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Le BULLETIN INTERNATIONAL DES SCIENCES SOCIALES assure, en accord avec les intéressés, la publication officielle des actes et documents concernant les organisations internationales suivantes : L'Association internationale de science économique; L'Association internationale de science politique; L'Association internationale de sociologie; L'Association mondiale de recherches sur l'opinion publique (W.A.P.O.R) ; La Conférence permanente des hautes études internationales; Le Comité international de documentation dans les sciences sociales ; Le Comité international de droit comparé; Le Conseil international provisoire des sciences sociales. DERNIERS NUMÉROS PARUS : Vol. Vol. Vol. Vol. Vol. V, V, VI, VI, VI, n 3 n 4 n i n 2 n 3 Recherches sur l'opinion publique.. Documents relatifs au Moyen-Orient. : Deuxième Congrès mondial de sociologie, Liège, 1953. : Facteurs du progrès économique. : Motivations et stimulations économiques, dans les pays insuffisamment développés. Les articles signés n'engagent que leurs auteurs. La reproduction gratuite des articles de ce numéro est autorisée après accord avec la rédaction. Toute correspondance relative au présent bulletin doit être adressée à : M. le Directeur général de l'unesco, 19, avenue Kléber, Paris-16 e, et porter la mention : «A l'attention du Département des sciences sociales, Rédaction du Bulletin.» PRIX ET CONDITIONS D'ABONNEMENT Prix du numéro : $1.00; 6/-; 300 fr. Abonnement annuel : S3.50; 21/-; 1.000 fr. Adresser les demandes d'abonnement aux agents généraux, qui vous indiqueront également les tarifs en monnaie autre que celles indiquées ci-dessus. Prière d'accompagner tout changement d'adresse de la dernière bande d'expédition. SS. 54.I.23 F UNESCO 1954

U N E S C O BULLETIN INTERNATIONAL DES SCIENCES SOCIALES BULLETIN TRIMESTRIEL VOL. VI, N 4, 1954 TABLE DES MATIÈRES LES PREMIÈRE PARTIE : MATHÉMATIQUES ET LES SCIENCES SOCIALES Introduction : Les mathématiques de l'homme, par Claude Lévi-Strauss.. 643 A. Méthodes et résultats. La probabilité et les sciences sociales, par Bruno de Finetti.... 654 La mathématique des communications sociales, par Colin Cherry.. 672 L'application des mathématiques à l'expérimentation contrôlée en sociologie, par Léon Festinger............ 686 Le rôle des mathématiques en matière de prévision et de stabilisation économiques, par Arnold Tustin et Richard C. Booton, Jr.... 692 L'emploi des méthodes mathématiques en économétrie et en statistique économiques, par Gerhard Tintner 706 Les méthodes mathématiques dans les sondages d'opinion publique, par P. Thionet 718 B. Institutions de recherche. Le Social Science Research Council (New York) et l'emploi des méthodes mathématiques dans les sciences sociales, par E. Sibley.... 742 Le Laboratoire Watson de calcul mécanique scientifique, New York.. 747 L'Impérial College of Science and Technology, Londres.... 74g Le Carnegie Institute of Technology, Pittsburgh 750 Le Comité de biologie mathématique, Chicago 752 DEUXIÈME PARTIE : L'ORGANISATION DANS LE DOMAINE DES SCIENCES SOCIALES ; CHRONIQUES ET INFORMATIONS I. L'ORGANISATION DANS LES SCIENCES SOCIALES. L'intégration des migrants dans la vie des pays d'accueil 757 Le Congrès mondial de la population, Rome, août-septembre 1954.. 767 Une enquête pilote de l'unesco sur la terminologie des sciences sociales.. 772 Une enquête du Bureau international de recherche sur les changements sociaux dans les pays insuffisamment développés 776 II. REVUE DES PÉRIODIQUES ET CHRONIQUES BIBLIOGRAPHIQUES. Documents et publications des Nations Unies et des institutions spécialisées. 77g Revue internationale des périodiques 800 Chroniques bibliographiques 815 UNESCO ARCHIVES

III. INFORMATIONS DIVERSES. Le Comité international pour la documentation des sciences sociales, réunion de Genève, septembre 1954 821 La Conférence sur les relations raciales à l'échelle mondiale, Honolulu, juillet 1954 824 Dotation Carnegie pour la paix internationale : Prix sur l'organisation internationale 825 Middle East Institute : publication d'un catalogue de recherches en cours sur le Moyen-Orient 827 Livres reçus 827 ONT COLLABORÉ AU PRÉSENT NUMÉRO : R. C. B00TON, Jr., Dynamic Analysis and Control Laboratory et Department of Electrical Engineering, Massachusetts Institute of Technology. C. CHERRY, Imperial College, Londres. L. FESTINGER, Laboratory for Research in Social Relations, Université du Minnesota. B. DE FiNETTi, Istituto di Matemática Finanziaria, Université de Trieste. Cl. LÉVI-STRAUSS, École pratique des hautes études, Paris; secrétaire général du Conseil international des sciences sociales. E. SIBLEY, Social Science Research Council, New York. P. THIONET, Institut national de la statistique et des études économiques, Paris. G. TINTNER, Department of Economies et Statistical Laboratory, Iowa State College, Ames, Iowa. A. TUSTIN, Department of Electrical Engineering, Université de Birmingham.

P R E M I È R E P A R T I E LES MATHÉMATIQUES ET LES SCIENCES SOCIALES

I N T R O D U C T I O N LES MATHÉMATIQUES DE L'HOMME par CLAUDE LÉVI-STRAUSS Tout se passe, dans l'histoire de la science, comme si l'homme avait aperçu très tôt le programme de ses recherches et, celui-ci une fois fixé, avait passé des siècles à attendre d'être capable de le remplir. Dès le début de la réflexion scientifique, les philosophes grecs se sont posé les problèmes physiques en termes d'atome; vingt-cinq siècles plus tard, et sans doute d'une manière qu'ils n'avaient pas escomptée, nous commençons à peine à meubler les cadres qu'ils avaient jadis tracés. Il en va de m ê m e pour l'application des mathématiques aux problèmes humains; car c'est vers l'homme, bien plus que vers le monde physique, que s'orientaient les spéculations des premiers géomètres et arithméticiens. Pythagore était tout pénétré de la signification anthropologique des nombres et desfigures;platon reste imbu des mêmes préoccupations. Depuis dix ans environ, ces méditations antiques ont trouvé un regain d'actualité. Car, il faut le noter tout de suite, les développements auxquels le présent numéro du Bulletin international des sciences sociales espère apporter une modeste contribution ne sont en rien particuliers aux sciences sociales. Ils se retrouvent aussi dans les sciences dites humaines (si tant est qu'on peut distinguer celles-ci de celles-là) ; je dirai plus : c'est peut-être dans les sciences humaines que l'évolution la plus sensationnelle s'est d'abord manifestée. Peut-être parce que ces sciences semblent, au premier abord, les plus éloignées de toute notion de rigueur et de mesure ; mais sans doute aussi en raison du caractère essentiellement qualitatif de leur objet qui leur interdisait de se cramponner, comme les sciences sociales l'ont fait si longtemps, à la remorque des mathématiques traditionnelles et qui* leur imposait, au contraire, de se tourner d'emblée vers certaines formes audacieuses et novatrices de la réflexion mathématique. C'est dans le domaine linguistique qu'on peut le mieux suivre les étapes de cette évolution et apercevoir son caractère fondamental. Du point de vue qui nous intéresse ici, la linguistique occupe une position privilégiée : elle est, d'une part, classée parmi les sciences humaines; mais elle a pour objet un fait social : car le langage n'implique pas seulement la vie en société, il la fonde; que serait une société sans langage? Enfin, il constitue le plus parfait et le plus complexe de ces systèmes de communication en quoi consiste toute la vie sociale et que toutes les sciences sociales chacune à son niveau particulier se proposent d'étudier. Par conséquent, on peut dire que toute transformation qui se produit en linguistique offre une valeur topique, aussi bien pour les sciences sociales que pour les sciences humaines. Entre 1870 et 1920, deux idées fondamentales sont introduites dans ce domaine, d'abord sous l'influence du Russe Beaudoin de Courtenay, puis du Suisse Saussure : d'une part, le langage est constitué par 643

BULLETIN INTERNATIONAL DES SCIENCES SOCIALES des éléments discontinus, les phonèmes; de l'autre, l'analyse linguistique permet d'atteindre des systèmes, c'est-à-dire des ensembles régis par une loi de cohérence interne et où, par conséquent, les changements survenant dans une partie en entraînent nécessairement d'autres qui sont donc prévisibles. On sait comment, à travers la pensée du Russe Troubetzkoy 1 et l'œuvre internationale de ses continuateurs (Jakobson, Benveniste, Sapir, Bloomfield, Hjelmslev, Sommerfelt et bien d'autres), ces principes devaient donner naissance à la linguistique structurale. Celle-ci se fonde sur le caractère discontinu des éléments microscopiques de la langue, les phonèmes (dont il faut, sans doute, attribuer la première définition aux grammairiens indiens du moyen âge), d'abord pour les identifier et ensuite pour déterminer les lois de leur coexistence réciproque. Ces lois présentent un degré de rigueur entièrement comparable aux lois de corrélation qu'on rencontre dans les sciences exactes et naturelles. O r les recherches poursuivies indépendamment au laboratoire par les ingénieurs des transmissions devaient aboutir, aux environs de 1940, à des conceptions très voisines. Aussi bien dans la réalisation d'appareils à faire la synthèse de la parole, comme le fameux Voder, ancêtre de toute une lignée de dispositifs plus perfectionnés, que dans la mise en forme théorique des méthodes intellectuelles qui régissent le travail des spécialistes de la communication (présentée pour la première fois de façon systématique par l'ingénieur et mathématicien Claude Shannon 2 ), on retrouve certains grands principes d'interprétation qui sont précisément ceux que la théorie linguistique était parvenue à formuler : à savoir que la communication entre les hommes repose sur la combinaison d'éléments ordonnés ; que les possibilités de combinaisons sont régies, pour chaque langue, par un ensemble de compatibilités et d'incompatibilités ; enfin, que la liberté du discours, telle qu'elle se définit dans les limites de ces règles, est astreinte, dans le temps, à certaines probabilités. Ainsi, par une conjonction qui restera mémorable, la célèbre distinction saussurienne entre langue et parole se trouve coïncider avec les deux grandes orientations de la pensée physique contemporaine, la langue relevant d'interprétations mécanistes et structurales, tandis que la parole, en dépit de son caractère apparemment imprévisible, libre et spontané (ou peut-être à cause de lui), donne prise au calcul des probabilités. Pour la première fois dans l'histoire des sciences humaines, il devient possible, comme dans les sciences exactes et naturelles, de monter des expériences de laboratoire et de vérifier empiriquement les hypothèses. D'autre part, Saussure avait introduit une comparaison entre le langage et certains jeux de stratégie comme les échecs. Cette assimilation du langage à une sorte de jeu combinatoire, à quoi nous avons déjà fait allusion, allait permettre à la linguistique de se réclamer immédiatement de la théorie des jeux, telle que celle-ci était formulée, en 1944, par J. von Neumann et O. Morgenstern 3. Or, comme le titre même du livre l'indique, la théorie des jeux a été publiée par ses auteurs comme une contribution à la science économique. Cette rencontre imprévue entre une science dite humaine et une autre considérée plutôt comme sociale met bien en évidence ce caractère fondamental de communication sur quoi reposent toutes les relations humaines; car l'échange de messages, en quoi consiste la communication linguistique, et 1. TROUBETZKOY, Grundzuge der Phonologie, 1939. 2. Claude SHANNON, The Mathematical Theory of Communication, 1949. 3. Theory of Games and Economic Behavior. 644

LES MATHÉMATIQUES ET LES SCIENCES SOCIALES l'échange de biens et de services, qui est l'objet de la science économique, relevant désormais d'un même formalisme, commencent à apparaître comme des phénomènes de même type. Enfin, l'état du discours étant, à chaque instant, commandé par les états immédiatement antérieurs, le langage se trouve aussi relever de cette théorie des servo-mécanismes, toute pénétrée de considérations biologiques, devenue célèbre sous le nom de cybernétique 1. Ainsi donc, dans l'espace de quelques années, des spécialistes aussi éloignés en apparence les uns des autres que les biologistes, les linguistes, les économistes, les sociologues, les psychologues, les ingénieurs des communications et les mathématiciens se retrouvent subitement au coude à coude et en possession d'un formidable appareil conceptuel dont ils découvrent progressivement qu'il constitue pour eux un langage commun. On doit d'ailleurs souligner que l'évolution, dont nous venons de retracer rapidement les étapes, continue. Après la rencontre entre linguistes et ingénieurs sur le terrain de la phonologie, c'est-à-dire, encore, de l'infrastructure de la langue, un nouveau développement indépendant conduit en ce moment les premiers à une formalisation plus rigoureuse des problèmes de grammaire et de vocabulaire, tandis que le problème technique des «machines à traduire» impose aux seconds des préoccupations du même type. Il y a quelques années, le statisticien anglais Yule présentait une méthode mathématique pour la critique des textes 2. Aujourd'hui, ce sont certains milieux religieux, pourtant traditionnellement en garde contre toutes les tentatives de réduction de l'homme à de purs mécanismes, qui n'hésitent pas à utiliser des méthodes mathématiques à l'appui de l'étude critique des textes évangéliques. Un congrès international récent, tenu par les philologues en Angleterre au cours de l'été 1954, a souligné l'importance croissante des préoccupations mathématiques dans la philologie, la critique littéraire et la stylistique. Certains signes avant-coureurs montrent que l'histoire de l'art et l'esthétique (laquelle, bien souvent d'ailleurs et depuis des siècles, en a caressé le rêve) ne sont pas loin de s'engager dans la même voie. Lorsque les spécialistes de sciences sociales s'exposent à des aventures mathématiques, ils peuvent, par conséquent, trouver un réconfort et un encouragement dans l'assurance qu'ils ne sont pas seuls à courir de tels risques. En fait, ils sont portés par un immense élan dont l'origine leur est extérieure. Car, comme le note M. Festinger à la fin de son article qu'on trouvera plus loin ; si tant de spécialistes de sciences sociales manifestent aujourd'hui leur foi dans les méthodes mathématiques, c'est moins à cause des résultats qu'ils ont euxmêmes obtenus grâce à ces méthodes qu'en raison de l'aide immense apportée par les mathématiques dans d'autres domaines, notamment les sciences physiques. Encore faut-il éviter ici certaines confusions et préciser l'originalité du rapprochement dont nous sommes depuis quelques années les témoins. Les spécialistes de sciences sociales n'ont certainement pas attendu ces dix dernières années pour s'apercevoir que la science ne devient véritablement telle que lorsqu'elle réussit à formuler un enchaînement rigoureux de propo- 1. N. WIENER, Cybernetics, or Control and Communication m the Animal and the Machine, 1948. 2. G. Uduy YULE, Statistical Study of Literary Vocabulary, 1945. 645

BULLETIN INTERNATIONAL DES SCIENCES SOCIALES sitions, et que les mathématiques constituent le langage le plus apte à obtenir un tel résultat. Il y a fort longtemps que la psychologie, la science économique et la démographie font appel au raisonnement mathématique. Et, s'il est vrai que, pour la première de ces trois disciplines, les applications mathématiques sont restées limitées à la psychotechnique et à la psychologie expérimentale (et, même là, toujours soumises à critique), on peut dire que, pour les deux autres, l'aspiration à la rigueur mathématique et l'utilisation de méthodes mathématiques sont contemporaines de leur naissance et se sont développées en même temps que ces disciplines. Faut-il en conclure que la nouveauté se réduit à l'extension à de nouvelles disciplines sociologie, psychologie sociale, anthropologie de procédés depuis longtemps en usage ailleurs? Ce serait méconnaître complètement la révolution en cours. Si, depuis cinquante ans au moins (et plus en ce qui concerne la science économique et la démographie), les sciences sociales ont fait appel aux mathématiques, c'est toujours, en effet, avec la même préoccupation quantitative. Il s'agissait pour elles de mesurer les grandeurs qui, dans leurs domaines respectifs, étaient susceptibles d'un tel traitement : chiffre de population, ressources économiques, masse des salaires, etc. Lorsque, comme en psychologie, les réalités observées ne paraissaient pas présenter immédiatement un caractère quantitatif, on procédait indirectement en s'efforçant de repérer au moyen d'une échelle quantitative créée pour les besoins de la cause, des variations originales dont l'aspect qualitatif seul était directement perçu : ainsi les méthodes visant à ramener les différentes manifestations de l'intelligence à des valeurs numériques dans une échelle de Q. I. Tout l'effort de mathématisation se réduisait ainsi à deux types d'opérations : extraire des observations leur aspect quantitatif, d'une part, et, de l'autre, le mesurer avec le maximum de précision. Cette double ambition est parfaitement légitime là où les faits observés présentent effectivement un caractère quantitatif et quand c'est de l'aspect quantitatif qu'on prétend tirer les enseignements. Il n'est pas douteux que la démographie et la science économique trouvent, dans l'application de telles méthodes, leur justification majeure. Nous souhaitons connaître les données quantitatives relatives à l'évolution numérique de la population, à l'accroissement ou à la diminution de ses ressources, etc., et il n'y a aucune raison de supposer que, dans l'avenir, les disciplines précitées ne continueront pas de manière fort valable des analyses de ce type. Pourtant, même sur ce terrain limité, les difficultés surgissent. Pour abstraire les aspects purement quantitatifs des phénomènes de population, les démographes sont obligés de les appauvrir. Les populations dont ils traitent n'ont qu'un lointain rapport avec les populations réelles; elles se composent d'individus asexués auxquels on confère indistinctement la capacité de se reproduire : la considération des couples compliquerait trop le problème au départ. Les sociétés du démographe sont ainsi des ensembles rendus artificiellement homogènes, les traits les plus fondamentaux de leur structure sont ignorés, si bien que, chaque fois que l'observation globale d'une société est possible (comme dans les études ethnographiques, en raison des petites dimensions des groupes habituellement considérés), la conduite réelle de la population se conforme extrêmement peu aux modèles abstraits des démographes. Ces modèles ne retrouvent leur valeur qu'à la condition de se placer sur une échelle beaucoup plus vaste. Les économistes rencontrent des difficultés du même ordre. Eux aussi, pour 646

LES MATHÉMATIQUES ET LES SCIENCES SOCIALES se permettre un traitement quantitatif, doivent appauvrir, négliger et déformer. Encore n'est-ce pas toujours facile : dans les études économiques qui figurent dans le présent numéro, on notera l'appel à un facteur exogène dont l'intervention peut, à chaque instant, bouleverser l'ordre de grandeur et la nature des prévisions. Or ce facteur exogène, c'est précisément tout ce que l'économiste s'est condamné à ignorer ou à rejeter des faits observés pour pouvoir les traiter comme des quantités. D'autre part et c'est là un second aspect du problème les extrapolations auxquelles se livrent les économistes ne peuvent se fonder que sur de longues séries d'observations. Or, comme le souligne lui-même un économiste dans le présent numéro 1, les séries dont dispose l'économiste ont toujours un caractère historique. On se trouve donc enfermé dans un dilemme : ou bien étendre les séries, dont les éléments deviennent ainsi de moins en moins comparables ; ou bien les restreindre pour sauver leur homogénéité interne, au prix d'un accroissement concomitant de la marge d'incertitude des prévisions. Ce qu'on gagne en signification, on le perd en précision de mesure, et inversement. Nous touchons ici du doigt une difficulté essentielle de la mesure dans les sciences humaines et sociales. Sans doute, y a-t-il dans nos disciplines beaucoup de choses qu'on peut mesurer, de façon directe ou indirecte; mais il n'est nullement certain que ce soient les plus importantes. Sur cet obstacle majeur, la psychologie expérimentale a buté depuis des années : elle a mesuré, si l'on peut dire, à tour de bras. Mais, alors que dans les sciences physiques l'expérience prouvait que le progrès de la mesure était en proportion directe de celui de la connaissance, en psychologie, au contraire, on s'apercevait que c'étaient les choses les moins intéressantes qui se mesuraient le mieux et que la quantification des phénomènes psychologiques n'allait aucunement de pair avec la découverte de leur signification. On a abouti ainsi à une crise aiguë de la psychologie dite «scientifique»; et nous venons de voir qu'à un moindre degré, sans doute, l'antinomie est présente dans les autres disciplines qui aspirent depuis plus longtemps à une rigueur scientifique de type mathématique. Faut-il en conclure qu'entre les sciences exactes et naturelles, d'une part, les sciences humaines et sociales, de l'autre, la différence est si profonde, si irréductible, qu'on doit perdre tout espoir d'étendre jamais aux secondes les méthodes rigoureuses qui ont assuré le triomphe des premières? Une telle attitude (ainsi celle de F. A. von Hayek 2 ) nous paraît entachée d'un véritable obscurantisme, en prenant ce terme dans son sens étymologique : obscurcir le problème au lieu de l'éclairer. Ce qu'on peut reprocher aux psychologues expérimentaux du début de ce siècle, aux économistes et aux démographes traditionnels, ce n'est certes pas d'avoir trop regardé du côté des mathématiques, mais bien plutôt de ne pas l'avoir fait assez : de s'être bornés à leur emprunter des méthodes quantitatives qui ont, dans les mathématiques mêmes, un caractère traditionnel et largement démodé; et de ne pas avoir aperçu la naissance de mathématiques nouvelles, en pleine expansion à l'heure présente mathématiques qu'on pourrait presque appeler «qualitatives», si paradoxal que ce terme puisse paraître, puisque, désormais, elles introi. Voir l'article de M. Tmtner. 2. F. A. VON HAYEK, Scientism and the Study of Society, 1952. 647

BULLETIN INTERNATIONAL DES SCIENCES SOCIALES duisent l'indépendance entre la notion de rigueur et celle de mesure. Avec ces mathématiques nouvelles (qui ne font d'ailleurs que fonder et développer des spéculations anciennes), nous apprenons que le règne de la nécessité ne se confond pas inévitablement avec celui de la quantité. A l'auteur de ces lignes, cette distinction est apparue clairement dans des circonstances qu'il lui sera peut-être permis de rappeler ici. Aux environs de 1944, alors qu'il se persuadait progressivement que les règles du mariage et de lafiliationn'étaient, comme règles de communication, pas fondamentalement différentes de celles qui prévalent en linguistique, et qu'il devait donc être possible d'en donner un traitement rigoureux, les mathématiciens chevronnés auxquels il s'adressa d'abord le reçurent avec dédain : le mariage, lui dirent-ils, n'est assimilable ni à une addition, ni à une multiplication (moins encore à une soustraction ou à une division) et il est, par conséquent, impossible d'en donner une formulation mathématique. Gela dura jusqu'au jour où l'un des jeunes maîtres de l'école nouvelle, saisi du problème, expliqua que, pour faire la théorie des règles du mariage, le mathématicien n'avait nullement besoin de réduire celui-ci à un processus quantitatif; en fait, il n'avait même pas besoin de savoir ce qu'est le mariage. Tout ce qu'il demandait, c'était d'abord que les mariages observés dans une société donnée puissent être réduits à un nombre fini de classes; ensuite, que ces classes soient unies entre elles par des relations déterminées (par exemple, qu'il existe toujours la même relation entre la «classe» de mariage du frère et la «classe» de mariage de la sœur, ou entre la «classe» de mariage des parents et la «classe» de mariage des enfants). A partir de ce moment, toutes les règles du mariage d'une société donnée peuvent être mises en équations, et ces équations peuvent être traitées selon des méthodes de raisonnement rigoureuses et éprouvées, alors que la nature intime du phénomène étudié le mariage est hors de cause et peut même rester complètement ignorée 1. Aussi simple et résumé qu'il soit, cet exemple illustre bien la voie dans laquelle la collaboration entre les mathématiques et les sciences de l'homme tend maintenant à s'engager. La grosse difficulté est venue, dans le passé, du caractère qualitatif de nos études. Pour les astreindre à un traitement quantitatif, il fallait ou bien tricher avec elles, ou bien les appauvrir sans remède. Mais nombreuses sont aujourd'hui les branches des mathématiques (théorie des ensembles, théorie des groupes, topologie, etc.), dont l'objet est d'établir des relations rigoureuses entre des classes d'individus séparées les unes des autres par des valeurs discontinues, et cette discontinuité est, précisément, une des propriétés essentielles des ensembles qualitatifs les uns par rapport aux autres, et c'est en cela que résidait leur caractère prétendument «incommensurable», «ineffable», etc. Ces mathématiques humaines, que ni les mathématiciens ni les sociologues ne savent exactement encore où aller chercher, et qui sont sans doute largement à faire, seront, en tout cas, bien différentes de celles grâce auxquelles les sciences sociales essayaient jadis de donner une forme rigoureuse à leurs observations. Elles veulent résolument échapper au désespoir des «grands nombres» ce radeau où agonisaient les sciences sociales perdues dans un océan de chiffres ; elles n'ont plus pour objet ultime d'inscrire dans des courbes monotones des évolutions progressives et continues. Leur domaine n'est pas celui des variations infinitésimales décelées par l'analyse de vastes amoncelle- 1. C, LÉVI-STRAUSS, Les structures élémentaires de la parenté, 194g. 648

LES MATHÉMATIQUES ET LES SCIENCES SOCIALES ments de données. Le tableau est plutôt celui qu'offre l'étude des petits nombres et des gros changements provoqués par le passage d'un nombre à l'autre. Si l'on nous permet l'image, nous dirons qu'on se préoccupe moins des conséquences théoriques d'un accroissement de population de i o % dans un pays de 50 millions d'habitants que des transformations de structure qui se produisent quand un «ménage à deux» devient «un ménage à trois». En étudiant les possibilités et les servitudes qui s'attachent au nombre des participants de très petits groupes (qui, de ce point de vue, restent «très petits» même si les participants sont eux-mêmes des ensembles comprenant chacun des millions d'individus), on renoue sans doute avec une très ancienne tradition : car les premiers philosophes grecs, les sages de la Chine et de l'inde, et, au cœur même de l'afrique précoloniale et de l'amérique précolombienne aussi, les penseurs indigènes, ont tous été préoccupés de la signification et des vertus propres aux nombres ; la civilisation indo-européenne, par exemple, avait une prédilection pour le chiffre 3, tandis que les Africains et les Américains pensaient plutôt par 4; des propriétés logico-mathématiques bien définies s'attachent en effet à ces choix. Quoi qu'il en soit, sur le terrain de la pensée moderne, cette remise en honneur des petits nombres devait avoir des conséquences imprévues. Ce n'est certes pas à nous qu'il appartient d'évaluer l'ampleur du bouleversement introduit dans la science économique par les travaux de von Neuman et Morgenstern auxquels nous avons déjà fait plusieurs fois allusion. Mais le sociologue et l'historien des idées ont certainement le droit d'essayer de comprendre les changements généraux d'attitudes mentales provoqués par l'introduction de nouveaux points de vue, et cela non pas seulement chez les économistes. Jusqu'à ces dernières années les travaux des économistes se fondaient exclusivement sur la statistique et sur l'analyse fonctionnelle. Ils considéraient de grands nombres, de longues séries de variations dans le temps et dans l'espace, en dégageaient des courbes et s'attachaient à déterminer des corrélations. On avait, et on continue légitimement d'avoir, beaucoup de respect pour de telles recherches, qui permettent de prévoir ou de prévenir certaines corrélations peu souhaitables, ou d'en maintenir et d'en susciter d'autres, considérées comme désirables. Dans une certaine mesure encore n'est-on pas toujours d'accord sur son importance ces spéculations servent; mais elles se situent à un tel niveau d'abstraction, elles font intervenir des ensembles si vastes de variables, que, d'une part, on n'est jamais assuré que l'interprétation proposée est la seule possible, ou simplement la meilleure (ni même, le plus souvent, qu'elle réussira) ; et, d'autre part, même dans l'hypothèse la plus favorable où l'expérience confirme en tous points la prévision, on ne comprend pas comment les choses se passent, parce qu'aucun de nous ne rencontre jamais dans son expérience individuelle ces êtres de raison dont l'économiste fait sa société habituelle et qui se nomment : utilité marginale, rentabilité, productivité ou profit... Ouvrons, au contraire, la Theory of Games; qu'y trouvons-nous? D'abord, sans doute, un appareil mathématique plus compliqué et raffiné que celui des traités économiques ou même économétriques. Mais, en même temps, et par un singulier paradoxe, les objets dont on parle sont beaucoup plus simples. Ce ne sont plus des notions abstraites, mais des hommes et des groupes d'hommes; et, le plus souvent, de petits groupes de deux, trois ou quatre 649

BULLETIN INTERNATIONAL DES SCIENCES SOCIALES partenaires, comme ceux qui se forment pour jouer aux échecs, au bridge et au poker. D'autre part, ces partenaires sont engagés dans des opérations qui correspondent toutes à des expériences vécues : ils se battent ou s'allient, conspirent entre eux, ou les uns contre les autres, ils coopèrent ou s'exploitent. Il s'agit donc là d'une économie qui aspire à une rigueur mathématique très poussée et qui, en même temps, s'interdit d'envisager autre chose que des êtres concrets, dotés d'une existence empirique, et qui offrent une signification immédiate au double point de vue historique et psychologique. Que vaut, en définitive, cette économie nouvelle? C'est l'affaire des spécialistes. Nous nous contenterons de souligner ici qu'elle participe simultanément des deux grands courants de pensée qui se sont partagé jusqu'à présent la science économique : d'une part, l'économie pure ou qui se veut telle, portée à identifier Y Homo œconomicus avec un individu parfaitement rationnel ; de l'autre, l'économie sociologique et historique telle que l'a créée Karl Marx, qui veut être d'abord la dialectique d'un combat. Or les deux aspects sont également présents dans la théorie de von Neuman. Pour la première fois, par conséquent, un langage commun est mis à la disposition de l'économie dite bourgeoise et capitaliste, et de l'économie marxiste. Cela ne veut certes pas dire qu'elles vont s'entendre; mais que, tout au moins, le dialogue devient possible entre elles, et c'est le traitement mathématique qui a permis cette surprenante évolution. Nous emprunterons un second exemple au domaine de la psychologie sociale et, plus particulièrement, aux travaux de Louis Guttman présentés, d'abord, dans le monumental American Soldier 1 et, tout récemment, dans l'ouvrage collectif Mathematical Thinking in the Social Sciences 2. Lorsque, au début de la dernière guerre mondiale, l'état-major américain décida de faire appel sur une très vaste échelle aux spécialistes de sciences sociales pour introduire un peu d'ordre et de clarté dans les problèmes psychologiques et sociologiques du recrutement et de la sélection, les enquêteurs se heurtèrent à une difficulté préliminaire : comment attribuer aux réponses, en apparence hétérogènes, données aux questionnaires des valeurs numériques permettant leur comparaison? Tandis que Lazarsfeld poursuivait ses recherches en s'efforçant de former une base objective à la notion de caractère, fondée sur une interprétation probabiliste 3, Guttman s'engageait dans une voie toute différente et d'une portée sans doute plus révolutionnaire. Il remarquait que l'échelle numérique peut être immédiatement établie dans certains cas privilégiés où les questions sont rédigées et classées par ordre d'extension croissante. Ainsi, dans un questionnaire relatif à la taille, si je demande une réponse aux questions suivantes : «Mesurez-vous plus de 150 centimètres? plus de 160? plus de 170?» et ainsi de suite, un individu quelconque ne saurait répondre «oui» à la troisième question sans répondre automatiquement «oui» à celles qui précèdent (mais non pas nécessairement à celles qui suivent). L'expérience prouve que les échelles numériques ainsi obtenues présentent certains caractères remarquables d'harmonie et de régularité, lesquels peuvent être immédiatement perçus; ils traduisent ainsi intuitivement la clarté de la structure logique et psychologique des questionnaires correspondants. Or Guttman est 1. Textes recueillis par S. A. StoufEer, 4 vol., 1949-1950, z. Textes recueillis par P. F. Lazarsfeld, 1954. 3. P.F. LAZARSFELD, «A Conceptual Introduction to Latent Structure Analysis», Mathematical Thinking inthe Social Sciences, 1954 ; chap. 7. 65O

LES MATHÉMATIQUES ET LES SCIENCES SOCIALES parvenu à renverser, si l'on peut dire, cette relation entre sciences sociales et mathématiques. Il a montré que, même pour des questionnaires autrement conçus, et dont la structure psychologique et logique n'est pas connue d'avance, il est toujours possible de réorganiser les réponses de façon à retrouver l'équilibre idéal. Et les manipulations auxquelles on s'est livré pour cela permettent, en retour, une analyse du questionnaire initial en ses composantes logicopsychologiques, si bien qu'un traitement en apparence purement formel des résultats d'un questionnaire quelconque permet d'en faire la critique, c'està-dire devient un instrument de découverte sur le terrain des sciences sociales elles-mêmes. Revenant, dans ses dernières publications, à certains problèmes traditionnels de la psychologie sociale et, notamment, aux thèmes fondamentaux de la pensée des grands précurseurs Speaman et Thurstone Guttman jette une lumière toute nouvelle sur les problèmes psychologiques traités de façon classique par l'analyse factorielle 1 ; il ouvre des perspectives originales aux méthodes de sélection par les tests et à l'interprétation théorique du rôle et de la valeur de ces derniers. Du même coup, et certainement sans l'avoir consciemment désiré, il met à la disposition des historiens, sociologues et anthropologues une méthode mathématique applicable au problème de l'évolution et de la hiérarchisation des cultures humaines, admirablement propre, pour la première fois, à résoudre les difficultés et les contradictions qui, depuis Gondorcet et Comte, bloquaient sans espoir ce genre de recherches. Ces deux exemples, empruntés l'un à la science économique et l'autre à la psychologie sociale, feront mieux apprécier, du moins nous l'espérons, l'ampleur et l'originalité des bouleversements qui sont en train de s'opérer dans les sciences humaines et sociales, sous l'influence des plus récents courants de la pensée mathématique moderne. Les articles qui suivent illustreront les indications qui précèdent. Pour se faire une idée exacte de la situation, il sera, toutefois, indispensable de compléter leur lecture par celle des grands travaux énumérés au cours de cette introduction et de quelques autres (notamment, Studies in the Scope and Method of the American Soldier 2 ) dont les principaux sont cités dans les bibliographies spéciales à la suite des articles du présent Bulletin. Il faudra aussi, hélas! prendre conscience de deux difficultés. L'immense majorité des spécialistes de sciences sociales sont encore, à l'heure actuelle, le produit d'une formation classique ou empirique. Bien peu, parmi eux, possèdent une culture mathématique et, même s'ils en ont une, elle reste souvent très élémentaire et très conservatrice. Les nouvelles perspectives ouvertes aux sciences sociales par certains aspects de la réflexion mathématique moderne imposent donc aux spécialistes des premières un considérable effort d'adaptation. Un bon exemple de ce qui peut être fait dans ce sens a été donné récemment par le Social Science Research Council des États- Unis, qui a organisé, pendant l'été de 1953 à Dartmouth College, dans le New Hampshire, un séminaire de mathématiques à l'intention des spécialistes de sciences sociales. Pendant huit semaines, six mathématiciens ont exposé à 1. Louis GUTTMAN, «A New Approach to Factor Analysis : the Radex», Mathematical Thinking in the Social Sciences, chap. 6. 2. Textes recueillis par R. K. Merton et P. F. Lazarsfeld. 65I

BULLETIN INTERNATIONAL DES SCIENCES SOCIALES quarante-deux auditeurs les principes de la théorie des ensembles, de la théorie des groupes et du calcul des probabilités. Il faut souhaiter que ces tentatives se multiplient et se généralisent, mais sans se dissimuler leur caractère d'improvisation et de pis-aller. Elles aideront, sans doute, les spécialistes de sciences sociales en place à ne pas perdre complètement pied pendant les actuels bouleversements ; mais il faut aussi penser à la jeune génération, qui fournira les maîtres et les chercheurs de demain; à l'heure présente, les programmes de l'enseignement supérieur ne prévoient rien en vue de leur préparation mathématique. Si les sciences sociales doivent devenir véritablement des sciences, et, pour parler court, si elles doivent continuer d'exister d'ici vingt ans, il est indispensable qu'une réforme soit opérée de toute urgence. On peut, dès aujourd'hui, être certain que les jeunes spécialistes de sciences sociales devront désormais posséder une solide et moderne formation mathématique, sans quoi ils seront balayés de la scène scientifique. A cet égard, une tâche importante incombe à l'unesco. Le besoin de la réforme des programmes se fait sentir dans tous les pays ; or les professeurs et administrateurs, qui ont reçu, en grande majorité, une formation traditionnelle, sont mal équipés intellectuellement pour la concevoir et pour la mener à bien. Une action internationale, confiée au très petit nombre de spécialistes qui, de par le monde, sont aujourd'hui capables de penser, à la fois sur le plan mathématique et sur le plan sociologique, dans les termes de la situation nouvelle, semblerait donc particulièrement indiquée. L'Unesco rendrait aux sciences sociales un immense service si elle s'attachait à préparer une sorte de modèle théorique (qu'on pourrait ensuite modifier pour l'adapter aux situations locales) d'un enseignement des sciences sociales équilibrant la contribution traditionnelle de celles-ci avec l'apport révolutionnaire de la culture et des recherches mathématiques. Toutefois, on aurait tort de s'imaginer que le problème consiste simplement à réorganiser l'enseignement, de manière à permettre aux spécialistes de sciences sociales de bénéficier des plus récents progrès de la réflexion mathématique. Il ne s'agit pas seulement, ni même surtout, d'emprunter en bloc aux mathématiques des méthodes et des résultats achevés. Les besoins propres aux sciences sociales, les caractères originaux de leur objet imposent aux mathématiciens un effort spécial d'adaptation et d'invention. La collaboration ne saurait être à sens unique. D'un côté, les mathématiques contribueront au progrès des sciences sociales, mais, de l'autre, les exigences propres à ces dernières ouvriront aux mathématiques des perspectives supplémentaires. E n ce sens, il s'agit donc de mathématiques nouvelles à créer. Cette fécondation réciproque a été, pendant deux ans, l'objet principal du séminaire sur l'utilisation des mathématiques dans les sciences humaines et sociales qui a eu lieu à l'unesco en 1953-1954 sous les auspices du Conseil international des sciences sociales et auquel ont participé des mathématiciens, physiciens, biologistes, du côté des sciences exactes et naturelles, et, pour les sciences humaines et sociales, des économistes, psychologues, sociologues, historiens, linguistes, anthropologues et psychanalystes. Il est encore trop tôt pour évaluer les résultats de cette expérience audacieuse; mais quelles qu'aient été ses insuffisances, aisément prévisibles dans cette période de tâtonnements, le témoignage unanime des participants établit clairement que tous s'en sont trouvés enrichis. Car l'homme ne souffre pas moins, dans son être intime, de la compartimentation et des exclusives intellectuelles, qu'il ne pâtit, dans son existence collective, de la méfiance et de l'hostilité entre les groupes. En travaillant à 652

LES MATHÉMATIQUES ET LES SCIENCES.SOCIALES l'unification des méthodes de pensée, qui ne sauraient être à jamais irréductibles pour les différents domaines de la connaissance, on contribue à la recherche d'une harmonie intérieure qui est peut-être, sur un autre plan que celui de l'unesco, mais non moins efficacement, la condition véritable de toute sagesse et de toute paix. 6 53

A. Méthodes et résultats LA PROBABILITÉ ET LES SCIENCES SOCIALES par BRUNO DE FINETTI 1. LA PROBABILITÉ DANS LA PENSÉE MODERNE. I. Progrès scientifique et questions morales ou sociales. Ce serait sortir du cadre du présent exposé que de discuter de problèmes d'ordre général et philosophique, tel que celui des rapports entre le progrès scientifique et les questions morales ou sociales. Il semble indispensable, cependant, d'y faire allusion, afin de montrer sous leur vrai jour l'ensemble des problèmes précis que nous allons examiner et qui présentent bon nombre d'aspects différents. C'est devenu un lieu commun d'opposer l'étendue et la rapidité du progrès des connaissances scientifiques et de leurs applications techniques à l'absence ou à l'insuffisance de progrès pour tout ce qui touche à la nature de l'homme et à l'organisation de la société. Sur le plan des faits, il est incontestable que, jusqu'à présent, la plupart des conquêtes de la science ont été utilisées plutôt au détriment qu'au bénéfice de l'homme. En revanche, il y a lieu d'écarter purement et simplement les reproches adressés de divers côtés à l'esprit scientifique, sous prétexte que sa suprématie serait préjudiciable aux autres valeurs humaines. En ce qui concerne la question de fond, il suffit de se reporter aux considérations d'henri Poincaré sur «La morale et la science» {Dernièrespensées, VIII). Après un demi-siècle, il n'y a rien à ajouter ni à modifier à la thèse sans équivoque qui y est soutenue : aucune interférence n'est possible sur le plan logique (ni accord, ni opposition : il ne saurait y avoir ni morale scientifique ni science immorale), car il serait à tous égards illégitime «de tirer de prémisses à l'indicatif une conclusion à l'impératif». Evidemment, il peut se produire des interférences indirectes; la façon de poser les problèmes, de raisonner à leur sujet, d'interpréter les solutions admises à telle ou telle époque peut fort bien influer, plus ou moins, à tort ou à raison, sur notre attitude d'esprit dans un autre domaine quelconque. Il est nécessaire de s'arrêter sur ce point, fût-ce brièvement. Du fait que la probabilité est devenue un élément essentiel de la théorie scientifique, la situation se trouve, en effet, modifiée d'une façon qui affecte directement différents aspects de notre sujet. 2. La probabilité et la conception de la science. A l'époque d'henri Poincaré, la science admettait comme dogme fondamental le déterminisme : le monde était un mécanisme parfait, dont la régu- 654

LES MATHÉMATIQUES ET LES SCIENCES SOCIALES larité était garantie par des lois rigides. Les applications de la théorie des probabilités, bien qu'étendues, ne présentaient qu'un intérêt accessoire et ne se justifiaient que par la difficulté qu'il y avait à suivre dans la pratique le déroulement déterminé des phénomènes élémentaires. Depuis cette époque, la constance des lois de la nature a été interprétée de plus en plus comme ayant une valeur purement statistique; l'hypothèse limite du déterminisme n'est plus qu'une abstraction sans portée pratique (on serait tenté de dire «démentie par les faits», mais ce serait excessif). Du point de vue qui nous intéresse, c'est là un fait important pour deux séries de raisons. En premier lieu, toute théorie scientifique est une création de l'esprit et modifie à son tour l'esprit d'une époque; elle constitue, par là même, un sujet dont les sciences morales et sociales ne peuvent négliger l'étude. En second lieu, en évoluant dans le sens indiqué, les sciences physiques se sont notablement rapprochées des sciences morales et sociales, à un double point de vue : tout d'abord, entre la certitude des faits physiques et l'incertitude des faits humains, il n'existe plus une différence de principe, mais une différence (parfois immense, mais toujours accessoire) dans l'ordre de grandeur de l'élément de hasard qui affecte nos prévisions; ensuite, certaines difficultés ou certains sophismes qui semblaient imposer des limites à la recherche scientifique dans le domaine moral et social se trouvent éliminés. A une époque, il semblait qu'il fût interdit de pousser l'analyse scientifique au delà de l'observation des faits. Cette attitude pouvait se justifier en tant que réaction contre certaines tendances antérieures (dogmatiques ou utopiques), mais on allait certainement trop loin en niant catégoriquement qu'il fût possible de se servir des résultats des études scientifiques pour modifier la réalité (à condition, évidemment, de ne pas laisser à la science le soin de décider quelle modification serait souhaitable). D'autant plus que les lois physiques, elles, étaient déjà largement utilisées à des fins pratiques, grâce à leurs applications techniques ; on ne se bornait nullement à décrire les méthodes traditionnelles de production : on en inventait de nouvelles, plus perfectionnées et plus efficaces. 3. Différentes formes de la théorie des probabilités. On ne peut parler du rôle de la probabilité dans la pensée et dans la pratique sans donner quelques précisions sur les nuances de la notion de probabilité dans les diverses théories. Si l'on peut négliger les controverses de caractère purement technique, il en est d'autres qui influent sur l'interprétation de n'importe quel problème, et auxquelles nous aurons souvent à nous référer dans la suite du présent exposé. Pour nous limiter à l'essentiel, considérons seulement la notion même de probabilité et l'interprétation du raisonnement inductif. Des controverses se sont déjà élevées au sujet de ces deux questions dans les siècles passés; au nôtre, elles se posent en termes plus précis, d'une part à cause du perfectionnement de l'aspect logique des mathématiques, et d'autre part à la suite des processus intellectuels qui ont abouti à l'élaboration de la statistique mathématique moderne. La notion de probabilité se présente à l'esprit en association étroite avec diverses séries de faits connexes : nos jugements subjectifs concernant les faits incertains de toute nature; les considérations de symétrie qui interviennent 2 655

BULLETIN INTERNATIONAL DES SCIENCES SOCIALES dans les problèmes classiques ( «cas également probables» comme au jeu de dés, à la loterie, etc.) ; les fréquences des observations statistiques. Chacun admet que ces trois séries de considérations aboutissent pratiquement à une même conception de la probabilité; mais, selon que l'on se fonde au départ sur l'une ou sur l'autre, on obtient des positions logiques et philosophiques différentes, voire incompatibles, en ce qui concerne aussi bien le champ d'application de la théorie que l'esprit dans lequel doivent être envisagés tous les problèmes. La première conception (subjective) représente le point de vue le plus large et le plus absolu : elle ne présuppose que nos propres estimations des probabilités et les règles de logique auxquelles il est nécessaire de soumettre cellesci. Les deux autres (la conception classique et la conception statistique) présupposent, au contraire, un élément objectif existant dans la réalité, et lié aux situations symétriques ou aux régularités statistiques. Les points de vue adoptés ne permettent donc d'appliquer la logique des probabilités que dans les circonstances limitées (et d'ailleurs mal délimitées) où ces prémisses apparaissent justifiables. On aura l'occasion de constater dans la suite du présent exposé combien différentes sont les conséquences pratiques selon qu'un problème est posé en fonction d'estimations individuelles de la probabilité prises telles quelles ou supposées cohérentes ou d'une interprétation de la probabilité et des méthodes permettant de l'apprécier qui ne fait pas de place à l'intervention de l'intelligence humaine. 4. Raisonnement inductif et comportement inductif. Cette différence et ses effets se manifestent surtout dans la façon de poser et de traiter le problème du raisonnement inductif. La théorie des probabilités permet bien d'établir de quelle manière la connaissance de certains faits et, notamment, des faits exprimés sous la forme de données statistiques modifie la probabilité des événements futurs (d'après le théorème classique de Bayes) ; mais ses conclusions ne sont applicables que si l'on suppose connues les probabilités initiales. Pour rester dans le cadre de la conception classique, il devrait s'agir de «probabilités a priori», déterminées d'après le système des «cas également probables»; dans cette interprétation restrictive, le principe ne serait donc applicable que dans des cas rares et peu intéressants. Pour sortir de l'impasse, certains ont proposé de tenir pour toujours applicable le raisonnement de Bayes, considéré c o m m e un moyen de faire intervenir l'expérience dans l'appréciation des probabilités, celles-ci étant toujours entendues au sens large de jugements personnels; d'autres ont proposé de renoncer à toute interprétation de cette nature pour se fonder uniquement sur la partie du raisonnement qui ne donne lieu à aucune incertitude. On aboutit ainsi à une théorie du comportement inductif (selon l'expression de Neyman) plutôt que du raisonnement inductif, et c'est ce dernier point de vue qui est adopté dans les théories statistiques modernes. La question est pendante; nous aurons l'occasion d'y revenir. Il paraît souhaitable et possible de concilier les deux thèses, de façon à associer la rigueur logique de la première à la fécondité pratique qui explique le succès de la seconde. 656

LES MATHÉMATIQUES ET LES SCIENCES SOCIALES II. LA PENSÉE ET LES AUTOMATES. 5. L'automate en tant que modèle de l'homme. Il y a lieu, semble-t-il, de recommander qu'on suive avec intérêt, dans le domaine des sciences sociales, les discussions sur les «machines à penser» et sur leur aptitude à reproduire les opérations que nous appelons opérations de l'esprit, lorsque nous les accomplissons nous-mêmes, et que nous considérons alors comme des manifestations d'intelligence. Certes, l'automate ne pourra jamais se substituer entièrement à l'homme, mais les progrès techniques ont montré que nombre de fonctions que l'on serait normalement tenté d'attribuer à l'intelligence peuvent être effectivement assurées par un cerveau électronique. La question nous intéresse à un double point de vue, pour la connaissance de l'homme ainsi que pour celle des actes et des réactions dont dépend la vie en société : d'une part, une analyse plus approfondie des fonctions de notre cerveau que la machine peut reproduire nous permettra peut-être de comprendre, par analogie, quelque chose du mécanisme de celui-ci; d'autre part, on se trouve amené ainsi à accorder une attention privilégiée aux facultés que, du moins pour le moment, nous ne sommes pas en mesure de transférer à un automate, et qui, par suite, semblent constituer ce qu'il y a de spécifique dans la pensée. A cet égard, deux points rentrent dans le domaine des probabilités et, par suite, dans le cadre du présent exposé. 6. Quantité d'information. On peut d'emblée poser comme axiome que la partie de la pensée qui peut être transférée à un automate est celle qui se trouvait déjà formellement mécanisée grâce à la création de la logique mathématique. Celle-ci permet de déduire toutes les conséquences inhérentes à un ensemble de données, grâce à l'application de règles nettement formulées. L'ensemble des données, et des règles à appliquer, constitue 1' «information» fournie à la machine. La notion de «quantité d'information» a été conçue pour permettre des mesures dans ce domaine; elle mérite d'être mentionnée ici, car elle présente sur le plan conceptuel un intérêt beaucoup plus étendu. On a pris comme unité d'information le bit (abréviation de binary digit = chiffre binaire), qui représente la quantité d'information correspondant à une réponse par oui ou non, ou au choix entre deux signes tels que o ou 1, point ou trait, et, plus précisément, à un choix entre deux possibilités qui paraissent également probables. Une information de n bit sera donc celle qu'on peut obtenir grâce à n réponses par oui ou non, ou à une série de choix entre 2" possibilités (également probables). La restriction «également probables» est nécessaire; en effet, comme le montreront les annexes mathématiques, en cas de probabilité inégale, on pourrait avoir recours à des méthodes dans lesquelles les diverses éventualités possibles seraient affectées de coefficients différents, inférieurs ou supérieurs à n, mais, en moyenne (compte tenu des probabilités), inférieurs à n. Cette moyenne, calculée suivant une formule qui permet de la réduire à sa plus simple expression, est ce que l'on appelle en général la «quantité d'information». Cette notion joue un rôle important dans la théorie des communications et, 657