travail de la forge.» Quelques jours après sortaient déjà de ses mains des bijoux de forme encore grossière, certes, mais tout portait à penser qu il saurait bientôt faire «ce pour quoi il était né». En 1984, il était devenu un forgeron accompli. 6 Les lettrés sont beaucoup plus nombreux chez les Kel Ewey que chez les Kel Ferwan ; on trouve chez eux, sinon des tribus, du moins des familles de lettrés comme il y en a à Agadez. Ils n ont pas besoin, comme leurs voisins kel ferwan, de faire appel à des lettrés étrangers. 7 L «attachement» (tamarkast) du mariage se déroule en principe comme suit : en présence d un lettré agissant comme témoin, le père du fiancé déclare au père de la fiancée : «Je te demande ta fille et je te donne telle taggalt (prix de la fiancée).» A quoi l autre répond : «Je te donne ma fille et je reçois telle taggalt.» En fait, des sentiments de pudeur (voir cidessous 2.2) font que les deux pères ne prononcent pas ces simples phrases et que, dans la pratique, deux lettrés sont présents, chacun représentant l une des parties et murmurant à l oreille de l autre la phrase qu aurait dû prononcer son mandant. Si nous détaillons ainsi, c est que, dans l esprit de la plupart des informateurs, l «attachement» du mariage est l affaire exclusive des lettrés, et «qu on ne sait pas» ce qu ils s y disent 3. Lorsque le mariage est attaché, c est-à-dire une fois que les lettrés ont échangé ces paroles à voix basse, un forgeron présent pousse un «cri» (teqqoräyt) : «Dieu est grand ( Allah akbar), le fils d Un tel vient d épouser la fille d Un tel.» 8 Les paroles que les lettrés se murmurent à l oreille sont dans l esprit de tous des versets du Coran qui conféreraient leur légitimité dernière au don de la taggalt et au mariage. Peu savent, ou avouent savoir, que les paroles prononcées par les lettrés lors de la tamarkast ne font qu officialiser le don de la taggalt, et quelques lettrés de l Ayr, déplorant cette «ignorance», militent pour ramener la tamarkast à ce qu ils considèrent être sa simplicité

150 primitive, à savoir l officialisation du mariage par les pères des fiancés en présence de témoins. Mais pour les Touaregs non lettrés et pour la plupart des lettrés, la tamarkast est l affaire des lettrés. Même si elle se fonde sur une sorte de malentendu, cette intervention des lettrés et le mystère qui l entoure sont, aux yeux de tous, nécessaires. Si les lettrés parlent à voix basse, c est qu en fait il doit en être ainsi. Nous reviendrons au chapitre 8 sur cet aspect de la tamarkast. 1.3. Les prestations liées à la cérémonie de mariage 9 A la taggalt, le fiancé doit ajouter d autres prestations dont l ensemble constitue la tisakhsar (Nicolaisen, qui a recueilli des informations analogues, cite un autre terme, tisrar, 1963 : 462, mais il nous semble qu il y a là de sa part une erreur). Tisakhsar provient de la forme factitive, sakhsar, du verbe äkhsɇr, «demeurer». Ce sont, diton, les prestations qui «feront demeurer» l épouse dans le droit chemin de la fidélité. Ces prestations, si elles sont de fait obligatoires, ne le sont pas au même titre que la taggalt ; c est pourquoi nous n en avons pas parlé lorsque nous avons étudié les échanges (voir chap. 2). Aux yeux de l informateur qui l envisage à titre d hypothèse, un mariage sans taggalt ne mérite tout bonnement pas le nom de mariage, et les enfants qui en naîtraient ne seraient que des bâtards. Un marié qui ne donnerait pas de tisakhsar, à supposer qu il puisse s en trouver un, passerait simplement pour un homme bien mesquin. 10 La tisakhsar est composée essentiellement des habits et des ornements de fête que portera la fiancée : une paire de sandales (ighatɇman) d un type particulier fabriqué par quelques artisans d Agadez, trois pagnes (teri), trois corsages brodés (aftɇk), trois voiles teintés à l indigo (alɇsshu). Le nombre de trois est ici un idéal que le fiancé doit s efforcer d atteindre sans qu il soit d ailleurs particulièrement honteux pour lui de ne pas y parvenir, tant ces articles sont coûteux. Ils sont vendus sur le marché d Agadez, provenant du pays hausa, au nord du Nigeria, ou fabriqués par des tailleurs locaux. Il y a même aujourd hui des tailleurs touaregs qui travaillent sous la tente avec des machines à coudre à pédale, mais il ne semble pas que leur production soit aussi estimée que celle des vieilles corporations d Agadez. A tout cela, le fiancé peut ajouter, à sa convenance, des bijoux fabriqués par les forgerons, colliers à motifs d or ou d argent (ɇzmamän), bracelet ( älkɇz) ou bague (tasɇndɇrt) d argent, lourdes boucles d oreilles d argent (tizabatin). Les parfums et le savon sont aussi devenus des cadeaux très prisés. 11 Quelques jours avant le mariage, les biens de la tisakhsar sont amenés au campement de la fiancée par un forgeron de la famille du fiancé. Si ces cadeaux sont appréciés, l envoyé est remercié en nature : on le vêt d habits neufs et, lorsqu il revient ainsi paré dans le campement de ses patrons, tous peuvent voir que la tisakhsar a été appréciée. 12 Nous savons (chap. 1, 2.1) que la famille de la fiancée fournit la tente et tout son mobilier et qu elle la dote également de quelques animaux, chèvres et ânes, et autrefois d un ou deux esclaves. 13 Enfin, chacune des parties doit nourrir ses invités le jour de la cérémonie. La nourriture consiste essentiellement en aghijira, bouillie de mil cru additionnée de dattes et de fromages pilés. Le fiancé doit aussi fournir un taureau ou un taurillon qui sera immolé le matin de la cérémonie et consommé par les invités des deux parties. 14 Les sommes dépensées à l occasion d un mariage sont extrêmement importantes ; elles peuvent atteindre 400 000 F CFA, soit 8 000 FF ; leurs parents et amis aident le fiancé et

151 son père à rassembler ces sommes. Un homme qui se marie doit s attendre à retrouver à peu près l équivalent de ce que lui-même a pu donner aux mariages de ses proches. 2. La journée de la cérémonie 15 Les cérémonies de mariage sont, à quelques détails près, semblables chez les Kel Ewey et les Kel Ferwan. Il semble d ailleurs que cette observation vaille pour tous les groupes des Kel Ayr. Le mariage kel ferwan ne serait donc qu une variante d un schéma qu on peut rencontrer ailleurs au nord du Niger. Aucune étude n ayant été publiée à ce jour sur le mariage chez les Touaregs du nord du Niger, il nous semble utile de ne pas nous limiter ici au cas des seuls Kel Ferwan, mais de livrer l ensemble de nos matériaux, qu ils aient été recueillis chez les Kel Ferwan ou chez les Kel Ewey. Nous mentionnerons à l occasion ce qui est spécifique de l un ou l autre groupe 4. 16 Nicolaisen a donné une brève description de la cérémonie de mariage chez les Kel Ferwan (1963 : 474). Nous disposons aussi d une évocation plus ancienne d un mariage kel ewey, due à un voyageur allemand, Erwin du Bary. Son témoignage est probablement le plus ancien que nous possédions sur un mariage touareg et mérite à ce titre d être cité : La principale attraction est la musique, exécutée par les esclaves et les forgerons, tandis que les guerriers, en habit de fête et montés en méhari, en font lentement le tour. Lorsque les méharis se reposent, les esclaves se mettent à danser.... Un taureau est poussé par les cavaliers jusque sur la place où il reçoit le premier javelot. Aussitôt, les esclaves se précipitent et lui tranchent le jarret à coups de sabre. La bête ainsi abattue est livrée ensuite aux bouchers (Erwin du Bary 1898 : 139 ; les faits décrits sont antérieurs d à peu près un demi-siècle à la date de la publication. Les bouchers dont parle l auteur sont probablement des forgerons.). 17 Nous allons retrouver dans ce chapitre les éléments de cette courte évocation. Le rôle des forgerons s est cependant amoindri depuis le siècle dernier, et même depuis l époque de Nicolaisen. Chez les Kel Ferwan, ils se contentent le plus souvent de dépecer le taureau sacrifié quand il y en a un et de marcher en tête de certaines processions, alors qu ils exécutaient autrefois de nombreux chants. Leur importance est en revanche restée grande dans les cérémonies kel ewey, qui rappellent très bien ce que rapporte du Bary. Certains forgerons kel ferwan ont d ailleurs émigré ces dernières années en pays kel ewey, où ils se sont fait une spécialité de chanter dans les cérémonies de mariage. Aussi bien chez les Kel Ferwan que chez les Kel Ewey, la cérémonie donne également lieu, en plus des chants de forgerons, à des chants et des danses semblables à ceux cités au chapitre 2. 18 Nous décrirons d abord la cérémonie, telle que nous l avons observée à plusieurs reprises ou, pour certains détails, telle que les vieux nous l ont décrite. Les chants que nous citerons ont été transcrits sous la dictée de forgerons kel ferwan. Reproduire ici tous les chants recueillis eût débordé le cadre de ce travail, mais nous pensons que l échantillon proposé est représentatif. Nous ne livrons pas en particulier les chants que nous avons enregistrés dans des mariages kel ewey, qui sont de toute façon très proches des chants pris sous la dictée des forgerons kel ferwan. La deuxième partie du chapitre sera consacrée à l analyse du rituel. Certains éléments seront néanmoins commentés au fur et à mesure qu ils se présenteront. D autres, en revanche, ne pourront être compris que dans les chapitres suivants, lorsque nous aurons abordé le rituel de nomination.

152 2.1. Les mouvements des invités 19 La tente des épousailles, qui sera par la suite celle où vivra le couple, est installée dans la proximité immédiate du campement des parents de la fiancée. On sait que chez les Kel Ferwan une femme qui se marie reçoit tout ou partie des éléments de la tente de sa mère. Chez ceux des Kel Ewey qui sont sédentarisés, la tente des noces est en revanche toujours une tente neuve. Au bout de quelques années de mariage, le couple s installe dans une case de chaume. La tente en nattes à la manière des Kel Ferwan est donc d abord chez eux une tente de noces. On voit immédiatement, en approchant d un village kel ewey, si des mariages y ont eu lieu récemment : les tentes neuves y signalent autant de jeunes couples. 20 Les invités à la noce forment quatre groupes distincts : les invités de la mariée, ses invitées, les invités du marié et ses invitées. Les invitées du marié se groupent à quelques pas du campement de la mariée, tandis que les invitées de la mariée prennent place à l intérieur même du campement. Les deux groupes des hommes sont installés plus à l écart, en vue des tentes. On parle des gens «du côté de l homme [du marié]» et de ceux «du côté de la femme [la mariée]» (agɇna n ɇlis, agɇna n tɇmṭut). Cette séparation des invités selon leurs qualités contraste avec le désordre qui marque une étape ultérieure de la cérémonie. Au début de la journée, les deux «côtés» se comptent, un certain prestige étant tacitement acquis au plus nombreux des deux. Les hommes invités sont appelés les inesdubanän, les «mariés», et les femmes les timmartayin, «les mêlées». Chez les Kel Ewey, cette deuxième appellation semble réservée aux invitées de la famille du marié, celles de la famille de la mariée y devenant les timɇsalkad, «celles qui prennent soin [de la mariée]». Les hommes invités n apparaissent que le jour de la cérémonie, tandis que les femmes ont pu arriver quelques jours plus tôt et peuvent s attarder après le jour de la cérémonie. 21 Le matin, on enduit de henné les pieds et les mains des deux mariés. La mariée se trouve à ce moment dans l une des tentes de son campement et le marié dans son campement ou dans un petit bivouac qu il a aménagé à quelques centaines de mètres du campement de la mariée. Il est assisté d un emiji, un «ami», et la mariée d une temijit, une «amie». Les «amis» des mariés sont des jeunes gens qu ils ont choisis et qui les accompagnent tout au long de la cérémonie. En même temps qu on applique du henné sur les pieds et les mains des mariés, on en applique aussi sur la main droite de leurs «amis». Le marié passe la journée seul avec son «ami» ou avec quelques proches, des jeunes gens de son âge, qui ne manquent pas de le plaisanter et de se moquer un peu de la «crainte» qui est censée l envahir (sur cette «crainte», voir 2.2). 22 Après le cérémonial de l application du henné, les invités consomment l aghijira. Le mil est en principe pilé par les hommes, chaque groupe pilant pour les invités de son «côté». 2.2. Le sacrifice du taureau et l importance des forgerons 23 Le taureau donné par le marié est ensuite blessé à mort au terme d une sorte de corrida. Un lettré l égorge, et les forgerons de la famille de la mariée le dépècent et le font cuire. Faute de taureau ou de taurillon, une génisse, voire un chameau 5 peuvent faire l affaire. Le sacrifice 6 du taureau est précédé et suivi de danses exécutées par des jeunes hommes des deux parties et menées par un orchestre de forgerons. L orchestre est composé d un soliste, de plusieurs tambourinaires (des hommes) et d un chœur composé d hommes et

153 de femmes. Les tambours utilisés sont des tambours de peau appelés ekanzam (pl. ikanzamän ; on emploie aussi parfois le mot hausa ganga), différents du tɇnde (voir chap. 2, 3). Le soliste et les tambourinaires sont souvent des spécialistes qui se déplacent de mariage en mariage, mais les hommes et les femmes du chœur appartiennent à la clientèle de la famille de la mariée et ne sont que des chanteurs occasionnels. Nous étudierons plus loin le sacrifice du taureau et certains des chants qui l accompagnent, mais nous pouvons dès maintenant commenter trois d entre eux, considérés comme les plus importants. Ils accompagnent trois danses qui sont toujours exécutées dans le même ordre : le dɇr-ɇm-ma-ge, l alɇmmam et la tɇbâtɇq. Ces danses sont encore connues chez certains Kel Ewey mais ont disparu de chez les Kel Ferwan 7. 24 Dans le dɇr-ɇm-ma-ge (mot à mot : «que fais-je avec toi?»), les jeunes gens se présentent seuls ou par deux devant les musiciens, exécutent quelques pas de danse leur lance à la main, puis se retirent en jetant quelques pièces aux chanteurs. L alɇmmam est au contraire une danse très sautillante, où l on saute d un pied sur l autre avec un mouvement gracieux évoquant le faon de gazelle (alɇmmam, d où le nom de cette danse). La tɇbâtɇq est une danse bouffonne exécutée par les seuls forgerons. 25 Chant accompagnant la danse du dɇr-ɇm-ma-ge 1. Korororo Race d hommes libres. Personne ne danse le dɇr-ɇm-ma-ge Sinon l homme libre 5. Au genou blanc... Eh Mottafa [un autre chanteur] Accompagne-moi... Race d hommes libres. Marche doucement, 10. Ne brise pas [le rythme]. Que je ne leur fasse pas mal [aux danseurs]. Aujourd hui, c est jour de noces. Race d hommes libres. Dɇr-ɇm-ma-ge. 15. Que dirais-je, Makhmud, Toi qu on nomme Makhmudan, Des Ikazkazan, Fils de Katia. Race d hommes libres, 20. Des Touaregs. Personne ne danse le dɇr-ɇm-ma-ge Sinon l homme libre. Chacun des danseurs est parent des autres danseurs, Ils s accordent tous en tout point. 25. Ils ont tué une bête fauve L an dernier. 26 Raides et dignes, les danseurs se meuvent avec lenteur. L élégance altière dont ils font preuve les désigne comme «hommes libres» (ilɇllän) ou «Touaregs» (imajɇghän). Le soliste baisse un peu la voix pour ne pas troubler la lenteur de leurs évolutions (v. 9 et 10) et admet que lui, pauvre forgeron qu il est, serait incapable d un comportement aussi digne. Korororo est une exclamation admirative. Il y a un peu d ironie dans cette admiration si appuyée. En général, elɇlli (ilɇllän est le pluriel) s oppose à êkli, «esclave», et on peut le traduire alors par «homme libre». Le soliste y insiste en parlant d hommes «au genou blanc», c est-à-dire de Touaregs blancs, de sang non servile. Mais dans

154 certaines régions du Niger, elɇlli désigne plutôt le Touareg noble, et même là où il n a pas ce sens, la connotation est présente. 27 Cette danse est considérée comme une danse de noble. Quel que soit leur statut, les jeunes danseurs sont de façon flatteuse assimilés à des aristocrates. Le chant est généralement assorti de louanges à l égard des danseurs. Il semble qu autrefois on y rappelait leurs hauts faits. Ici, seul est mentionné le meurtre d une bête fauve, hyène peut-être, par certains des danseurs. A cela s ajoutent quelques propos courtois pour notre accompagnateur Makhmud, de la prestigieuse tribu des Ikazkazan. 28 Il est difficile de proposer une interprétation sûre du titre de ce chant. On nous a suggéré que l expression dɇr-ɇm-ma-ge («Que fais-je avec toi?») s adressait à la mariée, dans le campement de laquelle sont exécutés ces chants. Tout en dirigeant les danses, le soliste se soucierait de ce que son travail agrée à la mariée, à la famille de laquelle il est attaché. 29 Chant accompagnant la danse de l alɇmmam 1. Petite gazelle Gazelle ma gazelle. Dansent les jeunes gens. Gazelle ma gazelle, 5. Gazelle des affranchis, Gazelle des forgerons, Gazelle de «Remue-la-cendre», «Remue-la-cendre», comment vas-tu? Gazelle de l épouse du forgeron, 10. Gazelle du forgeron. Dansent les jeunes gens, Dansent les petits garçons, Dansent ceux qui se voilent le visage. «Remue-la-cendre», comment vas-tu?... 30 La danse précédente était considérée comme une danse d hommes nobles. Ici, en revanche, toutes les catégories sociales de la société touarègue sont nommées. Le chant fait implicitement allusion aux hommes libres adultes qui sont désignés comme «ceux qui se voilent le visage». Car c est en premier lieu l homme libre qui porte le voile facial, les esclaves ne se voilant que pour imiter leurs maîtres. Un vers évoque aussi les affranchis. Mais bien qu il y soit question de toutes les classes sociales, ce chant parle surtout des hommes appartenant aux catégories méprisées, les esclaves et les forgerons. De plus, la danse qu il accompagne est considérée comme une danse d esclave. Rapide et légère, elle n a rien en effet de la dignité et de l élégance qui conviendrait à des hommes libres. L esclave est appelé ici tɇn-fär(a)-ezad, que nous avons traduit par «Remue-lacendre». Le verbe änfɇr désigne le geste par lequel on ramène à l extérieur du foyer les cendres qui en encombrent le centre. Les pas de côté des danseurs, en même temps qu ils imitent les sautillements des faons de gazelle, sont censés évoquer ce geste. Remuer la cendre est une tâche désagréable, et appeler quelqu un «Remue-la-cendre», c est lui rappeler sans beaucoup d aménité qu il est préposé aux basses besognes. Les mots traduits par «forgeron» et «épouse du forgeron», awjambɇg et fotoma, ne sont pas des mots touaregs mais appartiennent à la langue secrète des forgerons 8. 31 Chant accompagnant la danse de la tɇbâtɇq 1. La tɇbâtɇq parle. Que dit la tɇbâtɇq? Les forgerons sont repus. Forgerons, meurent vos pères.

155 5. La tɇbâtɇq parle. Que dit la tɇbâtɇq? Forgeron, gratte tes poux. Que dit la tɇbâtɇq? Eshigho [un des choristes], gratte tes poux... 32 Quand il n est pas le nom de cette danse, le mot tɇbâtɇq désigne un mouvement sautillant, grotesque. Les forgerons dansent maintenant à leur tour devant les participants de la noce devenus pour l occasion spectateurs. Ils s exhibent de façon bouffonne, sautent d un pied sur l autre en relevant un pan de leur tunique et en faisant mine de se gratter. Dans le mépris d eux-mêmes dont les forgerons font preuve en se ridiculisant ainsi, il y a sans doute une part de flagornerie intéressée, car s avouer méprisable, c est aussi après tout flatter la vanité de celui auquel on se donne à mépriser, mais nous verrons que ce comportement étrange signifie autre chose encore. 33 Nous pouvons dès maintenant, sans attendre l analyse du rituel, commencer à commenter ces chants. Remarquons d abord que les principales catégories sociales y sont tour à tour, et parfois de façon bouffonne, évoquées. Le dɇr-ɇm-ma-ge est une danse de noble, ou tout au moins anoblit ceux qui le dansent ; l alɇmmam est une danse d esclave ; enfin, la tɇbâtɇq est dansée par les forgerons. S il n est pas question des roturiers dans ces chants, c est parce qu ils y sont rangés dans la même catégorie que les nobles. Les lettrés sont, il est vrai, totalement oubliés, mais dans d autres chants, non cités ici, c est le forgeron luimême qui se présente comme un équivalent du lettré. Il est fort peu question dans tout cela du mariage lui-même, et, de fait, ce qui est en jeu dépasse largement la cérémonie en cours. 34 Dans ces chants et danses, le forgeron fait fi de toutes les convenances. Il brocarde un peu dans le dɇr-ɇm-ma-ge l affectation d élégance des jeunes nobles. Nous connaissons ce souci d élégance, qui est l une des composantes de la tɇmujɇgha (voir chap. 3, 2.2). Faire preuve de tɇmujɇgha est un idéal que tous les Touaregs, nobles ou non, souhaitent atteindre, mais le forgeron semble ici fort peu s en soucier. Dans l alɇmmam, il est assez cruel pour les esclaves. De la part d un Touareg qui se respecte, la courtoisie est de règle avec un esclave, et il faut vraiment être un forgeron pour parler ainsi d un «Remueur de cendres» sans être extrêmement offensant. Dans la tɇbâtɇq enfin, le soliste s adresse aux danseurs, forgerons comme lui, en leur disant «Que meurent vos pères!», ce qui serait ailleurs une insulte insupportable. Les Touaregs aiment à dire que les forgerons sont pouilleux, plaisanterie que ceux-ci, on s en doute, ne goûtent guère, mais, dans ce chant, le soliste et les danseurs la reprennent à leur compte, semblant faire leur le mépris que les autres Touaregs ont pour eux. L amour-propre est aussi un sentiment qu il est convenable d éprouver et, en s exposant ainsi au mépris de tous, le forgeron se montre une fois de plus oublieux de la bienséance. 35 Se montrer aussi ostensiblement dédaigneux des convenances, c est manquer de ce que les Touaregs appellent l asshak et la takarakäyt. Ces mots désignent des notions importantes sur lesquelles nous aurons à revenir. Nous verrons par exemple que c est d abord par asshak et par takarakyät qu un homme se voile (voir chap. 9). L asshak est la mesure, la capacité à pardonner les petites offenses, à éviter les paroles légères ou mesquines. Takarakäyt, que le Père de Foucauld traduit assez improprement par «honte» (1951-1952, t. 2 : 871), est le sentiment de pudeur, de réserve, voire de crainte, qui saisit le Touareg en présence de certains de ses semblables et qui se manifeste par une attitude pleine de retenue. Asshak et takarakäyt sont des sentiments liés. Il nous semble néanmoins

156 et c est ce qui finalement les distingue qu il y a dans la takarakäyt une connotation de crainte qu on ne retrouve pas dans l asshak. l asshak est une certaine manière d aller vers ses semblables, avec il est vrai pondération et retenue, la takarakäyt consistant plutôt à ne pas aller vers eux, à les éviter. Nous désignerons sous le nom de «retenue» la constellation d attitudes et de sentiments que ces deux termes recouvrent. 36 La «retenue» et la tɇmujɇgha ne sont pas étrangères l une à l autre. Disons que la tɇmujɇgha consiste à ajouter aux attitudes que dicte la «retenue», comme à toutes celles que la société recommande, la nuance de distinction qui est la marque de la noblesse. Qui pèche si peu que ce soit contre la «retenue» manque au dernier degré de tɇmujɇgha, mais on peut se montrer digne et réservé sans pour autant passer pour un homme plein de tɇmujɇgha. 37 C est d abord devant ses affins (au sens que nous avons donné à ce mot au chapitre 1) qu un homme doit le plus faire preuve de retenue. Plus exactement, disons que les affins sont perçus globalement comme un groupe vis-à-vis de qui la «retenue» s impose. Mais, face à tel ou tel affin, l attitude peut varier. Elle est détendue mais doit tout de même rester courtoise face aux beaux-frères et belles-sœurs ; elle devient un évitement extrême face aux affins d une autre génération, beau-père ou belle-mère, gendre ou bru. C est cette «retenue» que nous avons rencontrée dans notre description de l attachement du mariage, et il en sera également question chaque fois que nous parlerons de la crainte que les mariés éprouvent vis-à-vis de leurs belles-familles respectives. 38 Les forgerons sont réputés éprouver ces sentiments avec moins de force que les autres Touaregs ; il m est par exemple arrivé de voir chez eux un homme plaisanter avec son beau-père, ce qui partout ailleurs que chez des forgerons n aurait pas manqué de faire scandale. Les autres Touaregs aiment à invoquer de tels faits pour justifier le mépris qu ils ont des forgerons. Autant qu un trait de psychologie, il y a là une norme sociale : on attend du forgeron qu il ne fasse pas preuve d une «retenue» excessive, et on se fait un devoir d afficher le plus grand mépris à son égard. Le discours des informateurs demande ici à être complété, car nous ne pensons pas que le manque de «retenue» des uns soit la cause du mépris des autres ; en réalité, ces deux attitudes s appelant l une l autre sont, au même titre, la manifestation d un fait proprement social, à savoir une certaine extériorité des forgerons 9. Nous avons vu la «retenue» surtout liée à l affinité, et il n est donc pas étonnant que les forgerons soient avant tout extérieurs au jeu des mariages et de l affinité (ils sont aussi extérieurs à la guerre, voir 6). Il peut arriver, quoique assez rarement, il est vrai, qu un noble épouse une roturière (voir chap. 3, 6), et, dans certaines régions, les nobles épousent systématiquement leurs captives (ibid.). Mais il n y a jamais, pas plus aujourd hui qu autrefois, de mariages entre les forgerons et les autres Touaregs. De plus, au sein même du groupe des forgerons, le jeu des mariages n a pas le même poids qu ailleurs : leurs campements sont le plus souvent réduits à une tente ou ne tiennent guère compte des liens de parenté (voir chap. 1, 3.1), de sorte que les relations d affinité, qui font et défont les campements lorsque ceux-ci sont composés d agnats, ne peuvent pas avoir chez les forgerons la même importance que chez les autres Touaregs. A ces particularités correspond même, nous le savons, une terminologie particulière (voir chap. 4, 3). 39 C est justement tout cela qui donne aux forgerons leur importance dans la cérémonie du mariage. Selon l informateur, la «retenue» rend difficiles des opérations rituelles où des affins sont mis en présence les uns des autres, et seul un homme qui en est dépourvu peut, en servant d intermédiaire entre ces affins, les mener à bien. Là encore, il faut lire

157 entre les lignes de ce discours et y voir l appréhension d un fait plus structural : leur extériorité par rapport au mariage, dont ce manque de retenue n est que l un des signes, qui permet au forgeron de faire les mariages. C est pour cela qu il doit dans ses chants afficher avec outrance une impudeur qui est la raison d être (ou le signe extérieur de la raison d être) de sa présence dans la cérémonie 10. 40 Nous n avons pas ici épuisé la question abordée et en particulier pas dit pourquoi ce sont des hommes dont le principal travail par ailleurs est de forger le fer qui doivent ainsi officier dans les cérémonies de mariage. Nous y reviendrons à la fin du chapitre. 3. La nuit de noces 3.1. L affrontement entre hommes et femmes 41 Au soir tombant, précédé de ses forgerons et accompagné de quelques amis restés auprès de lui, le marié se dirige vers la tente nuptiale, dont nous avons dit qu elle était dressée à proximité du campement de ses beaux-parents. Chez les Kel Ewey, le cortège est plus solennel, et les forgerons y dansent et y battent tambour. Le marié va ici vers ses affins, et nous ne nous étonnerons pas de le voir ainsi précédé de ses forgerons. La tente nuptiale est installée au sud ou au nord du campement, le sud étant la position correcte et le nord un pis-aller. Nous savons en effet qu une femme ayant à quitter sa tente au cours de la nuit ne sort que par le côté sud. Si la tente nuptiale est dressée au sud du campement, la mariée se retrouve face à la steppe déserte lorsqu elle a à sortir de la tente, tandis que si la tente est dressée au nord du campement, elle se retrouve face aux tentes des siens. C est pourquoi, surtout si la mariée est une jeune femme craintive, on dresse souvent la tente nuptiale au nord du campement, tout en admettant que le sud serait préférable. En tout cas, on ne la dresse jamais à l est ou à l ouest du campement. Nous savons que les tentes sont d ordinaire ouvertes à l est et à l ouest, mais ce n est pas le cas de la tente nuptiale. Les deux nattes latérales qui recouvrent d habitude les côtés nord et sud de la tente sont placées à l est et à l ouest, l armature restant quant à elle disposée comme à l accoutumée. Il serait donc impossible aux mariés d entrer dans la tente par l ouest. Certains informateurs disent en riant que les kɇl ɇsuf attendent les mariés à l ouest, là où on entre normalement dans une tente, car ils ne seraient pas mécontents de prendre la place de l un d entre eux (il existe des kɇl ɇsuf des deux sexes), et ce mariage les remplit de jalousie. C est sans doute une boutade, mais nous verrons que cette disposition particulière des orients de la tente est bien liée en effet aux croyances relatives aux kɇl ɇsuf.

158 Figure 39. L orientation de la tente nuptiale 42 De vieilles parentes de la mariée barrent le côté ouest de la tente, celui de l entrée habituelle, prétendant ne consentir à céder le passage qu en échange d un menu présent. Pendant que ses compagnons, dont les moins bruyants ne sont pas les forgerons, font mine de parlementer, le marié accompagné de son «ami» entre subrepticement par le côté nord de la tente. Chez les Kel Ewey, les deux bords contigus des nattes latérales sont cousus ensemble, et le marié ne peut entrer qu à grand peine et en rampant. Il doit dans tous les cas se baisser pour entrer puisque des barres horizontales, les izgar, sont disposées à hauteur de la taille au sud et au nord de la tente (voir chap. 1, 2.1). 43 Ses compagnons rejoignent le marié à l intérieur de la tente, et ses forgerons chantent pour lui des chants mi-louangeurs, mi-moqueurs (chez les Kel Ewey et, semble-t-il, chez les Kel Ferwan aussi), puis se retirent. Des hommes appartenant aux deux parties viennent se joindre aux compagnons du marié. Tous se pressent dans la tente ou à ses abords. Le marié, silencieux et voilé au plus haut, est allongé sur le lit nuptial. 44 Les amies de la mariée vont alors accourir et tenter de s emparer d un objet appartenant au marié, sandale, bracelet, bague, aujourd hui lunettes de soleil, ou simplement de toucher son voile facial, au sommet de la tête. On dit que si elles y parvenaient, le marié serait par la suite dominé dans le ménage. Et, peut-être comme prélude à ces lendemains peu souriants pour lui, les jeunes compagnes de la mariée pourraient décider de ne pas laisser leur amie venir à lui cette nuit-là. Les compagnons du marié, armés de cravaches et d épées, font bonne garde, et il est bien improbable qu aucune des jeunes filles parvienne à approcher le marié. Dans cet affrontement entre hommes et femmes, la distinction entre invités du marié et invités de la mariée est abolie. Des jeunes gens des deux parties sont aux côtés du marié, et ils sont assaillis par des jeunes filles des deux parties. 3.2. L arrivée de la mariée 45 Plus tard dans la nuit, parfois peu avant l aube, vient le moment où la mariée va être conduite à la tente nuptiale. Elle a en général attendu jusque-là dans une des tentes de son campement, mais il arrive qu elle ait été cachée dans un autre campement, et les compagnons du marié ont d abord dû se mettre à sa recherche. Chez les Kel Ewey, cacher la mariée dans un autre campement est une pratique systématique. Là, durant la nuit qui précède la cérémonie, ses compagnes la conduisent à sa cachette et, au matin, les compagnons du marié partent à sa recherche. La mariée porte un bracelet de perles, l

159 asɇndɇr, qui donne son nom à cet épisode burlesque. Ceux qui la découvrent doivent lui arracher ce bracelet, et les perles roulent alors à terre. Dans tous les cas, découverte ou non, la mariée finit par réintégrer le campement de ses parents, mais on dit là encore que si les jeunes gens partis à sa recherche n ont pu la trouver, elle sera dans le ménage plus forte que son mari. Quand enfin elle se met en marche vers la tente nuptiale, elle y est accompagnée de ses jeunes amies et de quelques vieilles parentes. Nous avons dit quelques mots de ce cortège au début du chapitre 1. Le bu-yäll-i est l un des chants qu on exécute alors. Chez les Kel Ferwan, les vieilles du cortège chantent aussi un chant dit târe (mot dont nous ignorons le sens par ailleurs), dont voici une version 11 : 1. Nous sommes à Dieu, ni force ni mouvement que par Dieu. Prononçons jusqu à sept fois le nom de Dieu. [Elle] que précède le nom de Dieu, [Elle qui est comme de] l or, mon or, 5. Ma fille est [belle comme] l or [...] [Il y a tant de richesse en elle] que je peux même en laisser pour mes parents. Un de ses parents a pris ma fille, Il l a mise sur un chameau. Les jeunes filles [de ton genre] sont pleines de charme, 10. Elles qu ont enfantées des femmes fortunées, Elles ont l habitude qu on ne leur refuse rien, Elles dédaignent les mauvais chameaux, N acceptant [pour taggalt] que des bêtes de race. [Les chameaux qui composent] ta taggalt sont au puits, 15. Tes frères les examinent, Les tiens ont dû discuter ferme pour l obtenir. Ils n ont pas à rougir de toi [car tu as un comportement plein [de décence]. Toi l esclave, cours, cours donc Vers la parentèle de [mon] père, 20. Vers la parentèle de [ma] mère, Dis-leur que notre [fille, elle qui est belle comme une] pouliche, est vendue. Elle est vendue à un de ses parents En échange de chamelles et de vaches, En échange de mil et d ânes. 25. Un parent a épousé ma fille. [On a dans sa tente tendu] du velours pour lui faire de l ombre, Son lit est tendu de soie. Quant à toi, le marié, Frotte ton oreille et écoute un peu, 30. C est ta belle-mère qui te parle, elle te salue Et te dit de prendre soin de sa fille : Elève-la pour elle au plus haut, Veille à ce qu elle n ait pas à souffrir du soleil et du vent. 46 Les Kel Ewey ne chantent pas le tare. Chez eux, le cortège est précédé par des forgerons, qui exécutent en s accompagnant de tambourins un chant appelé keri (d un mot hausa signifiant «bâton» et qui semble évoquer le sexe érigé de l homme). 1. Levez-vous, jeunes filles, voici que nous entonnons le keri. Accompagnez [la mariée] car elle est tout intimidée. C est moi qui suis votre juge, jeunes filles [laissez-moi donc [prodiguer mes conseils]. La jeune fille dont l âme est basse 5. S en va [enlevée par un séducteur], jusqu à Zeïla [une ville [de Libye], Elle [qui était belle comme un] tapis précieux, la voilà vendue, le vent l a emportée. La jeune fille qui se respecte,

160 Prend l oreiller là-bas derrière sa mère [suit les conseils de [sa mère]. Lorsque ceux qui la courtisaient viennent la chercher, on leur dit qu elle n est plus ici. 10. Tes parents sont présents, Ils passeront la journée à tirer sur leur voile facial [pour le rectifier] ; Tu vas entrer dans une tente où tu seras élevée au-dessus de ta condition. Tout ce que tu n as pas eu jusque-là viendra à toi. (Ah, voilà bien une parole folle comme on n en entend que dans un chant, 15. Ce que tu n as pas eu, tu n étais sans doute pas destinée à l avoir.) La cuiller de tadänt [(Boscia senegalensis) dans laquelle on [mange la bouillie de mil] est lisse et vernie et repose, Prête à la dégustation et prête à être léchée. C est moi qui suis votre juge, jeunes filles, Et je vous mets en garde, 20. Contre les hommes de la nuit, ces rusés ; Ils vous font des promesses plus belles que des chamelles, Et au petit matin, il ne reste [de ces promesses] que fumée. 47 Ces deux chants utilisent des motifs voisins, le second avec, comme il se doit pour un chant de forgeron, plus de vivacité et un peu d ironie. A la mariée, ils prodiguent des paroles d encouragement censées apaiser la crainte qui la saisit au moment où elle va vers l époux. Le târe lui parle en termes flatteurs de la taggalt que ses parents ont reçue pour elle, de même que le keri fait allusion aux avantages qu elle peut espérer tirer de son mariage. On lui fait remarquer dans ce second chant combien le mariage est une voie plus sûre que les aventures faciles et combien elle et ses jeunes amies doivent se méfier des séducteurs prêts à faire toutes les promesses et à les emmener dans des pays lointains pour les abandonner ensuite. Tendre pour la mariée, le târe se fait rude pour le marié. «Frotte ton oreille et écoute», lui dit sans trop de ménagements sa belle-mère. Il devrait disposer de suffisamment d esclaves pour pouvoir épargner à sa jeune épouse de souffrir de l ardeur du jour en allant au puits, et bien peu de maris touaregs peuvent se vanter d être riches à ce point. Le keri abonde dans le même sens en décrivant à la mariée les délices qu elle va connaître, délices que son époux aura pour souci de lui faire goûter. On conçoit qu au moins sur le mode plaisant les femmes du cortège et les forgerons qui parlent en leur nom mettent quelques conditions à l entrée de cet étranger dans la tente de l épouse tremblante qu ils conduisent vers lui. 48 La mariée, appuyée sur le dos d une vieille, fait trois fois le tour de la tente nuptiale dans le sens sinusoïdal, puis se présente au côté sud de la tente. Il y a pour les épisodes qui suivent de légères différences entre les Kel Ferwan et les différents groupes kel ewey. 49 Chez les Kel Ferwan et les Kel Ewey de l Ayr oriental, les compagnes de la mariée soulèvent une des nattes latérales de la tente et posent six fois la même question aux jeunes gens assis à l intérieur de la tente : Q. Ilɇllä, mâ nofa? Hommes libres, à quoi sommes-nous préférables? R. Tufamät tahot tɇjâdât. A un caméléon galeux. Q. Ilɇllän, mâ nofa? Hommes libres, à quoi sommes-nous préférables? R. Tufamät eguru ijâdän. A une grenouille galeuse. Q. Ilɇllän, mâ nofa? Hommes libres, à quoi sommes-nous préférables?

161 R. Tufamät tijit tɇfudäyät. A une chienne éventrée. 50 A ces trois réponses burlesques succèdent trois réponses laudatives : Tufamät ult majeghän tɇdlâgät. Vous êtes préférables à une jeune Touarègue ornée et fardée. Tufamät makar wan Aghali. (...) Au cheval du Prophète Ali (gendre de Mokhamed). Tujamät takaras tan Aghali. (...) A la jument du Prophète Ali 12. 51 Ce sont là les six réponses traditionnelles. J ai entendu un jour un savoureux tufamät kadangare tɇkkukäl mota : «Vous êtes préférables à un lézard écrasé par une automobile.» 52 Les femmes du cortège exigent ensuite la promesse d un cadeau appelé tɇmɇgɇnt, terme qui désigne le petit supplément que, dans un marché, un homme généreux ajoute de luimême au prix convenu. Le marchandage est mené par l une des vieilles femmes du cortège. Le don, aujourd hui une somme d argent, autrefois une tête de bétail, va à la mariée elle-même, et c est l «ami» du marié qui se charge, dans les jours qui suivent, de l exécution de cette promesse. Chez les Kel Ewey de l Ayr oriental, les compagnons du marié, avant de se laisser arracher cette promesse, commencent par faire des présents de fantaisie (épées de prix, poignards téda, lances) qui sont repoussés avec mépris. 53 Chez les Kel Ewey de l Ayr occidental, un cérémonial analogue a déjà eu lieu le matin, avant l imposition du henné. Quelques-uns des compagnons du marié se sont installés dans la tente nuptiale. Des amies de la mariée sont alors venues à eux et leur ont posé la même question que celle qui est posée avant l arrivée de la mariée chez les Kel Ferwan et les Kel Ewey de l Ayr oriental, et les mêmes réponses leur ont été données. Puis elles ont reçu des présents bouffons (là encore épées, poignards, lances) qu elles sont allées dans les rires faire admirer à la mariée avant de les rendre aux jeunes gens. Ceux-ci ont ensuite quitté la tente nuptiale. Dans cette fausse entrée qu ils ont faite le matin de la cérémonie, les compagnons du marié ont un peu préparé sa venue, ils lui ont ouvert la voie et demandé sur le mode plaisant que la mariée consente à son entrée dans la tente. Le manège ne se répète pas le soir lors de l arrivée de la mariée : seul a lieu alors le marchandage autour de la tɇmɇgɇnt. 54 Ces tumultueux marchandages finissent par cesser, et la mariée, toute drapée dans ses voiles, est introduite dans la tente par le côté sud. Il arrive qu on fasse entrer à sa place une de ses amies, voilée comme elle. Les compagnons du marié ne doivent pas se laisser abuser et sont censés repousser la fausse mariée qu on leur propose. L erreur est possible mais rare, car une main, un pied mal dissimulés suffisent à ce que la supercherie soit découverte. Si elle ne l était pas, la jeune fille malencontreusement mise ainsi en présence du marié s empresserait de toucher son voile, avec les conséquences que nous avons décrites plus haut. 55 Quand enfin la mariée a été déposée sur le lit nuptial, on laisse les époux seuls avec leurs deux «amis». Ceux-ci restent encore quelques instants et échangent pour les détendre quelques mots avec leurs partenaires, qui sont censés être remplis de crainte. Quand ils se sont retirés à leur tour, il est impératif que le marié soit le premier à prendre la parole s il

162 ne veut pas voir sa femme être à tout jamais la première à prendre la parole dans le ménage. 56 Il est de bon ton que le mariage ne soit pas consommé avant la troisième nuit que les époux passent ensemble. Au moins la première nuit en tout cas, la mariée se fait une règle de se refuser, et le marié sait que trop d empressement de sa part serait considéré comme de la brutalité. Une maxime affirme même que «le marié doit être une mère pour sa femme la première nuit, une petite sœur la deuxième nuit ; la troisième, il devient son cousin croisé et peut la faire sienne». Cela signifie sans doute qu il doit se montrer caressant et compréhensif la première nuit, serviable et enjoué la deuxième, avant d aborder en tant que cousin croisé celui avec lequel on plaisante cette «plaisanterie» particulière qu est l étreinte amoureuse. Mais il est surtout remarquable que, dans cette manière de dicton, c est en femme, mère ou sœur que le marié doit apprendre à connaître son épouse. 57 Le lendemain matin, avant l aube, leurs deux «amis» viennent retrouver les mariés pour les reconduire vers leurs campements respectifs. Durant sept jours, la tente nuptiale restera ainsi vide et rigoureusement close (cousue même chez les Kel Ewey) du lever au coucher du soleil, précaution imposée par la menace que les kɇl ɇsuf font planer sur elle. On doit aussi laisser en permanence une épée fixée à l un de ses arceaux, car les kɇl ɇsuf ont la réputation de craindre le fer et l acier, particulièrement les lames de couteaux ou d épée 13. Les mariés s y retrouvent à la nuit tombée, après avoir passé la journée à demi cloîtrés dans le campement de leurs parents respectifs (ou dans son bivouac pour le marié), toujours par crainte des kɇl ɇsuf. Des jeunes gens de leur âge passent à chaque fois la soirée avec eux. Il n est plus question maintenant d affrontement entre jeunes gens et jeunes filles ; les seuls assauts permis sont des échanges de propos spirituels ou galants. Le septième jour, parents et amis accourent vers la tente nuptiale et s écrient : Sɇmliliyät («Retournez!» ou «Mettez à l endroit!»). Les nattes latérales sont remises dans leur position habituelle pour quelques instants, avant que la tente soit démontée et que les nouveaux époux fassent route vers le campement du mari, où ils vont vivre désormais. 4. Le marié au nord de la tente 58 Il y a derrière toutes les péripéties qui ont accompagné l entrée des époux dans la tente nuptiale l idée assez compréhensible que nous avons déjà relevée à propos du târe et du keri : on ne donne pas l épouse à l époux sans marquer que la chose ne va pas de soi. On y met des conditions, des marchandages, des coquetteries, des délais qui semblent ne jamais devoir prendre fin. Ces manèges, nous l avons vu, varient notablement d une région à l autre, et qu ils aient lieu ou non est laissé à l initiative des jeunes gens, lesquels s y livrent comme à un jeu. Il est en revanche des actes rituels plus discrets qui, eux, ne varient pas et qu on n omet jamais, même dans le tumulte accompagnant parfois certaines parties de la cérémonie. Leur signification ne va pas de soi, et nous allons maintenant les commenter. 4.1. Le marié comme étranger à la tente 59 Le marié entre dans la tente nuptiale par le nord et la mariée par le sud. Les nattes latérales sont d ailleurs, on le sait, disposées de telle façon qu il leur serait difficile de faire autrement. Que la tente soit montée au nord ou au sud du campement ne vise, nous

163 semble-t-il, qu à mettre davantage en valeur cette orientation inhabituelle de ses entrées. Quand on se rappelle la place précise et invariable que le montage normal d une tente ordinaire assigne à chaque natte, chaque piquet, chaque cordage, une telle anomalie ne laisse pas de frapper. Avec l entrée également anormale des deux époux dans la tente nuptiale, cette anomalie est sans doute le trait le plus marquant du rituel, et son élucidation constituera l essentiel de ce chapitre. 60 Les côtés nord et sud de la tente s opposent d une part comme masculin et féminin et, d autre part, comme associés respectivement aux kɇl ɇsuf et à l albaraka (voir chap. 1, 2.2). Commentons d abord le premier point. 61 Nous apprendrons qu une femme accouche en principe au sud de sa tente, c est-à-dire là où la tente est chargée d une valence féminine, de sorte qu un petit garçon naît comme sa sœur dans la partie féminine de la tente de sa mère. Il n est pas dans cette tente traité très différemment d une fillette, et il y est chez lui tout autant que sa sœur (voir chap. 1, 4). Mais lorsqu il atteint la puberté, il la quitte pour toujours, comme si, dès lors que sa virilité commence à s éveiller, un jeune homme devait se séparer de la tente dans la partie féminine de laquelle il a vécu les premiers instants de sa vie. 62 En imposant au marié d entrer dans la tente nuptiale par le côté nord, le côté masculin, le rituel marque qu il y aura un statut tout différent de celui qui fut le sien dans la tente de sa mère. Il y sera l époux, c est-à-dire pleinement homme, ce qu il n était justement pas dans la tente de sa mère. En y faisant entrer la mariée par le côté sud, il marque en revanche qu elle l habitera comme elle a habité la tente de sa mère : femme ou fille elle était dans l une, femme elle sera dans l autre. Le rituel ne fait donc ici que rappeler avec solennité que le passage d une femme de la tente de sa mère à sa propre tente se fait sans hiatus, tandis que, pour un homme, le passage de la tente où il a vécu son enfance à la tente de son épouse ne va pas sans rupture. 63 Le marié est encore un étranger et ne sera jamais qu un hôte 14 dans la tente où le rituel le fait entrer ainsi. Cette discontinuité, qui marque le passage d un homme de la tente de sa mère à la tente où il devient époux, tient même précisément à ce qu il n est qu un hôte dans la seconde, alors qu il était membre à part entière de la première. On conçoit que cet étranger ne puisse pas sans transition se conduire en maître de la tente. C est pourquoi, si sa qualité d époux lui est formellement reconnue dès le moment où il entre dans la tente nuptiale, il ne peut tout de même pas l affirmer effectivement avant que trois nuits se soient écoulées. Les informateurs eux-mêmes comparent ce délai de trois nuits au délai de trois jours (en tamacheq «trois nuits», karaḍ ihaḍän 15 ) durant lesquels un voyageur venu passer quelques jours auprès d un campement se doit de se tenir à distance. Durant ces trois jours, les occupants du campement ne manquent pas pour autant à son égard aux devoirs de l hospitalité : les femmes viennent déposer de la bouillie de mil à ses pieds, elles lui apportent des braises vives sur lesquelles il pourra faire bouillir sa décoction de thé, les hommes viennent de temps à autre lui faire de courtes visites de courtoisie et bavarder quelques instants avec lui. Passé ce délai, il peut venir installer son balluchon aux abords immédiats du campement, et il est admis à partager le plat des hommes. Le marié est donc traité comme un hôte qu on maintiendrait à distance pendant trois jours. Les réticences marquées par le keri, le târe et les innombrables péripéties cérémonielles, qui semblent n avoir d autre but que celui de retarder la rencontre des époux, témoignent, au fond, du même état d esprit.

164 64 Non seulement le marié ne peut pas se conduire en maître de la tente avant la troisième nuit, mais, durant tout ce temps, il doit même faire comme s il était une femme. Le trait est remarquable, car le marié pourrait après tout s abstenir d étreindre son épouse sans pour autant avoir à se conduire avec elle en «mère» ou en «sœur». Cet étrange devoir lui est dicté par les raisons mêmes qui lui ont déjà imposé d entrer dans la tente par le nord et d y être traité en hôte. Le fait que, contrairement aux femmes, les hommes ont à changer de tente au cours de leur vie donne à la tente, on le sait, un caractère féminin (voir chap. 1, 4). En même temps qu il solennise ce changement, qu il rappelle en traitant le marié en hôte quel changement radical est pour lui son entrée dans la tente nuptiale, le rituel ne peut que lui demander aussi de reconnaître le caractère féminin du domaine où il entre, car ce caractère provient précisément du fait que tous les hommes ont, comme lui en cet instant, à vivre un tel changement au cours de leur vie. Au moment où, pour la première fois de sa vie, il entre en tant qu homme dans une tente, la tente s impose à lui comme un domaine féminin, et il doit payer à cette féminité une sorte de tribut. De façon significative, ce tribut consiste non seulement à se comporter comme une femme, mais encore comme une des femmes qui vivaient encore il y a peu avec la mariée dans la tente où il entre maintenant ou dans une tente semblable. Une transition est ainsi ménagée à la mariée : l homme qui prend auprès d elle la place qu occupaient jusque-là sa mère et sa sœur doit accepter pendant une ou deux nuits de ressembler à cette mère ou cette sœur. C est que si l entrée dans la tente nuptiale est pour le marié une rupture, elle ne doit pas en être une pour la mariée. 65 Que le marié ait à se conduire en femme ne signifie donc pas en particulier qu il est féminisé, que quelque chose de féminin en lui aurait à s affirmer 16. Ses compagnons le savent bien, eux qui lui font comprendre avec force ricanements que, s il ne doit pas honorer la mariée dès la première nuit, il ne doit pas non plus la laisser dans le doute sur sa virilité. Pour qu aucune équivoque ne subsiste, à toutes ces pratiques rituelles s adjoignent, sur le mode plaisant, ce qu on pourrait appeler des correctifs. A ce marié qui doit faire semblant d être une femme, on donne tout de même le moyen de s assurer qu il sera le maître dans le ménage. Si ses jeunes assaillantes n ont pas touché son voile, si elles ne lui ont pas enlevé un bijou, si (chez certains Kel Ewey) ses compagnons ont pu arracher un bracelet à la mariée, s il a été le premier à parler quand on l a laissé seul avec son épouse, celle-ci lui sera soumise. Tous ces épisodes laissent malgré tout une grande place au hasard et sont comme tels à double face. On peut y voir soit un moyen donné au marié de s assurer la maîtrise de la tente, soit le risque qui lui est imposé d y voir sa position compromise 17. Ambigus comme un coup de dés, ils sont à la fois l un et l autre et semblent insinuer que, si la position de l épouse dans la tente lui est garantie, celle de l époux ne peut pas l être. 4.2. Le marié et les kɇl ɇsuf 66 S il représente le versant masculin de la tente, le côté nord est aussi celui qui donne le plus de prises à la malveillance des kɇl ɇsuf. L entrée du marié a d ailleurs lieu au crépuscule, c est-à-dire à l heure où les kɇl ɇsuf se pressent au nord des tentes. L examen de certaines pratiques et croyances liées aux morts va nous permettre de comprendre pourquoi le marié ne peut affirmer sa qualité d époux sans devoir en même temps être exposé à cette inquiétante promiscuité.

165 67 Les tombes sont en pays touareg orientées dans le sens nord-sud, si bien que les informateurs comparent volontiers la tente nuptiale, avec ses entrées au nord et au sud, à une tombe. La similitude n est en réalité pas parfaite puisque les mariés s allongent dans la tente nuptiale comme ils le feraient dans une tente ordinaire, dans le sens est-ouest, alors que les morts reposent la tête au nord et les pieds au sud ; mais l orientation générale que donne à la tente nuptiale la disposition particulière de ses entrées suffit à la rendre semblable à une tombe aux yeux des informateurs. Les deux mariés ont par ailleurs les pieds et les mains enduits de henné. Si la plupart des Touaregs ne voient là rien de plus qu une coutume pieuse, conforme aux enseignements de la religion (eddin 18 ), quelques-uns d entre eux comparent cette pratique à l ancien usage funèbre qui voulait qu on enduise de henné les pieds et les mains des morts, ou tout au moins qu on les lave dans une eau où avaient macéré des feuilles de henné. Les Kel Ferwan ne parlent en général de ce lavage des morts que comme d une coutume disparue, mais il existe encore chez les Kel Ewey 19. 68 Deux traits du rituel, l orientation de la tente nuptiale et l imposition du henné, sont donc associés par les informateurs à des usages funéraires. Il se trouve même un dicton pour associer le mariage et les funérailles : Ɇdûbän, ill-e wan ɇddûnnyät, ill-e wan ɇlakhrät («Il y a le mariage d ici-bas, il y a le mariage de l au-delà»). Le «mariage de l au-delà» est ici la cérémonie des funérailles. De même, l un des chants du mariage commence par ce vers : «J irai un jour au mariage [qui aura lieu] parmi les pierres.» Les cimetières touaregs sont situés dans des endroits pierreux, et ce «mariage parmi les pierres» est en fait le cortège funèbre dans sa route vers le cimetière. Au moment même où les mariés vont bientôt être conduits en cortège vers la tente des épousailles, ce chant rappelle que c est un cortège semblable qui conduit les hommes vers leur dernière demeure. 69 Il faut, pour comprendre la raison de cette association entre le mariage et les funérailles, évoquer certaines croyances relatives aux morts. On dit qu après leur mort les Touaregs deviennent des kɇl ɇsuf et hantent la tente où ils ont rendu l âme et reçu les soins funèbres. Nous avons déjà parlé au chapitre 1 de ces kɇl ɇsuf ou aljinän et signalé alors qu ils se rapprochaient des jnūn arabes. Croire que les morts sont des kɇl ɇsuf (et même, semble-t-il, que tous les kɇl ɇsuf sont des morts) est en revanche particulier aux Touaregs et fort peu conforme à l orthodoxie islamique. Chez les Kel Ferwan, seuls les femmes et les jeunes gens osent avancer sans gêne une opinion aussi impie, les hommes ne le faisant qu à voix basse 20. 70 Le rituel, on l a vu, ne fait rien d autre que donner un tour plus solennel à l entrée des nouveaux époux dans la tente où ils vont désormais vivre. Or, nous voyons maintenant que cette tente est aussi celle où ils mourront et qu ils hanteront après leur mort. C est là ce qui rapproche le mariage des funérailles. Peut-être les informateurs songent-ils, lorsqu ils évoquent les funérailles, que l entrée dans la tente nuptiale est aussi l entrée dans la tente où l on doit mourir un jour. Bien sûr, il s agit aujourd hui d épousailles, l heure est aux réjouissances, et la tente nuptiale apparaît d abord aux yeux de tous comme la tente où les mariés sont appelés à vivre et à procréer ; mais certains traits du rituel, dont le sens est à demi perdu, certains dictons obscurs, certains chants rappellent comme en sourdine qu ils sont aussi appelés à y mourir, que ce henné dont on les pare aujourd hui est semblable à celui dont on lavera un jour leurs corps raidis, que les cortèges qui les conduisent au milieu des chants et des danses vers la tente où ils vont passer leur première nuit commune sont semblables au cortège où des hommes

166 trébucheront parmi les pierres pour les conduire là où ils dormiront dans la solitude de leur dernier sommeil. 71 En réalité, un homme ne meurt pas nécessairement dans la tente de sa première épouse puisqu il peut divorcer et qu il arrive même assez souvent qu il le fasse. Or, c est lors d un premier mariage que le rituel est accompli le plus rigoureusement (voir chap. 5, 1). C est que le marié n entre pas seulement dans une nouvelle tente, il accède aussi à une nouvelle manière d habiter la tente. Il habitera désormais de la même manière toutes les tentes où il vivra par la suite, y compris en particulier celle où il mourra. Si la tente des noces peut ne pas être la tente où il mourra, le statut par rapport à la tente qu il acquiert en y entrant par le nord est le statut qu il aura encore dans la tente où il mourra. En revanche, la tente nuptiale est aux yeux de la mariée une tente semblable à celle où elle a vécu jusque-là. Elle sera la «gardienne» de l une (voir chap. 1, 4) comme elle était la «gardienne» de l autre. C est pourquoi, bien que l informateur ne fasse pas de distinction entre les mariés lorsqu il compare le mariage aux funérailles, le rituel leur réserve de fait un traitement différent, en les faisant entrer dans la tente nuptiale l un par le nord et l autre par le sud. Pour l un comme pour l autre, l orientation nord-sud des tombes se trouve alors évoquée, mais le marié est le seul à entrer du côté des kɇl ɇsuf. Cela ne signifie pas qu il soit plus que la mariée destiné à hanter cette tente, mais qu il est précisément en train d entrer pour la première fois dans la tente qu il hantera ou dans une tente à ses yeux semblable. 72 Il en est du henné comme de la tente. Bien que les deux époux soient fardés de la même façon, ce fard ne représente pas la même chose pour chacun d eux. Il est banal pour une femme d avoir les pieds, les mains et même le visage enduits de henné. Les femmes se fardent ainsi avant toutes les fêtes et enveloppent même alors leurs pieds et leurs mains dans des étoffes pour que l action du henné soit plus efficace. Lorsque le henné a été retiré, pieds et mains ont pris une teinte noirâtre, et le visage a des reflets cuivrés considérés à juste titre comme du plus bel effet. Un homme touareg au contraire n a jamais les pieds enduits de henné 21 en d autres circonstances que son mariage ou sa mort, et il ne se met jamais de henné sur le visage. Il est donc au moment du mariage fardé de façon exceptionnelle, comme une femme a l habitude de l être. Il doit d ailleurs pour cela s en remettre aux soins de femmes (du groupe des forgerons), ce qui est également inhabituel. Lorsqu un homme ne peut pourvoir seul aux soins de sa toilette, lorsqu il se rase la tête, par exemple, il se fait aider par un ami ; et comme il est obligé d ôter son voile, il ne le fait que discrètement, alors qu une jeune femme se faisant tresser les cheveux par une parente ou une femme du groupe des forgerons le fait publiquement et non sans une certaine coquetterie (voir chap. 9). Le marié, sur les pieds et les mains duquel les vieilles appliquent le henné, ne se dévoile certes pas, mais, à la manière d une jeune et jolie femme, il se confie publiquement pour des soins de toilette à des mains féminines. Là encore, le marié a de façon exceptionnelle un comportement qui pour la mariée est habituel. De même que l entrée du marié dans la tente nuptiale l installe dans une proximité de la mort où la mariée, née dans une tente proche de celle où elle mourra, a toujours vécu, de même le mariage est pour un homme l unique occasion de sa vie où il est fardé au henné comme le sont les morts, alors que, pour une femme, ce fard n est de son vivant qu une banale affaire de coquetterie. 73 Ce que le rituel nous a appris sur la tente éclaire plusieurs points laissés en suspens dans ce chapitre et dans les précédents.

167 74 Tout d abord, il est maintenant possible de comprendre pourquoi le côté nord de la tente est à la fois le côté exposé aux kɇl ɇsuf et son côté masculin. Nous savons en effet maintenant que le rituel paraphrase la continuité du destin de la femme et la discontinuité du destin de l homme par rapport à la tente. Or, cette continuité et cette discontinuité se prolongent en quelque sorte au-delà de la mort. Si les hommes demeurent après leur mort dans l une des tentes où ils ont pris épouse, la tente nuptiale où ils entrent par le nord est donc à la fois celle où ils seront pour la première fois époux et une tente semblable à celle qu ils hanteront après la mort. En d autres termes, en s ouvrant à un époux, une tente s ouvre par la même occasion à l un de ceux qui la hanteront plus tard comme kɇl ɇsuf, de sorte que le danger lié aux kɇl ɇsuf ne peut venir pour une tente que du côté de l époux, c est-à-dire le côté masculin. 75 Ensuite, dans les variations formelles développées tout au long des chapitres 1 et 2, la tente et le campement semblaient avoir des rôles interchangeables. Ils donnaient deux possibilités de repérage, en principe équivalentes, des flux de biens et de personnes. Or, malgré cette équivalence formelle, l étude des terminologies de parenté et celle du mariage préférentiel ont fait apparaître un certain caractère central de la tente. Nous sommes maintenant en mesure de comprendre ce qui pouvait jusqu ici faire figure d anomalie. Si l on considère la façon dont le destin d un Touareg se prolonge après sa mort, on doit admettre que la tente a effectivement un caractère central : les Kel Ferwan sont au cours de leur vie attachés à une tente et à un campement, mais ils ne sont plus après la mort attachés, qu à une tente, indépendamment des campements successifs où elle peut se trouver 22. Peut-être est-ce pour cette raison que la tente nuptiale est dressée un peu à l écart du campement des parents de la mariée. Sans doute, ce détail cérémoniel marque-t-il d abord que la tente s apprête à quitter ce campement, qu elle n en fait déjà plus totalement partie, mais on peut suggérer qu il rappelle aussi que, dans ce rituel, la tente en tant que telle, indépendamment du campement où elle peut se trouver, est la référence dernière 23. 76 Enfin, par rapport à ce que nous avons dit au chapitre 5 de l alkhabus, nous nous trouvons devant une situation complexe, dont il nous faut dire quelques mots. Les biens d alkhabus confiés par un homme à sa sœur ne sont légués à ses nièces qu à sa mort. C est donc à la mort du donataire que le don d alkhabus est véritablement effectué. Par ce don, un homme se tourne une dernière fois vers la tente qui l a vu naître. Mais, en même temps, la mort le lie définitivement à la tente de sa dernière épouse. La mort scelle donc doublement le destin d un homme : elle l attribue définitivement à une tente, et elle lui permet de réaffirmer une dernière fois le lien qu il a eu avec une autre tente, réaffirmation dont les effets ne disparaissent pas, puisque les biens d alkhabus ont quelque chose d intangible, et qu on dit même qu ils doivent se perpétuer jusqu à la fin du monde. Même alors qu il est définitivement le membre d une certaine tente, un homme reste lié à une autre tente. La dualité du statut des hommes par rapport à la tente finit ainsi, comme la tente elle-même par avoir, quelque chose d éternel 24. 5. L ɇsuf et l albaraka 5.1. Le marié et l albaraka 77 Ce sont au fond des considérations formelles qui nous ont fait apparaître certains épisodes rituels comme la préfiguration du traitement funéraire. Nous allons voir

168 maintenant que, pour le marié, cette évocation de la mort n a pas seulement des résonances formelles. 78 Avant d être introduite dans la tente où le marié est étendu, immobile et silencieux, la mariée en fait trois fois le tour, appuyée sur le dos d une vieille. Chez certains Kel Ewey, les jeunes filles du cortège saluent à chaque tour les jeunes gens massés à l intérieur de la tente en leur adressant la formule traditionnelle asanam akhleykam. Ceux-ci ne doivent répondre franchement qu à la troisième salutation : après la première, ils restent même totalement silencieux, et les jeunes filles sont censées se demander à haute voix : «Mais n y a-t-il donc personne dans cette tente, ou bien sont-ils tous morts?» Ces supputations des jeunes compagnes de la mariée font un écho humoristique aux épisodes rituels où les mariés reçoivent un traitement semblable à certains traitements funéraires, mais remarquons cependant que la mariée n est plus en cause et qu il est seulement question ici de la «mort» du marié et de ceux qui l entourent. On pourrait négliger cet épisode plaisant si les informateurs kel ferwan et kel ewey ne comparaient volontiers cette triple circumambulation à une autre circumambulation d où le burlesque est cette fois tout à fait absent : il est d usage, lorsqu on passe à proximité de la tombe d un saint homme, d en faire trois fois le tour (en gardant la tombe à main gauche, comme pour la tente nuptiale) afin de s attirer la bénédiction (albaraka, de l arabe baraka) de celui qui y repose. On contourne aussi dans les mêmes intentions les mosquées de l Ayr 25. La tente, que certains traits du rituel assimilaient déjà à une tombe, devient ainsi presque un mausolée, un lieu saint, ce qui n est pas à vrai dire un fait totalement nouveau. Certains informateurs ne comparent-ils pas les quatre piquets d angle de la tente aux piliers de l islam (voir chap. 1, 2.2)? Ils se montrent certes en cela désinvoltes théologiens (voir chap. 1, n. 15) mais n en rendent pas moins témoignage à la sainteté temporaire à laquelle toute tente accède à chaque mariage. Si certains épisodes annoncent aux mariés le traitement qu ils recevront après leur mort, nous voyons que, pour le marié, cette circumambulation fait plus puisqu elle le place dans la situation d un mort vénérable. Il en est certes de même de ses compagnons, mais ils ne font là que participer à un état d être qui l affecte en premier. Ne sont-ils pas appelés les inɇsdubanän, les «mariés»? Ce n est que pour autant qu ils lui sont semblables qu ils sont élevés à la dignité particulière qui est maintenant la sienne. 79 L étude du sacrifice du taureau, que nous n avons pas encore commenté, va nous permettre de développer ces remarques. Voici un extrait de l un des chants qui étaient autrefois exécutés par les forgerons de la famille de la mariée lors de ce sacrifice : 1.... Vaches et taurillons sont mêlés [Une femme] vient de séparer un des taurillons du reste du troupeau [mais] il en reste neuf [encore]. Elle a aussi mis à part le chamelon de celui qui donnera [l estocade finale. Elle a ouvert l enclos des chamelons. 5. Elle a fait de même avec l enclos des taurillons. Vaches et taurillons sont mêlés. Ils ne daignent pas boire l eau qui suinte des outres. 8. L eau [qu ils boivent] c est celle qu apporte la nuée qui s approche lentement. 80 Il y a pour ce chant deux niveaux de lecture. On peut se contenter d y voir une description stylisée des opérations sacrificielles. Le taureau est en principe mis à mort au terme d une sorte de corrida. On l a attaché aux abords du bivouac du marié, à bonne distance du lieu de la cérémonie. Lorsque vient l heure du sacrifice, les compagnons du marié, qui jusquelà dansaient avec les autres invités, se dirigent avec leurs montures (v. 4) vers le lieu où le taureau a été attaché. Dans le chant, c est un enclos (v. 2), ce qui dans la réalité est sans

169 doute rare ; et il n y a pas un taureau seulement, mais dix taurillons pour le moins (v. 2), trait qui à ce niveau de lecture n est que de pure emphase. Sur le lieu de la cérémonie, qui a résonné jusque-là des battements des tambours et des chants des femmes, le silence soudain se fait, et l on attend le retour des méharistes. Ils ne tardent pas à apparaître entre les arbres, poussant le taureau devant eux. Celui-ci regimbe, cherche parfois à encorner un des chameaux, et les jeunes méharistes doivent se défendre de la lance et de l épée. Quand le taureau a été amené sur le lieu de la fête, les jeunes gens des deux parties l entourent et le frappent de leurs épées (v. 3) jusqu à ce que, épuisé, il tombe sur les genoux. L un d eux s approche alors et lui tranche le jarret. Puis un lettré vient égorger l animal ainsi immobilisé. Les forgerons le traînent à l écart et commencent leur travail de dépeçage. Les danses reprennent alors, tandis que les chiens accourent pour lécher le sable ensanglanté. 81 On nous a proposé conjointement la lecture suivante : les vaches et les taurillons dont parlent les vers 1 et 6 sont en réalité les invités de la noce, les taurillons étant les jeunes gens ; ils préfèrent les nocturnes et coupables aventures (l eau apportée par la nuée, v. 8) au mariage et à ses convenances (l eau qui suinte des outres, v. 7). Les taurillons du chant sont à la fois les animaux du sacrifice (le taureau du sacrifice si l on omet l emphase) et les jeunes gens qui entourent le taureau. Les sacrificateurs se confondraient donc dans ce chant avec le taureau sacrifié, et le terme qui les désigne (les «mariés») suggère même l idée d une identification entre le marié et l animal mis à mort. Elle apparaît, de fait, en des termes plus complexes, dans les premiers vers d un autre chant : A he me Yalla iyän, ɇmmän zegrän. Ο Dieu unique, les taureaux sont morts. Näk, ɇghregh ki, asɇmɇttɇgɇz, Je te salue, toi le procréateur, Emɇrni n barar dagh tasa n ma-s. Qui fécondes le sein de la mère. 82 Le chant continue sur les louanges de l enfant à naître. Ces trois vers prennent une résonance assez différente selon le sens qu on donne au mot asɇmɇttɇgɇz du vers 2, sens sur lequel les informateurs ne s accordent pas. Ce vers signifie littéralement : «Moi, je t appelle [ô] asɇmɇttɇgɇz.» Asɇmɇttɇgɇz n est pas un mot du langage courant, et il n est pas impossible qu il ait été forgé pour les besoins de ce chant, comme cela se produit parfois dans la poésie touarègue. Il dérive du verbe äggɇz : «entrer dans, pénétrer» ; étymologiquement, il signifierait : «celui qui permet l épanchement [de la semence virile] à l intérieur [du sein de la femme]». Pour certains informateurs, il ne peut s agir que du Très-Haut, qui seul rend possible toute fécondation. De fait, le vers 2 évoque un vers souvent rencontré au début des poèmes : Näk ɇghregh ki, Yalla emɇli («Moi, je t appelle, Dieu le Maître»). La parenté entre les deux formules est frappante, et il nous paraît peu probable qu elle soit due au hasard. Même si asɇmɇttɇgɇz ne désigne pas directement le Très-Haut, il l évoque ; plus d un auditeur averti fera le rapprochement entre les deux formules et pensera à Yalla emɇli en entendant asɇmɇttɇgɇz. Pour d autres, asɇmɇttɇgɇz est le taureau. Pour d autres encore, il s agit du marié, interprétation qui leur paraît confirmée par le vers 3 : qui, en effet, sinon le marié, va bientôt être appelé à féconder le sein d une femme? D autres informateurs enfin admettent indifféremment l une quelconque des trois interprétations, comme si à leurs yeux les trois termes «marié», «taureau» et «Dieu» étaient en un sens équivalents.

170 83 D autres faits donnent effectivement l idée sinon d une équivalence, du moins d une certaine affinité qui unirait le marié au taureau. Songeons tout d abord à la façon dont le taureau fait son apparition dans le rituel. Les invités de la noce voient soudain les compagnons du marié interrompre leurs danses pour se diriger vers son bivouac ou son campement ; un peu plus tard, ils les voient revenir en poussant le taureau devant eux. On s est peu soucié du marié jusque-là ; il est à peu près seul dans son campement, tandis que tous se réjouissent, chantent et dansent dans le campement de la mariée. Mais ce taureau qui s avance en mugissant au milieu d un soudain silence, ce taureau dont le sang va bientôt se répandre sur l aire de la fête, annonce à tous la venue prochaine du marié. Celui-ci viendra en empruntant le chemin même qu emprunte maintenant le taureau, et il ne se manifestera pas autrement d ici là que par ce don dont il régale les invités. C est en quelque sorte par l intermédiaire de ce taureau qui le précède que le marié participe pour l instant à la fête, en attendant de venir en personne se présenter aux abords du campement de la mariée. L économie même du rituel rapproche donc le taureau du marié. Remarquons d autre part que les forgerons chargés de dépecer le taureau s octroient les organes génitaux. Les informations que nous possédons sur le partage des viandes sacrificielles sont parfois contradictoires, mais sur ce point au moins il semble que les informateurs soient d accord (voir annexe IV). Lorsqu un mâle entier, taureau, bélier ou bouc, est consommé, les jeunes gens se réservent volontiers les organes génitaux de l animal, dans l espoir de recevoir un peu de sa puissance génésique. Les forgerons font de même ici avec le taureau, mais de façon plus formalisée. Or, on les voit par ailleurs parler dans certains chants cérémoniels de la mariée comme étant «leur» et de la nuit qui va venir comme étant «leur nuit». En s appropriant ainsi la mariée, les chanteurs prennent un peu face à elle la place du marié, enlevant à celui-ci quelque chose de sa virilité. Ceci suggère encore l idée d une proximité entre le marié et le taureau, ou plus précisément entre le pouvoir génésique de l un et de l autre, pouvoir que le forgeron, maître de cérémonie, confond dans la même appropriation, comme ses chants confondent le marié et le taureau sous la même appellation. 84 Il n est sans doute pas possible de retenir sans la nuancer l équation : marié = Dieu, mais ce que nous avons dit de la circumambulation autorise tout de même à voir dans le marié le truchement de l action divine. Lorsque la mariée, imitant ceux qui tournent pieusement autour de la tombe d un saint, fait lentement et à trois reprises le tour de la tente nuptiale où repose le marié, elle est censée recevoir l albaraka, la bénédiction divine d où procède toute vie, et sans laquelle aucune femme ne peut espérer être féconde. S il n est pas semblable au Très-Haut, le marié est tout de même l instrument de ses desseins puisque, tel un mort vénéré, il permet à Dieu de répandre sa bénédiction. Même s il ne doit pas en principe étreindre sa femme cette nuit-là, le marié permet à celle-ci de s attirer la faveur divine qui la rendra féconde. Dans quelques nuits, il méritera effectivement l épithète d asɇmɇttɇgɇz, mais il ne sera alors l asɇmɇttɇgɇz que parce que Dieu l aura été avant lui. 85 Le traitement reçu par le marié pourrait n être que la préfiguration des soins funèbres qu il recevra un jour dans la tente où il entre, mais le sacrifice du taureau lui donne une signification supplémentaire. Contrairement à ce qui se passe chez d autres peuples berbères, où de saints hommes sont dès ici-bas dispensateurs d albaraka ou de baraka (voir Jamous 1981), seuls quelques morts ont ce pouvoir chez les Touaregs 26. Dès lors qu il est assimilé à un animal réellement mis à mort, le marié devient semblable à ces morts et aussi bienfaisant qu eux. Comme souvent dans un sacrifice, l animal immolé est le moyen

171 terme dont la destruction rapproche le sacrifiant de la divinité. Ici, elle permet au sacrifiant d être l instrument de la puissance divine. Il s agit de la puissance de féconder une femme et, au fond, une tente, ce qui nous explique pourquoi le marié et le taureau sont marqués comme semblables sous le rapport du pouvoir fécondant (à quoi le mot asɇmɇttɇgɇz fait référence). Qu elle soit pour l un et l autre symboliquement détruite, ou au moins suspendue, rappelle qu elle ne procède que de Dieu. L hésitation des informateurs sur le sens du mot asɇmɇttɇgɇz tient donc au sens même des opérations sacrificielles. Le marié, le taureau et Dieu méritent tous trois ce qualificatif, mais le marié seulement à partir du moment où l immolation du taureau l a rapproché de Dieu. Remarquons que cette formule par laquelle nous concluons ce développement est l exacte transcription des trois vers qui lui ont donné lieu. Le premier vers proclame la mort du taureau («les» taureaux par emphase), le deuxième résume la situation d ambiguïté amenée par cette mort, le troisième et toute la suite du chant parlent de l enfant à naître, raison d être de tout ce sacrifice. 86 Cette analyse du sacrifice du taureau fait apparaître un fait inattendu, à savoir que, si extérieurs qu ils soient au processus de transmission des tentes, les hommes jouent bien un rôle dans ce processus. Ils sont en effet ceux par qui Dieu fait descendre sur les tentes la bénédiction qui les rend fécondes et les revivifie de génération en génération. Sans cette intervention divine qui permet à la tente de perdurer, intervention dont le marié est le médiateur, il ne saurait même pas être question de transmission de la tente : à quoi bon transmettre en effet ce qui n est pas appelé à durer? 87 Ceci explique un trait du rituel laissé jusque-là sans commentaire. Le marié est introduit avant la mariée dans la tente nuptiale 27. Même si elle n est pas étrangère à la tente où elle va vivre, celle-ci ne peut y entrer comme épouse qu à la condition qu un homme s y trouve déjà, «mort» ; et seules la présence et la «mort» de cet étranger lui permettent au bout du compte de recevoir sa tente de sa mère. Si elle ne change pas de manière d habiter la tente, la mariée y change de statut 28, et ce changement de statut, on le voit, n est pas oublié par le rituel. 5.2. Les kɇl ɇsuf et les morts dispensateurs d albaraka 88 Deux fois dans ce chapitre nous avons parlé des morts, en tenant successivement à leur sujet des propos différents et même contradictoires. Nous les avons d abord vus comme kɇl ɇsuf, êtres errant aux lisières des espaces habités et dont nous dirons plus loin quels tourments ils peuvent causer aux humains ; puis nous avons évoqué les morts dispensateurs d albaraka, la bénédiction divine. Le marié est apparu comme semblable tour à tour aux uns et aux autres, ce qui n est pas soutenable sans explications supplémentaires. 89 Anticipons pour cela sur le chapitre suivant. Nous y apprendrons que, de même que les hommes deviennent des kɇl ɇsuf après leur mort, de même ils ne sont pas très loin d être des kɇl ɇsuf au moment où ils naissent. De sorte qu il y a entre les hommes et les kɇl ɇsuf une relation qu on peut qualifier de cyclique, les hommes venant, en naissant, du monde des kɇl ɇsuf et y retournant après leur mort. Que la mort soit pour les hommes l aboutissement d un cycle dont la naissance a marqué le début est bien mis en valeur par certaines dispositions rituelles : les enfants sont mis au monde à même le sol, dans la partie sud de la tente, et de la même manière les morts, avant de devenir des kɇl ɇsuf errant au nord des tentes, reçoivent les soins funèbres étendus sur le sol 29, au sud de la

172 tente. On peut se représenter la vie sociale comme le cheminement des vivants sur la part du cycle qui est la leur, mais nous verrons qu elle ne se résume pas à cela, car il existe une instance qui transcende ce cycle et où Dieu se tient. 90 Le retour des hommes vers le monde des kɇl ɇsuf est cependant plus complexe que cette première formulation peut le laisser croire. En effet, d un homme qu il a connu vivant ou d un mort dont ses parents lui ont parlé et qu il peut donc nommer, un Touareg ne dira jamais : «Un tel est un kɇl ɇsuf.» On dit seulement d une façon générale et vague que les morts sont des kɇl ɇsuf, et tant qu un mort n a pas perdu toute individualité il n est pas vu comme un kɇl ɇsuf. Au fond, c est l oubli plus que la mort qui transforme les hommes en esprits malfaisants. 91 Dans les mois et les années qui suivent leur inhumation, les morts sont même plutôt bienveillants envers les hommes, comme un rapide examen des usages funéraires va nous le montrer. Aussitôt après la mort d un Touareg, on égorge une des chèvres de son troupeau, sacrifice appelé tärikärrät. Pendant que les hommes portent en terre le corps du défunt ou de la défunte, les femmes, qui restent au campement, font cuire la chair de l animal immolé. Elle est consommée par les parents et les proches du mort dès que les hommes sont revenus de l enterrement. On réserve des parts qu on fait parvenir aux parents qui n ont pu se déplacer. On égorge à nouveau plusieurs chèvres du troupeau du défunt sept jours, puis quarante jours après la mort, sacrifices appelés tous deux tekaffart. Un an après la mort, on procède à un nouveau sacrifice, appelé tamɇswatäy 30. Un homme fixe avant sa mort le nombre d animaux qu il souhaite que les siens sacrifient après sa mort. S il meurt sans avoir eu le temps de le faire, ses descendants peuvent chercher à réduire ce nombre au minimum, car les bêtes immolées sont autant d animaux dont ils n héritent pas. Bien que consommées par les vivants, les viandes sacrifiées sont considérées comme la nourriture du mort dans l au-delà (ɇlakhrät) 31. Elles sont après tout la chair d animaux qu ils ont dû abattre pour honorer sa mémoire et dont ils se sont ainsi privés, alors qu ils auraient pu les garder en vie pour accroître leurs troupeaux. Avec les dépouilles de toutes les chèvres immolées, on fait des outres qu on donne à des parents ou à des nécessiteux, et qui ne devront jamais rester vides à l avenir, afin que le pauvre ou le voyageur puisse toujours venir s y désaltérer. Cette eau généreusement mise à la disposition de tous est considérée comme un don fait par le mort aux vivants. Tous les morts sont ainsi pendant quelque temps des morts qu on a le souci d honorer et qui répandent sur ceux qu ils ont quittés les bienfaits de leur générosité, semblables en cela aux morts dispensateurs de bénédiction divine dont on honore à jamais la mémoire. Si l eau en effet n est pas l albaraka, elle est, des dictons le rappellent, la vie. Pour l hôte qu elle désaltère au soir d une dure journée d étape, l eau qui coule d une outre sacrificielle, et dont il sait qu elle lui est spécialement réservée, n est pas moins bienfaisante que le pieux réconfort qu il peut espérer gagner en tournant autour de la tombe d un saint ancêtre. 92 C est sans doute pour indiquer qu ils sont destinés à être marqués, au moins pour un temps, du signe de l albaraka qu on administre aux morts les soins funèbres au sud de la tente, et que, au moment de les conduire vers le cimetière, on les fait sortir de la tente par le côté sud. Cette sortie par le sud peut être opposée aux tentatives qu ils feront plus tard pour entrer dans la tente par le côté nord. Puis les années passent, les outres issues de leurs sacrifices commémoratifs se dessèchent peu à peu ; elles ne servent bientôt plus qu à transporter du sel, jusqu au jour où l on finit par les abandonner ou les brûler, ce qu on fait d ailleurs sans cérémonial particulier. Toute relation visible entre eux et les

173 vivants cesse alors. Quand enfin ceux qui les avaient connus meurent à leur tour, ils sombrent totalement dans l oubli et se fondent dans la masse anonyme des kɇl ɇsuf. 93 Certains échappent néanmoins à cet oubli. Ce sont précisément les morts dispensateurs d albaraka. Ils peuvent être les membres d une famille puissante comme celle des ɇttɇbɇl (voir chap. 3, 3.2). Il peut aussi s agir de gens ordinaires ayant laissé le souvenir d une grande piété. On se souvient de leur nom, on aime à répéter qu ils ont vécu dans la crainte de Dieu et le respect de ses commandements, on effectue certains vendredis auprès de leurs tombes des sacrifices semblables à ceux par lesquels on honore les morts récents. Chacun souhaite être enterré après sa mort auprès d un tel saint, et la plupart des cimetières contiennent une ou plusieurs tombes de saints hommes, tombes qu on sait reconnaître alors que les autres tombes deviennent rapidement anonymes 32. Ni de ces morts ni des morts récents on ne dit qu ils sont des kɇl ɇsuf. Peut-être eux aussi quittentils parfois leurs tombes lorsque la nuit tombe pour hanter les tentes des vivants ; car après tout l affirmation selon laquelle les morts sont des kɇl ɇsuf est assez générale pour les englober. On dit d ailleurs que la présence tutélaire de leurs tombes n empêche pas les cimetières d être le lieu des phénomènes terrifiants feux follets ou apparitions spectrales par lesquels les kɇl ɇsuf se manifestent. Mais lorsqu on cite leur nom et qu on évoque pieusement leur mémoire, lorsqu on boit l eau qu on considère leur devoir, lorsqu on immole des animaux en leur honneur ou lorsqu on fait le tour de leurs tombes, on ne pense pas à eux comme étant des kɇl ɇsuf. 94 Tous les morts échappent donc, du moins pendant un certain temps, au destin qui doit les ramener à terme à l état de kɇl ɇsuf ; ils semblent s écarter alors de ce chemin circulaire qui fait sortir les hommes du monde des kɇl ɇsuf pour les y conduire plus tard à nouveau. Puis, l oubli aidant, ils finissent, à l exception de quelques-uns d entre eux, par ne plus être que des kɇl ɇsuf, c est-à-dire qu ils reprennent en silence leur place dans le cycle. Paradoxalement, c est quand leur statut est indécis, quand ils se situent au-delà de ce cycle où les hommes et les kɇl ɇsuf se font face, qu ils sont bénéfiques aux vivants. Mais ils ne le sont que de façon passive. Ainsi, le mort dispensateur d albaraka est étendu dans sa tombe, il faut aller vers lui pour recevoir les effets de sa bénédiction. De même, ceux qui consomment les animaux immolés dans les cérémonies commémoratives et se préparent à faire de leurs dépouilles des outres destinées à contenir une eau bienfaisante savent bien que les morts dont ils honorent ainsi la mémoire sont incapables de pourvoir par eux-mêmes à leurs propres besoins, puisque c est aux vivants de les nourrir. A l inverse, les kɇl ɇsuf sont des morts qui sortent de leurs tombes et qui reviennent vers les tentes ; ils ont donc une relation active avec les vivants. 95 On peut comprendre maintenant que le marié soit assimilé à la fois à un kɇl ɇsuf et à un mort vénérable. Dans un cas, il annonce que, dans le face à face entre les kɇl ɇsuf et les vivants, il sera un jour du côté des premiers. En entrant dans la tente par le nord, il imite les kɇl ɇsuf qui se pressent au nord des tentes. Quand il est étendu, immobile, à l intérieur de la tente devenue semblable à une tombe, il est pareil aux morts qui dispensent en silence la bénédiction divine à ceux qui viennent vers eux, ou pareil aux morts qui donnent généreusement de l eau aux pauvres et aux voyageurs. Notons que le marié ne fait qu imiter les kɇl ɇsuf. Il fait comme s il était déjà ce qu il sera plus tard, tandis qu entre lui et les morts vénérés la similitude est réelle et pas seulement métaphorique. Le marié, en effet, permet réellement que l albaraka soit donnée à la mariée, il a réellement part à cet audelà auquel certains morts ont part. Voilà qui situe sans doute à des niveaux différents la croyance en l albaraka et les croyances relatives aux kɇl ɇsuf. Ce qui est

174 premier, massif, indiscuté, c est la confiance en la bonté du Très-Haut ; tandis que, si pesante et si menaçante que soit leur présence, les kɇl ɇsuf sont des êtres à propos desquels la théâtralisation et donc la dérision, ou peu s en faut, sont permises. Nous verrons néanmoins que les kɇl ɇsuf ne sont pas seulement ces êtres à l identité indécise qui errent dans la steppe, mais aussi l incarnation d une réalité importante, l esuf, dont nous parlerons plus en détail lorsque nous aborderons la cérémonie de la nomination. 6. Le mariage, la razzia et la guerre 96 Il nous est maintenant possible d aborder l examen, jusque-là resté en suspens, de certains éléments du rituel ou certains usages liés au rituel. On se rappelle qu au moment où le mariage est conclu le fiancé fait remettre à son beau-père un acompte sur le prix de la fiancée appelé «poignée de l épée» (voir 1). Développant une image que le terme utilisé suggère assez naturellement, l informateur remarque que le fiancé va vers son beau-père une «épée» à la main, mais en tendant la «poignée» de cette «épée», c est-àdire en la présentant «lame» dirigée contre lui. Il manifeste ainsi qu il se met à la merci de son beau-père, qu il s engage à respecter le contrat qu il s apprête à passer avec lui. Mais il fait peut-être plus encore. Pour justifier ces métaphores, un forgeron a ajouté en effet : «On dit parfois que le marié entre le soir de ses noces dans l antre d une hyène ; et lorsque les amis qui lui tiennent compagnie dans la tente nuptiale entendent s approcher le cortège de la mariée, ils le plaisantent en lui disant : "Attention, voici la hyène!"» Le marié se mettrait donc plutôt à la merci de son épouse et, au fond, de la tente elle-même. Que la gardienne de cette tente soit, par boutade, certes, mais de façon si saisissante, assimilée à un charognard rappelle qu il est appelé à y mourir. Et si le beau-père retourne contre son gendre une «lame d épée», c est en tant qu homme devenu époux et appelé à mourir avant lui dans une tente proche de celle-ci. Au moment où le mariage est conclu et où le jeune homme s apprête à devenir époux dans une tente, son beau-père, qui l a déjà à demi parcouru, lui montre le chemin qui sera le sien, chemin qui passe par les épousailles mais qui les conduit tous les deux vers le monde des kɇl ɇsuf, où ils erreront après leur mort. 97 Nous retrouvons ici un thème déjà rencontré, celui du lien unissant à deux tentes proches deux personnes appartenant à deux générations consécutives. D une femme, on dit qu elle vit dans une tente qui est «à sa mère». Mise au masculin, cette proximité entre la tente d une femme et celle de sa mère devient la proximité entre un homme et son oncle maternel : ils sont nés tous les deux dans ces tentes si proches et ont eu à les quitter (voir chap. 2, 4). Vue sous l angle de l affinité, cette proximité devient celle qui existe entre un homme et son beau-père : ils sont devenus époux dans ces deux tentes et sont appelés à y mourir. De même que l un des emblèmes du lien unissant un homme à son oncle maternel est l épée qu il doit hériter de lui, de même le gendre se présente devant son beau-père la lame d une épée entre les mains. 98 En tout cela, le don de la poignée de l épée ne nous apprend rien de nouveau, mais colore d une nuance particulière ce que nous savions déjà. Tout d abord, la métaphore de l épée est une métaphore guerrière. Ensuite, le fiancé retourne cette épée métaphorique contre lui-même et inverse donc son usage normal. Or, il existe un épisode rituel qui présente un mouvement de renversement analogue à ce retournement dans l usage d un instrument guerrier. Nous nous rappelons qu avant la venue de la mariée ses compagnes viennent assiéger la tente nuptiale, tentant de prendre un objet appartenant au marié, le plus

175 souvent un bijou, ou de toucher le sommet de son voile. Les compagnons du marié, épées et cravaches en main, s emploient à les repousser. L affrontement est violent, les épées (restées dans leurs fourreaux) sont autant de gourdins, les cravaches claquent, atteignant parfois leur but, et plus d une jeune fille s enfuit en larmes. C est un curieux spectacle qu offrent ainsi ces jeunes gens. Eux qui d ordinaire sont tout au plus un peu narquois avec elles, ils frappent durement leurs cousines, leurs amies, celles qu ils iront parfois courtiser avant la fin de la nuit. Jeunes gens et jeunes filles semblent ici ne plus se connaître, la distinction entre «côté de la mariée» et «côté du marié» n a plus cours, et, l informateur y insiste, hommes et femmes s opposent, toutes parentés confondues. Les liens de parenté, voire d amitié ou d affection, qui peuvent unir ces ennemis d un soir sont oubliés. Ce trait est encore accusé par l appellation que reçoivent les assaillantes : chez les Kel Ferwan du moins, elles sont appelées les timmartayin, «les mêlées», «celles qui forment un tout indistinct, où l on ne distingue plus l une de l autre». 99 Le thème de pillards déferlant sur les tentes d un campement est l objet de fréquentes variations poétiques (voir par exemple Casajus 1980). Selon le Père de Foucauld, les Touaregs se respectant n entraient pas dans les tentes des campements qu ils razziaient, mais certains s y abaissaient parfois, arrachaient leurs bijoux à leurs occupantes, et souvent les violentaient (1925-1930, t. 2 : 60). Pour nos informateurs, de telles pratiques étaient moins exceptionnelles que ne l admet le Père de Foucauld. Il est permis de voir dans cet affrontement entre jeunes gens et jeunes filles une parodie de rezzou, et ce d autant plus que, toute référence à la parenté étant abolie, ils se dressent les uns face aux autres comme des étrangers, semblables en cela aux guerriers d un rezzou face à leurs victimes. Certains informateurs reconnaissent d ailleurs une certaine similitude entre le mariage et la razzia. Le mariage n amène-t-il pas une fille à quitter le campement de ses parents? Et pour eux la séparation est aussi douloureuse que si elle avait été enlevée par un rezzou. Mais cet affrontement entre jeunes gens et jeunes filles n est rien de plus qu une parodie d affrontement guerrier. Les coups que les jeunes filles risquent de recevoir ne sont pas des coups d épée mais des coups de cravache, et la cravache n est pas une arme de guerre. De plus, les rôles habituels du rezzou sont ici inversés. Des hommes défendent une tente tente dont la «gardienne» est d ordinaire la femme et protègent l un des leurs contre des assaillantes qui, parodie de pillage, tentent de lui arracher un bijou ou, dérision de ce qui serait un viol si les rôles étaient rétablis, tentent de toucher ce symbole de virilité qu est son voile (voir chap. 9). Cette inversion du rôle des hommes et des femmes élargit l inversion dans l usage de l épée dont nous avons parlé. Il est possible de voir dans ces jeux d inversion l indice d une opposition plus profonde. 100 Nous avons vu au chapitre 3 le mariage et la guerre à la fois semblables et opposés. Une image de cette relation, où la similitude et la dissemblance se mêlent, nous était déjà donnée, entre autres simulacres, par des épées qui étaient, sinon retournées, du moins gardées dans leur fourreau comme le sont ici celles des compagnons du marié. Nous sommes maintenant en mesure de situer la nature véritable de l opposition entre le mariage et la guerre. Dans les épousailles comme dans le combat, la mort est en jeu. Lorsqu ils guerroient, les hommes touaregs donnent la mort à l extérieur. Ceux d entre eux qui meurent au combat sont enterrés au loin et ne reviennent pas hanter les tentes de leurs épouses. Ces mêmes hommes, lorsqu ils prennent épouse, reçoivent la mort ou tout au moins entrent dans une certaine proximité avec ce qui sera leur mort. C est donc aussi comme assignant une certaine place aux morts, et non pas seulement comme étant deux

176 modalités de l échange, que la guerre et le mariage se ressemblent. Mais cette place n étant pas la même, ils s opposent en même temps qu ils se ressemblent. Dans la guerre, les hommes portent la mort au loin et, s ils la reçoivent, sont enlevés aux tentes. Dans le mariage, ils entrent dans la tente où en principe ils mourront. C est tout cela que rappellent le retournement de l épée et cette parodie de rezzou. Nous avons dit au chapitre 3 que le mariage et la guerre s opposaient en particulier comme ne s exerçant pas sur la même aire. Disons maintenant qu on se marie à l intérieur d une aire où les morts reviennent vers les tentes et qu on guerroie dans une aire d où les morts ne reviennent pas. 101 Ce développement va nous permettre, pour finir, de proposer une réponse à une question posée au début de ce chapitre : pourquoi est-ce à l homme dont le principal travail est habituellement celui de la forge qu il revient d officier dans les cérémonies de mariage? Rappelons-nous tout d abord que ceux auxquels l usage a donné le nom de forgerons ne s adonnent pas uniquement au travail du fer. Ils fondent aussi des bijoux d argent et, dans certaines régions, ils y gravaient autrefois le souvenir des faits d armes de ceux qui devaient les porter (Dieterlin et Ligers 1972 : 31), un peu comme aujourd hui le soliste du dɇr-ɇm-ma-ge chante les hauts faits des jeunes danseurs. Ils taillent aussi des ustensiles de bois pour la cuisine, mais c est là un travail censé revenir aux moins habiles d entre eux. Ils fabriquent enfin des selles de méharis, travail délicat que seuls quelques vieillards expérimentés sont capables de mener à bien. Leurs femmes taillent, cousent et ouvragent les sacs de peau dont les jeunes gens aiment à orner leurs montures et dont ils s équipaient autrefois lorsque, brillamment parés, ils allaient à la guerre. Si l on néglige les moins valorisées de leurs tâches, on voit que les forgerons travaillaient autrefois essentiellement à équiper les méharis, montures des guerriers, à fabriquer leurs armes et à vanter leur courage. Ils apparaissent donc comme ayant été, dans la guerre et les pompes guerrières, d indispensables auxiliaires. Mais ils ne prenaient pas à la guerre la même part que les autres Touaregs. On dit qu ils ne savaient pas se servir d une épée, mais seulement d une hache, qui n est pas une arme de guerre. Selon Nicolaisen, cependant, il leur arrivait de prendre part, et bravement, au combat (1961 : 134). Mais cet auteur ajoute qu on évitait de se battre à leurs côtés, car ils avaient la réputation d entretenir des talismans détournant sur leurs voisins les coups qui leur étaient destinés (ibid.). Même quand il se battait, le forgeron se battait donc à l écart. De sorte que dans la guerre comme dans le mariage, les forgerons étaient des intermédiaires ou des auxiliaires avant d être des partenaires à part entière. Extérieurs à la guerre, ils se montrent indifférents sur le chapitre de la tɇmujɇgha ; extérieurs au mariage, ils affichent leur manque de «retenue». Que la guerre et le mariage soient liés explique que les forgerons jouent dans l une et l autre des rôles comparables. Que, tout en étant liés, guerre et mariage soient dissymétriques explique que ces rôles, quoique semblables, soient eux aussi dissymétriques. A la guerre, le forgeron est soit derrière les autres Touaregs, s il se contente de fourbir les armes, soit un peu à l écart. Lors de la cérémonie de mariage, en revanche, il marche en tête ; c est lui qui conduit le marié et ses compagnons vers sa tente nuptiale, c est aussi lui qui y guide le cortège de la mariée. 7. Conclusion 102 Le rituel de mariage nous aura donc redit avec éclat ce que l examen des données ethnographiques nous avait déjà appris sur la tente. Cette tente, que nous savions

177 semblable au cosmos, voilà qu il l isole, qu il impose qu elle soit installée à l écart, pour souligner combien elle est le pivot de la vie sociale. Cette tente que nous savions sanctifiée par la similitude entre ses piquets d angle et les piliers de l islam, il en fait un lieu saint où le Très-Haut manifeste sa bienveillance. La différence de destin entre les hommes et les femmes, qui peut dans la monotonie de la vie quotidienne perdre un peu de son relief tant elle fait partie des habitudes, il la rappelle de façon solennelle, presque dramatique : alors que les hommes et les femmes entrent dans une tente ordinaire par l entrée ouest, dans la tente nuptiale le marié entre par le nord et la mariée par le sud. Mais ce que ce rituel comporte de plus frappant est sans doute le rôle important qu y jouent les croyances relatives aux kɇl ɇsuf et aux morts. Les informateurs en parlent parfois la plaisanterie à la bouche, mais les précautions dont on entoure la tente, l inquiétude des nouveaux mariés qui prennent garde en restant cloîtrés de ne pas s exposer à la malveillance des kɇl ɇsuf, tout cela montre que la chose est grave et que les boutades mêmes des informateurs ne tiennent peut-être qu à ce qu ils n ont guère envie de s attarder sur un sujet aussi redoutable. 103 Des traits analogues se retrouvent dans les rituels de mariage de sociétés maghrébines, 104 arabophones ou berbérophones : le danger des jnūn est partout présent dans les mariages, et les allusions aux funérailles peuvent être plus précises encore qu elles le sont ici (voir Westermarck 1921 : 153 et suiv.). Les kɇl ɇsuf réapparaîtront dans le rituel de nomination où nous verrons que, comme ils hantent la tente des nouveaux mariés, ils hantent la tente de l accouchée. Là encore, il s agira d un trait répandu dans le monde berbère, mais nous montrerons peu à peu que, pris dans leur ensemble, les rituels touaregs ont quelque chose de spécifique. NOTES 1. On utilise aussi parfois, au lieu d anɇslam, le mot alfaqqi, également dérivé de l arabe. 2. C est-à-dire : le petit de l autruche, une fois arrivé à l âge adulte, doit comprendre qu il est une autruche et non un chameau. De même, Mokhamed devait comprendre, maintenant qu il approchait de l âge adulte, qu il n était rien d autre qu un forgeron et qu il devait renoncer à ses illusions de jeunesse. Les Touaregs ont souvent ainsi une conversation épigrammatique. 3. Il n en est pas de même dans tous les groupes touaregs. Chez les Ioullimmedan, par exemple, le lettré présent n a qu un rôle de témoin, et l attachement du mariage est effectivement accompagné du don de la taggalt (E. Bernus 1981 : 151). 4. Cette constance du schéma rituel à travers tous les groupes des Kel Ayr pose assurément un problème de méthode, car nous dégagerons la signification du rituel de mariage en le confrontant au matériel ethnographique présenté dans les chapitres précédents, matériel particulier aux Kel Ferwan. Fort bien, dira-t-on, mais si cette ethnographie est particulière aux Kel Ferwan, alors que le rituel est commun à plusieurs groupes, est-il légitime d établir un lien entre l un et l autre? N aurait-on pas pu donner à ce même rituel une signification très différente en le confrontant non pas à l ethnographie kel ferwan, mais à celle d un autre des groupes où on le rencontre? En fait, les éléments d ethnographie que nous utiliserons nous semblent, dans

178 l état actuel de nos connaissances, à peu près communs à tous les groupes de l Ayr. Il s agit, d une part, du statut de la femme par rapport à la tente, qui ne varie guère même lorsque cette tente devient, comme chez certains Kel Ewey, une case ; et, d autre part, de certaines croyances relatives aux morts qui sont communes au moins aux Kel Ferwan et aux Kel Ewey. Bien entendu, si la signification du rituel de mariage est peut-être la même chez tous les groupes de l Ayr, nous ne faisons pas d hypothèses semblables sur la place qu il occupe dans les systèmes plus vastes, systèmes rituels ou autres, dont il est susceptible de faire partie. Lorsque, ayant dégagé ce qui nous semble être sa signification, nous mettrons le rituel de mariage en parallèle avec le rituel de nomination, ce que nous dirons ne sera dans notre esprit valable que pour les Kel Ferwan. 5. Ce serait bien la seule occasion où l on consommerait de la viande de chameau. En fait, bien que des informateurs nous aient parlé d un tel sacrifice, nous n en avons jamais observé aucun exemple chez les Kel Ferwan, mais nous savons que la chose est pratiquée chez leurs voisins Kel Fadey. 6. On peut se demander si la mise à mort de ce taureau (et aussi bien la mise à mort du bélier qui accompagne le rituel de nomination, voir chap. 7) correspond bien à ce que la tradition anthropologique a appelé sacrifice. Bien qu il y ait des points communs entre ce que Hocart appelle sacrifice et cette mise à mort du taureau, nous préférons pour l instant laisser la question en suspens. Le mot «sacrifice» sera ici utilisé comme simple équivalent de «mise à mort ritualisée», et son emploi, préféré pour de simples raisons de commodité à «immolation», «mise à mort» ou «meurtre», n implique pas de notre part une prise de position sur la nature de l acte rituel accompli. 7. Nous ignorons pourquoi les chants de forgerons ont disparu de chez les Kel Ferwan. Les informateurs disent qu il en existait autrefois, sans ajouter de commentaires. Il est après tout possible qu ils n aient jamais eu chez les Kel Ferwan l importance qu ils ont chez les Kel Ewey. Il n est pas sûr non plus que, à l époque où ils étaient encore exécutés, les chants kel ferwan aient été identiques à ce que sont aujourd hui les chants kel ewey. Il nous paraît néanmoins probable qu ils en ont été assez proches, ne fût-ce que parce que les forgerons kel ferwan connaissent parfaitement les chants qu exécutent leurs confrères kel ewey. C est d ailleurs auprès d eux que nous avons recueilli ces chants. Et aussi parce que les quelques mots de Nicolaisen sur les chants de forgerons, dans une cérémonie de mariage dont il donne une description, correspondent très bien à ce que sont les chants de forgerons chez les Kel Ewey d aujourd hui. S il devait néanmoins s avérer que les anciens chants kel ferwan ont été très différents des chants que nous présentons ici, il nous semble que la chose ne serait pas très gênante. Nous ne prétendons pas faire une analyse détaillée de ces chants, mais seulement montrer en quoi ils donnent un tour plus solennel et plus coloré à l intervention des forgerons dans la cérémonie, intervention qui est la même chez les Kel Ferwan et les Kel Ewey. Il nous paraît raisonnable de considérer, comme nous l avons dit, qu on peut parler d une cérémonie de mariage chez les Kel Ayr. On peut prendre les chants de forgerons qui suivent comme une idiosyncrasie kel ewey, à l intérieur de ce rituel commun (voir ce chapitre, n. 4). Nous ferons un usage plus important de certains chants liés à l immolation du taureau, mais il se trouve que ceux-ci, si nous ne les avons pas vus exécutés chez les Kel Ferwan, leur sont aussi familiers qu aux Kel Ewey (voir plus loin, 5). 8. La langue secrète des forgerons, la tênaṭ, n est plus guère utilisée aujourd hui ; les jeunes gens ne la connaissent presque plus. Plus que d une langue, il faut parler ici d un argot. La syntaxe est rigoureusement celle de la tamacheq, les mots que nous avons pu en recueillir semblent pour la plupart forgés à partir de racines touarègues. 9. L une des étymologies proposées pour ênaḍ, le mot que nous traduisons par «forgeron», le rattache au verbe änɇḍ, «être à part, n être comparable à aucun autre», etc. 10. Dans l alɇmmam, lorsqu il se nomme lui-même, le forgeron n utilise pas un mot de tamacheq, mais de tênaṭ, langue qu il est le seul à comprendre. Ce qui est une manière encore de manifester son extériorité. On peut peut-être ajouter que décrire ainsi la société, ou en décrire les

179 principales composantes, comme il le fait brièvement dans ces chants, est aussi une manière de se placer à l extérieur d elle. Remarquons aussi que ces chants, tels du moins que nous les avons commentés, ne font qu insister sur l extériorité du forgeron et sur son absence de retenue, toutes particularités qui lui permettent d officier. Qu il chante ou non, il officie dans les cérémonies du mariage, comme nous allons le voir. Ces chants n ajoutent rien mais accentuent ce que nous aurions aussi bien pu dire en leur absence. C est pourquoi nous ne croyons pas excessif de les utiliser ici, même s il n est pas tout à fait sûr qu ils aient jamais existé sous cette forme chez les Kel Ferwan. 11. Ce chant est très proche d un chant recueilli par le Père de Foucauld chez les Kel Ajjer, qui vivent dans le Sud-Est algérien (1925-1930, t. 2 : 341) dont il dit qu il est chanté «le jour du mariage... après le coucher du soleil... par toutes les femmes du campement, pendant qu elles conduisent la mariée vers la tente précédemment dressée où l attend le marié», ce qui correspond exactement à la phase de la cérémonie que nous décrivons. Ce chant était déjà considéré comme très ancien par le Père de Foucauld. Aujourd hui encore, bien que la cérémonie soit souvent réduite à bien peu de choses, le târe n est jamais omis chez les Kel Ferwan. Nous nous sommes aidé dans notre traduction de la traduction du Père de Foucauld. 12. Peut-être par un lointain souvenir de la bataille qui l opposa aux partisans de Mo awiya, Ali est fréquemment évoqué dans les poésies berbères, «comme le guerrier de l Islam, invincible, couvert d une armure éclatante, monté sur un merveilleux cheval» (H. Basset 1920 : 266 ; voir aussi Westermarck 1926, t. 1 : 87). 13. Appliquée aux jnūn, cette croyance se retrouve ailleurs dans le monde berbère (Westermarck 1935 : 14 et suiv.). C est en particulier à cause du danger des kɇl ɇsuf qu un homme ne voyage jamais dans la steppe sans avoir son épée au côté. 14. Remarquons ici que «hôte» et «étranger» sont rendus en tamacheq par le même mot, amagar. 15. Lorsqu ils ont à évaluer une durée, les Touaregs, comme les anciens Sémites, comptent par nuits et non pas par jours. 16. Pensons par exemple à l analyse que Granet fait de certains rituels chinois, où au contraire de ce qui, à notre sens, se passe ici, un homme ne peut agir socialement comme un homme que si quelque chose de féminin s est d abord rituellement affirmé en lui (1953 : 190). 17. Ce type d épisode rituel, où le marié doit accomplir certaines actions s il veut être sûr d être plus tard le maître chez lui, semble être assez généralement répandu dans les mariages berbères (Westermarck 1921 : 85 et suiv.). 18. Il s agit d un mot d origine arabe. Notons que l imposition du henné est une pratique très générale dans les mariages berbères et même musulmans en général. Des hadiths connus au Maghreb (Vonderheyden 1934) affirment que l usage du henné a été recommandé par le Prophète lui-même. 19. Pour être plus précis, le lavage funéraire se déroule en deux temps. On commence par laver le corps avec de l eau ne contenant pas de feuilles de henné. Celui qui se charge du lavage recouvre sa main d un lambeau de tissu, et il la trempe dans le récipient qui contient l eau, en général une écuelle taillée dans du bois de tuwilat ( Sclerocarya birrea) appelée aghɇzu. L aghɇzu n est pas réservé à cet usage et est en temps normal utilisé comme plat à mil. On lave d abord l intérieur de la bouche, puis le visage à trois reprises, puis le crâne, la nuque, les poignets, les coudes, les pieds, les genoux, les fesses et les organes sexuels. Le lavage a toujours lieu dans cet ordre, et on lave les poignet et coude gauches avant les droits, les pied et genou gauches avant les droits. Puis on passe au lavage avec l eau dans laquelle baignent les feuilles de henné. Elle est contenue aussi dans un aghɇzu, et les feuilles de henné ne sont pas pilées, contrairement au henné utilisé pour les fards et pour décorer les mariés. Un homme verse de l eau avec une louche de bois (tɇmullät), et un autre l étend sur les pieds et les mains avec des lanières de feuilles de doum (izɇrwän) ou avec sa main recouverte d un tissu. On ne lave pas en principe un de ses beaux-parents ou une

180 personne du sexe opposé, sauf s il n y a pas moyen de faire autrement. On étend ensuite le mort, bras joints sur le tronc, avant de le mettre dans un linceul, de rouler une natte autour de lui (pour l inhumation, voir 5.2). C est seulement le second lavage qui semble en voie de disparition chez les Kel Ferwan. 20. C est là une croyance dont les Touaregs ne parlent pas volontiers à un étranger. Ce n est qu après deux ans d un séjour continu qu une vieille en parla devant moi, presque par inadvertance. Quand, ainsi mis en alerte, je devins plus attentif, je m aperçus qu il en était constamment question. Certains lettrés rejettent cette croyance, l attribuant à l ignorance ( taljuhila) des Touaregs. Quelques vieux Kel Ewey, pourtant lettrés, y adhèrent néanmoins. Nous ignorons quelle est là-dessus l opinion des autres Touaregs. Quelques éléments nous autorisent peut-être à faire l hypothèse de croyances semblables chez les Kel Ahaggar (voir Lhotte 1955 : 337, où il est dit que les suicidés errent éternellement d une manière qui rappelle les kɇl ɇsuf ; ou Jean 1909 : 228, et Bissuel 1888 : 32, où les kɇl ɇsuf sont appelés hal el trab, «les revenants»). Selon une remarque orale de E. Guignard, enfin, les Udalan du Burkina-Faso auraient des croyances analogues ; Westermarck (1926, t. 1 : 404) fait état de croyances semblables chez les Berbères marocains. 21. Les informateurs disent qu il peut arriver qu un homme se farde les mains, mais nous devons avouer que nous n avons observé qu un seul autre cas d homme ayant les mains fardées de henné : celui de «l ami» du marié. Remarquons par ailleurs que même dans les autres mariages berbères, où l imposition du henné est chose courante, il est rare que le marié ait les pieds enduits de henné (Westermarck 1921 : 85 et suiv.). 22. Il y a toutefois l exception, sur laquelle nous reviendrons, de ceux qui meurent au loin, à la guerre, par exemple, et qu on enterre sur place. 23. Il semble qu on puisse déceler chez les Kel Ahaggar quelque chose d analogue à ce que nous disons ici de la tente. Nous savons qu il n est pas sûr que la tente soit transmise chez eux de mère en fille, et ce n est donc pas au niveau de la tente qu il faut chercher cette proximité des femmes avec la mort. En revanche, il semble bien qu à l intérieur du territoire de chaque tribu les campements évoluent dans un canton qui se transmet en ligne matrilinéaire. Lorsque le père d un homme meurt, ce dernier va vivre avec son épouse sur les terres de son oncle maternel. Le campement est, comme chez les Kel Ferwan, une unité de résidence patrilocale, mais il nomadise sur un territoire transmis en ligne matrilinéaire. Si un homme commence à vivre avec son père, sur des terres qui sont sans doute celles qu occupa l oncle maternel de ce père, il s installe après la mort de son père, avec son campement, sur les terres de son propre oncle maternel (Nicolaisen 1963 : 162). Chez les Kel Ferwan, on ne peut pas dire que les campements évoluent sur une aire bien déterminée à l intérieur du territoire de la tribu. Il semble que le campement d un homme évolue là où avait évolué le campement de son père, encore que certains chefs de campement soient les voisins du campement de leur oncle maternel. Il n y a de toute façon pas chez les Kel Ferwan de règle explicite sur ce point, ni comme chez les Kel Ahaggar de matrilignages portant le nom d un territoire. On peut donc dire que, alors que chez les Kel Ferwan un homme meurt dans la tente de son épouse, il meurt chez les Kel Ahaggar sur les terres de son oncle maternel, et il y demeure après sa mort puisqu un défunt est appelé «celui de A», A étant le lieu de sa sépulture (Gast 1974 : 196). La tente hantée par un Kel Ferwan se transmet de mère en fille, c est-à-dire en ligne matrilinéaire ; les terres où un Kel Ahaggar meurt et est enterré se transmettent dans un certain matrilignage. Dans un groupe comme dans un autre, il y a transmission matrilinéaire du lieu de la mort. 24. Il n est pas inutile de signaler une particularité linguistique qui présente avec ce que nous avons décrit dans ce paragraphe une troublante parenté. L actuel alphabet touareg est proche d alphabets dits libyco-berbères, utilisés en Afrique du Nord dans des inscriptions remontant à deux siècles avant J.-C. Ces alphabets ne sont pas encore déchiffrés, mais K. Prasse remarque (1972-1974, t. 1 : 159) que pour un mot BN, qu il rapproche du touareg ehän, «tente», on hésite

181 entre trois traductions : la maison, ou la tente ; l épouse ; et enfin la tombe. La tente des Touaregs modernes n est-elle pas justement les trois à la fois? 25. Il existe de semblables circumambulations, affectées, semble-t-il, d une signification comparable, dans d autres mariages berbères (Westermarck 1921 : 85 et suiv.). 26. Il y a peut-être l exception du sultan d Agadez, que nous examinerons au chapitre 9. 27. Contrairement à ce qui se passe, en règle très générale, dans tous les autres mariages berbères (Westermarck 1921 : 85 et suiv.). 28. Sur ces termes, voir chap. 1, n. 22. 29. Ils ne sont pas étendus à même le sol mais sur une natte ou un clayon de joncs ; mais ils ne sont en tout cas pas sur un lit, car l eau dont on les lave doit pouvoir se perdre dans la terre. Ce qui est à comparer au fait qu une femme accouche à même le sol afin que son sang ne puisse tacher aucun vêtement ni aucun linge (voir chap. 7). 30. Tamɇswatäy signifie à peu près «anniversaire». Nous ne connaissons pas d étymologie plausible à tekaffart et tärikärrät. 31. On trouve des croyances semblables en Arabie (Chelhod 1955 : 118). 32. Les cimetières sont dispersés dans la steppe et situés dans les endroits rocailleux. Un homme est enterré dans le cimetière le plus proche du lieu de sa mort, mais il semble que les morts de certaines familles connues pour avoir de nombreux dispensateurs d albaraka parmi leurs ancêtres soient enterrés auprès de ces ancêtres.

182 7. La nomination 1. Le rituel 1.1. La naissance 1 A la fin de la description de la cérémonie de mariage, nous avons laissé les deux époux au moment où ils venaient de déménager. Autrefois, une femme du groupe des forgerons accompagnait alors la jeune mariée et demeurait auprès d elle jusqu à ce qu elle soit moins intimidée par ses hôtes. Nous voyons là encore les forgerons travailler à faciliter les relations entre affins (voir chap. 6, 2.2). Lorsque la première grossesse de la jeune femme est assez avancée, lorsque les vieilles estiment que son état lui rend indispensable la sollicitude des siens, sa belle-famille la renvoie dans le campement de ses parents, où elle réinstalle sa tente. Elle y accouche et ne quitte le campement que deux ou trois mois après la naissance. Son mari peut lui rendre des visites durant tout ce temps, mais il convient qu il les espace de plus en plus au fur et à mesure que l accouchement approche et même qu il s en abstienne tout à fait dans les semaines qui précèdent la naissance et surtout durant la période de quarante jours, dite amɇzur, qui sépare la naissance des relevailles 1. Celles-ci peuvent être marquées par des réjouissances, qui gardent toujours un caractère strictement familial : la mère est lavée, parfumée, coiffée 2, et on égorge parfois un ovin ou un caprin, sacrifice beaucoup moins formalisé que celui qui, on va le voir, accompagne la nomination. Les visites rendues par l époux ne peuvent être que nocturnes, car la crainte qu il est censé éprouver à l égard de ses beaux-parents lui interdit de venir dans leur campement avant la tombée de la nuit. On se rappelle que, déjà au temps où la tente du couple n avait pas encore quitté ce même campement, il n y venait aussi qu à la tombée de la nuit et la désertait avant l aube (voir chap. 6, 3.2). Le père du nouveau-né n a donc en principe jamais été «vu» par ses affins ; il n a en tout cas jamais été vu en tant qu époux. 2 C est ainsi que naissent les deux premiers enfants d une femme. En principe, elle donne naissance aux suivants dans le campement de son mari, mais sa mère peut alors venir l assister lorsque la naissance approche et demeurer auprès d elle jusqu à ce qu elle soit remise de l accouchement. On considère en effet que, lorsqu une femme en est à sa troisième grossesse, elle est suffisamment habituée à sa belle-famille pour n avoir plus

183 besoin de retourner chez ses parents, la présence de sa mère à ses côtés étant alors pour elle un réconfort suffisant. Il est cependant convenable que son mari la laisse encore accoucher auprès des siens si elle le désire bien qu il n y soit plus alors obligé, de sorte que ce n est souvent qu après la mort de ses parents qu une femme ne quitte plus le campement de sa belle-famille pour mettre ses enfants au monde. 3 Pendant l accouchement, la parturiente gît nue, à même le sol, en principe dans la partie sud de la tente. Elle est assistée par les femmes du campement dont l une, appelée tanuḍɇft ɇn tanɇmɇzurt, «celle qui prend soin de l accouchée», joue le rôle de sagefemme. Si la naissance est difficile, on dit qu il est bon de faire boire à la femme en travail une eau dans laquelle on a fait tremper une épée tazghäyt. La sage-femme coupe le cordon ombilical et enterre le délivre ; elle creuse pour cela à proximité du campement un trou profond d une coudée, où elle le dépose avec des dattes, un peu de mil et parfois des oignons, après l avoir enveloppé dans un linge. Le cordon ombilical est parfois enveloppé avec le délivre, mais on peut aussi le suspendre au cou de l enfant dans une petite sacoche de cuir. L amulette ainsi fabriquée est considérée comme un remède contre toutes sortes de maladies. 4 On se rappelle que le sud de la tente, en même temps que son côté féminin, est aussi le versant le plus proche de l albaraka, cette bénédiction divine qui seule rend la vie possible. Il n est donc pas étonnant que les femmes donnent la vie au sud de la tente. Il arrive cependant qu une femme sentant son heure venir quitte le campement sans rien dire. Lorsqu elles la voient s éloigner ainsi, les vieilles l accompagnent et lui apprêtent un emplacement à quelque distance des tentes, à l ombre d un arbre. Je me suis trouvé dans un campement en de telles circonstances. Les femmes allaient et venaient en silence entre les tentes et la steppe. On voyait à leurs airs graves que l accouchement était difficile, et elles durent même envoyer quérir auprès d une vieille réputée pour sa connaissance des simples des remèdes qui puissent aider à la délivrance. Les hommes jouaient bruyamment au dera, sorte de jeu de dames, feignant d être trop absorbés dans leur jeu pour s être aperçus de rien et s efforçant de causer d autre chose. C est alors que l un d eux, Shedo ((voir chap. 6, 1.1), se mit à me parler de sa mère et me raconta comment, sentant les premières douleurs, elle s était enfuie dans la steppe et l avait mis au monde dans un lieu désert. Ceux qui la trouvèrent là, croyant qu elle était venue cacher une naissance illégitime, passèrent leur chemin, et les siens ne parvinrent à la retrouver qu au bout de plusieurs jours. Devant ma surprise, il ajouta que de telles situations n étaient pas si rares, et ses compagnons, oubliant soudain leur jeu, levèrent la tête et acquiescèrent. 5 Hors ces cas que nous croyons malgré tout exceptionnels, l accouchée reste pendant trois jours étendue dans la partie sud de la tente (qu elle a éventuellement réintégrée), nue toujours, afin que son sang ne tache ni son lit ni aucun vêtement. Lorsque ces trois jours sont passés, elle regagne son lit, et le sable souillé est enterré à côté du délivre. La manière habituelle de dire qu une femme a accouché est teggäz amadal («elle a rejoint, elle est entrée dans, le sol»), ce qui est à la fois un euphémisme et une allusion au fait qu elle endure les souffrances de l enfantement et passe les trois jours qui le suivent à même la terre. 6 De la naissance à la nomination, la mère et l enfant doivent être protégés contre les kɇl ɇsuf. Nous allons compléter dans ce chapitre les informations déjà données au sujet de ces êtres. Kɇl ɇsuf signifie «ceux de l ɇsuf». Ce kɇl est le mot qu on retrouve par exemple dans Kel Ferwan et Kel Ewey. Ag ɇsuf, «fils de l ɇsuf», sert de singulier, mais c est une locution qui n est pratiquement jamais employée, peut-être parce que les kɇl ɇsuf n ont

184 pas d individualité assez définie pour qu on ait souvent à parler de l un d eux en particulier. Il n y a guère que dans les contes qu on rencontre des kɇl ɇsuf doués d une certaine personnalité et dont on puisse parler au singulier, mais on préfère alors le terme aljin à ag ɇsuf, probablement par souci d euphémisme. Ɇsuf désigne d abord la steppe déserte, les étendues inhabitées. On peut aussi le traduire dans certains contextes par «solitude» ou «sentiment de la solitude». C est le sens principal que le Père de Foucauld retient dans son dictionnaire (1951-1952, t. 4 : 1805). «Etre dans l ɇsuf» ou «avoir l ɇsuf en soi» signifie «se trouver dans un lieu désert, au cours d un voyage, par exemple», ou bien «être loin des siens, isolé parmi des étrangers», ou bien encore «ressentir douloureusement l absence ou la mort d un être cher» (on dit plutôt alors : «avoir l ɇsuf d Un tel en soi»). Ce peut être aussi, simplement, «être saisi d une mélancolie vague à la pensée du temps qui passe et de la mort qui viendra». Celui qui est dans l ɇsuf, quel que soit le sens du mot, risque d être assailli par les kɇl ɇsuf ; ils peuvent le tourmenter, le rendre fou (voir 2.1). Dans ce chapitre et dans le suivant, notre commentaire mêlera un peu les kɇl ɇsuf et l ɇsuf proprement dit, mais parler des premiers ou du second sera toujours en fait parler de la même chose, car les kɇl ɇsuf n ont au fond guère d autre attribut que celui d être «ceux de l ɇsuf», d être liés à l ɇsuf et d en rappeler sans cesse aux vivants l amère présence. Petit à petit, nous dessinerons les contours de cette réalité qu est l ɇsuf, nous dégagerons sa place dans la cosmologie touarègue, et c est elle qui, audelà des kɇl ɇsuf eux-mêmes, retiendra de plus en plus notre attention. 7 Les kɇl ɇsuf sont en général invisibles aux hommes, mais certains peuvent parfois les voir. Ils ont l apparence humaine, mais un je-ne-sais-quoi, une lividité particulière les distinguent toujours des humains. Ils vivent comme les Touaregs, ont des troupeaux comme eux, et l on dit parfois que leurs chèvres sont les gazelles et leurs moutons les mouflons des montagnes de l Ayr 3. Quelques anecdotes vont nous montrer ce que peut avoir de quotidien, de banal même, l expérience des kɇl ɇsuf. On les rencontre en général à la nuit tombée quand on est seul, loin des campements, mais certains se sont trouvés en présence de kɇl ɇsuf à Agadez même. On peut être plus ou moins susceptible de rencontrer les kɇl ɇsuf ; de deux personnes allant de compagnie, l une pourra voir les kɇl ɇsuf là où l autre ne verra rien. A un de mes amis, Gendo, neveu utérin de Bokha, il arrivait de rencontrer des kɇl ɇsuf même à Agadez et accompagné. Un autre de mes amis fut pris dans leurs rets alors qu il marchait dans un ravin qu ils avaient la réputation d habiter. Il fut toute la nuit dans l impossibilité d avancer et n eut qu au petit matin l idée de passer une épée sous ses pieds, ce qui rompit le lien invisible par lequel, me dit-il, ils le retenaient. Alors que je vivais dans son campement, il lui arrivait fréquemment de me parler le matin venu des kɇl ɇsuf qu il avait vus durant la nuit errer aux abords du campement. Les kɇl ɇsuf peuvent changer d apparence, se transformer en animal, chat, serpent ou autre. C est ainsi qu un chat noir visitait régulièrement, à la tombée de la nuit, la maison que j occupais à Agadez. Les Touaregs qui partageaient ma demeure finirent par penser que quelque chose de bizarre dans ce chat le désignait comme un kɇl ɇsuf. On décida donc qu à sa prochaine visite on l aspergerait de parfum. Le parfum est en effet un remède efficace contre les kɇl ɇsuf. On s exécuta cette nuit-là, et les nuits suivantes le chat ne reparut plus, ce qui confirma mes amis dans leurs soupçons. Un semblable événement se produisit dans un campement des Iberdiyanan. Un serpent étant apparu aux abords d une tente, on s apprêtait à le tuer lorsque quelqu un s avisa que ce serpent pouvait être un kɇl ɇsuf. Là encore, le parfum fit son œuvre, et tous les occupants du campement furent saisis d une terreur rétrospective à la pensée du meurtre qu ils avaient failli commettre ; car tous pensaient que le meurtrier serait mort à son tour sur-le-champ.

185 Certains connaissent des hommes enlevés autrefois par les kɇl ɇsuf et retenus prisonniers chez eux pendant plusieurs mois. C est là le thème de nombreux contes (voir Casajus 1982 b et 1985). On m a parlé à Agadez d un homme des Kel Denneg enlevé tout enfant par des kɇl ɇsuf ayant l apparence de chats sauvages, qui l avaient enlevé. Maintenant ouvrier à Arlit, il avait, dit-on, des pupilles de chat et rendait régulièrement visite à ses parents adoptifs. De même, d une esclave des Kel Ferwan on disait qu elle avait été enlevée par des hommes aux paupières fendues verticalement, qui avaient besoin d une sage-femme. Elle alla chez eux, accoucha une de leurs femmes, et on la paya en lui donnant une vache. La vieille était morte depuis bien longtemps, mais on disait que la descendance de la vache n avait pas disparu (îri nnet arwa da illa de). 8 Le danger des kɇl ɇsuf impose certaines précautions. On évite de laisser le nouveau-né seul, car s ils le surprenaient ainsi, ils ne manqueraient pas de lui substituer un de leurs propres enfants. La substitution passerait inaperçue sur le moment, et seule la laideur de certains adultes laisse supposer qu ils sont des kɇl ɇsuf autrefois substitués à des nouveau-nés 4. On laisse aussi en permanence à côté du lit de l accouchée une épée ou un couteau planté en terre. Lorsqu elle doit sortir de la tente pour faire ses besoins, elle ne le fait qu accompagnée par une personne armée d un couteau. On sait en effet que les kɇl ɇsuf ont la réputation de craindre les lames de fer ou d acier (voir chap. 6, 3.2). On fixe enfin aux arceaux de la tente un rameau de tadänt, d ebezgi ou d âga 5. 9 Le soir du sixième jour après la naissance commencent les cérémonies au cours desquelles l enfant sera nommé. Les Kel Ferwan appellent l ensemble de ces cérémonies isnawän, «les noms», car l enfant y reçoit non pas un mais deux noms. Une certaine animation règne alors autour des tentes. Les hommes du campement, auxquels ont pu se joindre quelques-uns de leurs parents, pilent le mil devant être consommé le lendemain par les invités. Ceux qui ne font pas partie du campement repartiront sitôt le pilage terminé. Les premières invitées ont commencé à arriver et se pressent dans la tente de l accouchée, auprès de laquelle elles passeront la nuit. Au moment où le soleil traverse l horizon, c està-dire, puisque les jours sont comptés à partir du coucher du soleil, au moment précis où le septième jour commence, l enfant sort pour la première fois de la tente où il est venu au monde. Les hommes présents dans le campement se tiennent un peu à l écart, vaquant à leurs occupations ou affectant l indifférence. Cette sortie de l enfant a donc lieu en présence des seules femmes. En une sorte de procession, quelques-unes d entre elles font trois fois le tour de la tente (la tente étant à leur gauche). Celle qui ouvre le cortège râcle l un contre l autre deux couteaux, en répétant : Kɇsshɇkɇsh, onomatopée censée imiter le bruit de lames qu on aiguise, et qui donne son nom à tout ce cérécérémonial; une autre porte l enfant dans ses bras ; une autre encore bat les parois de la tente avec un balai fait de folioles de palmes de doum ; une autre enfin tient une cassolette où brûlent des encens. En même temps qu elles font ainsi le tour de la tente, les participantes chantent : Fatita d Aisa igâmmadän («Fatita et Aïssa sont en train de sortir»). Ces prénoms désigneraient deux kɇl ɇsuf de sexe féminin qui se trouvaient dans la tente avant le début de la cérémonie. Des informateurs isolés nous ont dit que les femmes chantent aussi : Fatita d Aisa a itâggɇzän («Fatita et Aïssa sont en train d entrer»). Nous n avons pas nousmême entendu ce refrain, sans doute plus rarement chanté que le précédent. La cérémonie du kɇsshɇkɇsh a un aspect bouffon que les participantes accentuent par leurs rires et leurs mimiques, mais pour rien au monde on n y dérogerait. Il s agit, là encore, de chasser 6 les kɇl ɇsuf. De fait, on retrouve ici l usage de lames de fer, que les kɇl ɇsuf craignent. Ils n aiment guère non plus les encens et les parfums 7. Battre la tente avec un balai les importune également.

186 1.2. Les noms 10 Le lendemain matin, dans une aire proche du campement, des parents et amis du grandpère maternel de l enfant assistent à la proclamation du premier nom. Ils ne sont pas installés sous une tente mais en plein air ou sous un abri improvisé pour la circonstance. Le grand-père maternel choisit ce nom avec un lettré. Les deux hommes s entretiennent à voix basse. Je n ai jamais pu me trouver suffisamment près pour entendre les propos qu ils pouvaient échanger, mais la conversation suivante, entendue en 1976, en donnera une idée. Le lettré ne parlait pas ici avec le grand-père maternel de l enfant mais avec son père. La naissance avait eu lieu en effet dans le campement des parents paternels de l enfant, car il s agissait d un quatrième enfant. En pareil cas, c est le père qui tient le rôle joué lors des premières naissances par le grand-père maternel. C est le seul cas où j ai pu ne rien perdre des paroles échangées, mais à ce qu on m a dit, le propos reste semblable lorsque le grand-père maternel intervient. Le lettré : Quel nom veux-tu pour l enfant? Le père : Parle toi, c est toi le lettré (käy anɇslam, shɇwɇl käy). Après quelques protestations polies, le lettré reprend la parole. Quel jour sommes-nous déjà? Vendredi. Le lettré, après quelques instants de réflexion, propose un nom (Mokhamed, je crois). Le père : Certes, mais son frère aîné porte déjà ce nom. Le lettré, à nouveau : Quel jour sommes-nous déjà? Le père : Vendredi. Le lettré, après un nouveau temps de réflexion, propose un nouveau nom. Le père n a cette fois pas d objection, et le nom est adopté. 11 La question répétée du lettré («Quel jour sommes-nous?»), qu il a fait suivre à chaque fois d un temps de réflexion, ne prouve pas nécessairement qu il se soit réellement livré à des réflexions, mais il était important qu il en donnât l impression. En effet, les lettrés sont censés choisir le nom de l enfant en fonction du jour de la semaine où il est né (qui est le même que celui de la nomination puisque celle-ci a lieu sept jours plus tard) ; ils le font selon des critères qu ils seraient seuls à connaître. Dans le cas présent, le lettré ne consultait pas d écrit, mais les lettrés de la région d Agadez se réfèrent souvent à des écrits à prétention coranique, attribuant à chaque jour de la semaine une liste de noms possibles. Que le rituel s ouvre au moment précis où commence le jour de la nomination n est donc pas un trait secondaire, puisque c est du nom de ce jour que dépend celui de l enfant. Les esclaves étaient même naguère nommés du nom du jour où ils étaient nés. Les jours de la semaine sont désignés par les termes arabes, un peu déformés par la prononciation touarègue : alɇd (dimanche), alitnin (lundi), altlata, annârba, alkhamis, algumat, assäbit. Beaucoup d esclaves aujourd hui adultes portent encore de tels noms. Certains lettrés protestent que leur rôle devrait être un simple rôle de témoin et disent qu ils préféreraient que la famille choisisse elle-même le nom de l enfant. Mais, dans les faits, les Kel Ferwan s en remettent toujours à leurs lettrés pour ce choix. Le phénomène rappelle un peu ce qu on a vu à propos de l attachement du mariage (voir chap. 6, 1.2). 12 Quand un nom a été adopté, un forgeron égorge un bélier en même temps qu il proclame ce nom à haute voix, en ajoutant à plusieurs reprises : Allah akbar, «Dieu est grand». Le bélier a été donné par le père de l enfant. Le père aura fait preuve de plus de générosité s il a fait don d un bélier, mais la chose n a pas grande importance, et on peut très bien se

187 contenter d un autre ovin. On nous a dit qu à l extrême rigueur un caprin pouvait même faire l affaire, mais le cas ne s est pas à notre connaissance présenté pendant notre séjour sur le terrain. Le père n est pas présent, il se tient un peu à l écart du campement de ses affins, entouré de quelques parents et amis. Aucune femme n a assisté à cette partie de la cérémonie. Les parentes qui entourent l accouchée ne sont pas sorties de sa tente. La plupart des invitées commencent à arriver alors que le bélier est déjà découpé et en train de cuire. Les viscères de l animal auront été cuits pour rien. Hommes et femmes se les disputent en effet dans une lutte burlesque. Quiconque a pu se saisir d une part s enfuit aussitôt en courant pour essayer de la manger à l écart, mais il est alors poursuivi par des invités de l autre sexe qui essaient de lui arracher son morceau des mains. La majeure partie des viscères finit par tomber à terre, inconsommable. Selon certains informateurs, cette lutte ne s exerce qu autour de la panse (tagɇzɇwt) du bélier. La seule fois où nous en avons été témoin, les hommes et les femmes se disputaient tous les viscères, mais c est la panse qui était l objet de la lutte la plus vive. Dans la répartition des parts du bélier 8, la panse revient à la sage-femme, mais dès qu elle l a reçue elle s empresse de la donner à ceux qui l entourent, et la bousculade commence aussitôt. 13 L après-midi, après le repas, ses amies et parentes se pressent dans la tente de l accouchée. Les hommes invités sont alors tous repartis. Une femme du groupe des forgerons coupe les cheveux de l enfant en maniant deux couteaux, avec un mouvement semblable à celui du kɇsshɇkɇsh. Les cheveux coupés sont en général brûlés, mais ils peuvent aussi entrer dans la composition de l amulette qu on fabrique parfois avec le cordon ombilical. En même temps qu on coupe les cheveux de l enfant, les femmes présentes s accordent sur le choix de son deuxième nom. 14 Ce nom peut être simplement un diminutif du premier : Mokhamed donne Khamdi, Khamadän, Khamɇd, Makhmud, Akhmɇd, etc. Fatima donne Tima, Fatimata, Faticata, Fatitala, Jima... Khadija donne Diju, Khadijita, Khadijɇtu... Abdallah donne Balalu, Bililahu... 15 Il peut être aussi un mot faisant allusion à une particularité physique de l enfant. Nous avons ainsi rencontré Kablo, du verbe äkbɇl, «tenir à bout de bras», pour un garçon promettant d être un vigoureux gaillard ; Kashe, «le sourire», pour un enfant déjà gracieux ; Laghlaghän, «en fusion», pour une petite fille déjà belle comme de l argent en fusion dont on se prépare à faire un bijou ; Ekɇwɇl, «le noir» ; Eghawɇl, «l affranchi» ; ou Êkli, «l esclave», pour des enfants au teint sombre ; Τa mɇllät, «la blanche», pour une enfant au teint clair ; Tof-enät, «elle vaut mieux qu elles», pour une fillette promettant de surpasser en beauté toutes ses compagnes ; Tameccikät, «la petite», etc. Il y avait dans la région d Agadez une jeune fille de père inconnu, au teint très clair, et qui avait reçu pour cela le nom de Madam, «madame» 9. Il peut aussi s agir d un nom d animal : tezori, la hyène ; ɇggur, le chacal ; tamerwalt, le lièvre ; amayas, le guépard, etc. 10. 16 Un grand nombre de ces noms commencent par la lettre t, qui est en berbère la marque du féminin, et ceci même s ils sont portés par des garçons. Comme noms d homme, citons Tibda, Tako, Tingan, Tahor, Tifän, Tahurzega, Tengelus, Tafa, Taci..., et comme noms de femme : Tata, Tawunene, Tazubila, Tamɇshi, Tibalala, Tazɇd, Takamena, Tof-enät, Ta-mellät, Takmeyana, Tamunɇnt, Tebuwin, Ta-meccikät, Tamben... Ce nom donné par les femmes peut donc avoir lui-même quelque chose de féminin. Remarquons en particulier le nom de Tata, volontiers attribué à des filles. En tifinagh (voir chap. 7, n. 37 et 38), il s écrirait «+ +.», voire «+ +» 11, c est-à-dire la simple écriture redoublée de la lettre +, t, distinctive du

188 féminin. Suggérons que l un de ces t marque qu il s agit d un nom de fille, tandis que l autre est la marque du caractère féminin que tout deuxième nom possède. Hormis cela, le mot tata ne véhicule rien d autre, et il est, à ce titre, l exemple parfait du deuxième nom, ce qui explique peut-être sa fréquence. 17 Lorsque la nomination a lieu dans le campement du père de l enfant, c est-à-dire lorsqu il s agit au moins du troisième enfant de la mère, le kɇsshɇkɇsh et la deuxième nomination ont tout de même lieu, mais à ce moment le père se fait discret et s éloigne même un peu du campement. Le premier nom est là encore attribué en présence d un lettré, mais, comme nous l avons vu, le père de l enfant et non son grand-père maternel fait ce choix avec le lettré 12. 18 Un Touareg a donc deux noms, dont l un apparaît comme choisi par un lettré et est en principe le nom d un personnage de la tradition coranique, tandis que l autre est volontiers un mot féminin. C est le premier nom qu on utilise pour désigner l ascendance paternelle : on parlera de «A agg (ou ult) B, A fils (ou fille) de Β», Β étant le père de A. Ce nom désigne finalement le Touareg comme membre d un campement. Il est surtout utilisé par son père, ses paternels, ou les étrangers, alors que le deuxième nom est plus volontiers utilisé par la mère et les parentes maternelles. A ces noms s ajoutent les surnoms que chacun peut acquérir au cours de la vie 13. 19 Seuls certains enfants naturels n ont qu un nom, celui que nous appelons le deuxième. Il y a chez les Touaregs deux sortes de bâtards, désignés respectivement par les termes de anibo et akrɇḍ. l anibo est celui qui a été conçu hors mariage, mais dont le père s est déclaré et a accepté de donner une taggalt au moins symbolique et de faire sacrifier un bélier au moment de la nomination. Cela suffit pour que l enfant soit alors reconnu pour sien, et il n est pas pour autant obligé de pourvoir à son éducation. Un anibo a deux noms comme un enfant légitime. l akrɇḍ est celui dont le père est resté inconnu 14. C est lui qui n a qu un nom. On dit de lui «qu on n a pas égorgé [de bélier] lors de sa naissance». 2. Les hommes et les kɇl ɇsuf 20 Avant d aborder l attribution des noms proprement dite, nous allons tenter de rendre compte de l importance prise par les kɇl ɇsuf durant les jours qui suivent la naissance. Il nous faudra pour cela nous attarder sur les relations que les hommes entretiennent avec eux. 2.1. L enfant et les sortilèges 21 L enfant doit, nous le savons, être protégé des kɇl ɇsuf. Mais on ne se contente pas de dire qu il est en danger, car on ajoute même qu il est semblable aux kɇl ɇsuf. Certains vont jusqu à affirmer qu il est l un d eux, mais ce n est sans doute qu une manière de parler. Cette similitude est, selon les informateurs, la véritable raison de la présence menaçante des kɇl ɇsuf autour de la tente de sa mère. Pour justifier ces dires, les Kel Ferwan relèvent plusieurs caractéristiques qui, à leurs yeux, éloignent l enfant de la condition humaine et le font ressembler aux kɇl ɇsuf : tout d abord, il est incapable de se lever ou de marcher, et il lui faudra des mois et des années pour être assuré dans la station debout propre aux humains. Ensuite, sa chevelure n a rien de la chevelure coiffée et ordonnée d un adulte.

189 Enfin, il est sans intelligence et n émet que des sons inarticulés et dépourvus de signification. Nous allons examiner successivement ces trois points. 22 Tant qu il ne saura pas se tenir debout et marcher, l enfant aura à craindre des kɇl ɇsuf. C est ainsi qu on doit toujours effacer les traces laissées sur le sable par un petit enfant qui se traîne encore à quatre pattes, de peur que les kɇl ɇsuf ne viennent les lécher, car cela le laisserait à jamais incapable de marcher. Même les adultes doivent savoir que leurs traces de pas peuvent être pour eux la source d un certain danger : qui veut nuire à un ennemi peut prélever un peu de sable dans une de ses empreintes et le faire entrer dans la composition d un sortilège (asshaghaw). Or, les sortilèges n ont d autre effet que celui d inciter les kɇl ɇsuf à agir à l encontre ou en faveur de quelqu un. 23 Le danger semble dans tout cela venir du sol et du contact avec lui, qui rendraient vulnérable aux kɇl ɇsuf. De fait, le sol et même le sous-sol sont leur demeure favorite 15. Dire que l enfant ne sait pas encore s asseoir, se lever ou marcher revient donc à remarquer qu il est proche du sol, ce sol sur lequel il est né et que sa mère a «rejoint» (voir 1.1) pour le mettre au monde. Cette proximité le met en danger en même temps qu elle le rend proche des kɇl ɇsuf et semblable à eux. La menace venant du sol sera toujours présente, mais elle ira décroissant au fur et à mesure que s éloignera le souvenir de la proximité particulière avec le sol que l enfant a connue en naissant. Ainsi, le petit enfant qui se traîne par terre court encore un certain danger, mais il suffit pour éloigner ce danger de faire disparaître les traces de son contact avec le sol. Quant à l adulte, les kɇl ɇsuf n agissent pas spontanément sur ses empreintes puisqu il faut les y convier. De plus, les adultes ne sont plus en contact direct avec le sol, ils vont chaussés de sandales et ne s asseoient que sur des nattes. Il y a certes l exception des esclaves, qui allaient autrefois nu-pieds (Oxby 1978 : 184). Une certaine proximité des esclaves avec le sol est du reste parfois soulignée aujourd hui encore. On dit par exemple par moquerie que leur intelligence réside dans leurs doigts de pieds (tinshawin) ou que la taggalt était jadis composée chez eux de tas de sable. Dans le partage des animaux égorgés lors des fêtes, ils ont traditionnellement droit aux extrémités des pattes (appelées aussi tinshawin). Mais l esclave est justement considéré par ailleurs comme proche des kɇl ɇsuf 16. La proximité des esclaves avec le sol s accompagne donc bien d une certaine proximité avec les kɇl ɇsuf. 24 Peut-être est-ce pour apporter un premier remède à cette dangereuse proximité avec les kɇl ɇsuf et pour annoncer le temps où l enfant ira son chemin sans contact direct avec le sol qu après l avoir laissé sept jours durant à même la terre ou sur le lit de sa mère on lui fait faire solennellement le tour de la tente dans les bras d une vieille, c est-à-dire à bonne distance du sol. 25 D autre part, les kɇl ɇsuf ont la réputation d être hirsutes, et c est ainsi qu ils sont le plus volontiers qualifiés dans les contes où ils apparaissent 17. Le tendre duvet qui pare la tête d un nouveau-né, tout comme la lourde et broussailleuse chevelure d un kɇl ɇsuf, n a jamais connu ni le peigne ni le rasoir. Les hommes et les enfants plus âgés, au contraire, ont d ordinaire le crâne ou une partie du crâne rasé (encore que la coiffure à l européenne commence à se répandre parmi les jeunes hommes), et les femmes emprisonnent leur longue chevelure dans une coiffure à la complexe et délicate architecture. Seul le fou, celui qui, nous le verrons, est la proie des kɇl ɇsuf, s en va hirsute. En coupant les cheveux du nouveau-né, on lui donne pour la première fois des soins qu il ne cessera de recevoir toute sa vie durant. On ne les coupe pas comme on le fera par la suite puisqu on utilise deux couteaux, alors que d ordinaire on rase les

190 cheveux, comme si cette chevelure encore vierge ne pouvait être soignée de la même manière que la chevelure d un adulte ou d un enfant plus âgé ; c est que la virginité de sa chevelure est précisément ce qui distingue l enfant des autres hommes et le rend semblable aux kɇl ɇsuf. En même temps qu elle lui retire ce qui en lui peut évoquer les kɇl ɇsuf et qu elle le fait ressembler davantage aux autres humains, la coupe des cheveux de l enfant lui retire ce par quoi les kɇl ɇsuf on prise sur lui. Ceux-ci peuvent en effet atteindre les humains, même adultes, par le truchement de leur chevelure 18. C est ainsi que lorsqu un Touareg croit être la victime d un sortilège, lorsqu il soupçonne un ennemi de faire appel contre lui aux kɇl ɇsuf, il peut, en guise de premier remède, couper une touffe de ses cheveux et la brûler, comme si de faire disparaître la partie de lui-même la plus exposée aux kɇl ɇsuf le mettait à l abri du danger. De même, après s être rasé, il est prudent de brûler ou d enterrer ses cheveux 19. Qui omet de le faire risque en effet soit que ses cheveux soient emportés par les kɇl ɇsuf, ce qui le rendrait fou, soit qu un ennemi les subtilise pour les faire entrer dans la composition d un sortilège. 26 Un peu comme l enfant encore proche du sol, l enfant dont les cheveux n ont encore jamais été coupés est à la fois semblable aux kɇl ɇsuf et à leur merci. Et de la même façon que le contact avec le sol ne présente pas le même danger pour les adultes et pour le nouveau-né, la chevelure des adultes est différente de celle du nouveau-né : leurs cheveux ont déjà été coupés au moins une fois, si bien que de l adulte, même hirsute, on se souvient de l avoir vu rasé. 27 Enfin, la stupidité de l enfant et l incapacité où il est de s exprimer montrent encore combien il est proche des kɇl ɇsuf et sous leur emprise. Ceux-ci frappent parfois de mutisme temporaire ou définitif ceux qui d aventure les rencontrent sur leur route, et, s ils ne sont pas eux-mêmes muets, il leur arrive de s adresser aux voyageurs égarés dans des idiomes que nul ne peut comprendre. Ils peuvent aussi «prendre l intelligence» des hommes et les rendre ainsi fous ou mélancoliques. C est à la façon dont leur victime parle qu on évalue le degré d avancement de son mal. Au milieu d une conversation où il semblait jusque-là sensé, le malade aura tout à coup une phrase sans signification, sans rapport avec ce qu il était en train de dire un instant auparavant ; il se contredit et ment parfois contre toute vraisemblance. Dans un deuxième temps, il ne parle plus ; son état est alors considéré comme grave, et s il se remet à ce stade, c est rarement sans séquelles et sans rechutes. C est ainsi que Tamenana, d une famille de forgerons liée aux Iberdiyanan, fut en 1980 frappée par les kɇl ɇsuf. Je la vis dans le campement de son époux, assise à l écart, silencieuse, immobile et le regard vide. Je l avais connue maîtresse femme, tyrannisant même un peu son mari, et ce spectacle était bien pénible. En 1981, elle passait pour guérie, mais à certains de ses mouvements d humeur les vieux hochaient la tête en échangeant des regards entendus. Assalo (dont nous avons déjà parlé, voir chap. 6, 1.1) passa une partie de l année 1978 dans un état de profonde prostration, ne se levant pas, mangeant très peu et ne parlant guère que pour dire sa certitude de devoir mourir bientôt. En 1979, elle avait retrouvé sa vigueur, mais il semble que quelque chose de sa jovialité d autrefois s était perdu. Peut-être avait-elle simplement été précocement mûrie par ses souffrances. A la fin de mon séjour de 1981, à l époque où son mariage avec Shedo était en train de se décider (ibid.), elle donnait tous les signes d une rechute. Je ne l ai pas revue en 1982, mais on m a appris qu elle avait recouvré la santé. Elle avait toujours gardé tous ses esprits. Peut-être est-ce une nouvelle rechute qui l a emportée à la fin de l année 1984. Tima (ibid.) fut, elle aussi, frappée en 1977. Elle était tourmentée par d affreux cauchemars où les kɇl ɇsuf lui apparaissaient et la menaçaient de l enlever. Par

191 moment, elle quittait son campement et se mettait à errer sans raison dans la steppe. Elle tenait aussi des discours à demi délirants. Son état était tel que son mari de l époque dut se résoudre à se séparer d elle. En 1978, elle était rétablie mais semblait être restée bien amère. Elle avait déjà été par le passé victime de telles crises mais n en a pas à ma connaissance eu d autres par la suite. Alors que tous la croyaient stérile, elle a, en août 1981, donné le jour à un fils, et l opinion générale était que le fait d être devenue mère la rassérénerait et la mettrait à l avenir à l abri de la malveillance des kɇl ɇsuf. (Les jeunes femmes n ayant pas encore eu d enfants sont de fait souvent victimes des kɇl ɇsuf, mais elles ne sont pas les seules.) Etait-ce lié à ses misères, mais Tima était aussi douée d une imagination étrange. Elle était une excellente conteuse, et j ai recueilli auprès d elle des contes dont je n ai pas trouvé l équivalent ailleurs en pays touareg ; (voir Casajus 1982 a, 1982 b et 1985). 28 Si la situation du nouveau-né évoque celle de l adulte frappé de mutisme ou de folie, elle ne lui est tout de même pas identique. L homme frappé par les kɇl ɇsuf a autrefois été capable de parler, et chacun sait qu il a été intelligent. On a insisté plus d une fois devant moi sur l exceptionnelle intelligence dont des hommes que je voyais plongés dans le mutisme ou la folie avaient fait preuve dans le passé. Un tel homme a en tout cas fait partie de la société des humains, et on ne dit pas de lui qu il est devenu un kɇl ɇsuf, mais simplement que les kɇl ɇsuf se sont emparés de son esprit. L enfant nouveau-né, au contraire, n a encore jamais parlé ni fait preuve d intelligence, si bien que tant que ses aînés ne lui ont pas transmis l intelligence ni appris à parler, les kɇl ɇsuf n ont rien à lui enlever pour le mettre en leur pouvoir puisque sur ce point au moins il n a encore rien d humain. 29 Donner un nom à l enfant, c est apporter un premier remède à cette situation. Voici que l enfant a un nom ; il ne peut certes pas parler, mais on peut déjà en parler, et, très vite, il comprendra que ce nom est le sien, et ce sera l une de ses premières lueurs d intelligence. 2.2. Le franchissement d un seuil 30 On voit que les adultes eux-mêmes ne sont pas exempts de cette proximité avec les kɇl ɇsuf qui est le lot du nouveau-né. Voilà qui pose assurément un problème, car si la situation du jeune enfant n a sur ce point rien de particulier, on ne voit pas pourquoi elle nécessite tant de soins. C est que, en même temps que des similitudes, nous avons relevé entre le nouveau-né et l adulte une série de différences qu on peut résumer sous cette formule : la nomination fait franchir à l enfant un certain seuil ; entre l instant où il n a pas encore quitté le sol ou le lit maternel et celui où une vieille l a promené dans ses bras autour de la tente, entre l instant où il porte encore une chevelure vierge et celui où il vient d être rasé pour la première fois, entre l instant où l on ne pouvait pas vraiment parler de lui et celui où il vient de recevoir son premier nom, il y a une solution de continuité. Il a franchi le seuil minimal au-delà duquel on ne pourra plus dire qu il est semblable aux kɇl ɇsuf, même s il en reste proche. Tant que le nouveau-né n a pas franchi ce seuil, on l a entièrement caractérisé quand on a relevé ce en quoi il ressemble aux kɇl ɇsuf, car il n y a rien en quoi il cesse de leur ressembler. Il n a pas encore prouvé qu il en était distinct, et le problème de savoir ce qu il est se pose donc, alors que les choses changent dès qu il a franchi ce seuil. En bref, le rituel de nomination distingue l enfant des kɇl ɇsuf mais ne peut que le laisser proche d eux. 31 Si la nomination fait franchir à l enfant un certain seuil, ce seuil n est franchi qu au terme d un processus engagé, discrètement, dès la naissance. On se rappelle que le délivre a été enterré en dehors du campement. Lorsque le campement déménagera, l endroit où le

192 délivre a été enterré sera totalement oublié et disparaîtra dans l immensité de la steppe, dans l ɇsuf. On abandonne en quelque sorte le délivre à l ɇsuf 20. Remarquons à ce sujet qu alors que le délivre est enterré, donc placé dans la proximité du sol et des kɇl ɇsuf 21, un placenta de chèvre, de brebis ou de chamelle, lorsque d aventure on en rencontre un dans la steppe, doit être déposé au sommet d un arbre, c est-à-dire écarté de cette même proximité. Si l on négligeait de le faire, un chacal ou une hyène pourrait venir le dévorer, ce qui rendrait stérile la femelle qui l a expulsé. Les animaux sauvages sont proches des kɇl ɇsuf, ne fût-ce que parce qu ils vivent comme eux dans la steppe, l ɇsuf. On sait que certains animaux sauvages sont aux kɇl ɇsuf ce que le bétail est aux hommes (voir 1.1) ; de même, d une chèvre retournée à l état sauvage on dit qu elle «a appris l ɇsuf» (telmäd ɇsuf). Il s agit donc bien ici de mettre le placenta d un animal à l abri d êtres venus de l ɇsuf. Par comparaison, le délivre d une femme n en apparaît que davantage comme donné à l ɇsuf. 32 Le mot qui désigne habituellement le délivre est timäden, pluriel de temät 22, mais on l appelle aussi timijawin ɇn barar, «le compagnon de l enfant [nouveau-né]» (mot à mot «les compagnes de l enfant», timäden étant du féminin pluriel). C est seulement, souligne l informateur, lorsque le délivre a été expulsé qu on peut dire que l enfant est né. Les vieilles qui jusque-là étaient restées silencieuses sortent alors de la tente de l accouchée en criant : «Une telle a rejoint le sol!» Le délivre fait presque figure d un double de l enfant, double qui doit naître pour qu on puisse considérer l enfant lui-même comme véritablement né. Que le délivre ait en quelque sorte une individualité propre apparaît aussi dans le fait que son enterrement est volontiers comparé par les informateurs à l enterrement d un homme 23. Le linge dont on l enveloppe peut d ailleurs être comparé à un linceul. l ɇsuf reçoit donc à la naissance ce qui lui revient, ce «double» qu on lui abandonne, tandis que les hommes reçoivent leur part. Dans le processus de distinction de l enfant d avec les kɇl ɇsuf qui s engage alors, c est là la première opération. A ce stade, l enfant ne saurait sortir de la tente, car il est encore trop semblable aux kɇl ɇsuf pour affronter sans risques l ɇsuf, l extérieur. Jusque dans la tente, les kɇl ɇsuf pourraient s en emparer pour y substituer un des leurs, et la substitution passerait alors inaperçue, ce qui montre à quel point l enfant est encore semblable aux kɇl ɇsuf. Mais sept jours après la naissance, il peut sortir de la tente où il est né ; le seuil dont nous parlons est alors tout près d être franchi, et les risques courus par l enfant sont déjà moins grands 24. 33 Qu en est-il maintenant de cette proximité avec l ɇsuf dans laquelle le rituel laisse l enfant? Disons qu il doit peu à peu apprendre à la gérer. Petit, il ne sait guère s y débrouiller seul. Ce sont les adultes qui effacent derrière lui les traces de ses pas, qui lui coupent les cheveux (et Dieu sait que les petits enfants n aiment pas ça), qui le corrigent quand il ne parle pas correctement. Plus tard, il ira chaussé de sandales, il apprendra à monter à âne ou à chameau ; un garçon demandera lui-même à un ami de lui couper les cheveux, et une fille saura jouer avec coquetterie de sa coiffure. Enfin, il apprendra comme tous les Touaregs à manier les subtilités de la tamacheq 25. L apprentissage de la condition d homme est en fait l apprentissage de la gestion de la proximité avec ceux qui en tout point s opposent aux hommes, les kɇl ɇsuf. Les adultes sont suffisamment distincts d eux pour, dans la plupart des cas du moins, affronter sans danger, et tout en restant des humains, la proximité qu ils ont avec eux. C est là ce qu annonce la sortie de l enfant par laquelle commence la cérémonie de nomination. Elle a lieu au coucher du soleil, c est-à-dire (voir chap. 1, 2.1) au moment où les kɇl ɇsuf se pressent autour de la tente. Cette sortie préfigure pour l enfant ce que sera sa vie. Il aura à y affronter l ɇsuf, à

193 sortir de la tente, mais il n en restera pas moins un humain et finira toujours par réintégrer sa tente. Il ne fait cette fois-ci que trois tours dans les bras d une vieille, mais, plus tard, il sortira seul et ira de plus en plus loin. 34 Remarquons même, pour finir ce développement par ce qui ne sera qu à demi une digression, que celui en qui l art de la parole est le plus accompli, le poète, est aussi celui qui accepte la plus grande intimité avec les kɇl ɇsuf ; on dit que les poèmes sont inspirés, sinon par les kɇl ɇsuf, du moins par l ɇsuf 26. L inspiration ne vient en effet qu à celui qui est dans l ɇsuf soit dans une région déserte, soit dans la solitude, à celui donc qui est semblable à «ceux de l ɇsuf». Nombre de poèmes contiennent la description de leur propre composition : on y voit le poète modeler ses vers tandis qu il avance dans une région aride et désolée, pensant à l amère solitude où le laisse la cruauté d une femme trop aimée 27. Les paroles mêmes du poète, ses métaphores si bien maniées risquent de porter la jettatura à celui ou celle qu elles évoquent. Souvent, lorsque sont récités devant eux les vers d un grand poète, les hommes rabattent leur voile facial sur les yeux, dissimulant ainsi entièrement leur visage. Sans doute est-ce pour ne rien laisser paraître de leur émotion ; mais peut-être est-ce aussi pour se protéger de la jettatura, car on la dit liée à l action des kɇl ɇsuf (voir chap. 1, n. 28) ; et le voile est avant tout une protection contre les kɇl ɇsuf. Etre poète représente un accomplissement auquel tout homme peut prétendre, et tous les Touaregs sont plus ou moins poètes, même si quelques-uns d entre eux seulement sont de grands poètes. (Etre un grand guerrier était certes aussi un idéal auquel tous visaient, mais les poèmes recueillis par le Père de Foucauld montrent précisément à quel point la figure du guerrier est inséparable de celle du poète.) Et cet accomplissement consiste à ressembler étrangement aux kɇl ɇsuf, ou tout au moins à être dangereusement proche d eux. Mais, justement, peut sans danger prendre le risque d une certaine proximité avec les kɇl ɇsuf celui qui s en est en fait le plus nettement distingué. 3. La tente et les kɇl ɇsuf 35 Nous avons dit que, lors du cérémonial du kɇsshɇkɇsh, les vieilles chantent non seulement : «Fatita et Aïssa sont en train de sortir [de la tente]», mais parfois aussi, quoique plus rarement : «Fatita et Aïssa sont en train d entrer [dans la tente]». On peut s étonner de ce qu un refrain chanté dans une cérémonie destinée à «chasser» les kɇl ɇsuf parle de deux kɇl ɇsuf entrant dans la tente de l accouchée. Même si nous savons maintenant que ceux-ci ne sont pas vraiment chassés puisqu ils restent proches de l enfant, le deuxième refrain reste mystérieux et demande des éclaircissements supplémentaires. 36 Il n est pas tant question dans ces refrains de l enfant que de la tente, où Fatita et Aïssa entrent et d où elles sortent. En même temps qu on chante ce refrain, ce sont les parois de la tente qu on bat avec un balai pour en chasser les kɇl ɇsuf. De plus, les couteaux manipulés par la vieille qui ouvre le cortège ne sont pas des couteaux de cuisine, mais des couteaux du type utilisé dans la découpe des palmes de doum dont on fait les tentes. Enfin, durant sept jours, on a pris la précaution de fixer à l un des arceaux de la tente un rameau de tadänt ou d ebɇzgi, en guise de remède contre les agissements des kɇl ɇsuf. Dans tout cela, c est la tente qui est en cause, c est elle qu il faut protéger. Il faut donc replacer dans un contexte plus large ce que nous avons dit de l enfant.

194 37 Ce contexte s impose en fait de lui-même, car la seule similitude entre l enfant et les kɇl ɇsuf a, de façon en quelque sorte automatique, des conséquences très larges. La tente est par excellence l espace habité et, comme tel, le lieu où la société s oppose de la façon la plus extrême à l ɇsuf. Or voici justement qu un enfant semblable aux kɇl ɇsuf vient d y naître. Cette distinction entre la tente et l ɇsuf qu on croyait si assurée cesse dès lors d aller de soi, et les précautions prises autour d elle durant les sept jours qui suivent la naissance apparaissent comme autant d interrogations inquiètes : «Va-t-il de soi que la tente est distincte de l ɇsuf? Cette certitude qui nous rassure quotidiennement est-elle vraiment fondée, et la tente ne ferait-elle pas elle-même partie du domaine des kɇl ɇsuf?» Questions auxquelles aucune réponse n est donnée, ni dans un sens ni dans l autre, mais qui pendant quelques jours restent en suspens. Ces questions sont au fond posées à la parentèle de l enfant tout entière, car il devient difficile, au moment où s impose à tous l évidence de la proximité entre l enfant qui vient de naître et les kɇl ɇsuf, d oublier à quel point tous les hommes sont eux aussi proches des kɇl ɇsuf. Mais c est en premier lieu sur la tente qu elles se concentrent, ne fût-ce que parce que c est à son endroit que cette soudaine incertitude est la plus inattendue, donc la plus troublante. 38 Lorsque commencent les cérémonies de la nomination, la question de la distinction entre la tente et l ɇsuf doit être tranchée. L enfant va franchir le seuil au-delà duquel il ne sera plus possible de le confondre avec les kɇl ɇsuf, et l on ne peut envisager ce franchissement tant que le doute demeure à propos de la tente. Le travail rituel, en effet, ne peut être accompli que sur des bases sûres. Et c est le rôle de la triple circumambulation qui ouvre l ensemble du rituel. Il s agit certes dans le kɇsshɇkɇsh d annoncer que l enfant aura plus tard à affronter Yɇsuf, mais il suffirait après tout pour cela de le faire sortir de la tente sans s imposer de lui en faire faire trois fois le tour ; cette triple circumambulation est en réalité le signe que le kɇsshɇkɇsh concerne la tente aussi bien que l enfant. En faisant trois fois le tour de la tente, les vieilles tracent une frontière, elles rétablissent la distinction entre l intérieur et l extérieur du cercle qu elles décrivent. En même temps qu on se risque à exposer un enfant à ses dangers, on impose une borne à l ɇsuf, on fixe la frontière en deçà de laquelle son emprise ne doit pas s exercer, c est-à-dire qu on prend à la fois un risque et des garanties contre ce risque. En ce sens on peut dire que le kɇsshɇkɇsh a pour effet de chasser les kɇl ɇsuf. Mais avoir le souci de rétablir une distinction revient à reconnaître qu elle avait été abolie ou tout au moins qu elle avait perdu de sa netteté. Ainsi s explique que les vieilles puissent évoquer dans leur chant l entrée de Fatita et Aïssa dans la tente. Elles ne chantent ce refrain qu au moment où il redevient clair que la tente n est pas de l ɇsuf, c est-à-dire au moment où Fatita et Aïssa ne peuvent plus y entrer, et le chant doit se lire : «Même si elles ont pu entrer dans la tente (l ont-elles pu, nous ne le saurons pas puisque la question posée est restée en suspens), Fatita et Aïssa ne peuvent désormais plus le faire 28.» 39 Il paraît sans doute moins étrange maintenant qu une femme puisse parfois accoucher dans la steppe et même dans la solitude. Comment s étonner après ce qui vient d être dit que l occupante de la tente, sa «gardienne», puisse être comme appelée par les kɇl ɇsuf et enfanter aussi bien dans l ɇsuf que dans la tente? D ordinaire, l informateur préfère l oublier ; et, après tout, en ce jour où l on ne sait plus si la tente est ou non de l ɇsuf, il ne ment guère s il dit que, dans tous les cas, une femme accouche dans la tente. Mais sept jours après la naissance, au moment où le cortège des vieilles rétablit la frontière entre la tente et l ɇsuf, elle doit bien sûr être dans sa tente, et c est là ce qui importe.

195 40 Il y a une autre situation où la société se trouve confrontée à une semblable incertitude quant à la frontière qui la sépare de l ɇsuf : c est le déménagement. Après qu un campement s est installé sur un nouveau site, les habitudes peu à peu apprivoisent l espace environnant, l ɇsuf ; le bétail y imprime au fil des jours une figure pleine de sens, qui même après le départ du campement restera encore quelque temps comme le souvenir d une présence humaine (voir chap. 2, 2.2). Mais au moment où il vient de déménager, un campement s installe bel et bien dans l ɇsuf ; ses occupants ont quitté un site qu ils avaient peu à peu fait leur, et ils ont dû choisir au sein même de la steppe déserte un nouveau lieu de séjour. Cela ne va pas, on le sait, sans présenter certains dangers ni sans imposer quelques précautions. Certains Touaregs font par exemple brûler dans les enclos des herbes odorantes destinées à faire fuir les kɇl ɇsuf (voir chap. 1, 5). De même, les femmes kel ferwan s enduisent le pourtour des yeux d ocre jaune, et il est possible maintenant d être plus affirmatif sur le danger dont elles se protègent ainsi (ibid. ). Ce danger n apparaît que lorsque les tentes sont démontées, c est-à-dire lorsque la frontière entre l ɇsuf et l espace habité est, de la façon la plus matérielle, abolie. Au fond, n est-ce pas tout simplement de l incertitude qui naît alors que les femmes se protègent? Seraient donc justifiées nos présomptions quant à un lien entre le danger couru et les kɇl ɇsuf. Il devient douloureusement sensible au cours de chaque déménagement que l aire d un campement n a d abord été que quelques arpents de steppe déserte et inhospitalière, que si l espace habité s oppose à l ɇsuf, il est tout de même fait de la même étoffe que lui. De la même façon chaque naissance rappelle aux hommes qu ils ont été un jour semblables aux kɇl ɇsuf, que quelles que soient aujourd hui la finesse de leur intelligence et l élégance de leur maintien ou de leur toilette, ils ont commencé par être des nourrissons se traînant à terre, vagissants, ébouriffés et stupides 29. 41 Ce doute qui plane sur la tente au moment d une naissance ou lors d un déménagement tient un peu à sa nature même. Qu est-elle en effet sinon un fragile abri de nattes que les bourrasques emportent parfois et que les femmes ont sans cesse à monter et à démonter, et non une durable demeure que des hommes auraient construite dans la pierre ou l argile? Si la tente est marquée du sceau de la permanence, cette permanence ne laisse pas de paraître parfois bien fragile, soit qu un fait nouveau comme l apparition d un enfant vienne à la rompre, soit tout simplement que la tente ait à être démontée puis remontée ailleurs. Et de même qu il revient aux femmes de remonter la tente après chaque déménagement, de même il leur revient de la reconstituer après chaque naissance comme entité opposée à l ɇsuf, en traçant par trois fois une frontière qui l isole de lui. 4. L attribution du premier nom 4.1. Le sacrifice du bélier 42 Le premier nom choisi, un bélier est aussitôt égorgé ; et tandis que le sang de l animal se répand sur le sol, le sacrificateur proclame ce nom à haute voix. La tête du bélier doit en principe être consommée par un parent du nouveau-né (parent maternel ou paternel, peu importe). En effet, celui qui consomme la tête de l animal risque de «prendre de l empire» sur l enfant, et on préfère éviter qu un étranger à la famille soit dans ce cas. Ce que nous traduisons par «prendre de l empire sur» signifie mot à mot «prendre la tête de» (äkkɇl eghaf). Prendre la tête du bélier reviendrait donc à prendre la tête de l enfant. Il n y a certes rien de plus ici qu un de ces jeux de mots que les Touaregs affectionnent,

196 mais peut-être ne faut-il pas le négliger, car c est après tout sur d autres jeux de mots qu on s appuie pour décider de l attribution de la tête du taurillon sacrifié lors du mariage (voir annexe IV). Qu on ait retenu cette association verbale, alors que d autres étaient possibles, n est donc pas indifférent, d autant plus que, lorsque l informateur commente ce jeu de mots, il fait effectivement état d une proximité particulière entre le nouveau-né et le bélier sacrifié. «Leurs destins (tighoras) sont liés, dit-il, car c est au moment précis où l un se meurt que l autre reçoit son nom.» Voilà une formule qui ne doit rien à une facile association verbale et sur laquelle nous pouvons donc nous appuyer avec plus de confiance. Retenons donc pour l instant, quitte à préciser ultérieurement, l idée d une proximité entre l enfant et le bélier, d un «lien entre leurs destins» 30. 43 Nous savions déjà l enfant semblable aux kɇl ɇsuf, nous le voyons maintenant proche du bélier que ses parents maternels font mettre à mort. Si ténu que soit ce lien entre l enfant et le bélier, il rapproche cet épisode rituel d un motif qu on retrouve, d une part, dans des mythes d origine attestés à travers tout le monde touareg et, d autre part, dans le cycle d Aniguran (voir chap. 2, 4). 44 De nombreux mythes d origine font naître les premiers Touaregs des kɇl ɇsuf. L un d entre eux, recueilli au Mali à la fin du siècle dernier, commence ainsi (Hourst 1898 : 195) 31 : Les femmes d un village, s étant aventurées en brousse, furent engrossées par des génies 32 ; quand il apparut qu elles étaient enceintes, les hommes du village voulurent les tuer, mais un lettré parmi eux les retint ; quand les femmes accouchèrent, les hommes voulurent tuer leurs enfants, mais le lettré à nouveau les retint, leur demandant d attendre qu ils aient grandi ; les enfants grandirent, mais leur force et leur intelligence étaient telles qu il ne fut plus possible de les tuer. Ce furent les premiers Touaregs. 45 Par la suite, nous nous référerons à ce texte en parlant du mythe malien, mais nous saurons qu on retrouve les mêmes motifs, épars, à travers toute la mythologie touarègue (voir annexe III). 46 On se rappelle que le cycle d Aniguran met en scène la rivalité entre deux hommes, Aniguran et son neveu utérin. Suivant les régions, le neveu s appelle Adelasaq, Adelhessegh, Elias (voir Akhmedou Ag Khamidoun 1976 : 71 ; Hanoteau 1896 : 146 ; Masqueray 1896 : 166 ; Aghali Zakara et Galand-Pernet 1973-1974 : 211). On lui donne parfois aussi le nom de Batis qui, selon l informateur, peut être lu ba-ti-s, soit «sans père» (mot à mot «il n y a pas son père»). De fait, le père de l enfant n apparaît dans aucun des contes du cycle. 47 Dans une des versions du conte inaugural, la sœur d Aniguran et son esclave accouchent en même temps et échangent leurs enfants. Aniguran tue l enfant qu il croit être son neveu, et le véritable neveu grandit, passant pour un esclave. Dans une autre version, les deux femmes accouchent l une d un garçon, l autre d une fille, qu elles échangent là encore. Aniguran, venu tuer son neveu, se trouve en présence d une nièce, qu il épargne. Dans un autre des contes du cycle, Aniguran, ayant découvert la véritable identité de celui qu il croyait être son esclave, décide de le tuer. Parti à sa recherche, il atteint son bivouac et fiche une lance dans une couverture sous laquelle, croit-il, Batis s est endormi. Mais celui-ci, sur ses gardes, a placé un bélier ou un mouton sous la couverture et s est mis à l affût derrière un arbre. Alors que son oncle vient de porter le coup, il se montre et s écrie : «Tu croyais me tuer, mais tu n as tué que ton mouton.» Dans tout le cycle, les

197 tentatives de l oncle pour tuer le neveu sont vaines, car ce dernier est «le plus rusé des deux» (voir chap. 2, 4). 48 On voit en quoi le rituel, le mythe et le cycle de contes peuvent être rapprochés : 49 De même que, dans le rituel, les parents maternels de l enfant font mettre à mort un animal considéré comme proche de lui, de même dans ces deux récits des hommes tentent de tuer un ou des enfants et n y parviennent pas ou n en tuent qu un substitut. Dans le mythe, la relation entre les enfants et leurs agresseurs n est pas précisée, mais on peut penser qu il s agit des hommes auprès de qui leurs mères ont accouché, c est-à-dire de leurs parents maternels. C est également vrai du conte, où Aniguran est un parent maternel de celui qu il cherche à tuer. Au bélier sacrifié lors du rituel fait écho le mouton 33 qu Aniguran transperce de sa lance en croyant assassiner son neveu. L esclave qu il tue dans certaines versions peut aussi être rapproché du bélier sacrificiel si l on se rappelle que les esclaves sont volontiers assimilés au petit bétail (voir chap. 2, 1.2). Les esclaves sont également assimilés aux kɇl ɇsuf (voir 2.1), ce qui répond au fait que le rituel permet de «tuer» ce qui, dans l enfant, le rattache aux kɇl ɇsuf. 50 Les enfants du mythe sont nés des kɇl ɇsuf, si bien qu ils n ont pas de père humain ; de la même façon, le neveu du conte est «sans père». A cela répondent dans le rituel la similitude entre le nouveau-né et les kɇl ɇsuf ainsi que l absence de son père lors de la cérémonie. 51 De même que le neveu d Aniguran peut déjouer les machinations de son oncle grâce à la supériorité de ses ruses, de même les enfants du mythe peuvent échapper aux visées meurtrières de leurs ennemis parce qu ils sont plus forts et plus intelligents qu eux. 52 Enfin, dans le mythe, un lettré, en retenant à plusieurs reprises le bras de leurs parents maternels, permet aux enfants de leur échapper, de même qu un nom choisi par un lettré fait de l enfant le membre d un campement qui n est pas celui de ses parents maternels, où il est pourtant né. 53 Le tableau suivant résume ce développement : Rituel de nomination Cycle d Aniguran Mythe malien Les parents maternels d un nouveau-né tuent un bélier considéré comme proche de lui. Un homme tue un mouton ou un esclave, croyant tuer son neveu utérin. Des hommes tentent en vain de tuer des enfants dont ils sont les parents maternels. L enfant est semblable aux kɇl ɇsuf. Son père est absent. L enfant est appelé : «sanspère». Les pères des enfants sont des kɇl ɇsuf. L enfant est plus rusé que son oncle. Les enfants sont plus forts et plus rusés que ceux qui cherchent à les : tuer. En lui donnant un nom, le lettré fait de l enfant un membre du campement de ses paternels. Un lettré permet aux enfants d échapper à leurs maternels,

198 54 S il y a, entre le cycle de contes, le mythe et le rituel une convergence globale, il faut noter tout de même quelques divergences. Ainsi, le sexe de l enfant joue un rôle dans le cycle d Aniguran puisque l attitude de l oncle est différente selon qu il se trouve devant un neveu ou une nièce, alors que nous verrons qu il n en joue aucun dans le rituel. Dans le mythe, les premiers Touaregs sont des garçons, mais c est un motif qu on ne retrouve pas dans tous les mythes d origine, et on peut penser qu il est secondaire. Autre particularité du cycle de contes, les deux seuls antagonistes sont l oncle et le neveu, tandis que d autres parents maternels interviennent dans le mythe et le rituel. La comparaison que nous avons amorcée ici ne sera donc pleinement légitimée que si nous parvenons aussi à rendre compte de la spécificité du cycle d Aniguran. Disons simplement pour justifier cette comparaison qu il y a là trois discours paraissant former un ensemble ; c est le sens de cet ensemble que nous allons maintenant essayer de trouver. Nous parlerons d abord du mythe, puis nous commenterons les contes d Aniguran. 4.2. Le mythe et le rituel 55 C est d abord en raison du rôle que tous deux font jouer aux kɇl ɇsuf que le mythe et le rituel s évoquent l un l autre. Autant qu une redondance entre le récit des origines et les opérations rituelles, il y a là comme une ironie résignée du côté du mythe. «Si ce sont les kɇl ɇsuf qui ont donné le jour à la société touarègue, à quoi bon vouloir les maintenir à distance, semble-t-il dire, puisque notre origine même nous condamne à être leurs proches?» 56 Par ailleurs, les mères des premiers Touaregs appartiennent dans le récit mythique à une société déjà existante quand les kɇl ɇsuf viennent à elle, de sorte qu on peut parler d une antériorité de l ascendance maternelle des anciens Touaregs par rapport à leur ascendance paternelle. De la même manière, le modèle stellaire sur lequel les tentes sont construites existe depuis le début des temps, ce qui donne à chaque tente une manière d antériorité par rapport aux campements qu elle occupe successivement. Cette antériorité, qu on retrouve en particulier dans la tente où naît l enfant, rapproche encore le contexte rituel de la situation du mythe. Il y a même plus ici qu une simple similarité entre mythe et rituel. Les tentes, en tant qu elles sont construites aujourd hui encore comme elles pouvaient l être à l aube des temps, rattachent les Touaregs contemporains à l époque de leurs premiers ancêtres. Elles sont le signe visible et tangible que quelque chose n a pas changé dans la société touarègue depuis ces temps révolus. Suggérons que le rameau suspendu aux arceaux de la tente de l accouchée (voir 1) n est pas seulement un remède contre les kɇl ɇsuf, mais aussi justement une allusion à ce que quelque chose des temps primordiaux réapparaît lors de chaque naissance. Lorsqu elles reviennent du puits, les femmes placent dans leur cruche ou leur bidon un rameau semblable, provenant lui aussi d un tadänt ou d un ebɇzgi. On dit qu il empêche que l eau soit agitée par le mouvement de la marche et se répande sur le sol. On agit donc avec la tente comme si elle contenait une eau dont on pourrait craindre qu elle se répande sur le sol. Nous savons que les Touaregs se représentent le début des temps comme une période où il ne cessait de pleuvoir sur le monde, au point que l humidité allait jusqu à ramollir les roches (voir chap. 2, 4). Peut-être est-ce d une humidité semblable qu on veut protéger la tente de l accouchée, comme si la naissance l avait replongée dans l humidité originelle. 57 Chaque naissance replace donc les Touaregs dans la situation étrange qui fut celle de leurs premiers ancêtres. De même que leurs mères mythiques ont conçu des œuvres des

199 kɇl ɇsuf, de même les tentes sont aujourd hui hantées par les kɇl ɇsuf lorsqu un enfant paraît. Comme pour que soit mieux accusée cette correspondance entre le rituel et le mythe, le père du nouveau-né ne se montre pas et ne s est même jamais montré dans le campement où a lieu la naissance (voir 1), de sorte qu aux yeux des membres de ce campement il est proprement dans l ɇsuf. Ainsi donc, le père même du nouveau-né serait semblable aux géniteurs des premiers Touaregs. Mais c est à ce point que la correspondance entre le rituel et le mythe à la fois se parfait et se défait. Car si la tente de l accouchée est réellement semblable à ce que pouvaient être les tentes à l époque du mythe, le père se contente de faire comme si il était un kɇl ɇsuf, ce qui signifie entre autres qu il n en est pas un. Il occupe dans le rituel la place que les kɇl ɇsuf occupent dans le mythe, mais, s il les imite, il ne joue pas le même rôle qu eux. Loin d être un esprit malfaisant, il appartient à un campement qui participe lui aussi, quoique silencieusement, au rituel et au profit de qui les acteurs de ce rituel sont en train d œuvrer : le bélier mis à mort provient en effet de ce campement, et c est à ce campement que l enfant nouveauné est destiné à appartenir. 58 Derrière la coïncidence d ensemble entre le mythe et le rituel, il y a donc un glissement que cette coïncidence même fait ressortir davantage. Ce en quoi consiste ce glissement peut être résumé par cette formule : dans le mythe, les mères et les parents maternels des enfants sont face aux kɇl ɇsuf et n ont pas d autres partenaires qu eux. Dans le rituel, en revanche, si la mère et les parents maternels ont à se prémunir contre le danger des kɇl ɇsuf, ils ont tout de même d autres partenaires puisqu ils ont aussi affaire à leurs affins. Tout ce qui fait coïncider les deux situations se concentre sur la tente d une part, et sur l un de ces affins d autre part, mais c est aussi au niveau de cet affin le père de l enfant que la coïncidence montre ses limites et que le glissement s opère. 59 La proximité que nous avons relevée entre l enfant et le bélier tient, au bout du compte, à la fois à cette coïncidence et à ce glissement ; le bélier occupe la place qui reviendrait à l enfant si le rituel reproduisait exactement le mythe, ce qui précisément n est vrai que jusqu à un certain point. La coïncidence marque que le rituel pose une question contenant une allusion au mythe : «Qui a engendré cet enfant si semblable aux kɇl ɇsuf, et ne seraient-ce pas les kɇl ɇsuf eux-mêmes?» Le glissement marque que la réponse, positive dans le mythe, est négative dans le rituel. Celui-ci affirme finalement et en cela peut se résumer sa relation au mythe que les Touaregs naissent comme leurs premiers ancêtres d une femme et de l ɇsuf, mais que leurs pères ne sont pas pour autant des kɇl ɇsuf comme dans le mythe. En d autres termes, si les tentes sont restées semblables à ce qu elles étaient à l époque du mythe, les hommes ont appris depuis à manier les relations d alliance, ce qui leur évite désormais d avoir trop directement affaire aux kɇl ɇsuf. Un peu comme le conte d Aniguran étudié au chapitre 2, le récit des origines rappelle a contrario l importance des relations d alliance. Si discret que soit leur rôle lors d une naissance, elles aident en effet les hommes à gérer leur rapport avec les kɇl ɇsuf 34. 4.3. L intervention du lettré 60 Les interventions du lettré dans le rituel et dans le mythe ont, nous l avons vu, des effets comparables. Il nous faut maintenant comprendre ce que signifient ces interventions et ce qui les rend nécessaires. 61 Lorsque le nom de l enfant a été choisi, le sacrificateur s écrie à plusieurs reprises : Allah akbar, «Dieu est grand» 35, avant de proclamer ce nom. Ce cri (teqqoräyt) est en soi un

200 élément du rituel à tel point que lorsqu on parle, à propos de la nomination, du «cri», chacun sait de quoi il s agit sans qu on ait besoin de préciser davantage. Le Touareg non lettré ne connaît pas le sens exact du mot arabe akbar, mais il s écrie Allah akbar lorsqu il veut manifester qu il se soumet aux décrets du Très-Haut. C est ce qu on dit par exemple lorsqu on apprend la mort d un proche ou tout autre événement où Dieu a manifesté sa puissance. En poussant ce cri avant de proclamer le nom d un nouveau-né, le sacrificateur reconnaît au nom de tous que la naissance de cet enfant est un don de Dieu. Ce cri signifie peut-être davantage, à savoir que l enfant ne reçoit tel nom que parce que Dieu le veut. Un examen plus attentif des modalités du choix de ce nom va nous permettre d établir cette hypothèse de façon plus ferme. 62 Qu il consulte ou non un écrit arabe, on considère que c est sa science des écritures qui permet au lettré de choisir convenablement le nom de l enfant. Il vaut la peine de parler ici, fût-ce au prix d une digression, de la façon dont les Touaregs conçoivent l écrit. Bien qu existe chez eux un mot, äktɇb, au demeurant emprunté à l arabe, qui peut être traduit par «écrire», ils ne considèrent pas vraiment les diverses sortes d écritures dont ils connaissent l existence comme les espèces d un même genre. Pour un homme non lettré, et même pour la plupart des lettrés, tout texte rédigé en arabe a une dignité comparable à celle du Coran et n en est pas nettement distingué. Désignant d abord le Coran, le mot d origine arabe alqoram peut aussi s appliquer à n importe quel texte arabe, surtout s il est employé au pluriel, alqoramän. Dans toutes ces acceptions, ce terme est à peu près synonyme d un mot dérivé de äktɇb, alkɇtab. Si «écrire» ( äktɇb), c est écrire dans n importe quelle langue, un «écrit» (alkɇtab) est exclusivement un texte arabe, et l «écrit» par excellence est le Coran. Pour parler d un livre rédigé dans un autre alphabet (et on ne conçoit pas alors qu il puisse être écrit en arabe ni même être la traduction d un texte arabe), on emploie takarde, mot venu de l anglais par le hausa, ou les mots d origine française libr ou kaye. Pour le Touareg, un livre, arabe ou non, est toujours rédigé dans une langue et un alphabet étrangers, et seuls quelques-uns y ont accès : les lettrés, ou bien les jeunes gens ayant été à l école européenne 36. Si les livres arabes et les autres livres sont sur ce point semblables, ils s opposent en revanche en ce que les premiers sont a priori respectables et les seconds, introduits par les Infidèles, a priori suspects. Il existe des alphabets touaregs 37, mais personne n imagine qu ils puissent servir à écrire ce que nous appelons des livres. Ils sont exclusivement utilisés soit pour des inscriptions sur les roches ou sur les arbres, soit pour la rédaction de courtes missives, souvent galantes 38, et les lettrés affectent de les juger impies. 63 Le lettré n est donc pas simplement un homme sachant lire et écrire, mais l homme connaissant la seule écriture dont l usage ne soit pas impie. Il a de ce fait accès au Coran, le livre où les commandements de Dieu sont consignés 39. C est en tant que détenteur de ce savoir spécifique qu il choisit le nom de l enfant, et ce nom ne peut en paraître que plus conforme à la volonté de Dieu. Ceci confirme ce que nous avons avancé avant de commencer ce développement et nous apprend de plus que la volonté de Dieu ne se fait connaître aux Touaregs que dans une langue étrangère. 64 Cette extériorité de la parole divine se retrouve dans la façon bien particulière dont le lettré utilise sa connaissance des Ecritures. On sait qu il y trouve les critères lui permettant de déduire du jour de la naissance un nom approprié à l enfant. Ce nom dépend donc du jour où l enfant est né, c est-à-dire de circonstances dont Dieu seul est maître. Dans certaines régions, le nom n est pas choisi d après le jour de la naissance, mais il est tiré au sort. Nous l avons vu faire une fois chez les Iberdiyanan. On avait

201 attribué des noms à trois bâtons de longueur différente, et le lettré avait été prié de choisir l un d eux, dans une sorte de tirage à la courte paille 40. Toutes ces modalités de choix du nom se ressemblent sur un point : sur le hasard, comme sur le jour de la naissance des leurs, les humains n ont pas de prise. Le hasard a une extériorité comparable à celle du Livre ; d autant plus que, quand il intervient, dans un tirage au sort par exemple, les Touaregs, à la manière des Anciens, y voient une intervention du Très- Haut 41. Le choix du nom fait donc intervenir de deux manières une instance extérieure : le nom est choisi par un homme ayant accès au Livre et selon des modalités sur lesquelles les hommes n ont pas de prise. 65 Le Livre et la loi ne sont pas extérieurs au monde touareg de la même façon que l ɇsuf est extérieur aux campements. Il faut parler ici de transcendance plutôt que d extériorité. Et c est justement de cette transcendance que l intervention du lettré tire son sens. Les hommes, nous le savons, sont condamnés à rester proches des kɇl ɇsuf. Or, l attribution du nom doit arracher l enfant à l ɇsuf d où il vient. Mais si les hommes sont eux-mêmes proches des kɇl ɇsuf, comment un nom choisi par eux pourrait-il arracher un enfant à leur emprise? On doit s en remettre pour ce choix au Livre et au hasard, c est-à-dire à Dieu dans toute son extériorité. Devant lui, en effet, hommes et kɇl ɇsuf, qui sont tous ses créatures, sont semblables. Ils s opposent certes comme étant les vivants et les morts, mais Dieu, qui est éternel, se tient au-delà de cette opposition. N étant pas partie dans la confrontation permanente entre les hommes et les kɇl ɇsuf, lui seul peut amener un enfant du monde des kɇl ɇsuf au monde des hommes 42. 66 Sur tout ce qui vient d être développé, chaque naissance reproduit ce qui s est passé au début des temps : l intervention d un lettré, c est-à-dire d un homme de Dieu, a été nécessaire pour que des kɇl ɇsuf naissent les Touaregs. Là est finalement la raison d être de la similitude sur ce point du rituel et du mythe 43. 5. Le deuxième nom et le cycle d Aniguran 5.1. L enfant confié à la tente 67 Il nous faut maintenant parler du deuxième nom et du caractère féminisant que nous lui avons trouvé. Remarquons pour commencer que ce nom est souvent plus utilisé que le premier, du moins durant les premières années de la vie de l enfant. Durant tout ce temps, l enfant vit d ailleurs plus près de sa mère que de son père (voir chap. 1, 4). Disons qu il appartient alors à la tente de sa mère davantage qu au campement de son père, ce qui apparaît en particulier dans le simple fait que, si ses parents divorcent, il ne demeure pas dans le campement de son père mais suit la tente de sa mère. Il paraît dès lors raisonnable de proposer l hypothèse suivante : de même que son premier nom fait de l enfant le membre d un campement, de même le second en fait le membre d une tente. On comprend dès lors que le deuxième nom soit choisi à l intérieur de cette tente, par la mère de l enfant et ses amies, à un moment où les hommes invités sont repartis, tandis que le premier nom est choisi par des hommes assis en plein air et non sous des tentes, avant que les femmes invitées n arrivent. 68 C est donc parce qu il vit à la fois dans une tente et dans un campement qu un Touareg reçoit deux noms. Nous devons cependant affiner cette première formulation de notre hypothèse, car, sinon, nous serions conduits à penser que l enfant est situé par rapport aux campements avant de l être par rapport aux tentes puisqu il reçoit son nom «de

202 campement» avant son nom «de tente» 44. Or, nous avons fait état, plus haut, d une certaine antériorité de la tente par rapport au campement. L enfant naît de fait avant tout dans une tente, et c est là ce qui est premier (nous savons du reste combien cette tente en est affectée) ; il n est qu ensuite attribué à un campement. Mais les effets de cette attribution sont mis en suspens pour quelques années, de sorte que l enfant, son appartenance au campement restant pour l instant un peu formelle, n apparaît plus que comme le membre d une tente. En d autres termes, après avoir été attribué à un campement, il est confié à la tente qui l a vu naître 45. Il n est donc pas situé de la même façon par rapport à la tente et par rapport au campement, ceci se traduisant d ailleurs par une certaine différence de ton entre les opérations liées à la première nomination et au campement et celles liées à la seconde nomination et à la tente ; ainsi, le seul lien rattachant l enfant à son campement est un père qui se tient à l écart, qui ne l a encore jamais vu et ne sait de lui qu un nom qu il entend crier au loin ; et ce nom est choisi par un lettré qui n a pas davantage vu l enfant. Autour de la tente, en revanche, se déroulent des opérations touchant au corps même de l enfant : la mise à l écart du délivre, la coupe des cheveux, l attribution d un nom qui «lui va bien», souvent choisi selon une de ses particularités physiques et non pas par hasard comme l autre nom. Proximité charnelle, chaleur et tendresse d un côté, formalisme un peu froid de l autre... 69 Plus tard, lorsqu il se mariera, l enfant qu on nomme aujourd hui deviendra effectivement, et non plus seulement de façon formelle, le membre d un campement. Son mariage en effet se réglera entre deux campements ; des lettrés «l attacheront» en présence des chefs de ces campements (voir chap. 6, 1) ; son père, chef de son campement, l aidera à rassembler la taggalt ou la recevra pour lui, selon qu il est garçon ou fille. Le deuxième nom, qui en un sens parait au plus pressé tant que l enfant n était pas encore effectivement membre d un campement, aura d ailleurs peut-être d ici là été oublié au profit des surnoms que les hasards de la vie lui auront fait acquérir. 70 Notons qu un garçon et une fille sont confiés de la même manière à la tente de leur mère puisque le rituel leur réserve le même traitement ; nous savons d ailleurs qu ils vont habiter cette tente de la même manière (voir chap. 1, 4). Cela signifie qu on ne tient pas compte dans ce rituel du sexe de l enfant ou plutôt qu on oublie que, s il est un garçon, le domaine auquel on le confie n est pas vraiment le sien. Le caractère féminisant du deuxième nom traduit donc finalement deux choses, dont l une est la conséquence de l autre : l enfant, en recevant ce nom, est confié à un domaine féminin ; mais pour le confier à un domaine féminin, il faut oublier, le cas échéant, qu il est un garçon. 71 C est là cependant un oubli qui ne durera guère. Ainsi, dans quelques mois, quand sortir de la tente sera devenu pour lui une affaire banale, on prendra soin de ne pas poser le petit garçon sur le rebord d une tente (voir chap. 1, 4). On se rappellera alors qu il aura un jour à quitter cette tente à laquelle on le confie aujourd hui sans se soucier de savoir s il est une fille ou un garçon. 72 Etre appelé à quitter la tente où il est né rend le petit garçon semblable à son oncle maternel, qui a dû quitter avant lui une tente proche. Or, sur cette similitude, le rituel est muet ; et comment pourrait-il ne pas l être? Dès lors qu on a choisi de ne pas tenir compte du sexe de l enfant, on n a pu a fortiori qu oublier que, s il est un garçon, il est semblable à son oncle maternel. Mais ici intervient le cycle d Aniguran. Nous savons en effet que la rivalité opposant Aniguran à Adelasaq n est qu une forme outrancière de la similitude existant entre tout homme et son neveu utérin. Le cycle d Aniguran parle donc, et dans l outrance, de ce que le rituel tait. L une des versions du conte inaugural du cycle,

203 celle où l esclave de la sœur d Aniguran accouche d une fille, est même une transposition de la situation rituelle. La féminisation provisoire de l enfant dans le rituel devient dans ce récit la substitution d une fille au neveu d Aniguran. La mère opère la substitution dans le conte de même que, dans le rituel, le deuxième nom, féminisant, est choisi par la mère du nouveau-né et ses amies. Enfin, qu Aniguran ne dise rien quand il se trouve en présence d une «nièce» répond au silence du rituel sur la similitude entre l oncle maternel et le neveu utérin. En opposant deux versions, dont l une transpose le rituel, le conte se donne clairement comme décrivant la face cachée de ce rituel. La cérémonie de la nomination ne peut être explicite sur la relation unissant l enfant à la tente de sa mère, car il serait déplacé, au moment où l on est justement en train de confier l enfant à la tente, d annoncer ce qu y sera son destin et de laisser entrevoir que ce destin pourrait bien être de la quitter un jour. Ce serait, comme on dit, aller un peu vite en besogne. Mais le conte est là pour rappeler que, qu on le taise ou non, tel est bien le destin d un garçon. 73 En réalité, le rituel n est pas exactement muet sur la différence, encore à apparaître, entre le destin d un garçon et le destin d une fille. Disons plutôt qu il n est pas affirmatif, car l examen d un épisode rituel non encore commenté va nous montrer qu il pose tout de même une question. Nous nous rappelons qu après que le bélier a été dépecé et cuit, hommes et femmes se disputent ses viscères jusqu à ce qu ils tombent à terre, inconsommables. Les protagonistes de cette bataille burlesque sont surtout des proches parents de l accouchée puisque les parents du père de l enfant ne sont guère présents ; de plus, ils appartiennent à la même génération qu elle, car les vieillards ne participent pas à ce jeu ; de sorte qu il s agit surtout de ses «frères» et «sœurs». Les hommes les plus déterminés sont même les jeunes hommes du campement, c est-à-dire les frères de l accouchée. Le nouveau-né est l «enfant» de ces femmes et le tegaze de ces hommes. Sans doute n est-il pas indifférent que la panse (tagɇzɇwt) du bélier soit l objet de la lutte la plus vive, quand elle n est pas le seul viscère concerné par cet affrontement. En effet, tegaze et tagɇzɇwt se rattachent à la même racine, trait linguistique d autant plus présent à l esprit de l informateur que le mot tegaze désigne aussi une partie du corps voisine de la tagɇzɇwt (voir chap. 4, n. 3). Si le bélier est un équivalent symbolique du nouveau-né, on peut penser que cette tagɇzɇwt qu hommes et femmes se disputent symbolise plus particulièrement le lien qui fait de cet enfant le tegaze des hommes présents. Cette lutte entre des femmes qui sont des «mères» du nouveau-né et des hommes qui la chose est bien marquée sont ses oncles maternels apparaît alors comme une question : «Qui cet enfant suivra-t-il? Sa destinée est-elle de suivre ses "mères" et de demeurer comme elles dans la tente, ou bien estelle de suivre ses oncles maternels et de quitter comme eux la tente où il est né?» Mais l affrontement est sans issue, et ni les hommes ni les femmes ne consomment la tagɇzɇwt, c est-à-dire que la question posée reste sans réponse. On refuse donc de mettre en lumière le lien que cet enfant pourrait avoir avec son oncle maternel, mais le fait que la question est tout de même posée marque bien que ce refus n est que provisoire. De sorte que le rapport du rituel au conte peut en dernière analyse se résumer ainsi : le rituel pose une question à laquelle il se garde bien de répondre, laissant au temps le soin de le faire à sa place, tandis que le conte dévoile le pourquoi de la question et laisse entrevoir ce que pourrait bien être sa réponse encore à venir. 5.2. La reconduction de la relation frère-sœur 74 L oncle maternel du nouveau-né se borne certes à poser une question laissée sans réponse par le rituel, mais qu il le fasse au moment précis où l enfant, déjà attribué au

204 campement, va être installé dans une tente nous autorise à dire qu il contribue à cette installation, même s il ne le fait que sur le mode de la prétérition. En choisissant avec ses amies un deuxième nom, la mère de l enfant y contribue aussi. Un frère et une sœur confient donc ici un enfant à une tente. Notons que, s il importe peu à cet instant que cet enfant soit une fille ou un garçon, il sera plus tard traité selon son sexe et se distinguera alors de ses germains de sexe opposé. Si les enfants qu une femme met au monde sont confiés à sa tente au cours d épisodes rituels qui équivalent à une question laissée sans réponse, ils sont donc appelés à apparaître effectivement comme des frères et sœurs lorsque cette question aura finalement trouvé sa réponse. On peut donc dire que, dans le rituel de nomination, un frère et une sœur confient à une tente le membre encore indéterminé d une autre paire frère-sœur. Formule qui, remarquons-le, pourrait être la transcription exacte de l affrontement des hommes et des femmes autour des viscères du bélier. Dans cet affrontement, en effet, des «frères» et des «sœurs» laissent flotter une certaine indétermination autour d un objet représentant un enfant avant d installer cet enfant dans une tente. 75 Cette formule fait aussi apparaître une analogie entre cet épisode rituel et le mariage préférentiel, tel que nous l avons commenté au chapitre 5 ( 5.2). Lorsque ce mariage a lieu, deux hommes nés dans deux tentes proches réaffirment d un même mouvement leur appartenance à une certaine paire frère-sœur. Ici, un homme et sa sœur installent dans une tente le membre indéterminé d une paire frère-sœur. On retrouve dans les deux situations la même sorte de continuité entre deux paires frère-sœur situées à deux générations consécutives. 76 L analogie ne s arrête pas là. En effet, on se rappelle que la relation frère-sœur n est reconduite à travers le mariage préférentiel qu à la condition qu une place soit d abord faite à l affinité. Or, on retrouve bien ici l analogue de cette condition préalable. L épisode rituel de la lutte autour des viscères du bélier et l attribution du deuxième nom n ont lieu qu après que l enfant a déjà été installé dans le campement. Or ce n est pas la relation frère-sœur mais l affinité qui a œuvré dans cette installation. L oncle maternel y a certes contribué puisqu il se trouvait parmi les hommes qui assistaient à l attribution du premier nom aux côtés du chef du campement ; mais, comme tous les hommes présents, il n était là qu en tant qu affin du père de l enfant et se tenait à l ombre de son propre père, beau-père du père de l enfant. Ce n est qu après cela que le frère et la sœur entrent en scène, dans un cérémonial qui n a d ailleurs pas la gravité de l attribution du premier nom. Figure 40. Analogie entre le rituel de nomination et le mariage préférentiel Rituel de nomination A et Β installent C ou D dans la tente de A.

205 Mariage préférentiel b s affirme comme frère de a et d comme frère de c. 77 Ce qu il peut y avoir d analogie entre le mariage préférentiel et le rituel de nomination ne doit pas nous faire oublier néanmoins en quoi diffèrent les situations formelles qu ils mettent en jeu. Dans le mariage préférentiel, les hommes et les femmes en présence ont des rôles bien différenciés. Il n en est pas de même dans le rituel de nomination puisqu un jeune garçon est traité comme le sera, ou comme l a été, sa sœur. Dans les deux cas, la même figure formelle est dessinée, mais elle reste dans le cas de la nomination à l état d ébauche. Si, plus tard, le jeune garçon qui reçoit un nom épouse sa cousine croisée matrilatérale, ce qui n est aujourd hui qu une ébauche deviendra alors une figure clairement lisible. Le rituel esquisse ici une figure qui sera peut-être complétée plus tard, lorsque les enfants aujourd hui nouveau-nés se marieront. 6. Conclusion 78 S il fallait résumer d un mot le rituel de nomination, nous dirions qu un enfant y est distingué des kɇl ɇsuf avec l aide de Dieu et installé dans un campement par des hommes agissant en tant qu affins d autres hommes, puis confié à une tente par un couple frèresœur. En le lisant ainsi, on comprend aisément qu il puisse évoquer le mythe d une part, le cycle de contes d autre part. Le moteur de celui-là est en effet l affinité, le moteur de celui-ci la relation frère-sœur. Que ce mythe et ce cycle de contes s évoquent l un l autre vient de ce que l affinité et la relation frère-sœur sont combinées et non simplement juxtaposées dans le rituel. L illustration la plus saisissante de cette combinaison est qu un même homme puisse agir comme affin d un autre homme dans la première partie du rituel et comme frère d une femme dans la seconde partie. Mais si cet homme appartient au campement des affins du père de l enfant, il se distingue, parmi ces affins, comme étant né dans une tente proche de celle où est né l enfant. A cela répondent les divergences observées entre le mythe et le cycle de contes. Les deux volets du rituel se combinent donc l un à l autre comme s évoquent l un l autre le mythe et le cycle d Aniguran, et s opposent l un à l autre comme diffèrent l un de l autre le mythe et le cycle. Gardons-nous cependant d en déduire que le rituel pris dans son ensemble répète ce que disent ces textes littéraires. Ceux-ci ne parlent pas de l affinité et de la relation frère-sœur comme le rituel en parle. Le mythe éprouve a contrario l importance de la première, et le conte dit au sujet de la seconde ce que le rituel tait. 79 Il nous reste maintenant à rassembler les résultats de ce chapitre et du précédent et à situer, l un par rapport à l autre, ces deux rituels que nous n avons pour l instant considérés qu isolément.

206 NOTES 1. Selon un informateur isolé, si l accouchée n est pas remise au bout de quarante jours, la fête des relevailles est reportée de vingt jours. Si, passé ce délai, elle n est toujours pas remise, il est convenable que le mari la répudie. Le cas n a pas été observé durant le séjour sur le terrain. 2. A cette occasion, on fait aussi à l enfant des mouchetures en patte d oie au coin des yeux pour qu il ait une meilleure vue, ainsi que dans le dos pour qu il ait plus de force. On fait aussi des scarifications à la mère, pour décongestionner son dos. Pour elle, on peut utiliser, afin de faciliter la saignée, des ventouses faites avec des cornes de bovins. Le médecin plaque la corne sur la peau et aspire par un trou pratiqué dans la pointe de la corne. Les scarifications (tigeyas) sont fréquemment pratiquées par les Touaregs, et il ne semble pas que celles qu on pratique sur l enfant et la mère lors des relevailles aient une fonction autre que prophylactique. 3. Ce point, comme beaucoup d autres, se retrouve chez les jnūn maghrébins (voir Westermarck 1926, t. 1, chap. 4 : passim). 4. L informateur, lorsqu il a ce genre d affirmation, lui laisse un caractère général et vague. On n a jamais dit devant nous que telle personne précise était un kɇl ɇsuf. Il est intéressant de signaler ici qu Al Bekri rapporte une croyance analogue chez des Berbères vivant à son époque à proximité de l Egypte. Selon lui, on croyait dans certaines tribus que les petites filles nouveaunées se transformaient en démons (ghul) qui se jetaient sur les hommes pour les dévorer. Pour éviter pareil incident, il fallait ligoter les nourrissons (1965 : 12). Westermarck mentionne également que chez les Berbères marocains on craint que les jnūn ne remplacent le nouveau-né par un autre (1935 : 14). 5. C est le tadänt qui est le plus souvent cité par les informateurs. Ce rameau est appelé âmata, mot dont nous ne croyons pas qu il ait un autre sens. 6. Ce que nous traduisons par «chasser» est le verbe adɇg, qui désigne d abord l action de diriger un troupeau en avançant derrière lui. Nous devrons examiner plus en détail les déclarations de l informateur pour savoir exactement comment interpréter le mot «chasser». L affaire n est pas si simple qu elle en a l air. 7. Que les kɇl ɇsuf craignent les parfums se retrouve aussi chez les Ioullimmedan (voir chap. 1, n. 29) et chez les Kel Ahaggar (Gast 1968 : 173). 8. Sur ce partage, voir annexe IV. 9. Les mots madam (madame) et mushe (monsieur) ont été empruntés au français. Depuis la décolonisation, ils désignent ceux qui ont été à l école européenne. 10. Voir une liste de tels noms dans Introduction à la langue des Touaregs de l Ayr, Fraternité d Agadez. 11. L alphabet dont les Touaregs appellent les caractères tifinagh est exclusivement consonnantique, mais une voyelle finale est parfois notée par un point. 12. Ce rituel pris dans son ensemble n est pas particulier aux Touaregs. Le rituel arabe de nomination, tel que le décrit Chelhod (1955 : 137), comprend aussi l égorgement d un bélier et la coupe des cheveux de l enfant, mais ces deux éléments rituels sont alors liés : une fois l enfant rasé, on oint sa tête du sang du bélier égorgé, alors qu il est clair que ces deux éléments du rituel sont disjoints chez les Touaregs, et c est là ce qui fait la spécificité de leur rituel. 13. A ces noms et surnoms s ajoutent aussi les teknonymes. C est ainsi qu une femme ne prononce pas le nom de son premier époux. Elle s adresse à lui d un râclement de gorge ou en lui faisant signe du menton ou des yeux. Tant qu ils n ont pas d enfant, elle parle de lui en disant

207 «lui s ou «celui-ci». Après la naissance de leur premier enfant, elle parle de son mari comme «le père d Un tel ou d Une telle». 14. C était le cas par exemple de la jeune fille appelée Madam dont nous avons parlé plus haut. 15. Les kɇl ɇsuf sont parfois appelés dans l Ahaggar ag amadal, «fils du sol» (Foucauld 1951-1952, t. 3 : 1444). On trouve des croyances voisines chez les Arabes (Chelhod 1955 : 76 et 105). 16. Nous avons aussi vu l esclave proche du petit bétail (voir chap. 2, 1.2). Les deux traits ne se contredisent pas. Nous savons à quel point le petit bétail s oppose au chameau ; et on dit justement que celui-ci fait fuir les kɇl ɇsuf. Il y a dans la région d Agadez des endroits où le voyageur nocturne risque d être attaqué par les kɇl ɇsuf, mais qui y passe en chameau n a rien à craindre d eux. 17. Nous avons même recueilli des récits où l âme d un kɇl ɇsuf était un cheveu (voir Casajus 1982 b, 1985). Notons que le fait d être hirsute caractérise non seulement les jnūn arabo-islamiques, mais aussi certains êtres surnaturels connus des anciens Hébreux (voir Robertson Smith 1927 : 120). 18. Nous verrons que c est là l une des raisons pour lesquelles un homme doit se voiler la tête (voir chap. 9). 19. On peut trouver contradictoire que, pour mettre les cheveux à l abri de l action des kɇl ɇsuf, on les enterre, alors qu on sait que le sol et le sous-sol sont le domaine des kɇl ɇsuf. En fait, il nous semble que l accent est surtout mis ici sur le fait qu on met les cheveux à l abri ; et on oublie un peu pour ce faire que les kɇl ɇsuf sont proches du sol. Nous verrons un peu plus loin que ce n est pas toujours le cas. 20. Les offrandes enterrées avec le délivre sont appelées tikutawin, pluriel de takute. Une takute est d abord un don, le plus souvent un don charitable. C est le sens qu a le mot dans l expression akh ɇn takute (voir chap. 5, 5). C est aussi le sens que lui reconnaît le Père de Foucauld (1951-1952, t. 2 : 928). Or, ici ces offrandes n apparaissent guère comme un don, sauf si justement on considère qu elles sont en quelque sorte données à : l ɇsuf. Il existe un autre cas où une takute, à première vue du moins, ne ressemble pas à un don. Chez les Kel Ewey, on dépose du mil et des dattes dans les trous des arceaux de la tente nuptiale. Sept jours après, les époux déménagent, et les offrandes sont laissées là où on les avait enterrées. Comme les offrandes ajoutées au délivre sont censées protéger l enfant contre les kɇl ɇsuf, ces offrandes protègent les jeunes mariés contre les kɇl ɇsuf. On conçoit qu un don fait à l ɇsuf détourne l attention des kɇl ɇsuf. Dans cette pratique, les Kel Ewey semblent d ailleurs dire implicitement ce que d autres nomades disaient explicitement : les Bédouins arabes de l Antéislam, lorsqu une nouvelle tente était édifiée, sacrifiaient aux jnūn, maîtres du lieu (Chelhod 1965 : 211). Des pratiques comparables, où il est explicitement question de sacrifices aux jnūn, se retrouvent au Maroc (Westermarck 1926, t. 1 : 315 et suiv.). 21. Contrairement à ce qui se passe pour les cheveux, qu on enterre négligemment en se contentant de jeter sans y penser un peu de sable sur eux, le délivre est enterré avec une certaine solennité, et l informateur prend le soin de préciser qu on fait un trou d une coudée de profondeur. C est un acte qu il présente comme grave et dont il ne parle qu avec une certaine réticence. Ici (voir chap. 7, n. 19) le délivre est mis en toute conscience dans le sol, le domaine des kɇl ɇsuf. 22. On peut aussi employer temät, mais c est, nous a-t-on dit, inconvenant : temat, quand il ne désigne pas le délivre, désigne la parentèle maternelle d un homme. Parler de temät à propos du délivre serait sans doute dire trop clairement les choses, parler trop crûment de l organe par lequel l enfant était relié à sa mère et par elle à sa parentèle maternelle. Le pluriel a ici valeur d euphémisme. 23. Ce qui est une raison supplémentaire de penser qu en enterrant le délivre, on le livre à l ɇsuf, comme les morts qui peu à peu sombrent dans l ɇsuf.

208 24. Remarque qui n explique pas pourquoi l enfant doit sortir de la tente. Voir plus loin. Signalons que bien après la naissance, les kɇl ɇsuf peuvent encore prendre la place de l enfant. On laisse dans la journée les nourrissons dans des berceaux (asakɇnsakɇw), sortes de treillis suspendus aux arceaux de la tente. On dit que les kɇl ɇsuf déposent leurs enfants dans un berceau laissé vide. Pour éviter cela, il faut retourner le berceau lorsqu on en a retiré l enfant. Mais si les kɇl ɇsuf peuvent encore mettre un de leurs enfants à une place qui revient au nourrisson, ils ne risquent plus de substituer un de leurs enfants au nourrisson. 25. Un Touareg se respectant doit savoir user de la parole avec parcimonie, se contenter d allusions et éviter d être trop explicite. Savoir parler, c est donc aussi savoir ne pas parler (voir chap. 9, 1). 26. Ce trait rappelle les poètes arabes de l Antéislam, qu on disait inspirés par les jnūn (Chelhod 1965 : 74). 27. Sur ce thème et son rapport avec l ɇsuf, voir Galand-Pernet 1978. 28. Nous pouvons avoir l air de nous contredire en parlant d une distinction soudain moins nette entre la tente et l ɇsuf puisque nous avons dit plus haut que l enfant ne doit pas sortir de la tente. En fait, il n en est rien. Si nous ne savons plus ce qu est la tente, nous savons ce qu est l extérieur de la tente : de l ɇsuf. D ailleurs, même à l intérieur de la tente, l enfant laissé seul est en danger, ce qui ne sera plus le cas après la nomination. 29. Est-ce tout à fait un hasard si les femmes de l Ahaggar, lorsqu elles visitent une accouchée, s enduisent le visage de tamazgut, comme le font les femmes des Kel Ferwan lorsqu elles déménagent (voir chap. 1, 5)? C est un peu comme si était rendue explicite dans un groupe touareg une analogie qui dans l autre reste implicite. 30. Nicolaisen admet lui aussi que le bélier puisse être assimilé à l enfant (1961), mais il ne précise pas sur quelle base ethnographique il s appuie. Peut-être part-il pour affirmer ceci d une lecture comme celle de Hocart ou celle de Hubert et Mauss. Pour lui, ce «meurtre» de l enfant vise à en faire un être soumis à Dieu. Cela constitue certainement une partie des significations du sacrifice du bélier mais ne rend pas compte de la position des acteurs du rituel. Nous verrons néanmoins que le sacrifice du bélier appelle une référence à une réalité transcendantale à laquelle tous et pas seulement l enfant se soumettent. 31. Nous n avons pas recueilli l équivalent exact de ce mythe chez les Kel Ferwan. Nous croyons tout de même possible de l utiliser dans ce travail pour deux raisons. Tout d abord, les informateurs à qui nous l avons récité nous ont dit qu ils le connaissaient et que «cette histoire existait chez eux aussi». Ensuite, les motifs s en retrouvent, épars, dans les mythes kel ferwan que nous avons recueillis. 32. Nous gardons ici le terme employé par Hourst, qui traduit probablement ainsi aljin ou aljayn, équivalent de kɇl ɇsuf. 33. Le terme utilisé dans le conte est ɇjîmɇr, qui peut désigner un jeune mouton, entier ou non. Nous avons vu qu il est élégant de la part du père de l enfant de faire sacrifier un bélier (êkar), mais qu un autre ovin peut très bien faire l affaire. Il ne serait donc pas déraisonnable de comparer le conte et le rituel sur ce point. 34. Le conte d Aniguran du chapitre 2 semblait ne pas parler des kɇl ɇsuf. En fait, il le faisait, mais indirectement. Il met en effet en scène une société privée de chameaux. Or le chameau a aussi le pouvoir de maintenir les kɇl ɇsuf à distance (voir ce chap., n. 16). Une société sans chameaux ne peut donc être qu une société vulnérable au danger que représentent les kɇl ɇsuf. 35. Le mot par lequel les Touaregs désignent Dieu est en général Yalla, mot dont il n est pas sûr qu il dérive de l arabe Allah. Il existe également de nombreuses périphrases (voir en particulier Foucauld 1951-1952, t. 2 : 697). Certains emploient au lieu de Yalla le mot arabe, prononcé Allahu, en général, semble-t-il, pour marquer leur piété ou pour se démarquer par rapport à ceux qui se contentent d utiliser le mot berbère.

209 36. Le nom qu on donne à ces jeunes gens, mushe ou madam (voir ci-dessus, n. 9), en fait d ailleurs un peu des étrangers. 37. Ces alphabets sont parents des anciens alphabets libyques (voir Prasse 1971-1974, t. 1 : 145). 38. Que l usage de cet alphabet soit d abord galant ressort bien des textes recueillis par Mokhamed Aghali et J. Drouin (1979 : passim). Il est d ailleurs intéressant de noter que le nom même que reçoivent les caractères de cet alphabet, tifinagh (pl. de tafinaq), a pu être rattaché par certains auteurs au mot «punique» (Prasse 1972-1974, t. 1 : 146). Il n est donc pas impossible que ces alphabets eux-mêmes aient pu paraître aux yeux des Touaregs ou de leurs ancêtres comme étrangers. Certains livres en arabe que possèdent les lettrés sont annotés en tamacheq, mais l alphabet utilisé est alors l arabe. Sur ce point, voir également H. Basset 1920 : 60 et suiv. ; Galand 1961 et 1974-1975. 39. Pour les Touaregs, en effet, tout ce que Dieu a ordonné aux hommes se trouve consigné dans le Coran. C est parce que le Coran, diton, l exige que les Touaregs ont telles terminologies de parenté, telles règles d héritage, tels rituels, etc. On distingue néanmoins entre ce qui a été ordonné par le Livre, ce qui a une «origine» (almighna) et ce qui n est que simple coutume, tada ou alghadat. Le départ entre ce qui a de l almighna et ce qui relève de la coutume varie selon les locuteurs. Les lettrés les plus érudits savent que bien peu d usages touaregs sont consignés dans le Livre. Certaines vieilles se montrent également sceptiques sur l origine coranique de nombreux usages, en particulier ceux qui concernent la tente. 40. Un usage comparable a été signalé dans l Ahaggar (Lhotte 1955 : 325 ; Foley 1938 : 46) et chez les Kel Tedale (Joubert 1939 : 254). 41. Le mot que nous traduisons par «hasard» est sa, terme qui est peut-être d origine hausa. Il désigne ce qui intervient dans un processus sur lequel les hommes n ont pas de prise. Sa peut aussi désigner une intervention heureuse du hasard, c est-à-dire la chance. Notons ici une pratique où le hasard intervient, en apparaissant nettement dirigé par le Très-Haut. Dans une méthode de divination utilisée par des lettrés, la personne cherchant une information est invitée à fermer les yeux et à poser son index sur une sorte de tableau de chiffres. Le doigt ayant désigné un chiffre «au hasard», ce chiffre renvoie à un court texte que le lettré interprète. Ce procédé de divination n est pas sans rapport avec un procédé marocain déjà décrit par Ibn Khaldoun (voir Renaud 1943). 42. C est en cela précisément que Dieu se tient à l extérieur du cycle qui conduit les hommes de l ɇsuf à l ɇsuf, comme nous l avons annoncé au chapitre précédent ( 5.2). 43. Notre interprétation de cette partie du rituel ne nous semble pas contredire celle de Nicolaisen (1961). Mais elle fait de plus intervenir l ɇsuf et donne à ce terme la connotation sociologique qu il mérite. Les kɇl ɇsuf ou les jnūn, et les croyances qui s y rattachent, ne relèvent pas en effet de la seule «superstition». Remarquons que tout ceci peut nous aider à comprendre le rôle joué par les Ecritures dans la cure des maladies attribuées au kɇl ɇsuf. Le malade peut être invité à porter sur lui des amulettes, sacoches de cuir renfermant des versets du Coran convenablement choisis, ou bien la simple invocation répétée : «Au nom du Dieu miséricordieux». Le lettré peut aussi écrire les mêmes formules sur une planchette de bois, qu il lave, et faire boire au malade l eau du lavage noircie par l encre. Cette pratique est répandue à travers tout le Sahel. Dans d autres cures, on peut se contenter de faire écouter au malade de la musique lors d un tɇnde, par exemple, et le faire sortir ainsi de sa prostration. Mais dans les cas les plus graves, seule l action d un lettré est considérée comme efficace. 44. La succession n est d ailleurs pas seulement d ordre chronologique mais, si l on peut dire, d ordre logique puisque, le deuxième nom étant souvent un diminutif du premier, il est choisi d après lui autant qu après lui. 45. Peut-être sommes-nous ici en présence d un trait commun aux Touaregs et à d autres Berbères. Marcy, par exemple, qui ne fait pas, il est vrai, état d une ethnographie détaillée,

210 commente ainsi la nomination chez des Berbères marocains : «C est seulement par la cérémonie musulmane de l imposition du nom, célébrée le septième jour, qu aura lieu l entrée de l enfant dans la famille paternelle... Jusque-là, le nouveau-né est considéré comme appartenant à sa mère, et sa filiation est indiquée d après le nom de celle-ci dans le cas d un enfant naturel» (Marcy 1941 : 208). S il ne fait pas état d une double nomination, cet auteur fait bien état d une double appartenance de l enfant.

211 8. Mariage et naissance : le cycle rituel 1 Il n a sans doute pas échappé au lecteur que les rituels de mariage et de nomination sont autant de variations sur des thèmes identiques. Dans l un et l autre, nous voyons les acteurs confrontés aux kɇl ɇsuf, soit que le marié annonce qu il sera un jour l un d eux, soit que l enfant nouveau-né apparaisse comme semblable à eux. Dans l un et l autre, les hommes ont besoin de l intervention du Très-Haut, soit qu il apporte sa bénédiction à la tente, soit qu il guide le choix du nom de l enfant. La pesante présence des kɇl ɇsuf d une part, le sentiment de la grandeur de Dieu d autre part sont des données si permanentes de la vie des Kel Ferwan qu il n y a guère à s étonner de les voir s en préoccuper lorsqu un enfant naît ou lorsque des jeunes gens s épousent. Mais il n y a pas seulement entre les deux rituels une similitude de préoccupations. Nous croyons pouvoir montrer, pour conclure l étude des rituels, qu ils forment système, que les deux cérémonies ensemble visent à parfaire un travail rituel commun. 2 Pour cela, nous allons mettre en parallèle un mariage et une naissance ayant affecté successivement la même tente, c est-à-dire un mariage et la première naissance à laquelle il a donné lieu. Lorsque, sept jours après son mariage, une femme quitte le campement de ses parents, l attente commence : on attend le jour où elle reviendra, grosse de son premier enfant. Si l on songe à cette attente, on ne peut qu être porté à penser que ce mariage et les cérémonies entourant cette naissance ne forment qu un seul ensemble rituel, dont l une des étapes serait une attente de quelques mois, sorte de point d orgue entre le premier et le second mouvement du rituel. 1. La symétrie des deux rituels 3 Le tableau qui suit dispose dans l ordre chronologique, de haut en bas pour le mariage, de bas en haut pour la nomination, les épisodes en lesquels les deux rituels peuvent être décomposés. Mariage Nomination

212 1. Un forgeron «crie» après «l attachement» du mariage, effectué par deux lettrés parlant à voix basse. 1. Un forgeron «crie» après que le premier nom de l enfant a été choisi par un lettré s entretenant à voix basse avec le grand-père maternel de l enfant. 2. Un forgeron dépèce un taureau. 2. Un forgeron met à mort un bélier. 3. Des hommes et des femmes s affrontent autour de la tente nuptiale. 3. Des hommes et des femmes s affrontent autour des viscères du bélier. 4. L épouse fait trois fois le tour de la tente nuptiale, appuyée sur le dos d une vieille femme. L époux est allongé à l intérieur. 4. L enfant fait dans les bras d une vieille femme trois fois le tour de la tente dans laquelle il est né. Sa mère est allongée à l intérieur. 5. Trois jours s écoulent avant que le mariage ne soit consommé. 5. Trois jours s écoulent durant lesquels l accouchée gît nue sur le sol. 6. Ces trois jours sont les premiers d une série de sept durant lesquels la tente est en danger. On la protège de ce danger en suspendant une épée à l un de ses arceaux. 6. Ces trois jours sont les premiers d une série de sept jours durant lesquels la tente est en danger. On la protège de ce danger en suspendant un rameau de tadänt à l un de ses arceaux. 7. Les deux époux quittent avec leur tente le campement où a eu lieu la cérémonie. 7. L épouse enceinte revient avec sa tente dans le campement où va avoir lieu la cérémonie. 4 Notre travail dans ce chapitre consistera, pour l essentiel, à commenter les jeux de symétrie que ce tableau fait apparaître. C est pourquoi il nous est impossible d épargner au lecteur un examen, peut-être fastidieux, des détails de sa construction et en particulier de ce qui peut de prime abord y paraître discutable. On voit bien que chaque épisode de la colonne de gauche présente une certaine analogie avec l épisode correspondant de la colonne de droite. Mais ce résultat n a été obtenu qu au prix de quelques irrégularités. En premier lieu, l épisode 3 du rituel de nomination, où hommes et femmes s affrontent autour des viscères du bélier, n est pas à la place où il aurait dû se trouver si l ordre chronologique avait été respecté, puisqu il a lieu en réalité bien après la mise à mort du bélier et le choix du nom de l enfant. C est que l épisode du mariage en regard duquel nous avons choisi de le placer n est pas le seul épisode que nous aurions pu lui faire correspondre. L affrontement des jeunes gens et des jeunes filles autour de la tente nuptiale est le plus marquant de ceux auxquels la cérémonie de mariage donne lieu, et c est à ce titre qu il figure dans le tableau. Mais au moment où les compagnons du marié partent à la recherche de la mariée et tentent de lui arracher un bracelet, un affrontement semblable, quoique moins violent, est censé avoir lieu (voir chap. 6, 3.2). Que le marié doive parler avant la mariée lorsqu il se retrouve seul avec elle est aussi une manière de confrontation entre un homme et une femme. La lutte autour de la tente nuptiale vaut donc comme emblème d une série d incidents opposant hommes et femmes au cours de la cérémonie de mariage. La lutte autour des viscères du bélier est ce qui, dans le rituel de nomination, fait écho à toute cette série d incidents, et c est donc en regard de la série qu elle aurait dû être placée si la chose avait été matériellement

213 possible. Aucune place ne lui revient plus qu une autre dans le tableau ; celle où nous avons choisi de la mettre fait violence à la chronologie, mais ce n était qu une place possible, la plus commode, parmi d autres. 5 Les épisodes 5 et 6 des deux rituels posent le même problème. L ordre chronologique s inversant entre les deux colonnes du tableau, il faudrait lire que les trois jours viennent «avant» les sept jours dans le rituel de mariage et «après eux» dans celui de la nomination. Comme il s agit de faits identiques dans les deux cas, cela voudrait dire là encore que dans l une des deux colonnes au moins l ordre chronologique n aurait pas été respecté. Mais en réalité les trois jours sont inclus dans les sept, ils ne les précèdent pas plus qu ils ne leur succèdent. Il y a donc deux paires identiques trois jours-sept jours qui se correspondent de l un à l autre rituel. Ce sont ces paires qu il aurait fallu mettre comme telles en regard l une de l autre si la chose avait été matériellement possible. Là encore, notre choix a été limité par les contraintes d une représentation graphique. Enfin, la coupe des cheveux de l enfant n est pas représentée, mais nous savons qu elle est annoncée par le kɇsshɇkɇsh, qui, lui, est représenté. Quant à «l attachement» du mariage, il ne fait pas à proprement parler partie du rituel, mais nous verrons qu il entretient avec lui un rapport étroit. 6 Il a fallu inverser, d un rituel à l autre, l ordre chronologique de la succession des épisodes pour que les épisodes en regard puissent être analogues deux à deux. Il ne s agit plus là d une irrégularité mais d un trait constitutif de notre tableau, qui traduit une certaine relation entre les deux rituels : on peut dire que le rituel de nomination ne répète pas celui du mariage, mais que, partant de là où le rituel de mariage a abouti, il finit au point où il avait commencé. En d autres termes, l ensemble des deux rituels forme (du moins en première approximation, il faudra nuancer) un cycle fermé sur lequel la progression se lit 1-2-3-4-5-6-7-7-6-5-4-3-2-1. Cette séquence ne forme pas une progression régulière, où tous les pas auraient la même amplitude et le même statut. En attendant d entrer plus avant dans notre analyse, nous pouvons déjà remarquer en effet que dans les deux paires d épisodes 1 et 2 les hommes et les campements interviennent seuls. Dans les épisodes 4, 5, 6 et 7 (laissons pour l instant de côté les épisodes 3), les principaux acteurs sont des femmes. Le mari apparaît certes en 4 et 5, mais il se comporte précisément comme s il était une femme (voir chap. 6, 3.2). L enfant tend de même à être féminisé à la naissance, du moins tant que le premier des deux noms qu il reçoit n est pas en cause ; et il ne l est pas dans les épisodes concernés puisque l attribution de ce premier nom est l affaire des épisodes 1 et 2. Ces épisodes 4, 5, 6 et 7 représentent de plus une série de travaux rituels qui se déroulent à l intérieur d une tente, ou tout au moins de travaux où l on se soucie de la tente, qu il s agisse de la protéger contre les kɇl ɇsuf ou qu il s agisse tout simplement de la déplacer. Ces épisodes accompagnent le va-et-vient de la tente, depuis les opérations précédant son départ jusqu à celles qui suivent son retour dans le campement qu elle avait quitté. Il y a donc là, à l intérieur du cycle formé par l ensemble des rituels, un cycle concernant plus spécialement la tente, géré par des femmes et s opposant comme tel aux épisodes 1 et 2, qui affectent plutôt les campements et sont conduits par des hommes. 7 Face aux deux séquences respectivement «masculine» et «féminine» que ce début d analyse a isolées, les épisodes 3, où des hommes et des femmes s affrontent, apparaissent comme ambigus. Cette ambiguïté se manifeste aussi dans le fait que l issue en est incertaine. L épisode 3 du mariage, l affrontement autour de la tente nuptiale, est, nous l avons dit (voir chap. 6, 4.1), une manière de coup de dés, et il en est de même des

214 autres affrontements entre hommes et femmes auxquels le mariage donne lieu. Selon l issue que le hasard donne à ces affrontements, selon que les hommes ou les femmes y ont le dessus, le marié est ou non assuré de devenir le maître dans la tente où il entre. Le rituel ne prévoit pas de conclusion à ces affrontements ; celle-ci peut varier à chaque mariage. Qu il puisse en être ainsi tient, nous le savons, à ce que la position du marié dans la tente où il sera époux ne lui est pas garantie. De même, l affrontement des hommes et des femmes autour des viscères du bélier peut être vu comme une question à laquelle le rituel ne prévoit pas de réponse : on refuse, au moins le temps que dure le rituel, de savoir quel sera le destin de l enfant dans la tente à laquelle il est confié. Que la question puisse se poser tient, on le sait, à ce que ce destin dépend du sexe de l enfant, et on refuse d y répondre parce qu on préfère oublier que le destin d un garçon l appelle à quitter un jour la tente de sa mère (voir chap. 7, 5.2). Ces deux épisodes rappellent que les hommes ne sont pas vraiment à leur place dans la tente, qu ils ne peuvent demeurer dans la tente de leur mère et qu ils ne sont que des hôtes dans celle de leur épouse. Alors que les autres épisodes se répartissent en deux séquences traitant respectivement de la tente et du campement, ceux-ci disent que les hommes n appartiennent pas au domaine de la tente et sous-entendent donc qu ils appartiennent au domaine du campement. A ce titre, ces deux épisodes ne se rattachent rigoureusement ni à la première séquence ni à la seconde, ce qui explique peut-être nos difficultés à leur trouver une place dans notre tableau. Entre ces deux séquences, que nous allons maintenant analyser séparément en commençant par celle qui concerne la tente, ils constituent une sorte de charnière, comme une marque de ponctuation entre deux phrases dont l une parlerait de la tente et l autre du campement. 2. Le va-et-vient de la tente Episodes 4 8 Ces deux épisodes font penser à deux exécutions successives d une même chorégraphie, dont les éléments seraient : plusieurs acteurs marchent en procession autour d une tente, tente à l intérieur de laquelle, immobile, un autre acteur est étendu. Figure 41. Eléments d une chorégraphie

215 9 Si le schéma d ensemble reste le même, on assiste d une exécution à l autre à un glissement. Tout d abord, bien sûr, les acteurs changent : le père disparaît, tandis que l enfant apparaît ; quant à la mariée devenue mère, elle réapparaît, mais dans le rôle de l acteur immobile et non plus parmi les acteurs du cortège. Ensuite, l un des rôles se modifie : alors que la mariée marche derrière une vieille elle s appuie sur son dos, la vieille qui porte l enfant le tient dans ses bras, c est-à-dire devant elle. 10 De plus, l atmosphère dans laquelle se déroule la triple circumambulation n est pas la même dans les deux cas. En faisant trois fois le tour de la tente nuptiale, la mariée reçoit la bénédiction divine. En revanche, le cortège des femmes qui fait dans les rires trois fois le tour de la tente de l accouchée ne retire rien de cette opération. C est même au contraire cette procession qui apporte quelque chose à la tente, qui la rétablit dans son intégrité un instant mise en cause par la naissance de l enfant. 11 Nous nous trouvons devant une situation formelle analogue à celle que nous avons déjà rencontrée en comparant le mythe d origine et le sacrifice du bélier (voir chap. 7, 4.2). Nous avions déjà là des schémas similaires, mais dont la similitude même faisait ressortir les différences. Ici, la similitude globale existant entre nos deux épisodes rituels nous a conduit à les mettre en regard l un de l autre, mais cette mise en regard même a fait apparaître un glissement de l un à l autre. Ces épisodes marquent, nous le savons, le début et la fin d un cycle rituel concernant plus spécialement la tente. On voit que le point d aboutissement de ce cycle n est pas identique à son point de départ, mais qu il lui est seulement semblable. Si l on peut parler d un cycle, c est à un arc de spirale plutôt qu à un cercle qu il faut penser. 12 Cette forme particulière prise par la séquence des travaux rituels est le signe à la fois qu un certain processus a affecté la tente (d où le glissement) et que quelque chose en elle est malgré cela resté inchangé (d où la similitude). L effet le plus immédiat de ce processus est l apparition de l enfant dans la tente. Il est porté dans les bras, mis en avant, exposé en quelque sorte, alors qu une parfaite symétrie entre les deux épisodes eût exigé que la vieille le portât sur le dos, comme on le fait d ailleurs normalement des enfants. Mais les effets de ce processus ne s arrêtent pas là. La tente était un lieu susceptible d être visité par Dieu, il en a fait une entité aux contours mal définis, ne se distinguant plus guère de l ɇsuf (voir chap. 7, 3). Nous allons avoir à parler plus précisément de ce processus et à déterminer ce qu il laisse d inchangé dans la tente. Episodes 5 13 L analogie entre ces deux épisodes ne réside pas seulement en ce que tous les deux durent trois jours 1, mais aussi en ce que l on prend par ces deux délais de trois jours des précautions semblables. Le marié attend trois jours avant de pouvoir consommer le mariage, c est-à-dire avant que le sang de l épouse en principe déflorée se répande ; de même, si l accouchée gît durant trois jours à même le sol, c est afin que son sang ne tache aucun vêtement et ne touche que le sol. Le sang, signe tangible de la violence que suppose toute naissance, violence de l étreinte, violence de l accouchement lui-même, ce sang ne doit pas laisser de trace, ou tout au moins le rituel marque une certaine hésitation à le laisser couler. Cette discrétion dont on entoure la défloration témoigne d ailleurs d un état d esprit qu on retrouve fréquemment dans les conversations féminines. Il est des femmes pour dire, en manière de bravade : «Moi, mon époux a attendu dix nuits, vingt nuits, avant de me faire sienne.» Et de surenchérir alors entre elles, chacune assurant

216 qu elle a su plus que l autre tenir la dragée haute à son malheureux époux. Le marié a dû observer un délai de trois nuits avant de devenir réellement l époux de la mariée, mais si l on devait prendre au sérieux ces bavardages de femmes, il ne le serait pour un peu jamais devenu. N a-t-il pas d ailleurs disparu entre les deux épisodes 4 des deux rituels? Et n est-il pas vrai que les membres du campement où ont lieu les rituels de mariage et de nomination ne l ont jamais vu (chap. 7, 1.1)? Les femmes touarègues ne font que dire dans l outrance et la plaisanterie ce que le rituel n est pas loin de suggérer, car s il prend acte de l apparition de l enfant dans la tente, il semble presque vouloir ignorer qu il a été engendré par un homme. De la même manière, il veut oublier qu il a été enfanté par une femme et effacer les traces des souffrances que cette femme a endurées pour le mettre au monde ; mais l oubli n est tout de même pas aussi net puisque la mariée réapparaît, en tant que mère, dans l épisode 4 du rituel de nomination. 14 Les épisodes 4 rappelaient que, si profondément modifiée qu ait pu être la tente, quelque chose en elle était resté inchangé. Les épisodes 5 font soigneusement disparaître, ou répugnent à laisser apparaître, les traces matérielles du mouvement qui a amené cette modification. Dans l un et l autre cas, il s agit d affirmer que, malgré les changements qui ont affecté la tente, il ne s est sur un certain plan rien passé. Episodes 6 15 Pendant sept jours, la tente et ses occupants sont exposés à la malveillance des kɇl ɇsuf. Durant toute cette période, un objet suspendu aux arceaux de la tente, épée (de préférence une épée tazghäyt) dans le cas du mariage, rameau de tadänt dans le cas de la nomination, permet de tenir les kɇl ɇsuf à distance. Les épées tazghäyt, on s en souvient (voir chap. 2, 5), proviennent du fond des mers où Dieu les a plongées lorsqu il a créé le monde. Le rameau de tadänt, c est du moins une hypothèse que pous avons proposée, évoque l humidité du monde au début des temps (voir chap. 7, 4.2). Si les dangers qui planent sur la tente sont les mêmes dans les deux rituels, les objets utilisés pour l en préserver sont donc différents et en même temps comparables puisqu ils évoquent des souvenirs mythiques voisins. Nous nous trouvons une fois de plus devant cette superposition du semblable et du différent à laquelle ces rituels nous ont habitués 2. Et là encore, il va falloir rendre compte à la fois de la similitude et de la différence. 16 Dans les deux rituels, la parentèle de l enfant se voit confrontée aux kɇl ɇsuf. Dans le rituel de nomination, parce qu elle doit leur arracher un enfant qui leur est semblable, dans le rituel du mariage, parce que l entrée du marié au nord de la tente annonce ce que doit être le sort de l homme après la mort. Le danger contre lequel la tente doit être protégée durant cette période de sept jours n est qu un des effets, le plus marquant, de cette confrontation. Qu il se fasse sentir durant deux épisodes occupant dans les rituels deux positions symétriques donne à penser qu il est la manifestation d une unique réalité. Or, cette réalité qui par deux fois met les hommes en présence des kɇl ɇsuf, nous la connaissons, en fait, déjà. Elle n est autre, les chapitres précédents nous l ont montré, que le cheminement circulaire qui leur vie durant conduit les hommes de l ɇsuf à l ɇsuf, de l indistinct dont ils naissent à l indistinct où ils vont se perdre après leur mort. Lorsqu un enfant naît, c est le début du cycle, l émergence hors de l ɇsuf, qui se donne à voir ; lorsqu un homme entre dans la tente nuptiale, c est la fin du cycle, le retour à l ɇsuf, qui est annoncé.

217 17 Il nous faut maintenant rendre compte des différences que présentent les deux épisodes rituels. Elles tiennent justement à certaines propriétés de ce cheminement. Le premier acte rituel de la cérémonie de mariage où les kɇl ɇsuf soient évoqués, l événement cérémoniel qui à ce titre ouvre la période de sept jours de danger pour la tente nuptiale, est l entrée du marié dans cette tente. Mais si, en entrant par le nord dans la tente, il évoque les kɇl ɇsuf, il ne fait tout de même qu annoncer qu il sera un jour l un d eux. Le rituel anticipe alors sur ce que le marié est appelé à être après sa mort (voir chap. 6, 5.2), tandis qu au moment de sa naissance l enfant dont l apparition met la tente en danger est réellement semblable aux kɇl ɇsuf. Il ne s agit plus là ni de simulacre ni d anticipation. Mis dans les deux rituels en contact avec les kɇl ɇsuf, les acteurs du rituel font effectivement face aux kɇl ɇsuf dans un cas, ils ne les affrontent que par anticipation dans l autre cas. 18 Ce contraste tient à ce que les hommes ne retournent pas à l ɇsuf comme ils en sont venus. Tandis qu on les voit venir de l ɇsuf, et que tout un travail rituel doit même les en tirer, seul l oubli les y ramène peu à peu, de sorte que leur retour à l ɇsuf échappe par définition à la conscience de leurs semblables. Les hommes ont à charge de tirer chaque nouveau-né de l ɇsuf, ce qu ils ne font pas, il est vrai, sans l aide de Dieu, mais on peut dire que leur retour à l ɇsuf est l affaire exclusive de Dieu. Dans le cheminement circulaire dont nous parlons, le symétrique de la nomination n est pas le mariage mais ce moment insaisissable où l oubli en fait l oubli du nom est consommé ; aucun rituel ne peut le marquer, et les rituels funéraires eux-mêmes ne font même que le retarder. Seul le mariage, l espace d un acte rituel, l évoque, mais il ne peut aller au-delà de l évocation. S il faut chercher une symétrie, c est entre la naissance elle-même (et non la nomination) et la mort (et non le retour à l ɇsuf) qu on peut la trouver. Né autrefois à même le sol au sud d une tente, celui qui vient de mourir reçoit les soins funèbres à même le sol et au sud de la tente (voir chap. 6, 5.2). Mais il n est pas question de l ɇsuf et de son traitement rituel dans ces deux événements, car d une part l enfant qui vient au monde n est pas encore sorti de l ɇsuf, et ce n est qu au moment de sa nomination qu on se préoccupe de le séparer des kɇl ɇsuf, et, d autre part, l homme qui vient de rendre le dernier soupir ne retourne pas immédiatement à l ɇsuf. 19 Tout cela fait que la symétrie existant entre les deux étapes 6 ne peut être qu imparfaite, car elle évoque mais se contente d évoquer une symétrie qu aucun rituel ne saurait faire apparaître. Episodes 7 20 Dans l intervalle de quelques mois que bornent ces deux épisodes, la tente est absente du campement où se déroule l ensemble des rituels. Du point de vue de ce campement, elle est dans l ɇsuf. Si l un des membres de ce campement voulait en effet durant cette période rendre visite à la jeune épousée, il aurait à traverser des contrées désertes qu il désignerait sous le nom d ɇsuf ; et quand ils pensent à elle, ses parents disent qu ils «ont en eux l ɇsuf d elle» (voir chap. 7, 1.1). Confrontées à la malveillance des kɇl ɇsuf dans les épisodes précédents, voici donc maintenant que la tente et la femme qui l occupe sont, du point de vue d un certain campement, dans l ɇsuf. Il y a là une convergence entre le point de vue de ce campement et ce qu on peut appeler le point de vue du rituel. Est-ce si surprenant? La jeune femme qui est devenue épouse et mère dans cette tente a grandi dans ce campement. L une des femmes de ce campement a rassemblé les éléments de sa

218 tente, en a tressé les nattes, a peut-être même occupé cette tente avant elle. Si la jeune épouse doit revenir auprès de sa mère pour accoucher de ses premiers enfants, elle sait que le jour viendra où elle donnera naissance à ses enfants dans le campement de son mari, où elle sera définitivement membre de ce campement et n appartiendra plus en rien à celui où elle a grandi. La période de plusieurs mois, intégrée dans le rituel, où l épousée est absente du campement de ses parents est donc le prélude à une absence définitive. Le rituel prépare, met en scène, dramatise le départ d une femme et de sa tente du campement où elle a passé son enfance pour le campement où elle vivra sa vie adulte. Ce départ est l affaire du campement qu elle quitte et non de celui qui l accueille : c est l une des femmes de ce campement qui s est chargée de la fabrication de la tente avec laquelle elle part, et c est son chef qui a pris la responsabilité des rituels entourant le départ de cette tente. 21 On conçoit donc que le point de vue de ce campement se confonde avec celui du rituel. Une de ses filles commence à le quitter, elle va bientôt lui être définitivement enlevée, et ses habitants, pleins de la mélancolie de cette séparation, disent que «l ɇsuf est en eux». Le rituel stylise ici un moment crucial de la migration des tentes à travers les campements, dont nous savons qu elle est le ressort de la vie sociale. Le processus à l œuvre dans les épisodes précédents, et dont les traces devaient si soigneusement être effacées, n était autre au fond que cette migration elle-même. Elle est d ailleurs l un des aspects, l une des manifestations du cheminement des hommes de l ɇsuf vers l ɇsuf, car le temps qui passe voit dans le même mouvement les hommes naître et mourir et les tentes se déplacer à travers les campements. Un rituel qui gère un moment de cette incessante migration des tentes ne peut éviter d évoquer aussi le cheminement des hommes qu elle accompagne. 3. La relation frère-sœur 22 Nous avons déjà parlé de cette permanence de la tente dont les rituels se soucient tant. La tente est le lieu d un mouvement qui amène à chaque génération une relation frère-sœur à se défaire et une relation époux-épouse à se construire. Le frère et la sœur grandissent dans la tente de leur mère, et le frère doit la quitter lorsqu il atteint l âge adulte, tandis que la sœur devient épouse et mère dans la même tente (ou tout au moins dans une tente qui est encore «à sa mère»), où le même processus se répète à la génération suivante (voir chap. 1, 6). Qu est-ce alors qu une tente, dès lors qu on oublie, comme le font les épisodes 5 des rituels, les hommes qui viennent s y installer, sinon le lieu d une succession de paires frère-frère-sœur? Ce retour en arrière de la tente que les rituels mettent en scène est le signe du souci pris de la pérennité de la relation frère-sœur. Visible jusque-là dans le seul mariage préférentiel, ce souci apparaît maintenant comme étant à l œuvre dans tout mariage, préférentiel ou non. De même que dans le mariage préférentiel un homme et son neveu utérin réaffirment dans le même mouvement leur lien avec leurs sœurs respectives, ou avec la tente de leurs sœurs, de même le rituel présente la tente comme le lieu d une succession de paires frère-sœur. Le même type de continuité est souligné dans un cas comme dans l autre. Dans la circulation de biens mise en œuvre par le mariage préférentiel, cette continuité prend la forme matérielle et tangible des biens d alkhabus qui restent, grâce au frère, à l intérieur d une même tente. Dans les rituels, elle devient le soin pris d une tente.

219 23 Ce n est pas la seule leçon à retenir de cette analyse des rituels, mais on peut déjà la commenter. Elle nous permet de comprendre un trait du rituel de nomination non commenté jusqu ici. L épisode final de ce rituel, où l oncle maternel et la mère de l enfant l installent dans une tente, évoque le schéma d un mariage préférentiel (voir chap. 7, 5.2). Il se présente même comme l esquisse d un mariage ultérieur qui, à condition qu il soit préférentiel, reconduira une relation frère-sœur, comme ce rituel l a lui-même reconduite. Opération finale du rituel de nomination, cette installation de l enfant dans la tente est par la même occasion la conclusion de tout l ensemble rituel. Et nous savons maintenant que cet ensemble rituel, que le mariage qui l a inauguré ait ou non été préférentiel, reconduit une relation frère-sœur. L évocation d un mariage ultérieur est une prise de gages sur l avenir. Un jour, un autre mariage, qu il soit ou non préférentiel, prendra à son tour en charge cette même relation frère-sœur. Cette évocation rappelle qu un ensemble rituel est lui-même un maillon d une chaîne indéfinie de semblables ensembles rituels. 24 Si néanmoins c était là la seule conclusion de l étude des rituels, nous n aurions abouti qu à un truisme. On se doute bien, en effet, que le mariage préférentiel et c est pour cela précisément qu il est préférentiel exprime au mieux ce que tout mariage exprime aussi, mais de façon plus confuse. En fait, le véritable apport de notre examen des rituels sur ce point est le suivant : en disant que, dans le mariage préférentiel, la relation frèresœur ne se perpétuait qu en se détruisant, nous n avons rien dit sur le contenu de cette «destruction», nous n avons fait que décrire un processus formel dans une formule qui avait la sécheresse de l algèbre. Nous savons maintenant que l importance accordée à la relation frère-sœur prend dans le rituel la forme du souci de rendre à la tente son intégrité entamée par le mariage et la naissance. Cette tente, dont on veille à ce que mariage et naissance la laissent au bout du compte inaltérée, est l image visible, offerte à tous, de ce qui dans la relation frère-sœur doit survivre au mariage. Si l intégrité rendue à la tente est l image rituelle de la valeur reconnue à la relation frère-sœur, la période de plusieurs mois durant laquelle la tente est dans l ɇsuf, absente du campement où se déroulent les opérations rituelles, est le prélude à la séparation définitive du frère et de la sœur, la mise en scène dramatique de cette séparation, c est-à-dire de la «destruction» de la relation frère-sœur. Ce qui n était qu un fait formel devient un moment dramatique où la société se rappelle combien elle est proche des kɇl ɇsuf, des morts. N est-ce pas justement la séparation du frère et de la sœur qui permet à chacun d eux de se marier et donc de faire un pas vers la mort, pas visible pour le frère, discret pour la sœur? Et ce souci d annuler par un patient travail rituel les effets de cet affrontement à l ɇsuf n est-il pas celui de préserver, dans le mouvement qui emporte les hommes vers la mort et l ɇsuf, quelque chose de la relation frère-sœur? 4. Dieu, les lettrés et les forgerons Episodes 1 25 Les deux lettrés «attachant» le mariage échangent en les murmurant des paroles que nul ne peut entendre et que tous croient être des versets du Coran. De même, dans le conciliabule qu il mène à voix basse avec le grand-père maternel de l enfant, le lettré présent lors de la nomination est censé manifester sa connaissance des Ecritures. Il choisit avec le chef d un campement le nom qui doit faire de cet enfant le membre d un

220 campement allié, semblable encore en cela aux deux lettrés de la tamarkast parlant au nom des chefs des deux campements qu ils allient par leurs paroles mêmes. Nous commenterons plus loin le fait que les deux campements en présence sont alliés. Remarquons pour l instant que, dans ces deux épisodes, le Livre, où se trouve consignée la parole de Dieu, apparaît comme un domaine auquel seuls quelques-uns ont accès, un accès dont leur discrétion préserve le secret. Loin d être simplement anecdotique, la discrétion des hommes de l Ecriture est le témoignage rendu à l éloignement, à la transcendance, du Dieu dont ils sont venus garantir l intervention. Car telle est bien la raison de leur présence. Dans le rituel de nomination, Dieu intervient par le choix, en dernière instance, du nom de l enfant. Si, dans le rituel de mariage, il n intervient pas directement au cours de cet épisode, il manifeste tout de même sa puissance au moment où, faisant du marié l instrument de ses desseins, il dispense à la tente nuptiale sa bienfaisante albaraka. Mais justement la bénédiction divine ne pourrait descendre sur la tente si les lettrés n apportaient d abord au mariage, bien avant que le rituel n ait commencé, la caution du Livre et de la loi. Placés, du fait de leur savoir, entre leurs semblables et ce Dieu lointain qui, à leur prière, consent à se manifester, comment les lettrés pourraientils prononcer à voix haute les paroles que ce savoir leur donne le pouvoir de prononcer? Episodes 2 26 Le bélier et le taureau, tous les deux donnés par un homme appartenant à un certain campement, sont mis à mort dans un autre campement, celui de ses affins. Comme pour les épisodes précédents, les acteurs sont les membres de deux campements alliés, mais les raisons de rapprocher les épisodes 1 et 2 ne s arrêtent pas là. La mise à mort du bélier et le cri du sacrificateur sont l immédiate conclusion du conciliabule tenu à voix basse entre le grand-père maternel de l enfant et le lettré. Quant à l immolation du taureau, si elle ne suit pas immédiatement l échange de paroles entre les lettrés, elle lui est tout de même liée. Les lettrés apportent en effet la caution des Ecritures, sans laquelle la puissance de Dieu ne saurait se manifester. Or, la mort du taureau est aussi une condition nécessaire à cette manifestation de la puissance divine (voir chap. 6, 5.1). Les deux sacrifices marquent comme d un sceau les phases du rituel où le TrèsHaut se manifeste. 27 Les lettrés n officient en fait qu assistés par des forgerons, qui profèrent tout haut ce qui n avait été que murmuré, qu il s agisse de publier le mariage en criant que «le fils d Un tel a épousé la fille d Un tel» (voir chap. 6, 1.2) ou de proclamer le nom de l enfant. Tout comme ils s entremettent entre les affins, les forgerons s entremettent entre ces affins réunis par le rituel et les lettrés, qui sont euxmêmes intermédiaires entre Dieu et les hommes. Le forgeron est bien ici l auxiliaire obligé de toutes les médiations 3. 28 La confrontation à l ɇsuf, que chaque rituel semblait jusque-là gérer pour son propre compte, nous est apparue dans l étude des épisodes précédents comme un élément de l ensemble des rituels. De même ici, si nous savions que le Très-Haut intervenait dans chacun des rituels, nous apprenons qu il le fait à des moments symétriques de ces deux rituels et qu on doit donc considérer ces deux interventions comme faisant ensemble système. Elles sont les phases différentes, mais liées, de l intervention de Dieu dans le cheminement des hommes de l ɇsuf à l ɇsuf : il aide les hommes à séparer l enfant des kɇl ɇsuf, il apporte à la tente la bénédiction qui la rend féconde, il rend le marié semblable aux morts qui ne sombrent pas dans l ɇsuf. En un mot, cette manifestation de la puissance

221 divine, qui apparaît comme scandée par les phases du rituel, est la manifestation d une réalité autre que cette confrontation permanente et amère des hommes et des kɇl ɇsuf. Dans la forme symétrique qu il prend ici, le rituel rend témoignage du caractère unique de la réalité dont il donne à voir successivement les différents aspects. 5. Conclusion 29 Les épisodes 1 et 2, nous le voyons, ne s ajoutent pas à proprement parler aux épisodes suivants, comme ce qui serait un prolongement du cycle formé par eux, mais ils mettent plutôt ce cycle en place et garantissent son bon déroulement. Y sont à l œuvre, d une part, deux groupes d affins, d autre part des lettrés venus parler au nom du Très-Haut. Alors que les autres épisodes étaient autant d étapes dans le patient travail rituel qui devait assurer la pérennité de la tente et, partant, la reconduction de la relation frèresœur, c est l affinité qui est donc ici à l œuvre, comme si la reconduction de la relation frère-sœur ne pouvait être assurée sans que l affinité entrât aussi en jeu. Certaines conclusions tirées dans les chapitres précédents et demeurées alors partielles trouvent maintenant leur complément. Nous avons déjà vu dans le mariage préférentiel la relation frère-sœur reconduite, à condition qu à l affinité fût d abord reconnue sa place. De même, à la naissance, l oncle maternel de l enfant n apparaissait comme frère de sa mère qu après être d abord apparu comme l affin de son père. Ce que nous n avions décelé jusqu ici que dans le mariage préférentiel et dans un détail du rituel de nomination se donne en fait à voir dans l ensemble des rituels. S associent ici deux thèmes récurrents exposés dès le chapitre 1, où déjà s opposaient la relation frère-sœur et l affinité. L ensemble des rituels gère cette opposition, des hommes liés par des liens d affinité y réaffirment la pérennité de la relation frère-sœur. 30 Deux autres thèmes plusieurs fois repris dans les chapitres précédents trouvent également ici leur complément et s entrelacent aux deux précédents pour former la trame de cet ensemble rituel ; il s agit de l ɇsuf et de l albaraka. L ɇsuf, parce que la remise en question de la relation frère-sœur, dont les rituels doivent assurer le dépassement, représente aussi un affrontement de la société à l ɇsuf ; l albaraka, parce que les lettrés garantissent par leur présence et leurs paroles la bienveillance de Dieu. Le cri même, Allah akbar, qui inaugure et conclut tout ce cycle rituel est le signe que les opérations rituelles n ont pu être menées à bien que parce que Dieu l a voulu. En même temps que sa trame est faite de ce qui est essentiel pour les Kel Ferwan, cet ensemble rituel est une illustration condensée de ce qu est la condition humaine à leurs yeux : qu il ait pour but d écarter la menace de l ɇsuf tient à ce que la vie est un cheminement de l ɇsuf à l ɇsuf ; que Dieu doive y intervenir tient de même à ce que ce cheminement, si amer qu il soit, a tout de même lieu sous le regard du Très-Haut.

222 NOTES 1. En toute rigueur, l époux attend trois nuits, alors que l accouchée reste trois jours étendue sur le sol ; mais nous savons qu en tamacheq on compte les nuits et non les jours. L accouchée est donc restée «trois, nuits» étendue sur le sol. 2. Ce trait reste présent qu on retienne ou non notre hypothèse sur le rameau de tadänt, ne fût-ce que parce qu on a bien deux épisodes de forme semblable, mais où les acteurs diffèrent, comme pour l épisode 5. 3. Qu il soit ici l auxiliaire du lettré explique que son «cri», Allah akbar, soit désigné non par le mot teqqarit, dérivé du verbe äzgharet, «crier», qui traduit ordinairement le mot «cri», mais par teqqoräyt, mot voisin, dérivé du verbe äghru dont le sens originel est «psalmodier» [le Coran]», et qui ne désigne en principe que le cri du muezzin appelant à la prière. Dans le même ordre d idées, on peut aussi remarquer que les amulettes censées soigner les maladies attribuées au kɇl ɇsuf sont des feuilles de papier sur lesquelles les lettrés écrivent des versets du Coran et qu on porte pliées et enveloppées dans des sacoches de cuir fabriquées par les forgerons.

223 9. Le voile 1 En guise de conclusion, nous nous proposons de mettre à l épreuve les développements qui précèdent, grâce à l examen d une institution qui, nous le croyons, illustre et cristallise les thèmes que ce travail a développés jusqu ici. Il s agit du port de la tagɇlmust, le voile masculin, dont nous essaierons de montrer qu il est un peu une image en abyme de toute la société. 2 Le port du voile est une coutume commune à tous les Touaregs, qui y voient un des traits de leur spécificité. Ceci pose d ailleurs un problème de méthode, car on pourrait contester qu il soit légitime de rendre compte d une institution commune à toutes les sociétés touarègues à partir des seuls faits recueillis dans l une d entre elles. Mais notre but n est pas de parvenir ici à des propositions valables pour tous les Touaregs. Disons plutôt que nous nous contenterons de comprendre quelle signification prend chez les Kel Ferwan une institution qu ils partagent avec d autres groupes 1. 3 Il est sans doute tentant de s interroger sur l origine d une coutume si étrange et qui depuis tant de siècles a suscité l étonnement des voyageurs, mais c est une interrogation qui, dans l état actuel de nos connaissances, doit rester sans réponse définitive. La mention du port du voile la plus ancienne, à notre connaissance, est due à Al Yakubi qui, à la fin du IX e siècle, en a signalé l existence chez des nomades berbères vivant à l ouest du Maghreb (Cuoq 1975 : 48). Plus tard, Ibn Khaldoun a désigné sous le nom de Mulathemin, «ceux du litham» (le mot arabe pour tagɇlmust), des peuples qui sont vraisemblablement parents des Touaregs modernes. Il n est pas fait clairement mention du port du voile avant la période arabe. On sait, et les Anciens y reviennent fréquemment, que les Libyens allaient tête nue (voir par exemple Gsell 1913-1930, t. 6 : 32). Ils sont ainsi décrits, avec une remarquable constance, depuis les stèles égyptiennes du XV e siècle av. J.-C. (voir Bates 1914 : passim) jusqu à la reconquête byzantine. Mais la surprise des voyageurs arabes devant ce qu ils décrivaient comme une coutume berbère, ainsi que quelques indices remontant très haut dans l Antéislam, tel le bandeau d étoffe dont les rois numides ceignaient leur front comme d un diadème 2 ou le voile de lin sous lequel les Maures auxquels se heurta Bélisaire dissimulaient leur chevelure (Gsell, 1913-1930, t. 5 : 127), ou bien encore les gravures de l Ayr où sont représentés des hommes dont le visage ne porte pas trace de la bouche (Mauss 1968-1969, t. 2 : 561), rendent imprudente, même s il s agit là de données infimes et peu sûres, la thèse d une origine exclusivement araboislamique du voile.

224 1. Le voile et la «retenue» 4 Les Kel Ferwan font sur le port du voile trois types de commentaires. Tout d abord, pour eux, se voiler, cacher son visage aux regards, c est faire preuve d asshak et de takarakäyt. Nous avons déjà parlé de ces sentiments et choisi de rendre ce qu ils recouvrent par le terme de «retenue» (voir chap. 6, 2). C est devant ses affins, ou plus précisément devant ses affins d une autre génération, que l on doit le plus scrupuleusement faire preuve de «retenue», et c est aussi devant eux qu un homme se voile au plus haut. La partie supérieure du voile, l amâwal, que l on rabat parfois sur les yeux, cache habituellement le crâne et le front. La partie inférieure, la tɇmêdɇrt, cache la bouche et éventuellement la moustache. Un port très strict du voile cacherait aussi une partie du nez, mais c est là une variante facultative, alors que le voilement de la bouche et de la lèvre supérieure est, en principe, une obligation. Si lorsqu il est avec des compagnons d âge un jeune homme peut certes laisser tomber sous son menton la partie inférieure de son voile, il s empresse de la rajuster dès qu il voit s approcher un vieillard, surtout s il s agit d un de ses affins. Selon certains informateurs, on se voile le front et le crâne par takarakäyt, tandis qu on dissimule le bas de son visage par asshak. Peut-être n y a-t-il là de leur part qu une systématisation élégante, car certains vieillards adoptent un mode de voilement qui laisse le front découvert, sans qu on puisse voir là le signe d un quelconque manque de takarakäyt. Mais il est un fait que la takarakäyt se manifeste plutôt dans le haut du visage ou tout au moins dans les yeux, tandis que l asshak renvoie plutôt à la parole et à la bouche : manquer de takarakäyt, c est «avoir l œil sec» 3, et, à l inverse, l œil d un homme «se mouille» lorsque la takarakäyt le submerge, tandis que faire preuve d asshak, c est avant tout faire un usage parcimonieux de sa parole ; et d un homme qui manque d asshak, on dit qu il «mange» l asshak. Par ailleurs, les Kel Ferwan disent aussi qu aller tête nue serait s exposer aux agissements des kɇl ɇsuf 4. Nous savons de fait que c est souvent par leur chevelure que les kɇl ɇsuf cherchent à atteindre les hommes (voir chap. 7, 2.1). Enfin, certains informateurs disent qu on se voile par «crainte de Dieu», c est-à-dire par piété. Nous reviendrons sur ce dernier commentaire en fin de chapitre. 5 Ces différentes explications posent dès l abord un problème, car les femmes aussi portent un voile ; tout autant que les hommes elles doivent faire preuve de «retenue» ; tout autant qu eux sinon même davantage, elles ont à craindre les kɇl ɇsuf ; et elles aussi sont astreintes aux exigences de la piété (un peu moins, peut-être...). Une femme qui se respecte n exhibe pas ses appas et cache donc une partie de ses cheveux, au moins lorsqu elle est en visite. En présence de personnes plus âgées, il arrive même parfois, surtout quand elle est très jeune, qu elle ramène un pan de son voile sur sa bouche, encore qu il n y ait rien d inconvenant à ce qu elle ne le fasse pas. Pourtant, ce voile féminin n a rien de commun avec la tagɇlmust. Pour revêtir son voile, une pièce d étoffe de plus de dix coudées de long, un homme doit y consacrer chaque matin plusieurs minutes d efforts ; tout au long de la journée, il ne cesse de le rajuster en s aidant au besoin du miroir de poche dont il ne se sépare jamais, et il sait donner à sa façon de porter le voile la touche personnelle qui le fait reconnaître de loin lorsqu il s approche d un campement. Le voile des femmes, en revanche, est une pièce d étoffe aux dimensions bien plus modestes qu elles posent sur la tête d un geste machinal et qu elles portent toutes de la même manière. De plus, alors que tagɇlmust désigne en propre le voile masculin, il n existe pas de terme propre pour désigner le voile féminin. On l appelle

225 alɇsshu ou adalil s il est fait de tissu noir teinté à l indigo, adiko ou zeyne (mots probablement d origine hausa) s il est fait de mousseline ou de gaze, mais il ne s agit là que de termes servant à préciser la nature particulière du voile. Ainsi, alɇsshu, dans son sens premier, est le nom du tissu teinté à l indigo importé du pays hausa et que la complexité de sa fabrication rend très coûteux ; un homme peut très bien porter une tagɇlmust d alɇsshu. 6 De plus, le port du voile féminin n est jamais aussi strict que celui de la tagɇlmust. Disons qu il est plus convenable qu une femme n aille pas cheveux au vent, alors qu il est tout simplement inconcevable qu un homme adulte montre son visage. Une femme d ailleurs n est jamais voilée en permanence. Elle doit découvrir ses cheveux au moins lorsqu elle se les fait tresser, et une jeune femme ne déteste pas le faire en public (voir chap. 6, 4). S abandonner ainsi complaisamment aux regards, alors que sa chevelure dénouée a roulé sur ses épaules, a, selon les normes touarègues, quelque chose d infiniment sensuel. Et, lorsque le tressage est terminé, les jeunes gens qui, comme c est l usage, se sont attardés à la contemplation de ce gracieux spectacle doivent avant de partir laisser quelques pièces aux pieds de la coquette, comme un tribut qu ils payeraient à la beauté dont elle a fait étalage. Les vieilles femmes ne s exhibent pas avec cette complaisance, mais elles qui sont d ordinaire si réservées se font tout de même tresser en public. Au contraire, un homme contraint de se dévoiler pour se raser ne le fera qu en cachette, aidé à la rigueur par un cousin croisé ou un ami de son âge. Il ne nous paraît pas indifférent pour notre propos de relever que la coiffure féminine considérée comme la plus élégante laisse revenir sur le front et s enrouler derrière l oreille une longue et fine tresse qu aucun voile jamais ne pourra cacher. Cet ornement, légère et coquette allusion à ce que l on prétend voiler, est joliment appelé l agola, «l orphelin[e]», car dans l agencement de la coiffure cette tresse reste «seule», les autres étant nouées derrière la tête. Le nœud qui les rassemble, l akankän, guère mieux dissimulé que l agola, est d ailleurs comme lui abondamment chanté par les poètes. Point de ces malicieux caprices pour le voile des hommes 5, et l on dit même qu autrefois aucune femme ne pouvait se vanter d avoir vu la bouche de son époux 6. 7 De même qu il n y a pas de terme pour désigner le voile féminin, il n y en a pas pour désigner le port du voile féminin. Il existe certes un verbe äsɇgɇlmas désignant l action de prendre une pièce d étoffe pour s en voiler et qui, bien que dérivé du mot tagɇlmust, peut être appliqué à une femme aussi bien qu à un homme, mais le verbe propre ängɇd qui signifie : «s astreindre au port du voile», le sujet étant un homme, n a pas d équivalent féminin. Enfin, dernier fait linguistique, et qui résume tous ceux que nous avons rapportés dans ce paragraphe, tigɇlmas, pluriel de tagɇlmust, peut signifier : «les hommes». 8 Entre les deux ports de voile, il y a donc des différences, au moins de style, suffisamment grandes pour que les Touaregs y voient deux usages distincts. Or, si les paroles des informateurs peuvent expliquer pourquoi les hommes et les femmes n aiment guère aller tête nue, elles ne parviennent pas, sans examen supplémentaire, à rendre compte de ce que le port du voile masculin a aux yeux des Touaregs eux-mêmes de si particulier. C est pourquoi nous devons serrer ces paroles de plus près. 9 Remarquons déjà que la «retenue» est liée à l affinité (voir chap. 2, 2.2) ; c est donc de ce côté qu il y a lieu de se tourner d abord. 10 Un jeune homme, de fait, prend le voile vers sa vingtième année, âge où l on considère qu il est devenu un homme fait ; de plus, seul un homme portant déjà le voile peut en

226 principe prendre épouse. Chez tous les Touaregs de l Ayr, la prise de voile du jeune homme était autrefois suivie d une semaine de claustration, comme la journée des épousailles (voir chap. 6, 3). Aujourd hui encore, on dit volontiers d un homme au voile très strict qu il est voilé comme un marié (yangäd ɇnken anɇsduban). Le lien entre le voilement féminin et le mariage, s il n est pas inexistant, est beaucoup moins net, ou en tout cas beaucoup moins explicite. Une jeune fille prend l habitude de se voiler lorsqu elle commence à se savoir désirable. D elle-même, elle souhaite acquérir un voile, qu elle considère comme un signe d élégance et qu elle n associe pas encore, à cet âge, à un quelconque souci de réserve. Il est donc vrai qu elle se voile lorsqu elle est en âge d avoir des prétendants, c est-à-dire de se marier, mais aucune claustration ni aucun cérémonial particulier n accompagne cette prise de voile. De plus, on ne dit pas, comme pour un homme, que seule une femme ayant déjà adopté le voile peut se marier. Et, de fait, une femme mariée très jeune a pu ne jamais avoir été voilée avant son mariage. Une femme reçoit certes de son époux un ou plusieurs voiles au moment de son mariage (voir chap. 6, 1), ce qui semblerait indiquer qu une femme mariée se doit d être voilée ; pourtant, nous avons pu observer que les jeunes épouses n étaient pas toujours voilées. 11 Certains informateurs précisent que, bien avant d avoir adopté définitivement le voile, un homme commence à le porter occasionnellement à l âge où il commence à «faire des rêves», c est-à-dire à avoir des pollutions nocturnes. On peut alors se demander si une pratique comparable se retrouve chez les femmes. Au moins chez les Kel Ferwan, il n en est rien 7 : les premières manifestations de la féminité n imposent pas que l adolescente prenne le voile. Aurait-ce d ailleurs été le cas que nous n aurions pu en déduire avec certitude l existence d un lien entre le port du voile féminin et le mariage, car si l on n envisage pas qu un homme impubère puisse prendre épouse, il arrive assez souvent qu une jeune fille soit mariée avant sa nubilité. Ces remarques ne permettent sans doute pas d établir une opposition tranchée entre hommes et femmes ; cependant, le lien entre le mariage et le voile est plus net et plus institutionnalisé chez l homme. 12 Plus qu à la «retenue» elle-même, le voile semble donc bien lié au statut d époux (actuel ou virtuel), dont cette «retenue» n est que l un des signes, et à la virilité qui est la condition de l accès à ce statut. Ceci nous amène à formuler autrement la question posée plus haut. Plutôt que de se demander pourquoi, alors qu hommes et femmes doivent pareillement faire preuve de «retenue», de piété, etc., seuls les premiers se voilent, il sera en effet plus pertinent d analyser ce qui, dans la situation d époux, impose à l homme une telle «retenue», une telle prudence vis-à-vis des kɇl ɇsuf et une piété si démonstrative. 2. Le voile et les kɇl ɇsuf 13 Une remarque des informateurs, qui complète les précédentes, va nous donner un début de réponse. La dissimulation du bas du visage par le voile est liée au fait qu il y a des personnes devant lesquelles un homme ne doit pas manger. Les deux usages ne sauraient être étrangers l un à l autre, ne serait-ce que parce qu on doit bien abaisser son voile pour manger 8. Ne pas manger devant n importe qui est même l une des manifestations obligées de la «retenue». Un Touareg ne mange pas devant une personne du sexe opposé et, s il est un homme, il ne mange pas non plus devant son gendre ou son beau-père ; si bien que lorsque vient l heure du repas, hommes et femmes se séparent en deux groupes, parfois même en trois, car le vieux du campement mange souvent seul et un peu à l écart. En

227 revanche, bien que la «retenue» préside aussi à leurs relations, une femme et sa bru peuvent manger en présence l une de l autre ; mais il faut ici souligner qu une femme, contrairement à un homme, vit auprès de ses beaux-parents. Ne pas manger devant sa belle-mère serait pour elle une bien lourde obligation, et qu elle n y soit pas astreinte est un accommodement, une des marques de la bienveillance dont le campement qui l accueille se doit de faire preuve à son égard. «Une bru, dit-on, vient vivre chez nous, et elle est donc comme notre fille.» 14 Là encore, le port du voile ne peut donc s expliquer par la seule «retenue». Car si un homme ne mange pas en présence de ceux vis-à-vis de qui il doit en faire preuve, il s abstient aussi de manger, et donc se voile, devant des personnes vis-à-vis de qui il n éprouve aucune «retenue» ; c est le cas de ses cousines croisées, devant lesquelles il doit bien s abstenir de manger, puisqu il ne mange de toute façon pas en présence de femmes, mais avec lesquelles il n est guère question pour lui de «retenue». On peut certes comprendre que la «retenue» qui préside de façon diffuse aux relations entre hommes et femmes interdise que la plaisanterie permise entre un homme et sa cousine croisée excède certaines limites, mais il est remarquable que, parmi les femmes de sa génération, ce soit justement devant celle-ci qu un homme ne doive surtout pas manger. On précise que l obligation faite à un homme de se voiler (et donc de ne pas manger) devant ses cousines croisées provient de ce qu il n est pas convenable de montrer sa bouche et sa moustache à une épouse potentielle. Nous voyons ici le port du voile à ce point lié au statut d époux que même dans des situations d où la «retenue» est absente, mais où ce statut est implicitement présent, il s impose encore. Quel lien y a-t-il donc entre cette situation d époux et la dissimulation du bas du visage sur laquelle l accent est mis ici? On imagine certes qu il n est pas très décent d exhiber sa moustache devant une femme susceptible de recevoir les hommages de la virilité dont cette moustache est l un des attributs, mais il nous semble que l informateur pense bien à la bouche et pas seulement à la moustache. 15 Pour comprendre cela, rappelons-nous que c est quand il commence à avoir des pollutions nocturnes, c est-à-dire quand sa semence commence à se répandre, qu un jeune homme doit songer à se voiler. Le mot qui désigne le sperme est imɇndghas, mais on utilise plus fréquemment aman, «l eau», ou aman n ɇlis, «l eau de l homme». Dans certains mythes, l eau et le sperme peuvent être assimilés l un à l autre. Le thème de femmes fécondées par l eau apparaît souvent dans la mythologie touarègue (voir annexe III) et même berbère (voir Ibn Khaldoun 1978, t. 1 : 205). Aman peut désigner plusieurs sortes de liquides, et en particulier aussi la salive, bien que là encore il existe un terme spécifique, iladän. Nous tiendrions là un indice nous permettant de relier le voilement de la bouche à la virilité. Cet indice certes est en soi bien mince, mais semence virile et salive ne sont pas seulement analogues parce que toutes les deux sont de «l eau», mais aussi parce que l une comme l autre, de même que l eau, sont susceptibles d abriter les kɇl ɇsuf, ou tout au moins leur sont étroitement associées 9. Dans certains des mythes où des femmes sont fécondées par l eau, ce sont eux qui lui donnent son pouvoir fertilisant. De même, en postillonnant des paroles appropriées au-dessus d un mets ou d une boisson que quelqu un doit absorber, on peut faire de lui la proie des kɇl ɇsuf. Ici, ce n est donc plus seulement à la salive mais aussi à la parole que les kɇl ɇsuf apparaissent liés 10. Et de fait, la parole est censée pouvoir véhiculer leur action. Nous avons parlé de la togershit, le risque que l on peut faire courir à autrui en parlant de lui, et du rôle que les kɇl ɇsuf y jouaient (voir chap. 1, 5). Cette modération dans l usage de la parole, dont nous avons vu

228 qu elle caractérisait un comportement plein d asshak, n apparaît donc plus seulement comme le signe d une certaine délicatesse, mais aussi comme le souci de ne pas exposer ses semblables à la malveillance des kɇl ɇsuf. On trouve enfin, dans la personne d un héros mythique appelé Amerolqis, une certaine association entre le sperme, la parole et les kɇl ɇsuf. Les Kel Ferwan connaissent au moins le nom d Amerolqis, même si sa geste leur est moins familière qu à certains de leurs voisins (voir Aghali Zakara et Drouin 1979). On le dit inventeur de la poésie ; et nous savons combien les paroles du poète sont porteuses de jettatura (voir chap. 7, 2.1) 11. On raconte aussi comment Amerolqis, personnage d une virilité exubérante, pouvait laisser sa semence se répandre sur le sol ou dans l eau des rivières. 16 Tout ce réseau d associations et d analogies nous permet de proposer l hypothèse suivante : un homme se voile comme si l épanchement devenu possible de sa semence faisait craindre quelque épanchement analogue de salive ou de paroles, épanchements qui auraient tous en commun de favoriser l action des kɇl ɇsuf. Finalement, autant que l idée d un certain lien entre la virilité de l homme et sa bouche, il y a dans tout cela l idée qu il est proche des kɇl ɇsuf par sa bouche et ses paroles comme par sa virilité. Que l homme soit, comme tel, proche des kɇl ɇsuf, en fait nous le savions déjà. Au moment où il entre dans la tente nuptiale par le côté nord, n est-il pas semblable à l un d eux (voir chap. 6, 4.2)? Du jeune homme en qui la virilité s éveille, et à plus forte raison de l homme qui peut songer à se marier, on sait qu ils approchent du moment où leur proximité avec les kɇl ɇsuf qui pour une femme reste discrète va se manifester aux yeux de tous. C est cette proximité, dont la révélation approche, qu un homme doit voiler. Le danger présent dans la parole et la salive n aurait pas suffi à lui seul à expliquer le voilement masculin, car parole et salive sont aussi dangereuses chez les femmes. Il arrive d ailleurs à celles-ci, lorsqu elles échangent entre elles des commérages, de rabattre un pan de leur voile sur leur bouche au moment où elles parlent, pour ne pas porter la jettatura à celui dont elles parlent. Mais si la femme n a pas, au contraire des hommes, à se voiler en permanence, c est que chez elle ce danger n est pas, comme il l est chez l homme, rendu plus massif par une proximité visible avec les kɇl ɇsuf. C est parce que sa proximité avec les kɇl ɇsuf reste discrète qu une femme n a pas à se voiler. 17 Nous voici donc ramenés au point de départ de ce livre. Aux femmes gardiennes des tentes et parfois appelées «celles des tentes», les hommes s opposent comme porteurs du voile et même comme ceux qu on appelle «les voiles». Et ce voile est précisément la marque qu ils ne possèdent pas de tente en propre, qu ils naissent au sud d une tente et doivent un jour entrer par le nord dans une autre tente ; ils commencent à le porter occasionnellement quand ils quittent la première tente, celle de leur mère, et l adoptent définitivement quand ils sont prêts à entrer dans la seconde, celle où, en principe, ils mourront. 18 Certes, plus un homme prend du poids dans la vie sociale, moins il est susceptible d être confondu avec les kɇl ɇsuf (voir chap. 7, 2.2). Ce n est justement que s il gère mal sa parole et sa virilité qu il peut devenir aussi dangereux qu eux. Des paroles prononcées avec mesure, une salive qu on ne crache pas (comme dans les pratiques magiques mentionnées plus haut), une semence qui ne s est pas, comme celle d Amerolqis, répandue en vain n ont en soi rien de dangereux. Mais elles sont là, prêtes à se répandre et lourdes d un danger latent dont il faut se prémunir. Le voile porté par l homme évite au fond qu il n anticipe malencontreusement sur son destin futur.

229 19 Nous avons vu en début de chapitre que le voile est aussi pour celui qui le porte un moyen de protection contre les kɇl ɇsuf. Or, nous avons souligné essentiellement dans ce qui précède les dangers qu un homme adulte fait courir à autrui, dangers qu il peut atténuer en se voilant, et nous n avons guère fait apparaître les dangers que les kɇl ɇsuf font courir à l homme voilé lui-même. En fait, nous l avons souvent remarqué, être proche des kɇl ɇsuf, c est autant avoir à être craint d autrui qu avoir à craindre d eux. Signe d une certaine proximité entre un homme et les kɇl ɇsuf, son voile doit par conséquent, en même temps qu il le protège, épargner à ses semblables les dangers pouvant venir de luimême. Peut-être peut-on suggérer à ce sujet une systématisation analogue à celle que les Touaregs proposent eux-mêmes (voir 1) et dire que la partie supérieure du voile protège l homme voilé en soustrayant sa chevelure aux visées malveillantes des kɇl ɇsuf, alors que la partie inférieure protège ses semblables, en empêchant que ses paroles ne se répandent inconsidérément. Cette hypothèse serait conforme au fait que l asshak (qui pousse l homme à voiler sa bouche) consiste d abord à parler avec «retenue», tandis que la takarakäyt (qui pousse l homme à voiler son front et sa chevelure) comporte des connotations de crainte. C est au fond en tant qu extérieur à la tente que l homme doit prendre ces précautions contre les kɇl ɇsuf, précautions qui ont leur correspondant dans la couche d ocre jaune dont les femmes protègent leur visage pendant les déménagements (voir chap. 1, 5). Mais tandis que les hommes, extérieurs aux tentes, ont en permanence le visage voilé, les femmes ne sont astreintes à protéger le leur que lorsque leurs tentes sont démontées. 20 On comprend aussi que ce soit devant son gendre et son beau-père qu un homme doive se voiler au plus strict. «Mon beau-père», semble dire celui qui rectifie son voile lorsqu il voit s approcher le père de son épouse, «mon beau-père mourra avant moi dans la tente où je dois moi-même mourir (ou dans une tente proche). A ce titre, il me précède sur le chemin qui nous ramène tous les deux vers l ɇsuf (voir chap. 6, 6) ; il se tient donc entre moi et les kɇl ɇsuf. En regardant vers lui, je regarde en quelque sorte dans la direction des kɇl ɇsuf, et lui me dissimule cette proximité en se voilant devant moi.» Cette obligation de ne paraître que voilé devant son gendre ou son beau-père a donc la même signification que le don de l épée qu un homme doit faire au père de sa future femme (ibid.). On se voile certes aussi devant sa belle-mère ou sa bru, mais c est tout de même le voilement d un homme devant son beau-père ou son gendre qui est le plus significatif, ne fût-ce que parce qu il est réciproque. 3. Le voile et la plaisanterie 21 S il rajuste son voile devant son gendre ou son beau-père, un homme peut en revanche se dévoiler devant son cousin croisé. Les cousins croisés plaisantent entre eux, et l une des formes les plus courantes prises par cette plaisanterie consiste à arracher le voile de son cousin croisé. L examen de cette exception sera la contre-épreuve des développements qui précèdent. 22 Il convient tout d abord de la replacer dans le contexte de l ensemble des formes que peut prendre la «plaisanterie» (tabubaza) entre cousins croisés. Ainsi, on peut aussi terrasser son cousin croisé, piétiner sa tombe et, le jour de ses funérailles, demander aux siens de surseoir à son inhumation. Pour ces deux dernières «plaisanteries», l informateur précise que personne n a jamais osé s y livrer, mais il les mentionne tout de même comme permises et les cite volontiers pour montrer jusqu à quels excès peut aller la plaisanterie

230 entre cousins croisés. Une autre des plaisanteries permises consiste à user de certains termes de parenté pratiquement prohibés ailleurs 12. On a vu qu à côté de adda et anna, les mots ti et ma peuvent aussi désigner le père ou la mère (voir chap. 4, 1.4). Mais c est injurier gravement un Touareg que de lui parler de son père en utilisant ti. «Ton père» se dira adda nnäk ; ti-k («ton père») peut en revanche se dire à un cousin croisé avec qui l on plaisante (ti-m pour une cousine). Tout ceci est valable pour ma, mais l occurrence de ma dans les injures ou les plaisanteries est beaucoup plus rare que celle de ti. Lorsqu on emploie ti-k, ti-m, ma-k ou ma-m en présence du cousin ou de la cousine qu on veut ainsi plaisanter, c est en général à l intérieur d interjections telles que aba ti-k ou, plus rarement, aba ma-k («que meure ton père» ou «que meure ta mère»), et même argɇl ɇn ti-k, ou bien tɇz ɇn ma-k («verge de ton père», «vagin de ta mère»). Inutile de dire que, prononcées à l adresse de toute autre personne, de telles phrases sont de graves injures 13. On plaisante aussi ses cousins en leur absence : il est fréquent, lorsqu on fait tomber un objet, ou qu on s est d une manière ou d une autre montré maladroit, de s écrier ti-k! ou ti-m!, en faisant suivre cette interjection du nom d un cousin ou d une cousine absents. Allusion espiègle, nous semble-t-il, aux phrases plus graves qu on ne manquera pas de prononcer en leur présence. Si les cousins croisés de sexes différents peuvent plaisanter entre eux, c est cependant entre hommes que la plaisanterie est la plus vive, on dit la plus «chaude». Rappelons à ce sujet qu un homme reste voilé devant ses cousines croisées, ce qui montre bien qu il doit garder devant elles une certaine réserve ; quand un homme et sa cousine croisée plaisantent entre eux, ils en restent toujours à de petites moqueries dont la tendresse n est d ailleurs pas exclue et qui n ont rien de la brutalité des propos que peuvent échanger entre eux des cousins croisés. 23 Si les raisonnements qui précèdent sont corrects, me voiler consiste à voiler ma proximité avec les kɇl ɇsuf ; me dévoiler, comme mon cousin croisé peut me contraindre à le faire lorsqu il plaisante avec moi, doit donc revenir à dévoiler cette proximité. Or tel semble bien être, en effet, le dénominateur commun des plaisanteries entre cousins croisés. Si le sol est le domaine des kɇl ɇsuf (voir chap. 7, 2.1), terrasser un homme, c est le rendre proche d eux. De même, les morts considérés comme des kɇl ɇsuf sont ceux qui, au lieu de rester dans leur tombe d où ils peuvent éventuellement diffuser leur albaraka, reviennent vers les tentes des vivants. S opposer à ce que les pierres tombales pèsent sur le corps d un cousin croisé, c est le faire apparaître comme semblable aux morts qui sortent de leur tombe et qui sont alors des kɇl ɇsuf. Piétiner sa tombe, au lieu d en faire pieusement le tour comme on le fait de la tombe des morts bienheureux, c est encore le traiter comme un mort sans albaraka, donc un kɇl ɇsuf. Les paroles «que meure ton père» et «que meure ta mère» sont un peu l extension aux parents de son cousin croisé de ces macabres plaisanteries. Si dans la réalité on ne plaisante jamais sur le cadavre de son cousin croisé, on plaisante couramment, mais en paroles seulement, sur la mort venue ou à venir des parents de celui-ci. La proximité avec les kɇl ɇsuf que dévoilent ces plaisanteries entre cousins croisés étant liée à leur virilité, on peut s attendre à ce qu il soit aussi permis de plaisanter sur la virilité de son cousin croisé. De fait, les plaisanteries grivoises sont de règle avec lui. Et là encore, les formules irrévérencieuses, «verge de ton père», «vagin de ta mère», nous paraissent être une extension à ses parents de ces plaisanteries. Et si ti et ma restent d un emploi restreint, c est sans doute parce que leur utilisation évoque de trop près des formules injurieuses ou grossières. 24 Ce qui se dévoile entre cousins croisés dans les rires et la plaisanterie correspond donc à ce qui se voile, au contraire, dans la crainte et la déférence, entre gendre et beau-père. On

231 comprend qu il puisse en être ainsi si l on considère que deux cousins croisés sont nés d un frère et d une sœur, c est-à-dire d un homme et d une femme nés dans une même tente ; cette tente, la sœur ne l a pas réellement quittée, alors que le frère a dû la quitter pour apparaître comme semblable aux kɇl ɇsuf en entrant en tant qu époux dans une autre tente. Deux cousins croisés ont à leur origine ce mouvement d un homme d une tente vers une autre tente qui rend visible sa proximité avec les kɇl ɇsuf. «A quoi bon se cacher l un à l autre notre commune proximité avec les kɇl ɇsuf?» semblent-ils se dire quand ils plaisantent entre eux. «Chacun de nous sait bien combien l autre est proche des kɇl ɇsuf. Ce changement de tente d un homme au cours de sa vie qui rend visible cette proximité n est-il pas précisément ce qui fait que nous sommes cousins croisés?» Egaux face au kɇl ɇsuf, les cousins croisés peuvent plaisanter d un même cœur sur cette proximité. Au contraire, un beau-père, qui sait lui aussi combien son gendre est proche des kɇl ɇsuf, n est pas son égal sur ce point puisqu il le précède sur le chemin qui les conduit vers l ɇsuf. Il ne saurait donc être question entre eux de plaisanter ; parce que l un est plus proche que l autre des kɇl ɇsuf, le gendre et le beau-père s évitent mutuellement. 25 On peut aussi invoquer le mariage préférentiel : mon cousin croisé matrilatéral est celui dont la sœur sera ma première épouse, et mon cousin croisé patrilatéral est celui dont ma sœur sera la première épouse. Si deux hommes sont des cousins croisés, l un des deux est donc susceptible de devenir époux dans la tente de la sœur de l autre. Vus comme beauxfrères potentiels, les cousins croisés apparaissent encore comme n ayant rien à se cacher l un à l autre quant à la commune proximité avec les kɇl ɇsuf que leur mariage doit rendre visible 14. Qu il ait déjà été effectué à la génération de leurs parents, ou qu il soit susceptible de se produire à leur génération, c est toujours le mouvement d un homme depuis la tente où il est né vers la tente d une autre femme qui est en cause dans la plaisanterie entre cousins croisés. Ce sont les hommes qui changent de tente, et il n est donc pas étonnant que ce soient eux qui plaisantent le plus «chaudement». On peut considérer la plaisanterie pratiquée par les cousins croisés de sexe différent comme le prolongement de cette plaisanterie première. 4. Le musulman voilé 26 Jusqu ici, nous avons vu le voile rappeler la proximité entre les hommes et les kɇl ɇsuf, ou plus exactement rappeler que les hommes ne cheminent pas vers l ɇsuf de la même manière que les femmes. Des mythes recueillis il est vrai dans l Ahaggar nous paraissent apporter une certaine confirmation à cette analyse. Ils présentent tous des variations sur les thèmes suivants : des femmes conçoivent des œuvres des kɇl ɇsuf ; les enfants auxquels elles donnent naissance sont si laids qu ils se voilent la face ; or, ces enfants sont aussi les premiers Touaregs, et c est depuis ce temps que les Touaregs se voilent la face (Lesourd 1954 : 33 ; Hama 1967 : 125). 27 Mais, nous l avons signalé, les hommes se voilent aussi pour afficher leur piété. Lorsqu ils commentent cet aspect du port du voile, les informateurs citent d autres traditions, très différentes des précédentes. Selon ces traditions, les Touaregs se voileraient pour imiter le prophète Mokhamed, ou le roi Salomon (Ennɇbi Suläyman, le «prophète» Salomon), volontiers considéré par eux comme un prédécesseur spirituel de Mokhamed. On trouve des affirmations analogues chez les Kel Ahaggar, parfois assorties de développements mythiques plus élaborés ; on raconte, par exemple, «qu à la prise de La Mecque le

232 Prophète combattait, monté sur une chamelle ; comme il faisait très chaud et que la mêlée soulevait une épaisse poussière, il s enveloppa la tête dans son hiram (vêtement particulier du pèlerin qui pénètre sur le territoire sacré). Si [les Touaregs] se voilent, c est en souvenir de cet événement» (Hama 1967 : 125). 28 De tels dires et de tels mythes donnent au port du voile un sens très différent de celui que nos précédents développements ont fait apparaître. Il semblerait que ces mythes, anciens, remontent à la période almoravide (voir un mythe assez semblable, datant de cette époque, dans Norris 1975 : 38), ce qui n est tout de même pas aussi ancien que l époque dont datent les récits de voyageurs arabes cités plus haut (voir ci-dessus, n. 9). 29 Ces origines différentes et même contradictoires du voile sont, semble-t-il, l expression mythique d une «contradiction» déjà relevée dans notre matériel. Quand il entre dans la tente nuptiale par le côté nord, le marié apparaît comme semblable aux kɇl ɇsuf ; quand il est étendu à l intérieur de cette tente, il apparaît aussi comme semblable à certains morts ayant laissé le souvenir d une grande piété. Seuls quelques hommes réalisent la piété exemplaire qui leur épargnera l oubli, lot commun à tous leurs semblables. Mais tous les hommes sont dans la tente nuptiale l instrument de Dieu, au même titre que ces morts vénérés au nombre desquels quelques-uns d entre eux seulement sont appelés à compter. Le voile est à la fois le signe de la proximité entre les hommes et les kɇl ɇsuf, proximité qui devient visible au moment où ils entrent dans la tente nuptiale, et le signe de la dignité que, une fois étendus dans cette tente, ils partagent avec les plus pieux d entre eux. Ainsi, l homme qui a atteint l âge de se marier doit à la fois voiler cette proximité et manifester qu il va bientôt accéder à cette dignité. Cette double nature du statut du marié à laquelle nous rapportons la double nature du voile est, nous le savons (chap. 8), l une des expressions d un état de fait global : si le cheminement des hommes de l ɇsuf dont ils naissent à l ɇsuf où ils sombrent après leur mort ne se réduit pas à un face-à-face stérile avec les morts, c est parce qu ils peuvent avoir accès à un domaine qui transcende ce faceà-face. En même temps qu il rappelle aux hommes le caractère inexorable de ce cheminement, le voile leur rappelle qu il leur est parfois donné d accéder à une autre réalité. 30 Cette double nature du port du voile est, en quelque sorte, incarnée dans la personne du sultan d Agadez. Par certains de ses aspects, l institution du sultanat donne au voile un statut glorieux, un peu comme les mythes élaborés dans l Ahaggar. L un des emblèmes du sultan est un voile, que les chefs des Kel Ferwan lui remettent lors de son investiture. Obtenir la charge de sultan se dit même parfois : äggɇz tagɇlmust («prendre [entrer dans] le voile»), l abandonner se disant : ässɇrtäk tagɇlmust, «laisser tomber le voile». 31 Nous avons parlé des traditions faisant descendre le sultan d Agadez du sultan d Istanbul (voir Introduction et chap. 3, 4). Les tribus de l Ayr, lassées de s entredéchirer, décidèrent de se donner un chef ; on envoya alors à Istanbul une délégation avec mission de demander au sultan qu un de ses fils lui soit confié. Celui-ci accepta, mais aucune de ses épouses légitimes ne voulut céder un de ses fils, et seule une de ses concubines noires consentit à laisser partir un de ses enfants. En commentant cette légende qui fait venir le sultan d Agadez d une lointaine ville orientale, nous avons déjà dit qu elle visait à en faire un musulman exemplaire ; nous reviendrons plus loin sur le fait qu il descende d une esclave. 32 Voici un sultan représenté comme un homme «qui a pris le voile» et dont les légendes font un musulman exemplaire. Or, il se trouve qu il est aussi volontiers conçu sous l espèce d un époux ou d un affin : il est souvent appelé, en effet, même par les Touaregs,

233 serki, mot hausa qui signifie, comme adɇggal en tamacheq, «gendre» ou «beau-père» 15. «Ne doit-on pas observer avec lui la même attitude de retenue qu on doit observer devant un adɇggal?» Mais ce n est pas seulement sous le rapport de la «retenue» que le sultan est semblable à un adɇggal. Son couronnement, tel qu il a été décrit par Barth (1863, t. 1 : 235) et Jean (1909 : 159), évoque une cérémonie de mariage. Le sultan y est conduit dans une des salles de son palais et installé sur un lit, comme le marié est conduit dans la tente des épousailles et installé sur le lit nuptial. Ce sont les Kel Ewey qui ont la charge de lui fournir ce lit. Une tradition rapporte également que lorsqu ils firent acte d allégeance envers Yunus, le premier sultan, ils immolèrent un taureau devant son palais. Aux yeux des informateurs eux-mêmes, cette association d un lit et d un taureau évoque le mariage (bien qu ici le taureau soit, il est vrai, donné à celui qui figure le marié et non reçu de lui). Le palais même du sultan a été construit par les tribus fondatrices de la dynastie, un peu comme la tente où doit vivre un couple est construite par la bellefamille du mari. Le sultan a d ailleurs pu être réellement et pas seulement par métaphore le gendre des tribus fondatrices de la dynastie puisque des traditions rapportent que les tribus qui voulaient asseoir leur prestige donnaient volontiers une épouse au sultan en place (voir Gaden 1907). Ce sont d ailleurs toutes ces associations qui nous ont conduit à voir dans le don de chameaux qu il fait à ses électeurs (voir chap. 2, 2.1) un équivalent du don de la taggalt. Sensibles eux-mêmes à certaines de ces analogies, les informateurs les commentent en disant : «Seul celui qui a une tente [c est-à-dire qui est marié] peut disposer de l autorité (tamghar).» 33 Que peut-il y avoir de commun entre le sultan et un époux? Ou plutôt, de quelle tente cet «époux»-là est-il le maître? Remarquons, avant de répondre à cette question, que le palais où le sultan entre le jour de son couronnement et que, telle une tente édifiée pour un marié, les tribus de l Ayr ont construit à l initiateur de la dynastie n est rien en luimême sinon le symbole de l autorité qu il exerce sur l Ayr. Or, nous savons que l Ayr est semblable à une tente (voir chap. 1, 2.2) ; là est véritablement la «tente» dont son couronnement le fait maître. Il ne semble pas que le sultan soit considéré comme dispensateur d albaraka, et l on ne peut donc pas dire qu il apporte l albaraka à la «tente» de l Ayr ; mais il est tout de même un intermédiaire entre Dieu et ses habitants, qui se reconnaissent derrière lui comme Croyants. C est ce que la récitation solennelle de sa généalogie rappelle chaque vendredi aux fidèles assemblés dans la grande mosquée d Agadez. Pieusement répétés de semaine en semaine, les noms des sultans morts échappent à l oubli, semblables en cela aux noms des morts dispensateurs d albaraka. Que le sultan d Agadez puisse au moment de son intronisation apparaître comme semblable à un marié, ou plutôt que sultan et marié puissent tous deux apparaître comme semblables aux morts dispensateurs de bénédiction divine, met en lumière un certain aspect de la relation entre les hommes de l Ayr et Dieu : Dieu se rend proche de l Ayr (de la «tente» de l Ayr) comme il se rend proche des tentes de chaque campement de l Ayr ; par l intermédiaire d un homme voilé, venu de l extérieur de l extérieur de l Ayr dans un cas, de l extérieur de la tente dans l autre. 34 Si le sultan est avant tout l intermédiaire entre Dieu et l Ayr, c est-à-dire s il est d abord un homme marqué du signe de l albaraka, il n en garde pas moins un rapport lointain avec les kɇl ɇsuf. Ne diton pas parfois qu il est un esclave (voir chap. 3, 4) ou tout au moins que le premier sultan était le fils d une esclave? Plus qu à sa position sociale, qui n est assurément pas celle d un esclave, n est-ce pas plutôt à la parenté existant entre esclaves et kɇl ɇsuf qu il faut ici penser? Tant est puissante l analogie entre le marié et les kɇl ɇsuf

234 que celui qui, tel un nouvel époux, sert d intermédiaire entre Dieu et une tente (l Ayr) ne peut lui non plus éviter cette encombrante proximité. Mais pour le sultan, différent en cela du marié, elle n apparaît que comme à regret. Tout d abord parce qu il n est pas directement assimilé aux kɇl ɇsuf mais à un esclave. Ensuite, cette similitude elle-même n est pas fréquemment évoquée. Que le voile soit lié aux kɇl ɇsuf explique aussi sans doute la présence, bien curieuse autrement, du roi Salomon à son origine. De nombreuses légendes arabes et nord-africaines (R. Basset 1888-1895), dont les Touaregs connaissent certaines, en font en effet malgré sa sainteté un être ambigu, maître des jnūn. Seul le Prophète, auquel on attribue aussi l origine du voile, échappe à toute ambiguïté. Par ce pôle au moins, le voile est fermement ancré dans le domaine de l albaraka. 5. Conclusion 35 Ce qu exprime le port du voile est donc ce qu exprimaient aussi les rituels, comme si les hommes devaient porter en permanence sur le visage le signe visible de ce dont ils ont le souci lorsqu un enfant naît ou lorsque des jeunes gens s épousent. Ils se protègent des kɇl ɇsuf en se voilant la face comme on protège la tente au moyen d une épée ou d un rameau de tadänt lors d un mariage ou d une nomination. Ils s affirment pieux en se voilant la face tout comme les femmes reconnaissent la sainteté de la tente lorsqu elles en font faire trois fois le tour à la nouvelle mariée. Signe permanent de soucis que les rituels n expriment que périodiquement, le voile est aussi ce qui rattache l horizon limité de la vie domestique à l horizon plus large de la société de l Ayr tout entière puisqu en le portant tout homme devient un peu semblable au sultan d Agadez. 36 Ce souci qu ont les Touaregs de se préserver de la malveillance des kɇl ɇsuf et de ne pas être indignes de la bienveillance de Dieu est au fond ce dont ce livre n a cessé de parler. On peut définir ce souci autrement, car ce qu a décrit ce livre est aussi l interaction entre ce qui dure, ce sur quoi la société fonde sa permanence et le mouvement qui, tout en semblant remettre en question cette permanence, la garantit en fait. 37 Ce qui est permanent, c est en premier lieu la tente, que les hommes construisent depuis le début des temps selon un modèle immuable et céleste fixé à jamais par Dieu, et qui, comme telle, dans les incessants déplacements de leur vie de nomades, demeure une référence inaltérable et indifférente à l écoulement des choses. 38 Dans le domaine de la parenté, cette permanence devient la manière de pérennité assurée par les règles de transmission de l alkhabus à la relation frère-sœur, dont la valeur se voit reconnue alors même qu elle semble se dissoudre. 39 Mais la tente ne demeure inchangée qu au prix d un travail rituel qui doit à l occasion de chaque mariage et de chaque naissance la rendre à son intégrité première. De même, le prix attaché à la relation frère-sœur n est reconnu qu au moment où le frère, en se mariant, se sépare de la sœur. 40 Il y a là un entremêlement profond entre ce qui passe et ce qui dure, se trouvant incarné dans la figure de l oncle maternel. Dans le rituel de nomination, il apparaît à la fois comme le frère de la mère, l un des pôles donc d une paire frère-sœur, et comme un allié du père. De même, dans le mariage préférentiel, il est à la fois celui qui transmet l alkhabus, c est-à-dire là encore l un des pôles d une paire frère-sœur, et celui qui reçoit la taggalt, c est-à-dire le beau-père.

235 41 La séparation du frère et de la sœur est mise en scène dans des rituels où les hommes sont mis en contact avec les kɇl ɇsuf ou, pour dire les choses autrement, dans un affrontement de la tente à l ɇsuf. Ceci enrichit la conception que nous avions de l ɇsuf en commençant ce travail. 42 Nous y avons d abord vu l extérieur des campements, la steppe déserte et peuplée d êtres malfaisants, l indistinct d où viennent les hommes en naissant et où ils sont appelés à retourner après leur mort, le sentiment de la solitude enfin qui étreint celui que ses voyages ont conduit loin des siens. On peut sans doute dire d une manière générale que l ɇsuf est ce qui advient, ce qui vient au-devant du Touareg aussi bien quand, au gré des transhumances ou des voyages, il se déplace dans la steppe, que lorsque simplement le temps passe. Pour celui qui va son chemin loin des campements, l aride solitude des contrées qu il traverse vient au-devant de lui au fur et à mesure que son chameau avance. De même, le nouveau-né apparaît dans la tente là où il n y avait rien, et l oubli qui nous fera disparaître viendra à nous un jour. 43 De même, enfin, à chaque génération le frère quitte la tente où il a grandi et où sa sœur deviendra épouse, et, après plusieurs années d incertitude et presque d errance, il devient époux dans une autre tente : il y a là pour la relation frère-sœur une remise en question périodique dont on peut dire qu elle lui advient, qu elle est la marque du temps qui passe sur elle. 44 L extérieur, dont nous avons d abord douté, au début de ce livre, qu il fût tout à la fois l espace de la nomadisation et celui des relations sociales, était tout simplement l ɇsuf, mais nous voyons maintenant que l ɇsuf est plus que cela : une dimension temporelle s ajoute à sa dimension spatiale, comme il est normal dans une société où l écoulement du temps ne va pas sans un déplacement dans l espace. 45 Quand les hommes sont pris de cette mélancolie particulière qui leur fait dire dans un soupir que l ɇsuf «est en eux», peut-être songent-ils à la précarité de leur vie de nomades condamnés à une errance incessante à travers une steppe écrasée de soleil et peuplée d êtres malfaisants dont ils ont et auront toujours à se protéger ; mais peut-être songent-ils tout simplement au temps qui passe sur les tentes dont les nattes peu à peu se dessèchent et se craquellent, sur les enclos qui lentement s empoussièrent, sur les pâturages enfin, toujours trop vite épuisés. 46 Dieu, avons-nous dit, transcende l opposition entre morts et vivants parce qu il ne connaît pas la mort. Nous pouvons élargir cette formule et dire que, assis dans l éternité, il transcende la fuite du temps à laquelle se ramène la confrontation des hommes et de l ɇsuf. Si la bénédiction qu il répand sur les tentes comme une eau fécondante les fait perdurer d âge en âge, il ne la répand que pour autant qu il est un dieu lointain, dont les volontés ont été exprimées dans une langue étrangère, et dont les hommes ont besoin, mais qui n a pas besoin d eux. Peut-être les anciens Arabes ne se trompaient-ils guère lorsqu ils appelaient les Touaregs «les Abandonnés de Dieu» non pas abandonnés sans doute, mais si loin de lui. 47 De cette transcendance, la tente va nous donner une image, et sur cette image nous finirons ce livre. Les hommes naissent et meurent au sud de la tente ; ils vivent leur vie à l ouest de la tente ; ils errent, lorsque l oubli les a emportés, au nord de la tente ; mais celui qui pour prier ploie le genou et se prosterne dans le sable devant la grandeur d Allah doit faire face à l est, et tourner le dos à la tente où il vit et où il mourra.

236 NOTES 1. Il nous arrivera certes de citer des traditions liées au port du voile qui n ont pas été recueillies chez les Kel Ferwan, mais nous ne leur voyons pas d autre utilité que celle de donner plus de clarté à un raisonnement qui pourrait être conduit en s en tenant aux seules données kel ferwan. 2. Ce diadème fait plus précisément penser à la bande d étoffe dont certains hommes enveloppent parfois leur voile. 3. Pensons au français «être effronté» ou «ne pas avoir froid aux yeux». 4. Cet autre commentaire sur le port du voile a aussi été recueilli dans l Ahaggar (voir Bourgeot 1969 : 369 ; Keenan 1974 : 115 ; Nicolas 1950 c). 5. Le Père de Foucauld parle certes d une touffe de cheveux que, dans l Ahaggar, le voile laisse apparaître au sommet de la tête (1951-1952, t. 3 : 1531). Nous ignorons la signification de ce fait ; mais comme le voilement masculin est partout une obligation qui ne supporte pas le caprice, cette coutume de l Ahaggar n en est certainement pas un. 6. Il semble que, même dans l intimité, un homme restait voilé. Aujourd hui encore, le baiser «florentin» est chose rare, même entre les amants. C est une faveur qu une femme n accorde que rarement, et quand elle en a accordé beaucoup d autres. 7. La chose n est pas exclue chez les Kel Ewey. 8. Notons tout de même que, dans certaines régions, un homme ne se découvre pas, même pour manger, et introduit ce qu il doit absorber sous son voile. Mais même là, un homme ne mange pas devant n importe qui. Manger devant quelqu un, c est déjà suggérer un dévoilement possible. 9. Il est intéressant de noter que nombre d auteurs classiques signalent le port du voile chez des nomades berbères au sud du Sahara. Et certaines des raisons avancées par les Berbères de l époque concordent assez bien avec ce que nous avançons ici : Ibn Hauqal, en 983 : «La contrée entre Audaghost et Sigilmasa est occupée par plusieurs tribus berbères qui vivent isolées, sans aucun contact avec la vie urbaine ; ils se voilent le visage étant enfants et grandissent ainsi. Ils considèrent en effet la bouche comme une chose ignoble que l on doit cacher comme les parties honteuses» (Ibn Hauqal 1842 : 83 ; Cuoq 1975 : 75). Al Bakri en 1068 : «Toutes les tribus sahariennes portent le voile audessus du litham, de sorte que l on n aperçoit pas l orbite des yeux. Jamais ils n ôtent ce voile. On ne peut reconnaître un parent ou un ami que s il est voilé : le voile leur est plus nécessaire que leur peau. Ceux qui ne suivent pas cet usage, on les appelle bouche à mouches dans leur langue» (Cuoq 1975 : 94). De même Norris (1972 : 70), citant Cadamosto, voyageur du XV e siècle : «... il décrit les Zenaga comme portant un voile sur la tête, une pièce de tissu qu ils portent sur la bouche et une partie du nez. Car ils disent que la bouche est une chose sale qui produit sans cesse exhalaisons et mauvaises odeurs, de sorte qu on doit la couvrir et ne pas l exhiber, l assimilant presque au postérieur...» La bouche est donc sale, et on doit la cacher au même titre que le postérieur et les organes génitaux. Nous semblons toucher là un vieux fond touareg et proto-touareg. 10. Les lettrés pieux n ont recours à cette pratique que pour attirer sur quelqu un la bienveillance de Dieu. Mais il s agit de demander à Dieu d agir contre les kɇl ɇsuf. La parole a donc toujours pouvoir sur les kɇl ɇsuf, qu on leur demande d agir ou qu on les empêche d agir. Les lettrés moins scrupuleux et les individus ayant pouvoir sur les kɇl ɇsuf ont recours à cette pratique sans aucune référence à Dieu. 11. En un sens donc, le poète manque d asshak. C est certes vrai, mais il a l excuse du talent. «Qu importe que ses paroles soient dangereuses, pourvu qu elles soient belles et qu elles nous

237 émeuvent.» Lorsqu il m est arrivé de me trouver au milieu d hommes écoutant l un d eux réciter les vers d un grand poète, j ai toujours été frappé de l ambiguïté des sentiments qu ils affichaient. Emus à en crier, ils ne manquaient pas de frissonner (avec délices?) en évoquant la togɇrshit dont étaient chargés ces vers qui faisaient leur joie. La vie serait bien ennuyeuse si l on n y prenait, au moins par amour de l art, certains risques. 12. Murphy a déjà proposé de lier le port du voile à cette prohibition et, d une manière générale, à des problèmes terminologiques (1964 ; voir notre commentaire chap. 4, n. 5) ; nous ne croyons pas pouvoir le suivre dans son argumentation, mais ce lien existe bel et bien. Il a par la suite tenté d expliquer le port du voile par ce qu il a appelé social distance, concept qui, s il n est pas dénué d intérêt, est trop général pour pouvoir rendre compte de la spécificité de la coutume (1967). 13. Nous avons cependant entendu des femmes injurier leurs époux en ces termes. 14. Dans ce contexte peut sans doute s expliquer la coutume kel ahaggar, qui veut que lorsqu un homme épouse une femme dont il n est pas le cousin croisé patrilatéral, c est-à-dire l époux préférentiel, il donne, au moment d entrer dans la tente nuptiale, une paire de sandales au cousin croisé patrilatéral de son épouse, celui dont il a en quelque sorte pris la place (Nicolaisen 1963 : 439). Les sandales, on le sait, isolent du sol, donc des kɇl ɇsuf. Lhotte mentionne même qu une paire de sandales suspendue à un piquet de tente chez les Kel Ahaggar a pour effet d éloigner les kɇl ɇsuf (1952 : 608). Enfin, le même auteur rapporte qu il est d usage de graver sur la roche une sandale lorsqu on doit en montagne traverser un passage dangereux. Les kɇl ɇsuf (que l auteur désigne du terme arabe efri) viennent alors vers la sandale, laissant le passage libre au voyageur. On peut comparer ce dessin d une sandale sur la roche, à l entrée d une passe difficile, au don d une paire de sandales à un homme qui vous laisse alors la voie libre. L époux préférentiel de la mariée est traité comme un kɇl ɇsuf qui garderait l entrée de la tente dans laquelle il aurait normalement dû entrer. Il est, de fait, celui qui aurait normalement dû mourir dans cette tente. (Au moment où nous livrons le manuscrit de ce livre, nous prenons connaissance d un remarquable article de M. Gast [1982] qui traite du même sujet et y apporte des éléments du plus haut intérêt.) 15. En fait, les deux mots hausa désignant un homme important, sultan ou autre, et le gendre/ beau-père sont légèrement différents. Mais les Touaregs les confondent.

Cahier hors texte 238

239 1. Armature d une tente ; on remarque qu il n y a ici que deux paires d arceaux, ce qui est l indice d une certaine pauvreté. Lieu-dit Tibniten, juillet 1980 (photo H. Nové-Josserand). 2. Femmes en train de fixer les lattes latérales sur un des arceaux. Lieu-dit Tibniten, juillet 1980 (photo H. Nové-Josserand).

240 3. Tente montée, vue de l angle sud-ouest. Lieu-dit Tibniten, juillet 1980 (photo H. Nové-Josserand). 4. Assalo taillant l extrémité de l une des lattes de sa tente. Agadez, décembre 1984.

241 5. Assalo en train d humecter des lanières de doum devant entrer dans la composition d une natte. Lieu-dit Tibniten, juillet 1981. 6. Tressage d une natte (photo G. Bordessoulles).

242 7. Juwa cousant une natte (photo G. Bordessoulles). 8. Lit pyrogravé dans la tente d Aïsha Ult Ghali, épouse de Moussa Albaka. Agadez, décembre 1984.

243 9. Les igäydän de la tente d Aïsha Ult Ghali, épouse de Moussa Albaka. Agadez, décembre 1984. 10. Décoration d une traverse de lit par pyrogravure, septembre 1977 (photo P. Pelle).

244 11. L intérieur de la tente d Assalo. Agadez, décembre 1984. 12. Forgeron réparant un soufflet. Agadez, décembre 1984.

245 13. Le forgeron Jekourouf finissant la décoration d une selle tamzak. Agadez, décembre 1984. 14. Forgerons à Agadez, septembre 1977 (photo P. Pelle).

15. Décoration d une cuiller par pyrogravure, septembre 1977 (photo P. Pelle). 246

247 16. Moussa Albaka. Agadez, juillet 1982 (photo de mon regretté ami André Abegg). 17. Vue de la mosquée d Agadez, septembre 1977 (photo P. Pelle).

248 18. Le palais du sultan d Agadez, septembre 1977 (photo P. Pelle). 19. Le sultan d Agadez (photo G. Bordessoulles).

249 20. Un homme de la garde du sultan (photo G. Bordessoulles). 21. Homme participant à un carrousel, lors d un mariage chez les roturiers Igendiyanan, août 1981.

250 22. Carrousel lors d un mariage chez les roturiers Igendiyanan, août 1981. 23. Groupe de chanteuses lors d un mariage chez les roturiers Igendiyanan, août 1981.

251 24. Forgerons dépeçant le taurillon sacrifié lors d un mariage chez les roturiers Igendiyanan, août 1981. 25. Assalo. Agadez, décembre 1984.

252 26. Le sourire d Akammaya, la sœur aînée d Assalo (photo G. Bordessoulles). 27. Jeune fille d Agadez en tenue de fête (photo G. Bordessoulles).

253 28. Jeune fille d Agadez en tenue de fête (photo G. Bordessoulles). 29. Khosna, jeune fille du groupe des forgerons. Agadez, février 1979 (photo G. Bordessoulles).

254 30. Fillettes au puits (photo G. Bordessoulles). 31. Ghaïsha, dite Tata, des Iberdiyanan, début 1977 (photo J.-M. Micaud).

255 32. Bokha, le chef suprême des Kel Ferwan, 1979 (photo G. Bordessoulles). 33. Juwa (photo J.-M. Micaud).

256 34. Campement de forgerons. Lieu-dit Gufat, septembre 1977 (photo P. Pelle). 35. Paysage sahélien. Ouest d Agadez (photo G. Bordessoulles).

36. Une mare en fin de saison des pluies à l ouest d Agadez, septembre 1977 (photo P. Pelle). 257