1 Jean-Claude Guillebaud, Écoutons la vérité de l'autre Un résumé de Mathieu Lavigne Présentation du conférencier : Jean-Claude Guillebaud est journaliste, essayiste et écrivain. Durant 20 ans, il a été reporter de guerre, publiant notamment dans Le Nouvel Observateur, Le Monde et Sud-Ouest. Directeur littéraire aux Éditions du Seuil de 1982 à 2010, où il s'occupait plus particulièrement des publications en sciences humaines, il est depuis peu éditeur aux Éditions Les Arènes. Sa notoriété actuelle est due à la publication d'une série de volumes où il analyse diverses facettes de la métamorphose culturelle en cours en Occident. Résumé de la conférence : Pour plusieurs, la mondialisation entraîne un «choc» des cultures, un choc souvent considéré menaçant. Dans sa conférence intitulée Écoutons la vérité de l'autre, donnée le 10 septembre 2010 en l'église des Dominicains à Montréal, Jean-Claude Guillebaud a proposé de dépasser cette notion de choc, nous conviant plutôt à observer l'apparition de quelque chose de nouveau et porteur de promesses : une modernité métisse, une modernité fondée sur le rapprochement progressif des cultures. Cette conférence, présentée conjointement par le Centre culturel chrétien de Montréal et l'institut de pastorale des Dominicains, faisait partie du colloque Dialogue des cultures et traditions monothéistes organisé par l'institut à l'occasion de son 50 e anniversaire. Jean-Claude Guillebaud aborde son sujet à partir de trois points de vues qui correspondent à trois facettes de lui-même. Dans la première partie de l'exposé, c'est le journaliste expérimenté
2 qui prend la parole. Dans la deuxième, c'est l'essayiste réputé qui nous présente quelques-unes de ses réflexions. Le dernier segment de la conférence est quant à lui plus subjectif, plus personnel, Guillebaud nous parlant alors en tant que croyant, en tant que chrétien. Le journaliste Jean-Claude Guillebaud a œuvré durant de nombreuses années dans les médias. Connaissant ce milieu de l'intérieur, il peut donc se permettre de le critiquer. Guillebaud s'attaque ici à trois discours médiatiques établissant un lien entre violence et religion, des discours réducteurs qui nous influencent insidieusement en raison de leur omniprésence. Une première chose que Guillebaud critique est l'image qui est diffusée de l'islam dans les médias, une religion qui, presque quotidiennement, est présentée comme un danger pour la civilisation occidentale. Certes, les gens diffusant cette idée prennent soin de dire que c est l islamisme qu'ils condamnent, mais il n'en demeure pas moins qu'en réalité, c est envers l islam en général qu'ils manifestent leur défiance. Guillebaud relève ainsi dans les médias un discours non loin de l islamophobie, un discours que tiennent même certains intellectuels. Pour cet ancien journaliste qui fréquente depuis des années des musulmans de tous les milieux vivant paisiblement leur islam, des musulmans foncièrement non-violents qui s'indignent devant l instrumentalisation de l islam par les fondamentalistes, ce discours est tout simplement irrationnel et scandalisant. Certes, le danger que constitue le fondamentalisme islamique est réel et ne peut être nié, mais désigner l islam en particulier comme une religion ayant un rapport singulier avec la violence est une erreur tragique. Guillebaud rappelle que la violence fait aussi partie de l'histoire du catholicisme, que les velléités de conquête ne lui sont pas étrangères et qu'aujourd'hui encore des catholiques, ecclésiastiques ou non, tiennent un discours intolérant, voire violent. La violence fait aussi partie de l'histoire du protestantisme, de celle des Luthériens notamment, le massacre au XVI e siècle des révoltes paysannes en Allemagne, approuvé par Luther, en étant un exemple. Et le judaïsme? Ayant couvert plusieurs des guerres israéliennes et leurs suites, Guillebaud a entendu chez des leaders radicaux juifs un discours de haine, un discours d extermination. Ainsi, désigner l islam comme seule religion dépositaire de la violence, c est oublier singulièrement les autres.
3 Guillebaud relève un deuxième cliché médiatique : ce serait le monothéisme, et non uniquement l'islam, qui serait porteur de violence. Guillebaud déboulonne ce discours très répandu en montrant que le polythéisme n'est pas davantage synonyme de pacifisme. L hindouisme notamment contient des éléments responsables de crimes violents contre les musulmans, des crimes qui reviennent périodiquement. Le shintoïsme japonais aussi n'est pas sans tache, ayant été instrumentalisé afin de soutenir la militarisation du pays. Dire que le monothéisme, contrairement au polythéisme et aux spiritualités orientales, conduit à la violence est donc réducteur. Toutefois, un tel discours, répété sur plusieurs tribunes, finit par configurer l air du temps, la majorité des gens n'ayant pas le temps ou la volonté de vérifier ce qui est avancé dans les médias. Un troisième discours présent dans les médias consiste à dire que ce n est pas forcément le monothéisme qui est source de violence, mais bien le religieux en général. Effectivement, il n'est pas rare d'entendre que la religion est au cœur de la plupart des guerres déchirant actuellement la planète. Ce discours, qui peut sembler cohérent aux premiers abords, ne résiste pas à l'examen attentif des faits. Les guerres récentes reposent sur des motifs économiques, politiques ou idéologiques plutôt que religieux. Guillebaud donne entre autres l'exemple du conflit israélo-palestinien, souvent présenté comme une guerre entre l islam et le judaïsme. Pourtant, affirme Guillebaud, dans les années 1970, l Organisation de libération de la Palestine était le mouvement le plus anti-religieux du monde arabe : elle était radicalement laïque! Dire que la guerre entre Israéliens et Palestiniens est de nature religieuse n a donc pas de sens : il s agit plutôt d un conflit qui oppose deux peuples se partageant une même terre. Évidemment, le religieux peut être instrumentalisé et mis au service de ce combat, mais il ne constitue pas la source des affrontements. Cette confessionnalisation de la violence est donc une mode médiatique qui découle d'une diabolisation instinctive du religieux. L'essayiste Après avoir fait une critique des grands clichés médiatiques liant le religieux et la violence, Guillebaud propose sa vision de la question du fondamentalisme et de l extrémisme. Pour cet essayiste, l extrémisme n est pas propre à la religion; il s agirait plutôt d une pathologie de la
4 croyance elle-même, de toute croyance, qu'elle soit religieuse, politique ou idéologique, chacune étant selon lui menacée par son propre fondamentalisme, son propre dogmatisme. La croyance idéologique, par exemple, est capable de générer des monstres, comme l'ont prouvé le fascisme et le communisme au XX e siècle. Comment se produit la dogmatisation de la croyance? La dogmatisation d une croyance idéologique peut se produire par l effet d une contrefaçon du religieux : la croyance devient alors une religion profane. C'est notamment le cas du marxisme qui est, comme l'ont suggéré plusieurs analystes, une contrefaçon du christianisme, une hérésie chrétienne instrumentalisant l'espérance et le projet égalitaire du message évangélique. La dogmatisation d'une croyance religieuse peut quant à elle être favorisée par la faiblesse de la foi elle-même. Selon Guillebaud, c'est notamment lorsqu une croyance ou une foi est faible qu elle devient agressive et craint l Autre. Le manque de références théologiques, la méconnaissance de leur propre foi livre des croyants à une foi fragile qui se barricade pour se protéger. Pour Guillebaud, la faiblesse du croire est donc davantage source de violence que la fermeté de la conviction. Reprenant une métaphore du philosophe et psychanalyste Cornelius Castoriadis, Guillebaud avance que la croyance est un pont jeté sur l abîme du doute. Ce pont que constitue la croyance, il y a deux façons de le traverser : rapidement, les yeux fermés, craignant qu'il ne s'effondre, ce qui illustre une foi minée par le doute, ou encore lentement, les yeux ouverts, avec confiance, attitude témoignant d'une foi mature et réfléchie. Seule la personne ayant pleinement confiance dans le pont qu'elle emprunte peut le traverser en regardant à droite et à gauche le doute qu'elle enjambe. Seule cette personne est à même de voir au loin les autres ponts : les ponts musulman, juif, bouddhiste, spiritualiste, etc. Ces autres ponts sont différents du sien, le pont chrétien, car les méthodes utilisées par les autres pontonniers sont différentes. Ces autres méthodes pourraient peut-être lui permettre d améliorer son propre pont, et son pont pourrait aussi inspirer les gens désireux d'améliorer le leur Ce qu'illustre cette image, c'est qu'un vrai dialogue interculturel et interreligieux est possible uniquement à partir d une foi solide : la fermeté de la conviction rend possible l'accueil de l autre.
5 Guillebaud soutient que nous devons refuser les faux dialogues avec l'autre. Par exemple, la simple cohabitation n'est pas est une véritable forme de dialogue interreligieux, ni le dialogue «gentil», qui consiste à faire semblant qu il n y a pas de désaccords, à nier les contradictions. Dialoguer avec quelqu un, précise Guillebaud, c est respecter ce qu il est et ce qu il croit, et être capable, pour que l'autre nous respecte à son tour, de dire son désaccord, de dire où porte la différence. Sans cela, il n'y a pas de véritable rencontre, sans cela, le dialogue ne sert à rien. Guillebaud fait référence au penseur chrétien Stanislas Breton qui a dit que le vrai dialogue ne consiste pas seulement à accepter que l autre existe, mais à se réjouir qu il existe. Guillebaud cite aussi Pierre Claverie, évêque d Oran assassiné en 1996, qui a déclaré que le vrai dialogue commence à partir du moment où j accepte l idée que l autre est peut-être porteur d une vérité qui me manque. Le croyant Guillebaud affirme avoir essayé de mettre à son profit la métaphore du pont jeté sur l abîme du doute présentée plus haut. Il a veillé à cultiver ce qu'il appelle la capacité à se mettre en «danger d accueil», c'est-à-dire la capacité d offrir à l autre la possibilité non pas de nous convertir, mais de nous changer, de nous enrichir. Bref, accepter de se mettre en danger d'accueil, c'est être prêt à accueillir la vérité de l Autre. Guillebaud confie devoir beaucoup à un long détour qu il a fait, et qu il continue de faire, par le judaïsme, ce détour lui permettant de mieux saisir la part juive du christianisme. L espérance chrétienne par exemple, qui vient rompre avec la conception circulaire du temps et la notion de destin présentent dans la pensée grecque, prend racine dans le messianisme juif. Il y a dans la pensée juive cette idée que le temps va quelque part et que nous sommes responsables de ce qui adviendra, cette idée que nous ne sommes pas dans la contemplation ou l'acceptation du monde, mais bien dans la nécessité d améliorer le monde. Par exemple, dans le Talmud, il est dit qu il n y a pas de destin pour Israël, c est donc dire qu il n y a pas d autre destin que celui que nous ferons, que nous ne sommes pas emportés par une logique que nous ne maîtrisons pas : la foi est un chemin et nous sommes en marche. En empruntant au pontonnier juif, Guillebaud a donc fortifié sa foi chrétienne, montrant du même coup qu'en se plaçant à l'écoute de l'autre et en
6 accueillant sa vérité, nous développons une meilleure connaissance de cet Autre et de nousmêmes.