Ce que se parler veut dire

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Transcription:

Université de Paris IV-Sorbonne U.F.R. Littérature française et comparée Thèse de doctorat Discipline : Littérature française Laure LASSAGNE Ce que se parler veut dire La représentation du monologue dans les romans de Stendhal Sous la direction de Mme le Professeur Françoise MÉLONIO Soutenance le 11 décembre 2007 JURY : M. le Professeur Bertrand MARCHAL Mme le Professeur Françoise MÉLONIO M. le Professeur Jacques NEEFS M. le Professeur Gilles PHILIPPE

Le monologue est identifié, depuis la fin du XIXe siècle, comme l un des procédés de prédilection dont use Stendhal dans ses romans. Malgré ce, il n a été l objet d aucune étude systématique jusqu à présent 1. Nous nous proposons d y remédier, en partant du constat que le monologue n est pas une simple «technique» romanesque pour Beyle, un artifice comparable au monologue de théâtre qui permet commodément au dramaturge d éclairer le spectateur sur les sentiments d un personnage, ou de lui faire part des éléments nécessaires à l intelligence de l intrigue. Les monologues 2 stendhaliens renvoient à une réalité psychique, à une disposition d esprit, que Stendhal observe couramment autour de lui, et qu il ressent en lui-même. La propension au retour sur soi et au dédoublement réflexif, le besoin de raisonner, sont des traits de caractère propres à sa génération ; ils figurent parmi les symptômes des bouleversements que connaît le sujet au début du XIXe siècle, dans un monde social et politique en pleine mutation, bouleversements dont Stendhal s emploie à rendre compte dans ses romans. Même si cette conformation d esprit est une réalité fort répandue, notre auteur a conscience de n en donner dans son œuvre romanesque qu une représentation. La discontinuité, la différence de nature entre les signes langagiers et les affects rend illusoire l idée d un épanchement continu du cœur à la plume. La dénomination de «discours» intérieur ne doit pas induire en erreur : la nature discursive du monologue ne permet pas son insertion à l identique à l intérieur du roman. Aussi, Stendhal cherche le mode de traduction le plus adapté, et élabore une représentation romanesque du fait subjectif. Prenant pour appui l intuition de Beyle, nous avons dissocié dans les deux premières parties de notre thèse le phénomène psychique du discours intérieur de la représentation qu en donne Stendhal dans ses romans. Le premier évolue avec l imaginaire linguistique de l époque : il conduit à enquêter sur la manière dont Stendhal et ses contemporains pensent le fonctionnement mental du sujet. La seconde est tributaire des conventions littéraires propres à 1 Il existe sur le monologue un article déjà ancien (Dominique Trouiller, «Le monologue intérieur dans Le Rouge et le Noir», Stendhal-Club, n 43, 15 avril 1969, p. 245-277), et une thèse américaine consacrée à la seule Chartreuse de Parme. (Annie Sbarge, Se dit-il. Le monologue intérieur dans La Chartreuse de Parme de Stendhal, Thèse de doctorat dirigé par M. le Pr. Ph. Berthier, Middlebury college, 1996). Ces deux travaux mis à part, de nombreux critiques évoquent le monologue dans divers ouvrages, mais aucun n en propose d analyse systématique. 2 Le «monologue» est une technique exclusivement dramatique à l époque de Stendhal. Ce n est qu à la toute fin du siècle, que le terme désignera un procédé romanesque. Par extension, le terme acquiert, au début du XIXe siècle, le sens de «long discours d une personne qui oublie la présence de ses interlocuteurs». Il est également appliqué, à la même époque, au «discours d une personne seule qui parle tout haut», et à «une longue suite de pensées et de rêveries». Stendhal emploie à six reprises le terme de «monologue» dans ses romans : cinq occurrences ont cette dernière acception, et une seulement désigne une logorrhée oubliant les interlocuteurs. 2

une période : afin de comprendre les choix de Stendhal, nous avons examiné les modes de représentation de l intériorité dans les genres de la littérature personnelle, au début du XIXe siècle. Cette distinction obéit à un parti pris de clarté et de méthode. Nous sommes en effet consciente des interférences qui peuvent exister entre les deux niveaux. La troisième partie de notre travail examine ainsi les répercussions qu a cette représentation du sujet sur les conventions et pratiques littéraires du début du XIXe siècle, avant de se pencher, en sens inverse, sur la manière dont une forme littéraire infléchit l appréhension que les lecteurs ont du fait subjectif. Le trait le plus caractéristique du monologue étant de nature énonciative (il s agit de l identité du locuteur et de l allocutaire), c est par l étude de l énonciation que commencent nos investigations. Il s agit de comprendre la raison d être d un discours intérieur prononcé dans une fausse situation de discours. Pourquoi se parle-t-on à soi-même lorsqu on a rien à communiquer qui ne soit déjà su 3? L étude des fonctions du discours intérieur prend donc pour base la description de son énonciation. L examen des verbes introducteurs montre le tour déclaratif que Stendhal donne aux discours intérieurs et la dramatisation de l énonciation dont ils sont le lieu. Cette dramatisation énonciative a conduit plusieurs critiques à identifier la conscience stendhalienne à un théâtre, comparaison qui comporte à notre sens quelques dangers. Il faut en effet se garder de «naturaliser» le monologue en l identifiant trop rapidement à une voix intérieure, notion qui à l époque de Stendhal n a pas le sens que nous lui prêtons. Nous préférerons pour notre part le modèle du tribunal intérieur : Stendhal figure dans les monologues la confrontation des points de vue sur le modèle antique de la disputatio. Cette comparaison nous éclaire sur la fonction de délibération et d intellection que Stendhal leur attribue, dans le sillage des Idéologues dont il est un lecteur assidu. Destutt de Tracy, que Stendhal considère comme son maître 4, privilégie la fonction épistémique du langage : bien manié, il permet de raisonner juste, et fait progresser la pensée. Certains monologues stendhaliens ont effectivement une fonction cognitive. Toutefois, dans bien des cas, le raisonnement et la logique s y voient pervertis, et la fonction d intellection est reléguée à l arrière-plan. Le monologue apparaît alors comme un discours que le sujet se tient à lui- 3 Voir Gilles Philippe, «Le paradoxe énonciatif endophasique et ses premières solutions fictionnelles», Langue française, n 132, décembre 2001, p. 96. 4 Destutt de Tracy est présenté dans les Souvenirs d égotisme comme «l homme que j ai le plus admiré à cause de ses écrits, le seul qui ait fait révolution chez moi». Souvenirs d égotisme, p. 447. 3

même, pour recouvrir un autre discours qu il ne veut pas entendre, ou une réalité qu il ne veut pas voir, discours où la mauvaise foi déploie toutes les ruses de la rhétorique. Le deuxième volet de cette étude de l énonciation tente de comprendre les choix littéraires faits par Stendhal, en confrontant le monologue aux autres genres de l intériorité, qui recourent à la première personne. L emploi du je ne va pas sans difficulté pour Stendhal : l époque romantique a imprimé à cette personne grammaticale un ton emphatique et une posture égocentrée, dont il est difficile de se défaire. Stendhal ne consent à employer le je qu en l insérant dans un récit où prédomine l emploi du il. Ce dispositif permet de conjurer le ridicule auquel expose l emploi du je. Les monologues, déversoirs des épanchements du je, sont raillés par le narrateur avant que le lecteur n ait le temps de sourire. Cette configuration permet de circonscrire le ridicule au seul personnage, et d éviter que celui-ci ne remonte jusqu à l auteur 5. De fait, l ensemble du montage énonciatif est élaboré en fonction de la figure du lecteur, et des rapports établis avec lui. Stendhal s emploie à inventer un dispositif qui échappe au scénario de l aveu ou de la confession adressée au lecteur. Les monologues romanesques confinent ce dernier dans une position de simple témoin, qui surprend au vol les pensées des personnages, pensées qui ne lui sont nullement adressées, dont il n est ni le juge, ni le confident. Cette stratégie énonciative, qui procède de l envie de piquer la curiosité du lecteur, s inspire sans doute du montage énonciatif du roman épistolaire où le «lecteur indiscret 6» prend connaissance de lettres dont il n est pas le destinataire premier. La philosophie du langage du début du XIXe siècle permet de comprendre, outre les fonctions du discours intérieur, l attention nouvelle qu on lui porte à cette époque. Alors même que Tracy postule une stricte coïncidence de la pensée individuelle et du langage, toute son œuvre ne cesse de recenser et de tenter d expliquer les fréquents décalages entre l ordre des signes et l ordre des idées. La conception de la langue comme calque fidèle de la pensée est une pétition de principe, plus qu une réalité. Or, ce sont probablement ces inadéquations ponctuelles entre le sujet et sa parole, qui expliquent l attention nouvelle portée à l endophasie. G. Bergougnioux considère l époque romantique comme une période décisive de «l endophasiologie» : le sujet «discerne, de lui à lui-même, un espace où sa parole [est] 5 Ce paratonnerre est précieux pour un auteur qui avoue à Romain Colomb être paralysé par «la crainte que quelque cuistre indiscret ne se moque» en le lisant. Lettre citée par George Blin, Stendhal et les problèmes du roman, Librairie José Corti, 1954, p. 257. 6 Jean Rousset, Laclos et le libertinage, PUF, 1983, p. 89-96. 4

réfléchie, où elle [lui] appara[ît] comme distincte 7». Ce mouvement de retour sur soi et de désolidarisation entre le locuteur et son discours creuse l espace du monologue. Lorsqu on s intéresse à l énoncé même des monologues, on constate que Stendhal, sous l influence de Tracy, fait de l impact de certains mots le thème même de ses monologues. Certains d entre eux montrent l incidence que peut avoir une expression sur la conscience et sur la conduite d un individu. L énoncé des discours intérieurs se caractérise également par une explicitation appuyée des articulations logiques. Toutefois, contrairement à ce qu on pourrait croire, cet emploi insistant va à l encontre des principes idéologiques de structuration de la pensée : sous couvert de rationalisation, la mauvaise foi subvertit les connecteurs logiques et déploie toutes les ressources d une rhétorique de l évidence. Quant au style des monologues, celui-ci se marque par un curieux enchevêtrement de traits propres à l oral, et du style écrit le plus travaillé. Alors même que Stendhal prônait la simplicité du style, toutes les composantes du «beau style» que notre auteur disait honnir se concentrent dans ses monologues romanesques : phrases à effets, figures de style, syntaxe alambiquée, etc. Le phénomène peut être expliqué de diverses manières. Le style apparaît tout d abord à Stendhal comme un code de représentation : le style des monologues doit indiquer à ses lecteurs qu ils se trouvent face à une transcription de pensées. On peut donc considérer ces stylèmes écrits comme les marqueurs chez Stendhal du «style intérieur», signalant, par contraste avec la narration qui aime à prendre l allure de la conversation, le basculement dans la conscience du personnage. Autre explication possible : le sujet aime à faire de sa vie un roman, à intégrer les événements de son existence dans un récit fortement stylisé, dont le narrateur se moque à plusieurs reprises. Pourtant, la fin de non-recevoir que Stendhal oppose à l esthétisation du moi est loin d être aussi claire que certaines déclarations péremptoires le laissent entendre. Nombre de monologues présentent un goût pour la stylisation du moi, que le narrateur présente comme un mouvement naturel, parfois salvateur. C est par un travail de style que le sujet forge son caractère, et que Julien, dans les tout derniers monologues de Le Rouge et le Noir, trouve la vaillance nécessaire pour monter dignement sur l échafaud. Si nous avons jusque-là choisi pour des raisons de clarté de dissocier le phénomène psychique de sa traduction romanesque, l examen des enjeux de la représentation du sujet que proposent les monologues oblige à abandonner cette distinction méthodique. On ne peut en 7 Gabriel Bergougnioux, «Esquisse d une histoire négative de l endophasie», Langue française, n 132, décembre 2001, p. 6. 5

effet mesurer les enjeux de cette modélisation qu en considérant les répercussions d un niveau sur l autre. Quelles conséquences le monologue stendhalien a-t-il sur l institution littéraire et sur les conventions alors en vigueur? La nouveauté de la modélisation proposée par Stendhal se mesure d abord à l ampleur des controverses que suscitèrent ses romans. La grande majorité des lecteurs contemporains protestent contre la perversité de sa peinture de la vie intérieure, contre le désenchantement de cette «dissection 8» de l âme, contre son obscénité. La posture de témoin invisible, où est placé le lecteur lorsqu il pénètre l intimité des personnages, relève du voyeurisme le plus abject. Stendhal fait de son lecteur un voyeur, qui assiste à des élucubrations auxquelles il ne devrait pas avoir accès. À lire la série d articles véhéments que lui consacrent les critiques contemporains, ce sont d abord les normes littéraires du «moralement acceptable» que les discours intérieurs stendhaliens viennent bousculer. C est également la question du réalisme que posent les monologues stendhaliens 9, un réalisme qu ils contribuent à redéfinir. Ce réalisme tient à l impression de mimésis d une vie intérieure livrée telle quelle au lecteur, à la manière dont Stendhal rend le statut de représentation imperceptible, comme si son roman reflétait fidèlement les soliloques des personnages. Il découle également de l intrication que créent les romans entre la réalité psychologique et la réalité sociale et politique. Surtout, le monologue participe du réalisme du récit, en ce qu il fonctionne comme une «impérieuse structure de sens 10» : il est l occasion d un intense exercice de rationalisation et de réduction du disparate. Le personnage s emploie à intégrer chaque notation, chaque nouvel événement dans une structure signifiante. Les monologues stendhaliens ont, pour finir, des répercussions évidentes sur l appréhension que le lecteur a du personnage. Leur dissémination décourage toute totalisation, toute synthèse psychologique. On assiste à un défilé de sentiments, de pensées éventuellement contradictoires, qui ne seront pas subsumés sous une identité unie. En outre, les romans de Stendhal opèrent une forme de brouillage du mode de subjectivation, qui devient comme diffuse. Il est souvent difficile de tracer une ligne de démarcation entre les 8 La métaphore du scalpel et de la dissection de l âme est omniprésente dans les comptes-rendus de Le Rouge et le Noir et d Armance. 9 Rappelons pour mémoire que Stendhal ne se présentait pas comme un écrivain «réaliste», et pour cause : le terme de «réalisme» ne fut appliqué à la littérature que dans les années 1850, lorsque la revue de Duranty, Réalisme, vit le jour et que Champfleury rédigea son étude sur Le Réalisme. Une fois le terme créé, l étiquette «réaliste» ne fut accolée au nom de Stendhal qu au XXe siècle. Nous nous autoriserons toutefois, à la suite de M. Crouzet, à parler de réalisme à propos des romans stendhaliens, consciente du léger anachronisme que nous faisons subir à la notion. 10 Léo Bersani, «Le réalisme et la peur du désir», Poétique, avril 1975, repris dans Littérature et réalité, Seuil, 1982, p. 49. 6

psycho-récits, les monologues narrativisés et les monologues rapportés. Les romans stendhaliens se plaisent à user de modes mixtes, qui créent une continuité entre la pensée du personnage et le récit du narrateur. Les contours du sujet, de la subjectivité, se voient comme gommés. La ligne de partage entre «l intérieur» et «l extérieur» est impossible à tracer. La représentation du sujet que forgent les monologues a également des enjeux anthropologiques et politiques. Stendhal ne se contente pas de traduire la perception qu a son époque du fait subjectif. Il opère des choix, et infléchit cette perception en retour : la conformation des esprits évolue avec les grands chambardements historiques, mais aussi avec la littérature qui leur donne forme. Ainsi, le monologue représente la conscience selon le principe de réflexivité que Stendhal a observé chez ses contemporains : ce tropisme, véritable phénomène historique selon lui, devient forme dans ses romans. Loin d être un simple prédicat, un trait de caractère comme la jalousie ou l avarice, la réflexivité s incarne dans la forme du discours intérieur, qui va modeler ensuite l appréhension que le lecteur a de la conscience. Les monologues sont donc sous-tendus par une série de partis pris politiques : parmi eux figurent la promotion de l esprit d examen, du jugement critique individuel. Les monologues concrétisent un espace de liberté intérieure où l individu peut s insurger contre le prêt-à-penser que lui impose la société. Ils représentent un lieu de résistance face à la pression du monde social, de ses normes, et de ses credo. En outre, le monologue des romans stendhaliens crée une vision de l individu et de la société, où l intériorité de l homme et l extériorité de la vie sociale se conjuguent, dans une histoire à la fois intérieure et collective. À tous ceux qui déplorent la perte d unité de la société française, dont le morcellement en partis et clans condamne le lien social à l éclatement, à tous les nostalgiques de la solidarité organique de la société de l Ancien Régime, que la Révolution, la promotion de la raison critique, et l individualisme ont fait volé en éclat, à tous ceux qui espèrent reconstituer cette unité perdue, Stendhal oppose la conviction que le pluralisme est constitutif de l être individuel et politique. La force du monologue stendhalien est d offrir la représentation du contradictoire, qui habite et structure le sujet. Le monologue montre comment des «partis» en théorie incompatibles, peuvent en réalité parfaitement coexister au sein de l individu, et a fortiori au sein de la société. Leur équilibre est même à ce prix : il est essentiel de donner voix aux divisions qui les scindent. Ce travail aura permis d appréhender comment la représentation que Stendhal donne de la subjectivité dans ses monologues articule des questionnements techniques sur l écriture de la fiction et des enjeux anthropologiques et politiques beaucoup plus larges. 7