La Mort de Sardanapale : pour une sandale au pied d une esclave.



Documents pareils
Visite au musée du Louvre Département des peintures française Fin XVIIIe-Début XIXe siècle

El Tres de Mayo, GOYA

Méthodologie du dossier. Epreuve d histoire de l art

DELACROIX Eugène ( )

CLASSE : : : ; : : : : LA LIBERTE GUIDANT LE PEUPLE EUGENE DELACROIX

Janvier Semestre 3 Session 1 - Licence 2 - Art de l époque contemporaine R.G. Peinture d histoire

La liberté guidant le peuple,

Cette toile d Eugène Delacroix évoque la Révolution de Juillet.

La Joconde. ( , 0,77x 0,53 m) de Léonard de Vinci TEMPS MODERNES

Liens entre la peinture et la poésie

C était la guerre des tranchées

La liberté guidant le peuple sur les barricades

LA PERTE DE CONSCIENCE

Pony Production. mise en scène : Stéphanie Marino. Texte et Interprètation : Nicolas Devort. création graphique : Olivier Dentier - od-phi.

«Longtemps, j ai pris ma plume pour une épée : à présent, je connais notre impuissance.»

Correction sujet type bac p224

RENCONTRES EFFRAYANTES

Origines possibles et solutions

Marie Lébely. Le large dans les poubelles

VIVRE LA COULEUR DOSSIER PÉDAGOGIQUE. Musée des beaux-arts de Brest

Loin de mes yeux. Chaque personne apprivoise la mort à sa façon, ce qui apporte à cette dernière

Le jugement de Pâris et la pomme Par A. Labarrière 2 2

N 39 Du 3 déc au 7 déc 2012

Un écrivain dans la classe : pour quoi faire?

été 1914 dans la guerre 15/02-21/09/2014 exposition au Musée Lorrain livret jeune public 8/12 ans

Séance 1 - Classe de 1 ère. Cours - Application Introduction à la typologie et à l analyse des figures de style

Subordonnée circonstancielle de cause, de conséquence et de but

L Eglise dans ses dimensions religieuse, économique, sociale et intellectuelle

Qui mange qui? Objectif : Prendre conscience des nombreuses relations qui existent entre les êtres vivants et notamment les relations alimentaires.

VISITE DE L EXPOSITION AU THÉÂTRE DE PRIVAS :

FICHES DE REVISIONS LITTERATURE

«La Fuite en Egypte» Nicolas POUSSIN «Les Saints préservant le monde de la colère du Christ» Pierre Paul RUBENS

FONDS CHARLES COURNAULT ( )

LA MAISON DE POUPEE DE PETRONELLA DUNOIS

en s entraînant avec le Stability Trainer Votre guide professionnel d entrainement journalier

MAISON NATALE DE VICTOR HUGO

Carnets d Orient POINTS FORTS. La série C

Le Centre Georges Pompidou, Paris.

Une promenade en forêt par Inner Health Studio. Enregistré avec la permission de l entreprise.

Ne vas pas en enfer!

RITUEL POUR ATTIRER L ATTENTION DE QUELQU UN

La reprise de la vie active

- Je m appelle le Docteur - Docteur qui? - Juste le Docteur. Biographe

Voix Off: " Le noir le noir est à l'origine " Voix Off: " de toutes les formes "

La hernie discale Votre dos au jour le jour...

«Si quelqu un veut venir après moi qu il renonce à lui-même, qu il se charge chaque jour de sa croix et qu il me suive» Luc 9 : 23.

Exe Livret Animateur_Exe Livret Animateur 01/02/11 11:10 Page1

Dessins anciens et du XIX e siècle 28 mars 2012 Artcurial. Lot 205

Tétanisés par la spirale de la violence? Non!

SAVOIR SE RECENTRER : UN ATOUT AU QUOTIDIEN

Pour travailler avec le film en classe Niveau b Avant la séance...4 L affiche...4 La bande-annonce...4 Après la séance... 5

La Reine des fourmis a disparu

Eugène Delacroix Charenton-Saint-Maurice, 1798 Paris, 1863 Un album de jeunesse inédit

Fiche de préparation. Intitulé de séquence : le portrait

Mademoiselle J affabule et les chasseurs de rêves Ou l aventure intergalactique d un train de banlieue à l heure de pointe

Lucie. - Taille : 1 m 36 - Poids : 24, 5 kg - Cheveux : bruns - Yeux : verts - Caractère : têtue, mais gentille.

LIVRET DE VISITE. Autoportraits du musée d. musée des beaux-arts. place Stanislas

LES GRANDS PEINTRES. 16 e Siècle. 17 e Siècle. 18 e Siècle. 19 e Siècle. Peintre Nationalité Mouvement Œuvres 15 e Siècle

QUELQUES MOTS SUR L AUTEURE DANIELLE MALENFANT

Collection de photos échantillons

Brûlures d estomac. Mieux les comprendre pour mieux les soulager

Nom : Prénom : Date :

Art du 19 ème siècle 2 mars 2007 Licence d Histoire de l Art Université Paris I. Page 1 sur 11

VAGINISME. Quelques pistes pour avancer?

Activités autour du roman

L enfant sensible. Un enfant trop sensible vit des sentiments d impuissance et. d échec. La pire attitude que son parent peut adopter avec lui est

Vive le jour de Pâques

I. EXERCICES POUR LA CERVICALGIE CHRONIQUE. Exercice 1 : Posture

Courbet, un Watteau du laid? A propos d un Enterrement à Ornans (1851)

devenez mécène Soutenez la Fondation pour le rayonnement du Musée de Montmartre DE MONTMARTRE JARDINS RENOIR fondation pour le rayonnement du

Equipe EPS 68 L athlétisme à l école primaire Page 56 sur 109

Le château de Versailles Architecture et décors extérieurs

AU DELA DU TEST 3 vers les nages codifiées, le sauvetage, la natation synchronisée

Pop-Art façon Roy Liechtenstein

Chambord. Séminaires & réceptions

TOP 1 ARI ET INVESTIGATION. ARI et investigation

Exercices pour renforcer les muscles abdominaux après l accouchement

Charte de protection des mineurs

Un artiste, trois lieux: Le corps érotique Galerie Ligne treize à Carouge. Le corps intérieur Galerie la Ferme de la Chapelle

Technique de la peinture

Les ministères dans l église Ephésiens

Dossier de presse CaixaForum Madrid

Manuel de l ergonomie au bureau

Réussir son affiliation

-Détails du programme- 5 ème DAN

Trait et ligne. La ligne avance, Elle indique une direction, Elle déroule une histoire, Le haut ou le bas, la gauche et la droite Une évolution.

Donnons du sens à votre RENTREE!

Commission Polydog Règlement de compétition SportPlaisir Catalogue des disciplines catégorie adresse niveau B

Le relooking de Sabrina

La rue. > La feuille de l élève disponible à la fin de ce document

-Détails du programme- 3 ème DAN

G U I D E D U T I L I S A T I O N LIFTING IDENTITÉ VISUELLE

Ce tutoriel, créé sans prétention artistique, à pour but de mettre en avant l une des nombreuses possibilités qu offre ce logiciel.

Comment sont vos cheveux?

VA L É R I E M R É J E N. Mon grand-père. L Agrume Eau sauvage Pork and Milk Liste rose. 16, RUE CHARLEMAGNE, PARIS IV e

Compréhension de lecture

L Illusion comique. De Corneille. L œuvre à l examen oral. Par Alain Migé. Petits Classiques Larousse -1- L Illusion comique de Corneille

Les 100 plus belles façons. François Gagol

Valeur des temps composés de l indicatif : passé composé, plus-que-parfait, passé antérieur, futur antérieur

Transcription:

La Mort de Sardanapale : pour une sandale au pied d une esclave. Eugène Delacroix : La Mort de Sardanapale. 1827-1828. 392 x 496 cm. Musée du Louvre. Paris Présentée au salon de 1827, «La Mort de Sardanapale», déclencha des réactions telles qu on peut considérer ce tableau comme le premier scandale de la peinture en France, cela bien avant «le Déjeuner sur l herbe» ou «l Olympia» d Edouard Manet, qu on présente toujours comme les premières vraies ruptures qui permirent à la peinture d entrer dans la «modernité». Si la vision du tableau interpelle encore fortement les visiteurs du Louvre, ceux de 1827 furent choqués à plus d un titre et seuls quelques rares critiques dont Victor Hugo eurent la préscience d y apporter leur appui. Pour qui découvre le tableau sans avoir lu le texte d accompagnement, l égarement réside d abord dans la compréhension de la scène : qui est le héros du tableau? Qui est Sardanapale? Est- ce cette jeune femme nue qu un homme est en train de poignarder ou bien cette autre femme étalant sa supplication sur l immense lit paré de têtes d éléphants ou bien encore ce seigneur oriental qui contemple froidement la scène? On peut ensuite s interroger sur cette composition hors norme où les sujets se trouvent rejetés vers l extérieur dans une orgie de chairs qui 1

hurlent à la violence et à la mort mais qui, inéluctablement, érotisent le regard débauché du visiteur. Sur la droite, un esclave noir martyrise un cheval magnifiquement harnaché dont l œil nous dit l imminence de la mort, un autre s enfonce un couteau dans la poitrine, une femme se cache le visage pour ne pas voir l horreur. Plus haut, une esclave s est pendue, une autre est renversée en arrière attendant avec effroi le coup de grâce qu un homme va lui donner. Puis notre regard se perd dans ce fouillis d accessoires, mélange d orfèvrerie rutilante et de tissus précieux et dans ces volutes de fumée qui s élèvent et laissent deviner au loin l incendie d un palais. On comprend le malaise des bourgeois du salon, même chez ceux qui se targuaient du romantisme naissant. Pour exprimer ce que ressentait le public face à ce désordre apparent du tableau, un critique de l Observateur écrivit : «Mr Delacroix a commandé deux voitures de l entreprise de déménagement pour enlever le mobilier de service, trois corbillards pour les morts et deux omnibus pour les vivants». On savait déjà, depuis «la Barque de Dante» ou «les Massacres de Scio» le traitement particulier de la chair par Delacroix et ce qui l opposait au classicisme de David et d Ingres, son contemporain et surtout son éternel concurrent. Avec Sardanapale, Delacroix fait exploser sa peinture dans le délire de la couleur et laisse loin derrière lui les poses figées de «l Apothéose d Homère» qu Ingres présenta au même salon et qui lui, rencontra les faveurs du public. Ceci fera d ailleurs dire à Théophile Gautier, commentant le Sardanapale : «On ne pouvait marcher d un pas plus hardi sur la queue de l école davidienne». Jean- Dominique Ingres : L Apothéose d Homère, 1827 386 x 512 cm Paris, Musée du Louvre 2

Scandale donc en 1827, suivi d une convocation de réprimande par le directeur des Beaux Arts et du refus d achat par l état. Ce tableau interpelle bien sûr pour cette rupture radicale qui annonce la modernité en peinture au même titre que celle de Goya en Espagne, pour sa composition particulière complètement décentrée mais surtout pour cette sandale au pied de l esclave du premier plan, tout en bas du tableau. Ce minuscule accessoire, comme le ferait une perle dans un tableau de Vermeer, impose sa présence et donne son sens au tableau. Sans cette sandale de quelques centimètres, l immense tableau de quatre mètres sur cinq (soit tout de même une surface de vingt mètres carrés ) perdrait considérablement en intérêt. La mort de Sardanapale : détail de l esclave à la sandale et son étude au pastel Une grande partie de l œuvre de Delacroix fait référence à la poésie et à la littérature : Dante, Shakespeare, Scott et lord Byron dont le Sardanapale fut publié en 1821 sont les principales sources qui alimenteront son art. L érudition et les qualités littéraires de Delacroix sont connues à travers son imposant journal et ses hésitations de jeunesse à s engager dans l écriture ou dans la peinture. Il est possible de le considérer comme un écrivain «rentré». Cette relation à la littérature est importante pour comprendre l art de Delacroix, comme si l œuvre peinte était en conversation avec des œuvres écrites, entrait en résonnance avec elles et leur redonnait force en les installant dans son monde de couleurs. Preuve en est cet extrait de son journal en date du 14 mai 1824, à propos de ces fameuses références littéraires : «C est qu ils n ont pas dit la centième partie de ce qu il y a à dire!». Pour lui, la peinture ne serait donc pas seulement le complément indispensable à la littérature, mais le seul 3

vecteur possible pour toucher complètement l âme et repousser plus loin la limite dans la création. Le Sardanapale de Byron est publié en français dès 1822, quelques mois seulement après sa parution en Angleterre. Delacroix s est d abord appuyé sur ce texte, mais sans en préciser l origine. Il nous donne d ailleurs à voir un Sardanapale plus proche de celui de Diodore de Sicile qui lui même s était inspiré des récits de Ctesias de Cnide qui fut médecin à la cour des rois perses vers 400 avant JC. Sardanapale ne fut pas un roi légendaire : il s agit en fait d Assurbanipal, dernier roi de Ninive qui régna sans partage sur le Proche- Orient entre 668 et 627 avant JC. C est Ctesias de Cnide qui le premier, dans ses Persica, déforma le nom d Assurbanipal en «Sardanapale», y décrivit un roi efféminé «qui surpassa tous ses prédécesseurs en débauche et en paresse» et raconta ainsi l holocauste final : «Pour ne pas tomber aux mains de ses ennemis, il fit édifier un immense bûcher dans son palais, y amassa tout son or et tout son argent ainsi que ses vêtements royaux. Il enferma dans une chambre construite au milieu du bûcher ses concubines et ses eunuques, se joignit à eux tous et mit le feu à l ensemble du palais». Le mot «sardanapale» devint ensuite un sobriquet pour désigner un homme fortuné menant une vie de débauche. Juste revanche bien compréhensible d un grec envers la barbarie des perses mais loin de la vérité historique. En fait, on ne sait rien de ce que furent les dix dernières années d Assurbanipal qui, bien qu à la tête d un état violent et sanguinaire, était considéré comme un roi lettré. Pour son Sardanapale, Delacroix fit insérer dans le livret du salon le texte suivant : «Les révoltés l assiégèrent dans son palais Couché sur un lit superbe, au sommet d un immense bûcher, Sardanapale donne l ordre à ses eunuques et aux officiers du palais d égorger ses femmes, ses pages, jusqu à ses chevaux et ses chiens favoris ; aucun des objets qui avaient servi à ses plaisirs ne devait lui survivre Aishech, femme bactrienne, ne voulut pas souffrir qu un esclave lui donnât la mort et se pendit aux colonnes qui supportent la voûte Baleah, échanson de Sardanapale, mit fin au bûcher et s y précipita luimême». Delacroix entretient ici une ambiguïté : le texte est rédigé avec des pointillés, comme pour citer des extraits d un récit, mais de quel auteur s agit- il? Il ne cite pas ses sources et le texte n est qu en partie en rapport avec le tableau. Par exemple, il ne cite pas Myrrha, l esclave ionienne favorite, personnage important dans la composition les bras en croix sur le lit, au pied du monarque. Le tableau est donc là, sublime, élaboré après six mois d étude et de préparation méthodiques, comme si le peintre était d abord un metteur en scène de théâtre. La première esquisse à l huile montre déjà la 4

composition générale du tableau mais l esclave du premier plan s y trouve encore plus cabrée et ses jambes sont recouvertes d un voile. Un pastel splendide, plus tardif, nous la montre dans sa posture quasi définitive complètement nue et la jambe gauche repliée se terminant par cette fameuse sandale. La mort de Sardanapale Esquisse 1826-1827 81 x 100 cm - Musée du Louvre, Paris Toute la force du tableau et l énergie érotique qui s en dégage tient dans ce corps de l esclave à la sandale qui apparaît comme un véritable trait de génie de Delacroix. La pièce où se déroule le drame, est censée reposer au dessus d un immense brasier. Le lit semble flotter dans l espace à la dérive d un monde fini. La mouvance et l impression de flottement sont signifiés par sa surélévation du lit, comme si il reposait sur les éléphants - moyen de transport en Orient - et par le corps de Myrrha qui s y agrippe mais qui glisse inexorablement. On peut penser alors, mais d assez loin, au «Radeau de la Méduse» de Géricault qui a côtoyé Delacroix dans l atelier de Guérin durant quelques mois. Delacroix avait une sincère estime pour Géricault, mort prématurément, et il avait beaucoup étudié sa peinture. A propos des délires charnels de Delacroix, on cite souvent Rubens, peintre qu il admirait. Les chairs généreuses de Rubens paraissent pourtant plus irréelles, moins ancrées dans la matière que celles de Delacroix qui voulait «masser la couleur comme le sculpteur avec la terre ou le marbre». Au centre exact de la composition se trouve l oreille de l éléphant. Est- elle là pour renforcer la puissance sonore du tableau, pour capter le tumulte, les cris et les crépitements du brasier? La composition générale repose sur la diagonale du lit opposée à plusieurs mouvements circulaires. Un premier cercle est matérialisé par les corps 5

éclairés : il est amorcé justement par l esclave à la sandale, prolongé par la main de l homme à l extrême droite, puis par les bras de l esclave vue de dos pour aboutir à Sardanapale et revenir par les bras de Myrrha. Autour, de ce foyer central, les autres personnages équilibrent la composition. Les volutes de fumée justement placées en rupture en haut à droite disent la fin inéluctable qui réduira le royaume en cendres. La cambrure de l esclave à la sandale se trouve renforcée par la diagonale du lit. La courbe s oppose ici à la ligne droite : l immensité du lit tombe en avalanche vers ce corps fragile et magnifique qui semble alors faire rempart et n opposer à la mort que sa seule vulnérabilité. Et ce corps est le seul dans le tableau à se trouver en contact avec le sol, par la présence de cette fine sandale. Delacroix n a laissé que cet infime espace triangulaire pour figurer ce qui reste de stabilité. De cette sandale, encore ancrée au sol, ultime empreinte bâillante comme un sexe, le pied se détache, le corps s élève et virevolte comme le ferait une flamme du bûcher. La ligne du dessin est ici imprécise et aboutit aux contours plus marqués du visage. Le regard de l esclave monte alors vers le ciel et semble attendre la convulsion ultime d un orgasme provoqué par la pénétration de l imposant poignard. Dans la version finale du tableau, Delacroix a encore renforcé l érotisation de la chair par les bijoux qui, depuis le bracelet de la cheville jusqu au diadème, accompagnent l élévation du regard du spectateur. La sandale est bien le point de départ dans la composition du tableau ; elle ancre au sol notre attention avant de la libérer pour épouser cette courbe parfaite du corps féminin, véritable centre du tableau et début du voyage dans le brasier. Face au regard de l esclave, dans la même diagonale que celle du lit, on rencontre à l extrême opposé celui de Sardanapale. Froid, le visage effilé tel un couteau, seul personnage paisible de la composition, il contemple la scène avec un détachement insoutenable. Il ne prête aucune attention à Baléah qui lui présente la coupe et le vin, la dernière coupe avant que tout ne se transforme en brasier. Le visage du soldat en train de poignarder l esclave à la sandale ressemble étrangement à celui de Sardanapale. Sardanapale contemple- t- il alors ici son double? Cette diagonale est essentielle car elle provoque un effet de miroir, un au- delà du lit, un au- delà de lui- même qui pourrait alors s appeler Thanatos. Et si le regard d un chrétien de 1827 ose continuer son chemin, c est l horreur de la barbarie assyrienne qu il rencontre encore et encore, jusqu à l égorgement des chevaux. Dans cette scène effroyable, seul un homme se prend la tête entre ses mains pour exprimer sa douleur et la monstruosité que lui inspire un tel massacre. Et pourtant, si Sardanapale est bien un massacre, plongé dans le rouge vénéré de Delacroix, c est un massacre sans aucune goutte de sang, excepté celle qui perle sur la peau 6

de l esclave qui s enfonce un poignard dans la poitrine. C est tout le tableau qui hurle mais c est notre conscience qui saigne. La Mort de Sardanapale détails On peut s interroger sur la présence dérangeante de cette femme allongée au pied du lit, étrangement décalée aussi bien dans sa posture que dans sa facture. Elle se trouve pratiquement au centre du tableau, juste au dessous de l oreille de l éléphant. Elle n est pas violentée et semble émerger d un monde souterrain, coupant cette fameuse diagonale du lit. Delacroix a traité le corps de façon plus grossière : la chevelure fait casque, les traits sont lourds, la chair est peu attirante malgré les bracelets à son bras. Elle ne fait pas partie du monde de Sardanapale, elle nous regarde avec insistance, les lèvres légèrement entrouvertes : elle est le témoin, notre reflet dans le miroir, notre double dans le tableau. En 1827, Delacroix n était pas encore allé au Maroc, en «Barbarie» comme on appelait ces contrées à l époque. On sait l émerveillement lumineux qu il en rapporta à travers son journal, le millier de feuillets avec les splendides aquarelles et toute cette mine de souvenirs qui a continué à alimenter son art jusqu à la fin de sa vie. Avant 1832, l Orient de Delacroix est fantasmé et lui permet tous les débordements, toute la démesure et l outrance qui apparaissent si fortement en contradiction avec l homme qu il fut. Car Delacroix fut avant tout un solitaire se donnant corps et âme à la peinture. Pouvait- il en être autrement au regard de l immensité de son œuvre? S il fut l ami de George Sand, il ne fréquentait les salons que par nécessité d entretenir des relations. Il ne se maria pas et n eut pas d enfants. Ses relations avec les femmes ne devaient sans doute pas nuire à sa liberté : servantes, modèles et femmes mariées suffisaient à satisfaire ses appétits épisodiques. La femme qu il «écrit» ( soumise à ses organes peu douée pour l imagination pouvant animer une solitude ) n est pas celle qu il «peint» et sur bien d autres points encore, son œuvre semble dire le contraire de sa personnalité. C est vraisemblablement un athée qui confie à son ami Soulier : «je tacherai de chauffer le chapitre et les curés pour me faire faire des tableaux d église», mais ses peintures 7

religieuses, que ce soit dans les esquisses ou dans les compositions finales expriment une des plus hautes spiritualités de l art chrétien. Il affirmait n avoir aucune sympathie pour le peuple et les engagements collectifs ( je n ai que des idées de peintre ) et n avait regardé que de loin les barricades de 1830, mais il s estimait tout de même «utile à sa patrie» en peignant «la Liberté guidant le Peuple», peinture incarnant tellement la révolution que le gouvernement porté au pouvoir par les émeutes finira par la faire décrocher quelque mois après, de peur qu elle ranime la révolte populaire. Et que dire de cette débauche sardanapalesque face à l austérité de la vie du peintre? Ne renvoie- t- elle pas à des obsessions inconscientes ou à une sublimation de ses pulsions? Réalisé à l âge de 29 ans, Sardanapale apparaît à la fois comme le point d orgue du romantisme chez Delacroix et comme un tournant dans son œuvre. Il y a bien un «avant» et «après» Sardanapale. Un «avant» avec la «Barque de Dante» et «les Massacres de Scio» où son génie s impose en dérangeant déjà les conventions en peinture. Un «après» où il affirmera sans faillir sa liberté de créer, d abord justement avec sa «Liberté guidant le Peuple», puis ses «Femmes d Alger» et tous les chef- d œuvre qui égrèneront sa vie jusqu à sa «Lutte avec l Ange» qu il achèvera complètement exténué à Saint- Sulpice, peu de temps avant de mourir à l âge de 65 ans. On ne peut terminer une étude sur Delacroix sans citer Baudelaire qui l a toujours admiré - sans d ailleurs aucune réciprocité - et qui a le mieux compris et exprimé sa peinture. Avec le talent de Baudelaire, il semble que l équation «peinture- écriture» si compliquée pour Delacroix soit enfin résolue, dans cette alchimie particulière où seuls les génies sont initiés à œuvrer. On sait l importance du thème de la «Correspondance des Arts» pour Baudelaire. Dans son article sur l Exposition Universelle de 1855, il s appuiera longuement sur la peinture de Delacroix pour évoquer la musique qui naît de la couleur. Mais c est dans «les Phares» que sa poésie et la peinture de Delacroix se rencontreront pour la postérité : «Delacroix, lac de sang hanté des mauvais anges, Ombragé par un bois de sapins toujours vert, Où, sous un ciel chagrin, des fanfares étranges Passent, comme un soupir étouffé de Weber.» ------- 8