HISTOIRES D'EAUX ou La pêche aux coups

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Transcription:

HISTOIRES D'EAUX ou La pêche aux coups

DU MÊME AUTEUR : COMMENT NE PAS LES MANQUER, un art de pêcher... et de vivre Préface de Pierre DAC. Le Pavillon. GUIDE DE LA PÊCHE ALA LIGNE ET SES A-CÔTÉS Préface de Jean BLETTEAU. La Courtille. SCANDALESAL'O.R.T.F. en collaboration avec Jean ROCCHI Préface de Marcel BLUWAL. Le Pavillon. PÊCHES DEJADIS, DENAGUÈREETD'AILLEURS Préface d'andré-edouard MARS-VALLETT, (sous presse). Editions Bornemann. MAPASSIONALGÉRIENNE. Guide. En forme de glose amoureuse du Sahara, de Kabylie et de la Casbah d'alger (sous presse). Editions Droit et Liberté.

JÉRÔME FAVARD HISTOIRES D'EAUX ou LA PÊCHE AUX COUPS Avec deux croquis et une musique de l'auteur. Préface de Jean MARCENAC. LES ÉDITEURS FRANÇAIS RÉUNIS 21, rue de Richelieu - 75001 Paris

LA PÊCHE AUX COUPS... d'œil, d'air, de sonnette, de gong, de tam-tam, de tonnerre, à boire, de rouge, de midi, de Bourse, de chaleur, de foudre, de froid, d'audace, de folie, monté, fourré, de chien, d'etat, de force, de sang, de théâtre, de cloche, de grâce, de roulis, de vieux, de bec, de fouet, d'éperon, d'arrêt, de mer, de vent, de tête, du sort, dur, d'éclat, de poing, de pied, de main, de reins, de trique, pour coup, double, de Jarnac, en vache, du père François, du grand-père Favard, sûr, à tirer, à tenir, à prendre, à jouer, raté, à tousser, respirer, à marquer, heureux, mauvais, cent, quatre cents, de peigne, de désespoir, de pioche, d'épée, de piolet, de tabac, de gags, de tartes (à la crème), de torchon, de semonce, de coude, de pouce, d'encensoir, de poignard, d'envoi, de sabre, de sabot, d'ombrelle, de manivelle, de parapluie, d'éventail, d'accélérateur, de frein, de chiffres, de statistiques, d'épithètes, d'arguments, de fouaces, de cafard, de braquemart, de feu, ramiau, de couteau, de fourchette, de chance, de pot, de barre, de chat à neuf queues, de bambou, bas, de fusil, de tromblon, d'aiguillon, de gorgeon, de téléphone, de dés, de plume, de pinceau, de chapeau, de verge, au cœur, d'archet, de citations, de marteau, de maillet, de la Maffia, d'épingle, de canif (dans le contrat), de filet, d'arbalète, d'arquebuse, de boulets, de balai, de plumeau, de Trafalgar, de pierre, de hache, de pourboires, de chassepot, d'mitrailleuses, de griffes, de crocs, de dents, de langue, de chlague, de knout, de cravache, de férule, de matraque, de pèlerine, de grenades, de canon, de canne, de baguette, sec, sourd, de grisou, de lancette, de garcette, de houppette, de communiqués, de volant, de calomnies, de boutoir, de bélier, de raquette, de badigeon, de pompe, de piston, de massue, de Massu, de Ponia, de Giscard, du P.C., d'étrivière, de hache, de machette, de hachette, d'ongle, d'épaule, de bâton, de pied au cul, de corne, de la Providence, du ciel, du diable, de maître, de sifflet, de tête, de savate, d'éponge, de gueule, de gosier, d'aile, de tampon, de collier, de gomme, de pochoir, de mouchoir, de soleil et de lune. Les Editeurs Français Réunis, 1975. ISBN-2-201-01399-3

PRÉFACE Le discours halieutique, chez la plupart, ressortit au jargon. Il faut que le poisson soit de taille pour contraindre, par sa tirée, qui en parle à parler de tous, à tous, comme tous. Je ne vois guère que Melville ou Hemingway (et encore Melville prend-il avec nous les gants d'un lexique préalable) pour passer ainsi sans soubresauts de la langue du pêcheur à celle du moraliste, du métaphysicien ou, si l'on préfère, à ouvrir à la technique les horizons de la culture. La recette devient maxime, le procédé intention, le tour de main conscience, et une lumière proprement spirituelle isole l'homme de toute la cohue piscivore : loutre, ours, phoque, mouette, cormoran, sans oublier, bien entendu, le pélican et l'aigle de mer. Dans cette solitude, autant que l'eau, le silence est l'élément du pêcheur. Mais ce n'est pas le silence bougon, animal, du maniaque à l'affût, crispé sur le vide de son attente. C'est ce fertile silence que Jérôme Favard, au cours de tant de livres, ensemence largement de rêves, d'images, de souvenirs, et ouvre tout grand aux poètes, aux peintres, aux philosophes, à l'allusion, à la référence, à l'analogie, aux signes. Cet univers de la pêche au coup, bien loin d'être sur lui-même reclus, par la grâce de Jérôme Favard devient figuratif et synonymique. Il veut tout dire. Tel est le miracle d'une gentillesse je donne le mot au sens

fort d'une gentillesse donc, et d'une finesse d'esprit assez rare, qui s'amuse du calembour et pourquoi le mot du pêcheur ne ferait-il pas mouche? en même temps qu'elle réhabilite la cuisine comme un art majeur et la finalité, en tout cas, de la pêche. Certes, je sais bien que Jérôme Favard sacrifie, çà et là, au fil des pages (le fil, naturellement) à la tradition du trophée. Mais aux satisfactions de l'amourpropre, il préfère celles de l'appétit, ou plutôt, d'une délicate gourmandise. Saint-John Perse, Confucius, Aragon, Char, Lao-Tseu, l'ecclésiaste et bien d'autres sont là, debout dans une citation, à le regarder escher, jeter ou lancer, ramener, décrocher. Mais en fin du conte c'est Brillat-Savarin qui conclut. Car le poisson, pour Jérôme Favard, beaucoup plus qu'une proie, est un aliment que nous arrachons à la vieille nature, pour l'insérer dans ce jeune univers qu'ont mis au monde les hommes et dans lequel la truite porte le nom que lui attribue notre science, et prend, avec la forme que lui dessine notre main, le goût que lui donne notre savoir. Jean MARCENAC.

A André-Edouard MARS-VALLETT, artiste fils de son père, mon maître, ami, pair, compère, complice, confrère et frère d'armes.

Votre idée du bonheur? La lutte. Votre idée du malheur? La soumission. Le défaut qui vous inspire le plus d'aversion? La servilité. Votre maxime préférée? Rien d'humain ne m'est étranger. Votre devise préférée? Doute de tout.... Votre plat préféré? Le poisson. Karl MARX, Confession.... Si vous pouviez me voir sur ma table penché Le visage défait par ma littérature Vous sauriez que m'écœure aussi cette aventure Effrayante d'oser découvrir l'or caché Sous tant de pourriture... Jean GENET, Marches funèbres. A qui vit sans amour la vie est sans appas. MOLIÈRE.

A Ernest Kahane 1 LA PÊCHE AU FANTÔME Ondine au chevalier : Tu es pris, hein! Il a bien fallu vingt minutes!... Il en faut trente pour un brochet. Jean GIRAUDOUX: Ondine, I, 4. Je pense, comme une fille enlève sa robe. Georges BATAILLE: Somme anthéologique (Méthode de méditation), 1 partie. Je ne suis pas ce qui s'appelle un buveur d'éther. Tout au plus en avais-je peut-être pris une perverse pipée trop goulue, cette nuit-là, quand j'avais dû décoller, d'un flocon de coton imbibé de ce solvant parfait, le sparadrap qui avait ponctué, la veille, la prise de sang de contrôle ordonnée par le cardiologue. C'était la nuit du samedi gras de 197**. Je me levais à peine couché, pour arriver des premiers au bord de cet étang de Vaublancœur et m'y choisir MA place, la plus dure à pêcher, et même la moins facile d'accès, vu la tourbe qui vous peut enliser si vous ne connaissez pas bien le seul passage sûr ; mais les preneurs de carpes le connaissent, loin dans la région ; et c'est là aussi qu'il convient d'être levé avant le jour, fier destin auquel je me suis vu toujours voué, ou condamné. Surtout pour la pêche. Et je ne m'en plains pas... J'avais, cette fois-là, pris suffisamment d'élan. Pas âme qui vive quand j'arrêtai la bagnole sous l'orme où prend le sentier. Et Dick, toujours devant, suivant l'appel de son sang d'authentique bâtard. setter

irlandais dominant, s'évanouit, pour ne reparaître que cinq bonnes heures plus tard, haletant et grisé et drogué de liberté buissonnière. Pas âme qui vive? Certes! Ou voire! Il arrive qu'un peu d'âme erre encore aux calices défunts, comme dit une chanson fanée... Je n'ai jamais été de ces esprits hallucinés, de ces cervelets débiles ou autres maladifs visionnaires, qui ont peur, la nuit, de leur ombre, d'un hululement de chien, ou de locomotive, soudain perforant le calme, d'un roulement de vibrations de lourd camion, ou de lointain ou profond tremblement de terre, ou qu'une caresse imprévue, d'un bout d'aile soyeux de pipistrelle ou d'autre chauve-souris, effarouche à hurler comme sous la morsure du vampire, d'une lamie ou d'un gobelin des Anciens, d'une stryge, ou, pis encore, d'une de ces goules (1) qui, aux temps antiques, passaient pour préférer dévorer les morts. Et je savais très bien, traversant d'abord ce coin de forêt, que c'étaient feux follets de gaz des marais que je voyais courir là-bas, derrière le sous-bois translucide où s'adossait le cimetière abandonné, paisible paysage, auquel une tête moins bien assise que la mienne eût trouvé l'air lugubre d'un lieu hanté de farfadets (ou fadets), de gnomes, génies, lutins ou korrigans, elfes, trolls ou djinn (qui est aussi un pluriel, soit dit en passant, celui de djnoun ; comme fellaga est le pluriel de fellaghi ; un Targui, des Touareg ; un journal, des chevaux ; etc...). N'empêche qu'en abordant la clairière, j'eus un fichu choc cette sombre nuit-là. Je dois avouer ici que je ne passe jamais en cet endroit romantique sans au cœur une certaine étreinte ; quand ce ne serait que le bruissement continu du feuillage toujours inquiet des trembles... Cette nuit-là, disais-je, singulièrement épaisse, à tel point que j'avais renoncé à siffler ni crier deux (1) De l'arabe al gol, nom d'étoile (voir Flaubert : Hérodias (Trois contes).

fois mon chien Dick, tant mon premier appel avait retenti incongru et funèbre dans ce décor estompé de silence ; tant je craignais de l'alarmer, car il est froussard jusqu'à l' épilepsie ; et pour ne pas non plus signaler SA présence au garde-chasse, possible apparition, je vis d'abord, au beau mitan de la clairière, couvercle de guingois, flanqué de sept cierges allumés, un cercueil ouvert. Rien ne m'étonne. Mais aux vapeurs qui flottaient là, une tête évaporée aurait juré y voir se dresser un spectre. Surtout qu'un vieux hibou, que je connais, poussa son cri, vu que de ma lampe de poche je l'avais dérangé. Je fis l'esprit fort que je sais être : je me dis, frissonnant de froid, bien sûr! que le garde, sans doute, renouait sans le savoir avec la fameuse lubie de Sarah Bernhardt qui, pour s'habituer à l'idée de la mort et désireuse, jusqu'au bout, et au-delà, de choisir, originale en tout, son mobilier, couchait dans le cercueil de santal qu'elle s'était commandé sur mesures, matelassé fin de coton des Iles, oreiller de plume d'oiseau de paradis, flancs effilés, vu sa jambe de bois. Et même je me fis rire, me disant que les voleurs auraient été bien attrapés, qui se seraient introduits chez elle par effraction et nuit d'orage, s'ils l'avaient vue debout dans son sapin, brandissant sa jambe d'okoumé, les épouvanter en déclamant du Racine, par exemple le songe abominable d'athalie!...... J'identifiai bien vite ce que j'avais pris pour de hautes chandelles et leurs flammes : scintillement de rayons lunaires libérés par la trouée dans la voûte sylvestre ; et les cierges et le couvercle, produits purs et simples de ma goguenarde imagination surchauffée. Quant à la bière, ou caisse, ou boîte, ou manteau ou paletot de bois, comme on dit ou écrit pour faire l'esprit supérieur, et que dans mon pays les vieux appellent encore capule, ailleurs coffin, ce sarcophage se révéla une auge neuve, qu'un bûcheron avait taillée

dans un tronc de hêtre et laissée là, en attendant le tracteur ou l'attelage qui en ferait livraison. La chouette pouvait bien tutuber pour m'effrayer, le butor butir, ou même barrir, craqueter le pic-vert, rauquer le chat ensauvagé, crailler la corneille, grailler le corbeau, courcailler la caille, l'hirondelle trisser, cacarder les oies, pupuler la huppe, huir le milan, glouglouter le dindon, le hibou bubuler, jacasser la grièche ajasse, crételer la poule, la perdrix cacaber, glapir le goupil, turluter l'alouette, le geai cajoler, ou dodeldir le coq de bruyère, rien que la fraîche de l'aube enfin proche ne me pouvait faire frémir. Et même, faraud, longeant maintenant la rive bordée d'arbres, sur le raccourci spongieux à odeur de fade cépée, qui émanait de cette fûtaie ouatée de brumes, étouffant mon pas pour ne point alerter la gent aquatique : carpes, tanches, brèmes ou autres cyprins à quête tous peureuse, qui peuvent ne pas mordre des journées entières s'ils ont décelé présence humaine à proximité de leur habitat liquide, je me remémorais, cocardant (coquedrille!), cette héroïne d'andersen, laquelle, comme elle descend l'escalier du palais, rencontre de grandes ombres qui le montent en sens inverse. C'étaient des formes de chevaliers casqués, de dames en hennins et de moines en cagoules ; il y avait aussi parmi eux des prélats mitrés, des lansquenets et des pages ; le profil des morions, (des salades! ) des bannières et des lances se détachait en noir sur la haute tapisserie ; comme sur le lé de ciel la silhouette des noirs peupliers jouxtant le chemin sur ma droite, pardon, ma dextre, sénestré que j'étais par le sinistre étang, qui jouait, lui, le bel indifférent.... En pêcheur averti, je marchais donc à pas caoutchoutés, comme on fait pour entrer dans une chambre de typhoïdique ; et la même odeur de marécage et d'éther ranci montait de mes traces lourdement imprimées, dans une succion ventousée engluante, par mes

pas adroits dans les joncs, les sphaignes et les drosères carnivores ; car je ne veillais à respecter, dans ma prudente progression de trappeur, que les iris jaunes, leurs feuilles lancéolées et la véronique.... Mais ce n'étaient que des ombres... La belle Gerda s'arrête devant ce cortège de silence. Ne crains rien, croasse le corbeau posé sur son épaule, ils sont plus vains que fumée, ce sont les Songes ; dès les lumières éteintes, ils envahissent le palais... Moi aussi j'ai toujours aimé les contes, et y prends plaisir extrême, à ces opiums légers, quand ils sont délicats.... La voix aigrelette d'un oiseau non identifié donna un signal grèle. Jugeant l'aube assez blanchie, quand les feuilles n'étaient pas encore vertes mais aurore, ô Colette! aux piaulements multiples de la sau- vagine fit écho la batterie de crécelles des grenouilles ; tandis qu'arrivé à mon poste désert, je découvrais devant moi l'eau morte d'un miroir embué, planté de lances noires et de hallebardes : l'étang frangé de fleurs de glai et de roseaux rivulaires. Montant mes lignes, je ne pouvais m'empêcher de lorgner vers cette eau, glauque à cette heure indécise, qui serait au grand jour un cristal. J'y vis un triton anthracite et or. Il me parla mandragore, monstre équivoque au sexe ambigu... Je crus entendre derrière moi Dick fouir dans les herbes. D'une voix sombrée, je l'appelai doucement. Me répondit un long ricanement, qui fracassa le silence revenu, d'un autre de ces oiseaux imprévus auxquel grand-père de Sury donnait toujours leur nom; mais j'en suis demeuré incapable; et pantois. Mais qu'importe le nom, pourvu qu'on ait l'émotion et l'ivresse. Délicatement violacés, les feuillages vers l'est prenaient nuance d'aurore en larmes... De nouveau je lorgnai vers l'étang. Un autre y aurait

supposé la présence d'atroces larves blèmes, de lémures, d'esprits follets et d'ombres ; ou d'ophélies... Car pour halluciner une atmosphère envoûtée, et l'ensorceler, on trouverait difficilement mieux que ce concert de musique atonale et de teintes pâles émergeant de la blafarde nuit. J'avais froid décidément. Je lampai à ma plate une bonne gorgée de café chaud, que j'avais avant de partir copieusement baptisé au cognac. Nouveau ricanement derrière moi dans le saule pleureur, quand je trébuchai dans mon épuisette balourde. Je me ramassais, à genoux dans la tourbe grasse, quand, nez à nez, je me trouvai face à face avec deux yeux ronds à paupières membraneuses fixés sur les miens ; l'amas gélatineux que j'avais manqué d 'écrabouiller dans ma chute s'étira lentement, et deux pat- tes palmées ignoblement grèles firent un pas vers moi. Le crapaud, car c'en était un, pustuleux, brun et grisâtre, éclairé à plein par la lumière fusant maintenant de toutes parts, tombant laiteuse sur son échine, avait ventre d'un blanc également laiteux traînant entre ses pattes, ballonné et énorme, tel un abcès prêt à crever... C'est sans doute l'aïeul de ce crapaud-là que trouva, tout enfant, Jean Lorrain dans son fameux récit de Sensations et souvenirs, au fond de la source interdite à laquelle il venait de boire ; et dont il dit : C'était un crapaud monstrueux, [...] un crapaud magicien, tout au moins centenaire, demi-gnome, demibête du sabbat, [...] un de ces crapauds qui veillent, couronnés d'or massif, sur les trésors des ruines, une fleur de belladone à la patte gauche, et se nourrissent de sang humain... Mon crapaud n'arborait pas, comme celui de Lorrain, prunelles crevées ni paupières sanguinolentes. Et contrairement à cet auteur, que je suis loin de mépriser, je n'éprouve pas sa répulsion du crapaud. Peut-

être le dois-je à l'âne mythique de Victor Hugo, qui malgré le fouet, son extrême fatigue et sa souffrance écorchée, détourne sa charrette pour ne point écraser ce plus misérable que lui ; ou à l'intelligence de mon père et de mon grand-père pour les choses de la nature (et pour bien d'autres) ; comme à la bonté naturelle et chrétienne de ma mère, qui furent toujours, comme elle, exemplaires : j'ai toujours estimé le crapaud sympathique et ne le trouve pas laid le moins du monde. Ni la goutte d'ocarina dont il gratifie la paix champêtre. Je ne trouve pas laid non plus Mirabeau ; ni Michel Simon ; ni Quasimodo ; puisque ces deux derniers eurent la beauté de l'âme ; et la hure du premier, du Verbe. C'est raté, dis-je donc mentalement au génie de l'étang, si t'as voulu m' flanquer la frousse, faudra trouver aut' chose!... Cet étang d'argent cependant sentait plus fort, à l'éveil du jour, la ruine et le marécage, la feuille morte, le champignon bagué, ou chevalier-bagué ou coulemelle, la mine et le sabbat. Un engoulevent piqua sur moi, tel un stuka miniature, diablotin déchaîné de nuit de Walpurgis de quat'sous. Le tranchant de son bec effilé comme un poignard me frôla le front ; et j'y vis, je suis comme ça! BON AUGURE. Si les insectes en effet étaient récoltés bas, peutêtre annonçaient-ils un de ces brutaux orages brefs qui parfois tuent, mais ne chassent que le pêcheur de co- médie, car, l'alerte passée, parfois même avant, et pendant, il arrive que ça morde en folie débridée diabolique. L'heure était encore trouble, le paysage gardait cet aspect sorcier qui pouvait contenir encore, flottant dans l'impalpable et l'invisible, une satanée somme de mystère et d'effroi... Sur ma gauche, la vanne de vidange gardait une allure fantasmagorique, du genre porte d'enfer. Inquiétant gibet surréaliste émergeant de la chevelure

hérissée de l'oseraie, flanquée de l'étrange engrêlure de ses volants, vis sans fin, axes et crémaillères, et de cette échelle de fer verticale que mon grand-père appelait échevelle. Echelles plantées droit, de puits de mine ou de barrages en aval des retenues d'eau, de vannes hagardes ou de cheminées d'usine haussées du col, de pylônes ou de fusées, ces rampes verticales m'ont tou- jours fasciné. Leur plongée délibérée, poursuivie dans l'eau comme pour passer de l'autre côté du miroir, ou bien leur montée fuyante, en chandelle, droit sur le firmament, sont toujours pour moi d'un troublant vertige attractif. Cette verticalité rappelle la plongée du scaphandre, ou l'envol des engins cosmiques. La descente dans le cœur vide et froid de la belle sans âme où s'est perdu le scaphandrier de la chanson. La montée sans retour des nefs dérisoires envoyées dans l'infini en expansion, ma petite tête ne conçoit pas un univers «fermé», (!?!) mini-étincelles, indécelables infimes extracystoles dans le temps lui aussi infini.... Ici, j'eus une de ces impressions de «déjà vu», dont la connaissance actuelle du cerveau, et de ses aberrations, a établi qu'il s'agit d'un dérèglement de la mémoire immédiate, qui fait ressentir et croire, après coup, un inversement dans la succession des événements et impressions... Bref! Je me dis, plus exactement je crus ensuite que je m'étais dit, que j'allais voir un paysan passer au loin, sa faux sur l'épaule, comme la Mort des danses macabres et des allégories. Et effectivement je le, je la vis. Ce n'était pas un squelette nu ricanant telle la Mort de Daumier. Il portait casquette culottée et veste de velours, fumait sa pipe, et me fit un signe de la main. Car nous nous connaissions. C'était le garde-pêche, qui m'a toujours eu à la bonne, vu l'honnête qualité du vin de ma burette ou du café de ma gourde, ma plate, que lui nomme couille, c'est mon viatique suivant la saison ou l'humeur, cordialités ancestrales qui nous font nous comprendre et nous estimer. Il

allait, pour ses lapins, tondre un carré de sa luzerne, je le savais! comme chaque dimanche matin. On a beau faire le malin!... Un oiseau à goître émit un gémissement d'enfant qui me fit tressaillir. Je le vis pêcher à la main de son bec emmanché d'un long cou, et engamer tanchettes et gardonneaux comme on gobe un œuf, tressaillant, lui, du croupion et de satisfaction, me révélant dans son déhanchement du gésier que ce que j'avais pris pour hideux goître n'était que jabot beau. Moi, pour avoir trop lu Hoffmann et Walpole, Clara Reeve, Ann Radcliffe et ses brouillards d'angoisse, Matthew Gregory Lewis, Mathurin, cet esprit excentrique qui allait à la pêche en bas de soie, nous dit Edith Birkhead, en habit bleu flamboyant (comme le martin-pêcheur, doux alcyon), Meyrink, Capek et Kafka, Selma Lagerlof, Kurt Steiner, Stevenson, Mary Shelley, Dumas, Maupassant, Villiers et Balzac, André Pieyre de Mandiargues, Ghelderode et Bradbury, Lorrain (celui-ci de nos jours si bien compris par Michel Desbruères), et d'autres, pour ne parler que des maîtres du genre ; sans oublier bien entendu leur parodiste inspiré Jules Janin, qu'avec tant d'érudition et d'intuition Tristan Maya m'a fait redécouvrir, ni non plus, et flottant au-dessus d'eux tous, le fascinant Melville et le grand Edgar Poe, ce Cellini, ce Bernard Palissy du plus poétique humour noir fantastique jamais égalé sous le soleil noir de la mélancolie ; pour avoir toujours trop aimé ces visionnaires ciseleurs d'envoûtantes merveilles, sans oublier non plus Dante, l'apocalypse, ni les mythologies ni le Petit Chaperon rouge, je n'allais certes pas jusqu'à rêver assis, sur mon panier de pêche, de squelettes retrouvés arcboutés contre la dalle d'entrée à l'intérieur d'un caveau, cercueil ouvert. Ni de doubles, ni autres ectoplasmes, fantômes, incubes et succubes, masques inhabités, êtres anéantis et invisibles, morts revenus,

signes terrifiants, médiums, hypnotismes mortels ou même post-mortem, châteaux maudits, spectres ou magiciens, métamorphoses, apparitions, robots, Golems et autres Frankenstein, malédictions, sorts jetés, etc... Mais je ne pouvais m'empêcher d'une trouble attirance de l'eau, ce matin-là singulièrement moirée. Et j'y croyais voir se mouvoir, outre les larves bien réelles qui, en certains fonds proches, y grouillaient, comme des formes humaines se défaisant et se reformant, tandis que s'étiraient à leur aplomb, dans la nuée, de diaphanes nuages de dramatiques ciels de peinture. Après Lorrain, que sans vergogne ici je brocarde et pastiche et plagie, comme lui dans sa Nuit trouble, je ruminais, entre deux réminiscences au goût artistement louche, ces vers du mâdré Maurice Rollinat, retouchés de trois mots : Là-bas, devant mes yeux hallucinés par l'ombre, Dans la haute fûtaie où chuchote le vent, Une forme s'ébauche inerte et se mouvant.... Ayant sûrement vu quelque monstrueux drame, Mainte agonie et maint ensevelissement, Les eaux, me semble-t-il, vivent en ce moment Des rampements de spectre et des frôlements d'âmes... Je ne crois pas aux prémonitions surnaturelles. Mais il faut bien qu'on croie aux autres, quand il y a coïncidence entre ce qu'on a cru voir, ou ce qu'on a prévu, redouté, ou espéré, et ce qui se produit. L'extraordinaire, n'est-ce pas, serait que jamais ces données ne coïncident! C'est si JAMAIS les chiffres rêvés ou retenus d'après

d'autres ne sortaient au tiercé, qu'on pourrait peut-être et encore tenir pour acquis, l'anormal. Eh, bien! moi, ce matin-là, date violente, moi qui, je le répète, n'ai rien d'un buveur d'éther, je fus ce jour-là bredouille comme il n'est pas permis. Il y eut des plouf s dans l'eau. Le coucou coucoula souvent. (J'avais sur moi de l'argent, et j'en manquai toute l'année!)... Mais pas une touche. HEUREUSEMENT! Quelques jours plus tard, j'appris par les gazettes qu'on avait trouvé dans ce tranquille étang deux cadavres, lestés de pierres au cou et aux chevilles, car il est peu profond, où j'avais cru voir des reflets de nuages étrangement anthropomorphes, noyés là depuis des semaines... Je frémis encore, cette fois-ci rétrospectivement, à l'idée que j'aurais pu être suspecté pour ce crime. Quand, à l'école, un larcin était décelé dans la classe, tant qu'on n'avait pas trouvé le coupable je rougissais et ne vivais plus, sûr que tous allaient me soupçonner...... On avait trouvé l'assassin, et son mobile. Drame passionnel courant. Vengeance banale. Un ancien légionnaire, ancien S.S., avait assassiné sa femme, une superbe kabyle blonde ramenée de derrière les genêts de Tizi-Ouzou quelque treize ans auparavant et son ex-capitaine, qui la lui avait prise.... Je retournerai, c'est sûr, pêcher le romantique étang de Vaublancœur. Je n'y ai pas encore remis les pieds.

A André Pieyre et Bona de Mandiargues 2 UNE ÉTRANGE AVENTURE Il est moins facile de régler le cœur que de le troubler... CHATEAUBRIAND : Mémoires d'outretombe. Il aurait fallu que son cœur eût été ferré à glace... Antoine FURETIÈRE: Histoire de Lucrèce la bourgeoise. Trois saboteurs ruinaient ma sortie. Contre moi le temps, mon chien et mon cœur, je n'avais pris que trois truites. Comme nous serions ce jour-là cinq à table, six avec Dick, qui dîne à part, mon épouse une fois encore allait me décorer de pêchaillon-du-dimanche, me sourire, amoureusement m'exhibant son rosbif paré et ses entrées au choix et aux anchois, ou simplement me décerner une de ces embrassades consolatrices que réservent habituellement les mères à leur enfant chétif, au rejeton handicapé, le plus aimé, puisqu'il est celui de la couvée qui posera toujours des problèmes...... Jésus lui-même n'y échappa pas, qui dans son pays fut cruellement moqué, marqué de dérision et stigmatisé d'anathème pour finir ressuscité : nul chez lui n'est jamais prophète! Cette idée nous consolait un peu, Dick et moi, et adoucissait notre stress. Pleurez, doux alcyons! Doux alcyons, pleurez!... L'alcyon justement, le martin-pêcheur, comme non moins poétiquement on le nomme encore, le martin-

pêcheur de ce parcours jaillit soudain de rien, fit flèche bleue sous mes yeux envieux, griffa du bec l'eau du bord, lui prit au vol un oblong goujon blond, qu'il emporta serré par le travers du corps, me montrant par l'exemple à me reconvertir. Incitation heureuse! Trois heures plus tard, nuit tombée après sa fraîche, on m'eût pu voir, frissonnant, Dick heureux de la queue, car enfin on allait rentrer, pliant à regret la ligne de quat'sous destinée à ma petite-fille Aurore, dans mon panier hanté de palpitations goujonnières, amorties par le lit d'orties sur quoi j'avais aligné mes trois truites, maintenant enfouies sous une honorable friture en puissance. Annette adore le goujon. Elle serait tout ébaubie d'en avoir tant à poêler, alors que j'étais parti à la truite. Combien d'autres, partis pour la gloire, sont revenus battus! Dans Homme pour homme, Galy Gay part acheter un poisson, et se retrouve parfait militaire colonial! Et tel émigrant misérable a bel et bien fait fortune à sa traversée du désert!... J'avais, moi, une fois encore gagné notre pitance, celle-ci des plus fine, et la verrinée de vin clairet pourrait légitime danser devant mon écuelle en sortant glougloutant du pichet. Trois heures durant, j'avais pêché avec l'automatisme du marcheur que seule sa moelle épinière fait avancer, comme le canard décapité, mais qui a pour lui toute sa tête pour voir, entendre, jouir, imaginer ou souffrir. Je m'étais d'abord dit, après le Grand Frédéric II, qui l'écrivit à d'alembert : Nous sommes comme les rivières, qui conservent leur nom, mais dont les eaux changent toujours... (puisque, truiteur, je m'étais fait goujonnier.)

... Une libellule avait fait hélicoptère sur un iris, auquel la langue rose tachée de noir de Dick donnait un pétale de plus. Sur l'autre rive, un crapaud ocarinait pour nous. Un rat musqué, qu'à Sury-le-Comtal on dit rat musclé, avait jailli d'entre mes jambes, pour son ploc dans l'eau sous mon nez. Une bonne heure au moins, je n'avais plus pensé à rien du tout; ce qui aussi est une volupté sinon à suivre des yeux mon flotteur; et Dick à mon côté non moins attentif. J'allais quitter mon coin de pêches dans un crépitement d'oi- seaux, le battement arythmique de mon panier de pêche habité de quelque cinquante goujons sur mon flanc bandouliéré. OÙ L'AUTEUR NEVOITPAS CEQU'IL ENTEND Et voilà que levant derrière moi les yeux, où j'avais cru entendre un gazouillis de fauvette huppée, comme après certaines causeries dites au coin du feu je ne vis pas ce que j'entendais; mais bien autres choses! D'abord je ne vis qu'un balconnet gorgeret de jeune dame, sans modestie, deux seins galbés parfaits à bonne mitan découverts, non pas en liberté, comme en usent les décolletées écervelées qui brûlent en fleur leurs batteries, mais si bien présentés serrés que j'eusse pu, entre les deux, y ficher droite cette ondulante qui me fit en Irlande authentique champion. Autour de cet encorbellement, jeunes épaules, bras parfumés, jupette, jambes de faon, et tête souriante à belles dents disant : Vous avez fait bonne pêche? Mon frère... L'apparition désignait son double au masculin, son jumeau de toute évidence, qu'elle tenait par la main. Mon frère aime tant le goujon! Si vous veniez chez nous, c'est là tout près, mes petites sœurs jumelles nous en feraient une de ces fritures à la bière! Mmm! Miam Miam!

Et de me planter des yeux de cannibale dans les miens, écarquillés, de gros myope. Y voyais-je bien clair?... Depuis certains ennuis de cœur, qui m'ont valu d'instructives et même palpitantes semaines d'hôpital, j'ai peur des sensations. Comme Chateaubriand de ses Mémoires d'outretombe : Mon sang [...] se précipite dans mon cœur avec une affluence si rapide que ce vieil organe de mes plaisirs et de mes douleurs palpite comme prêt à se briser. Je répondis que j'offrais volontiers mes prises flattées, baissant le regard pour plier mon barda, et je crus voir la sœur taquiner le frère ce que c'est que de trop fréquenter les élisabéthains! d'un furtif baiser sur la bouche... Au PLUS BEAU NOMBRIL On me prit aussi par la main, par les deux mains, pour me ramener, mes deux pêcheurs triomphants, moi confus, dans le domaine qui jouxte ce coin de mes pêches. Nos parents n'y sont pas. Nos petites sœurs sont comme nous nées un même jour. Elles sont, elles, vraies jumelles. Quatre ans de moins que nous jour pour jour! Vous verrez ce qu'elles cuisinent bien. Et votre chien est beau bo bo!... Les petites sœurs avaient quelque seize ans. Vous nous offrez donc votre petit panier? susurra l'une. Je veux dire, ce qu'il contient! Et de glousser. Nous, quand on offre un petit panier de mûres, de fraises ou de framboises à quelqu'un, on le vide, mais on repart toujours avec notre p'tit panier! Heureusement! ponctua l'autre, pouffant de rire. Ça dépend, fit la grande, moi, à Gontrand,

JÉRÔME FAVARD HISTOIRES D'EAUX ou LA PÊCHE AUX COUPS Preface de Jean Marcenac C'est un pêcheur à la ligne insolite mais authentique qui s'exprime d'une plume alerte, piquante comme l'hameçon....je ne vois guère que Melville ou Hemingway pour passer ainsi sans soubresauts de la langue du pêcheur à celle du moraliste, du métaphysicien ou, si l'on préfère, à ouvrir à la technique les horizons de la culture. Dans cette solitude, autant que l'eau, le silence est l'élément du pêcheur. Mais ce n'est pas le silence bougon, animal, du maniaque à l'affût, crispé sur le vide de son attente. C'est ce fertile silence que Jérôme Favard, au cours de tant de livres, ensemence largement de rêves, d'images, de souvenirs, et ouvre tout grand aux poètes, aux peintres, aux philosophes... Cet univers de la pêche au coup, bien loin d'être lui-même reclus, par la grâce de Jérôme Favard devient figuratif et synonymique. Il veut tout dire. Tel est le miracle d'une gentillesse je donne le mot au sens fort d'une gentillesse donc, et d'une finesse d'esprit assez rare, qui s'amuse du calembour et pourquoi le mot du pêcheur ne ferait-il pas mouche? en même temps qu'elle réhabilite la cuisine comme un art majeur et la finalité, en tout cas, de la pêche... (Extrait de la préface de Jean Marcenac.) MEME AUTEUR : COMMENT NE MANQUER, un art de pêcher... et de vivre Préface (Le Pavillon). LES ÉDITEURS FRANÇAIS RÉUNIS 21, rue de Richelieu 75001 PARIS DI/30/IV-75 ISBN-2.201-01399-3 Couverture Joseph Kerjouan

Participant d une démarche de transmission de fictions ou de savoirs rendus difficiles d accès par le temps, cette édition numérique redonne vie à une œuvre existant jusqu alors uniquement sur un support imprimé, conformément à la loi n 2012-287 du 1 er mars 2012 relative à l exploitation des Livres Indisponibles du XX e siècle. Cette édition numérique a été réalisée à partir d un support physique parfois ancien conservé au sein des collections de la Bibliothèque nationale de France, notamment au titre du dépôt légal. Elle peut donc reproduire, au-delà du texte lui-même, des éléments propres à l exemplaire qui a servi à la numérisation. Cette édition numérique a été fabriquée par la société FeniXX au format PDF. La couverture reproduit celle du livre original conservé au sein des collections de la Bibliothèque nationale de France, notamment au titre du dépôt légal. * La société FeniXX diffuse cette édition numérique en vertu d une licence confiée par la Sofia Société Française des Intérêts des Auteurs de l Écrit dans le cadre de la loi n 2012-287 du 1 er mars 2012.