M ardi. journal littéraire. Manet, Sainte-Beuve, Gracq...

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Transcription:

n michel crépu n M ardi Après lecture du Sollers, l Éclaircie, en regardant les tableaux de Manet. Les fleurs. Pivoines, roses, etc. La pâte blanche, ivoire des pétales. On dirait de la crème à la vanille fraîche, onctueuse. À côté, posé sur le bois de la table, il y a le sécateur. Sa lame coupante brille dans l ombre. Effusion érotique entre cette fraîcheur de mousseline et l acier coupant. Manet a peint deux Christ, l un mort, l autre «outragé». Le mort, de face, soutenu par deux anges pensifs (ils pensent sûrement que la partie est perdue). Le Christ lui-même semble ahuri, épuisé. Une loque. Son Christ aux outrages est presque «pire» : il a l air bête, on croirait un dadais endurant les coups comme un bovin. Manet ne peint pas «religieux». Son fameux Fifre, que je suis allé revoir à Orsay, emblématique de cette manière typique de Manet de faire tenir les gens debout, on 9

se demande comment. Qu il s agisse du portrait de l acteur jouant Hamlet, du philosophe, du torero aux rouflaquettes : ils sont tous comme figés dans une glaise. Ce sont des corps de pâte compacte, non durcie (on pourrait la toucher, on en «mangerait») mais solide néanmoins. En même temps aucune lourdeur. Voyez le fifre : sa position, bien campée, les jambes légèrement écartées, le pantalon large et d un drap épais. Il pourrait tenir debout. Et les notes qui jaillissent de l instrument : elles aussi, on les voit tenir dans l air, elles «consistent». Le Portrait d Émile Zola : indifférent, la tête ailleurs. Mais le plus étrange est le jeune homme au premier plan du Déjeuner dans l atelier. Debout contre la table, il regarde vers un dehors colossal, un océan, quelque chose d extrêmement impressionnant et qui invite au voyage. Le tableau pourrait s appeler aussi bien : «Partance». La servante, qui arrive derrière avec un plateau, l homme assis dans le fond à fumer une pipe ne sont que des ombres. Celui qui compte, c est ce jeune homme revêtu d une veste noire de jais, cravate d or, visage aristocratique un peu poupin. Attend-il un signal? On ne le dirait même pas. Quelque chose, en dehors du tableau, le captive prodigieusement. Il est dans son rêve. Matisse écrit ceci, au sujet de ce tableau : «Les Orientaux se sont servis du noir comme couleur, notamment les Japonais dans les estampes. Plus près de nous, d un certain tableau de Manet, il revient que le veston de velours noir du jeune homme au chapeau de paille est d un noir franc et de lumière.» Mercredi Toujours en regardant des tableaux de Manet. La Musique aux Tuileries. Du temps de Manet, il y avait des concerts aux Tuileries, donnés pour l empereur. Là, nous avons une foule très dense parmi les arbres. Cela me rappelle l Enterrement de la sardine par Goya. Chez ce dernier, la foule danse, brandit des bannières, trépigne, hurle et cela est peint par l œil d un sourd (Goya était sourd). Avec Manet, je ne sais quel effroi me saisit. Sans doute, cela est-il dû au contraire à l immobilité des corps en présence. On dirait 10

plutôt une foule très compacte, au bord de l étouffement. Il fait chaud, très chaud. Et puis ce qui m effraie aussi un peu, ce sont les deux femmes au premier plan : Mme Lejosne, épouse du commandant Lejosne, chez qui Manet a rencontré Baudelaire. L autre femme pourrait être Mme Offenbach, qui a l air moins drôle que son mari. Deux duègnes goyesques encore. (Mais Goya et Vélazquez sont sans cesse derrière Manet : quand on pousse la porte, on tombe tout de suite sur eux.) D ailleurs, c est Baudelaire himself qu on aperçoit à l arrièreplan, de profil. Il parle à quelqu un. Vertige. Jeudi Pris au hasard un volume de la Correspondance générale de Sainte-Beuve, la fameuse édition recueillie et classée par Bonnerot en quinze volumes chez Privat-Didier. Inouïe de précision. Rarissimes sont les moments où l éditeur de cette correspondance avoue qu il n a pas pu en savoir plus long sur Untel ou Untel. Ainsi Théodore Pavie, ami de Sainte-Beuve, a-t-il perdu un enfant de 9 jours : Alain Bonnerot précise en note qu il n a pu obtenir de «renseignements» sur cet enfant. Quels eussent été ces «renseignements»? Autre aveu d échec : les deux filles de Sophie Gay, au sujet de laquelle Sainte-Beuve a consacré un «lundi», offrent-elles au critique une «relique de famille» en guise de remerciement. Pas moyen de savoir ce qu est cette «relique». Bonnerot jette l éponge : «On ne sait quel était cet objet dont les filles Gay ne se seraient jamais séparées.» On touche ici à de minuscules impasses. Cela n aucune importance, mais voilà, soudain il y a de l énigme, un peu d opacité intrigante. Tout un roman possible sur la «relique» des sœurs Gay. Le fourmillement biographique. Tous ces noms qui ne disent plus rien, ou bien ces «groupes» qui relèvent d une catégorie aujourd hui obsolète, comme celle des «soupeurs» auxquels Roger de Beauvoir (qui était-ce?) consacra un plein ouvrage. On en retire la sensation d une extraordinaire société, celle qui est morte en 1914-1918 et qu on n a plus jamais revu ensuite. 11

Léon Paul Fargue aura été le dernier témoin de ce monde dont Bonnerot nous livre l almanach entier. Bonnerot évoque un moment l existence d un «dictionnaire de la conversation» : quel était-il? Et ne parlons pas de ces innombrables bulletins provinciaux où l infatigable historien va fouiller à la recherche d un «renseignement» quelconque. Pas un seul nom ne mérite l oubli à ses yeux. À la longue, je me finis par me lasser de cette mémoire gratuite. J ai envie de vedettes, de stars, de people. Le Journal de Warhol, par exemple. Mais pour combien de temps? Vendredi En relisant un volume des Lettrines de Julien Gracq (1). Souvent extrêmement drôle, ironique. Il parle des époques qui n ont pas de «répondant» littéraire : la Révolution, l Empire ; de même le XVI e siècle et sa joyeuse poétique ne laisse pas beaucoup voir les guerres de religions. Et il ajoute : «tandis qu au contraire, la littérature française entre 1930 et 1960 paraîtra peut-être avec le recul étrangement habitée par une guerre de religions qui n éclate point.» Samedi Sainte-Beuve consacre un «lundi» au salon de Mme Swetchine et à ses textes très pieux et très ennuyeux. «Elle n avait pas de beauté», «la pointe du nez kalmouk». Aux yeux de Sainte-Beuve, l éditeur de Mme Swetchine, monsieur de Falloux, vit de «blanc-manger littéraire» : il a peur de tout, évite le moindre caillou, se cache derrière son ombre. Sainte-Beuve a été reçu un soir par Mme Swetchine. Celle-ci lui dit : «Quand on a écrit Volupté, on a des responsabilités.» Sainte-Beuve : «Je m inclinais en silence.» L anti-swetchine, pour Sainte-Beuve, c est madame de Sévigné : on venait alors de publier une édition complétée de ses 12

lettres, Sainte-Beuve se demande si cela modifie la perception que l on avait de la marquise. Heureusement, la réponse est non : «Elle reste bien la même, la spirituelle et l éblouissante railleuse, celle qui porte partout la vie et le charme, celle que de tout temps nous connaissions, mais plus abandonnée, plus vive de parole et de plume, plus à bride abattue, plus drue et gaillarde, plus sœur de Molière, plus ellemême, pour tout dire, que jamais.» 1. Julien Gracq, Lettrines, José Corti, 1967, 256 pages, 13,72 euros. 13