Article. «Fernando Arrabal : entretien "jaculatoire"» Claire Legendre. Spirale : arts lettres sciences humaines, n 242, 2012, p. 64-67.



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Transcription:

Article «Fernando Arrabal : entretien "jaculatoire"» Claire Legendre Spirale : arts lettres sciences humaines, n 242, 2012, p. 64-67. Pour citer cet article, utiliser l'information suivante : http://id.erudit.org/iderudit/67991ac Note : les règles d'écriture des références bibliographiques peuvent varier selon les différents domaines du savoir. Ce document est protégé par la loi sur le droit d'auteur. L'utilisation des services d'érudit (y compris la reproduction) est assujettie à sa politique d'utilisation que vous pouvez consulter à l'uri https://apropos.erudit.org/fr/usagers/politique-dutilisation/ Érudit est un consortium interuniversitaire sans but lucratif composé de l'université de Montréal, l'université Laval et l'université du Québec à Montréal. Il a pour mission la promotion et la valorisation de la recherche. Érudit offre des services d'édition numérique de documents scientifiques depuis 1998. Pour communiquer avec les responsables d'érudit : info@erudit.org Document téléchargé le 4 September 2015 09:57

Fernando Arrabal Entretien «jaculatoire» ENTRETIEN PROPOS RECUEILLIS PAR CLAIRE LEGENDRE Fernando Arrabal est un des dramaturges les plus joués dans le monde, ce qui lui donne l occasion de le parcourir. Écrivain espagnol vivant à Paris depuis 1955, il se décrit lui-même comme un «desterrado» et poursuit son œuvre en langue française. Il était, au printemps dernier, de passage à Montréal à l invitation de François Gourd et de l Université de Foulosophie, l occasion de cinq jours de conférences, performances, dîners, projections de ses films et signatures... L auteur a assisté notamment à une mise en lecture d extraits de ses pièces par la Compagnie Momentum à la Grande Bibliothèque et à une jubilatoire soirée d improvisations arrabaliennes au Lion d Or, concoctée par la Ligue d improvisation montréalaise. Poète, romancier, cinéaste, maître d échecs, satrape du Collège de Pataphysique, ami de Beckett et de Ionesco, Arrabal a intégré le groupe surréaliste en 1960, pour en partir en 1963, et fondé le théâtre Panique avec Roland Topor et Alejandro Jodorowsky. Son œuvre, plurielle, transdisciplinaire, profondément singulière en dépit des «groupes», courants et amitiés célèbres, est celle d un auteur insaisissable que certains sont parfois tentés de réduire à la provocation. Ce serait ignorer l extrême sensibilité et la farouche sensualité de ses mots, l humanité qu ils dessinent dans ce qu elle révèle de cruauté et d innocence mêlées. C est en répondant à cette accusation de provocation que Fernando Arrabal ouvrait sa conférence à l Espace Libre, en avril dernier, en guise d introduction à son séjour montréalais. La publication de deux livres couronnait son quatre-vingtième anniversaire le 11 août 2012 : l un est un recueil de textes hommages écrits par des écrivains complices, amis et admirateurs, l autre est un ensemble de conversations imaginaires avec d illustres disparus, dans les villes que leur présence a rendues mythiques. On y retrouve Pessoa à Lisbonne, Beckett à Dublin... En tant que dramaturge, Arrabal aime à faire converser les auteurs entre eux, les faire devenir personnages sous sa plume. Claudel et Kafka en ont fait les frais dans une pièce éponyme. Les conversations d Arrabal avec Ionesco ont inspiré la pièce Championne de boxe. Et c est par le même genre de glissement que notre conversation a eu l honneur de subir le même sort. Le texte qui suit est presque autant un entretien qu un dialogue de théâtre dont nous sommes les protagonistes. Dans «le grand théâtre du monde», la reconstitution est évidemment plus vraie que nature. SPIRALE Durant la conférence que vous venez de prononcer, à Montréal à l Espace Libre, vous disiez que vous n êtes pas un provocateur... FERNANDO ARRABAL... bien sûr que je n ai jamais essayé de l être... SPIRALE... et qu aucun de vos amis (vous avez cité Ionesco et Louise Bourgeois) n acceptait ce terme. FERNANDO ARRABAL J aurais même pu me référer à Dalí ou à Wahrol. Ils ne craignaient pas le qu en dira-t-on ; ils cherchaient, comme Ésaïe, le de quoi-rira-t-on. SPIRALE Provoquer... FERNANDO ARRABAL... provoquer, «provocare», vous le savez mieux que moi, c est appeler, inciter, défier. SPIRALE Surtout défier? FERNANDO ARRABAL On peut provoquer au combat ou provoquer l hilarité. La fausse humilité est plus fausse que la fausse vanité. SPIRALE Le spectateur, et plus encore le téléspectateur, ne prend pas le temps de réfléchir? FERNANDO ARRABAL Dans mon cas, on se fonde souvent sur des apparitions télévisuelles qui dispensent de lire mes textes... Le Terrien se nourrit de ses terreurs. SPIRALE... particulièrement chez vous en Espagne. FERNANDO ARRABAL Mes maîtres, de Diogène à Socrate, étaient-ils des provocateurs? Ils incitaient à penser. Au «soyons réalistes exigeons l impossible», ils préfèrent «soyons impossibles exigeons le réalisme». SPIRALE Vos définitions... FERNANDO ARRABAL... ne sont que des arrabalesques... SPIRALE...vous les nommez aussi «jaculatoires»... FERNANDO ARRABAL... la «prière jaculatoire» garde un sens d explosion divine. Éjaculatoire. En dehors du temps. Éternelle. Mais c est aussi une déflagration subite. Comme l intuition. SPIRALE Comme vous définiriez justement la provocation. 64 SPIRALE 242 AUTOMNE 2012

FERNANDO ARRABAL Si provoquer poussait quelqu un à faire quelque chose... ou à le réveiller... la provocation ne peut être qu un acte rotatoire, imprévisible et surtout incontrôlable. Je ne vois pas un des êtres que j estime ou admire empruntant une démarche aussi crétine. Ils ne veulent pas tirer du jambon des glands sans passer par le cochon. SPIRALE Cette «provocation» dont on vous taxe n est-elle pas une forme de déni, un mécanisme de défense contre ce qu il y a de profondément dérangeant dans votre théâtre? FERNANDO ARRABAL... d abord : dérangeant surtout pour moi, Claire... SPIRALE Par exemple, cette chose qui vient de l enfance et qui est peut-être de l ordre de la vérité universelle, la rencontre d une sincérité absolue et d une cruauté immanente, je pense à des pièces comme Fando et Lis ou Le grand cérémonial, mais aussi à votre roman Baal Babylone et au film Viva la Muerte. Comme s il était inacceptable de reconnaître que l amour le plus innocent porte en lui une violence si crue. Alors on dit : Arrabal est un provocateur, et on se débarrasse de la question. FERNANDO ARRABAL Il est plus facile de baptiser du nom de «provocateur» toute personne dont on décide qu elle dit ou écrit des choses gênantes, que d essayer d en comprendre la portée. Eux courent derrière l art... je parie pour l art. SPIRALE Qui, le premier, vous a appelé provocateur? FERNANDO ARRABAL Je pense que ce furent les franquistes. SPIRALE À cause de votre Lettre au Général? FERNANDO ARRABAL Avant... au grand dam des autorités de l époque, la première au National Theatre de Sir Laurence Olivier de ma pièce L architecte et l empereur d Assyrie coïncidait avec l interdiction de tout mon théâtre en Espagne. Pour justifier leur veto, mes censeurs ont inventé que je n avais qu un succès de provocation. La preuve, ont-ils dit, je donnais «des sandwichs d excréments aux spectateurs». SPIRALE Quelle imagination! FERNANDO ARRABAL Tout serait inexplicable sans le diable. Systématiquement, on accuse de provocateur la personne que l on condamne «intellectuellement». On veut la faire passer pour inaccessible et abscons : «évidemment il nous provoque avec son fatras incompréhensible». SPIRALE J entends, même à l Université par exemple, parler de la Pataphysique de cette manière. FERNANDO ARRABAL La Pataphysique... comme les trois autres avatars de ladite modernité (Dada, Surréalisme et Panique) n a rien d abscons. Il s agit de quatre démarches poétiques. Quatre tentatives de saisir ou de comprendre l existence un peu mieux. Parmi la ferraille des rêves. SPIRALE Démarches poétiques... FERNANDO ARRABAL La même aussi que celle des mathématiciens ou des physiciens. J aime bien la signification première de poète : «hacedor», le mot qu employait à juste titre Borgès au cours de nos conversations. En français, malheureusement, la traduction est «faiseur»... SPIRALE Faiseur... hâbleur... est vraiment... FERNANDO ARRABAL Vous avez raison Claire. Peut-être nos ancêtres de l Agora voulaient-ils dire que le poète est celui qui «humblement» essaie de «faire» mieux avec les mots. Innocents et cruels. On ne poignarde pas avec la flamme d une bougie. SPIRALE Votre pièce Fando et Lis montre justement des personnages à la fois innocents et cruels... FERNANDO ARRABAL... comme le sont les enfants. Pervers polymorphes dont nous avons tendance à ignorer le côté sombre. Il est plus plaisant de croire comme Rousseau que notre bonté «naturelle» est corrompue de l extérieur par la société. Comme si on échangeait la trompe d Eustache contre les trompettes de Jéricho. SPIRALE Vous m avez confié être toujours aussi ému, à l aube de vos quatrevingts ans, d entendre les textes qui évoquent votre père. FERNANDO ARRABAL Avec un peu de honte toujours. Et avec la peur d être surpris, ravagé par l émotion. SPIRALE Ce père, Fernando Arrabal Ruiz, vous l avez perdu à l âge de trois ans et il est devenu au travers de vos textes et de vos films un héros mythique qui parcourt votre œuvre, de Baal Babylone au plus récent Porté disparu. FERNANDO ARRABAL Et bien entendu dans mes rêves survoltés par les tourments et l obsession. SPIRALE Il me semble qu au-delà de ce personnage récurrent, c est toute votre œuvre qui est marquée par sa disparition. FERNANDO ARRABAL Hélas. Puisqu il est d abord le modèle inimitable, et ensuite la source de mes cauchemars. SPIRALE Et peut-être, le fait même que vous soyez devenu écrivain? FERNANDO ARRABAL Parfois je pense que j écris pour que son «sacrifice» ne soit pas oublié. Pour que sa mémoire survive. SPIRALE Pour que justice lui soit rendue? FERNANDO ARRABAL C est peut-être ma raison d avoir combattu les mauvaises figures paternelles, celles des dictateurs et des tyrans, ces «petits pères des peuples ou des nations» qui aliènent et infantilisent. Si égotistes que seul les séduit l amour-propre. SPIRALE 242 AUTOMNE 2012 65

SPIRALE L accueil de vos textes à Montréal a été très chaleureux, et peutêtre plus «détendu» qu en France. Il m a semblé que vos pièces étaient ici entendues plus tendrement... FERNANDO ARRABAL... le lait de la tendresse humaine, «milk of human kindness»... SPIRALE... peut-être aussi parce que les tabous ne sont pas tout à fait les mêmes ici et en Europe. Vous êtes un des auteurs les plus joués dans le monde, et vous voyagez beaucoup pour aller entendre vos textes : avez-vous noté des différences culturelles dans l interprétation qu en donnent les metteurs en scène, mais aussi dans l accueil qui leur est fait? FERNANDO ARRABAL Certainement et systématiquement. Mais aussi je suis frappé par le fait que certains textes parlent de la même façon à des publics très divers, depuis Toledo (Espagne) jusqu à Toledo (USA). Au bout du sixième jour, Dieu créa les drapeaux et le hula-hoop... et se reposa. SPIRALE Et ils passèrent des menottes aux fleurs, inspiré par votre séjour dans une prison franquiste... FERNANDO ARRABAL... se suit aussi bien à l Ouest qu à l Est. À l Épée de Bois de Paris qu au Bucarest de l après Ceausescu. Les architectes créent des villes et les anges, des bois. SPIRALE Une scène revient dans plusieurs de vos textes : un homme est assis au cinéma à côté d une femme. C est une situation érotique qui semble un topos récurrent dans votre œuvre. J ai entendu dire que vous avez vous-même vécu cette scène, qui a été à l origine de votre abandon du séminaire. Est-ce une légende ou avez-vous réellement voulu entrer dans les ordres? Pourquoi? À quel moment de votre vie? Y avez-vous renoncé, comme je l ai entendu, grâce au désir d une femme assise près de vous au cinéma? FERNANDO ARRABAL Oui, j ai été tenté, en 1949 (on n est pas sérieux lorsqu on a dix-sept ans), de devenir jésuite. Mais avant de m engager dans une telle ascèse, d entrer au séminaire de la Provincia Tarraconense, j ai voulu prendre un peu de bon temps... Il ne faut pas sauter à la corde dans la maison d un pendu. Je suis allé visiter les grottes du Drach (à Majorque). Je me suis trouvé dans l obscurité totale à côté d une jeune fille dont le contact m a troublé. Et j ai renoncé à mon projet. Dommage? SPIRALE Dommage?! FERNANDO ARRABAL Aurais-je été un bon jésuite? Je garde un bon souvenir de ces pères si différents de ceux (escolapios) qui ont essayé de me dresser dans les colegios de mon enfance. Et je garde un souvenir encore meilleur de cet instant... furtif et romantique plus que cinématographique. SPIRALE Vous avez coutume de dire qu à travers vous on invite Beckett et Ionesco, parce qu ils étaient vos amis, qu ils sont morts et que vous êtes vivant. En réalité, vos textes sont beaucoup plus charnels, et peut-être beaucoup plus «humains» que ceux que l on associe au théâtre de l Absurde. Par ailleurs, il y a une présence, peut-être inversée, du sacré dans vos textes, qu on ne trouve jamais chez Ionesco, et assez rarement chez Beckett, ou à son corps défendant (le fameux GODot). Ce rapport au sacré me semble plus proche de ce que l on trouve, par exemple, dans les films de Luis Buñuel (Viridiana, Los Olvidados, El, entre autres). Vous qui avez écrit Le ciel et la merde, pourriez-vous nous dire quel est votre rapport à Dieu aujourd hui? FERNANDO ARRABAL Ionesco avait un côté mystique, et la vision d une sorte de cité céleste dans Le piéton de l air peut s apparenter au sacré. Cependant, le sacré est à double face, «sacré de respect» (?) et «sacré de transgression», tandis que les onanistes font leurs voyages de noces en solitaire. SPIRALE Et vous croyez... FERNANDO ARRABAL Ce qui, je crois, correspond bien à Le ciel et la merde. Quand «Dieu est mort», les nietzschéens l ont épié par le trou de la serrure. FERNANDO ARRABAL Vous vous référez constamment au Dieu et au diable de Gödel. SPIRALE Je pourrais prétendre que Gödel, Mandelbroot, Einstein, le Panique, la Pataphysique et Amary (de La tour, prends garde) ont prévu le boson de Higgs... SPIRALE... «La particule de Dieu» FERNANDO ARRABAL D un Dieu qui ne s intéresse pas aux péripéties humaines. Qui les laisse à la rigueur mathématique de la confusion? SPIRALE...comme Spinoza?... FERNANDO ARRABAL... l autre Dieu... un Dieu qui demande aux arbres (avec tant de branches) de prendre des enfants dans leurs bras... le Dieu de «mon» évêque de Ciudad Rodrigo et du Vatican était anthropomorphe... SPIRALE... était, dites-vous. FERNANDO ARRABAL... jusqu à ce que la confusion ait ébloui Benoît XVI? SPIRALE... quand, d après vous? FERNANDO ARRABAL... quand il avoue que «... le langage de la Création (de la Genèse) nous permet de parcourir un bon bout de chemin vers Dieu, mais il ne nous donne pas la lumière définitive (sic)...» SPIRALE Aujourd hui on dit que vous aimeriez être un saint. FERNANDO ARRABAL Évidemment. Mais un saint païen, un saint laïque. D ailleurs, il faudrait savoir de qui ou de quoi l on parle, lorsque l on dit «Dieu». Parmi les dieux, je choisis Pan qui fume la pipe dans mon lit, même lorsqu il a le hoquet. SPIRALE Vous me parliez de la «précise simplicité» des mots de Michel Houellebecq pour évoquer la mort de son chien, et vous sembliez dire que cette simplicité est une chose précieuse, peut-être constitutive de la poésie. Je pense à ces mots que vous aviez écrits dans l enfance : «Ma maman est la plus jolie fleur, et je l aime comme un moteur.» Il y a quelque chose de très pur dans votre langue, puisje dire une grande innocence? Est-ce que cette simplicité est aussi un parti pris littéraire? Esthétique? FERNANDO ARRABAL Oui, je pense que l innocence, celle de mon enfance, proche de la naïveté, devait s exprimer dans un style dépouillé de tout artifice. SPIRALE Et le baroque? FERNANDO ARRABAL Oui, j aime aussi le baroque et son exubérance, les imagessurprises, comme on le dit des pochettes... avoir le don des larmes... 66 SPIRALE 242 AUTOMNE 2012

SPIRALE Entre 1960 et 1963, vous avez fait partie du groupe surréaliste. Y avezvous appris quelque chose? En avez-vous gardé quelque chose? Par exemple, est-ce que l écriture automatique est quelque chose que vous avez pratiqué, ou qu il vous arrive de pratiquer encore? FERNANDO ARRABAL J ai beaucoup aimé les années où j ai fréquenté le groupe surréaliste. Comme j ai aimé mes rapports (et mes parties d échecs) avec Tristan Tzara. Je venais d un pays étouffé par le conformisme de la dictature, et j ai trouvé avec les surréalistes un air de liberté. La personnalité de Breton me fascinait, mais... Jodorowsky et Topor étaient sur la même longueur d onde que moi. Je n ai pas pratiqué l écriture automatique, d ailleurs Breton m a affirmé personnellement ne l avoir jamais pratiquée non plus. J étais dans le groupe... comme partout... une installation de ma circonstance... une mouette sans sous-marin... SPIRALE Vous m avez parlé d un roman posthume que vous écrivez. Je pense à la première phrase de Fando et Lis : «mais je mourrai et personne ne se souviendra de moi». J ai envie de vous dire : «mais si Lis, moi je me souviendrai de toi...» Est-ce que la postérité est quelque chose que l on peut envisager de son vivant? Une manière d avoir le dernier mot? FERNANDO ARRABAL La postérité est aléatoire et surtout confuse comme tout le reste. Le cyclope aveugle se distingue mal du borgne. Par exemple, combien de grands peintres sont restés dans l ombre pendant des décennies, voire plusieurs siècles : le Greco, Vermeer, Georges de la Tour. En revanche, d autres très célèbres en leur temps ne nous touchent plus, comme Bouguereau. Le jugement de la postérité, et la provocation, sont tous deux livrés au hasard... et celui-ci a la rigueur implacable et mathématique de la confusion. SPIRALE Pour vos 80 ans, le 11 août 2012, deux ouvrages auront été publiés : l un est un livre hommage écrit par d autres, et l autre retrace vos conversations (réelles ou rêvées) avec de grands écrivains, dans différentes villes. Pouvez-vous nous en parler? FERNANDO ARRABAL Mes examinateurs du concours de surdoués (il y a sept décennies) imaginent que j étais un pur entendement. Donc que je n avais pas de sensibilité. En réalité je vois, comme le reste des humains, tout subitement, grâce à l intuition. Mes périples me permettent de voyager surtout dans le temps avec des auteurs disparus de ma vie ou que je n ai jamais connus. Avec eux, pour essayer de saisir l essentiel, je n ai pas besoin d approches mesurables mais seulement d un instant. Dieu par exemple le dieu Pan ignore le temps puisqu il habite l Éternité. SPIRALE Dans votre dernière pièce, L adieu aux dinosaures, on voit la muse d un artiste disparu le faire parler après sa mort. Vous disiez lors de votre conférence à Montréal que les grands hommes ont tous une femme particulièrement intelligente : vous donniez l exemple de Jacqueline Picasso, qui était, disiez-vous, bien supérieure à son époux. Pourriez-vous évoquer le rôle de votre épouse, Luce Arrabal, dans votre œuvre? Les personnages de Fando et Lis semblent revendiquer, par l onomastique même, une dimension autobiographique. Luce en est-elle la muse? FERNANDO ARRABAL Obviously. Elle est mon inspiratrice jour et nuit, ma correctrice érudite, ma «négresse» idolâtrée, ma kamikaze... Je ne la mérite pas... «ni remotamente»... SPIRALE L un de vos plus beaux textes de poésie, La pierre de la folie, est actuellement disponible, gratuitement, sur votre site internet www.arrabal.org. Que pensez-vous de l évolution de l édition actuelle? Est-ce quelque chose qui vous touche? Ou bien le fait d être constamment joué dans le monde entier vous tient-il hors de ces questions de reproduction et de technologie? Vous êtes, de toute façon, du côté de l humain... FERNANDO ARRABAL Je ne néglige pas les apports de la technique. Après les raidillons des pénitences obscurantistes, traversons-nous les sentiers des mystifications lumineuses? Même si le livre dans sa version traditionnelle conserve des atouts indiscutables : ils tombent sous les sens, pourrait-on dire. Oui, je suis du côté de l humain, du charnel. Les pollutions nocturnes deviennent des glaçons entre les draps. SPIRALE Vous remarquez que dans la liste des «100 personnes les plus influentes» établie par le Times, il n y a aucun écrivain. De quoi est-ce le symptôme d après vous? Est-ce que la littérature, et le théâtre, ne jouent plus aucun rôle social/sociétal à notre époque? Y a-til un terrain à reconquérir? Ou bien cela vous semble-t-il désespéré? Au fond, estce que la littérature y est pour quelque chose? FERNANDO ARRABAL Les footballeurs, les chanteurs sont «influents». Le reste demeure dans les catacombes... avant la Renaissance? La littérature... le théâtre jouent accidentellement un rôle mineur par rapport aux sirènes d Internet. Que les rhinocéros chantent est déjà dérangeant, l insupportable, c est qu ils volent. SPIRALE Au moment où nous nous entretenons, un mouvement social sans précédent, dans la foulée de la grève étudiante, est en cours au Québec. Avezvous quelque chose à dire à ces manifestants qui luttent depuis plusieurs mois contre la hausse des frais de scolarité et contre le projet de loi 78 (renommé la Loi 12 depuis le 18 mai 2012)? FERNANDO ARRABAL Oui, «Continuez le combat». SPIRALE Pour revenir à la provocation... FERNANDO ARRABAL Elle me sert shakespeariennement, «tout qu existe me convient». Cette provocation qu on m attribue me permet d avancer masqué. «Larvatus prodeo» face à la révélation... à l Apocalypse. SPIRALE Comme Descartes... FERNANDO ARRABAL Elle me permet de continuer à «faire», en «hacedor»; sans être distrait par une réception (qui pourrait être pondérée) de mes écrits. Certains ont fait de moi un provocateur si scandaleux que je refuse de me saluer. Ma fausse légende me protège. SPIRALE Quelle serait aujourd hui votre devise? FERNANDO ARRABAL Elle change tous les jours, très chère Claire... et admirée. Hier ce fut : «Je joue à être Dieu et parfois, je réussis»... Et à l instant : «Je crois, parce que c est confus Credo, quia confusum.» SPIRALE 242 AUTOMNE 2012 67