Les décors d applique de la curie du forum d Aregenua (Vieux, Calvados)

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Transcription:

Décor et architecture en Gaule entre l Antiquité et le haut Moyen Âge Les décors d applique de la curie du forum d Aregenua (Vieux, Calvados) Karine Jardel, Graziella Tendron, Jean-Yves Lelièvre Introduction La ville antique d Aregenua se situe sous l actuel village de Vieux, à une dizaine de kilomètres au sud de Caen (fig. 1). Dans l Antiquité, Aregenua était la capitale des Viducasses, peuple de la Gaule Lyonnaise qui occupait un petit territoire couvrant l actuelle plaine de Caen. La ville antique est implantée sur le versant nord de la vallée de la Guigne, affluent de la rive gauche de l Orne. Cette situation la place à la limite du calcaire secondaire, disparu par érosion vers le sud, et du schiste primaire sous-jacent. Le creusement de la vallée a également mis au jour une formation de calcaire primaire, communément nommé marbre de Vieux, qui, débité en très gros blocs, a souvent été utilisé pour la construction depuis l Antiquité. En 2007, une fouille programmée débute dans le Champ des Crêtes, à l emplacement du forum antique, et un projet de recherche se développe alors sur l ensemble monumental de l administration sociale et politique de la cité. La fouille d un bâtiment dégagé au xix e siècle par la Société des Antiquaires de Normandie, et dont l interprétation de l époque avait engendré la plus grande confusion, révèle alors une curie richement décorée. Les fouilles des Antiquaires de Normandie Manche Basse - Normandie Calvados Fig. 1. Carte de localisation. VIEUX Caen Orne Nombre de découvertes et d interventions archéologiques ont été faites dans le Champ des Crêtes et notamment sur l emprise du forum ; la plus ancienne connue remonte à 1580, avec la mise au jour du marbre de Thorigny. Si des fouilles ont été menées au xviii e siècle, par l Intendant Foucault, les documents qui nous sont parvenus montrent qu elles ont concerné l édifice thermal situé au sud du Champ des Crêtes, mais ne signalent pas de découverte sur le forum. Ce sont les excavations engagées à plusieurs reprises au xix e siècle par la Société des Antiquaires de Normandie qui fournissent les premières mentions sur les bâtiments civils et administratifs de la cité. En

452 Décor et architecture en Gaule entre l Antiquité et le haut Moyen Âge Fig. 2. Plan de 1859 (photographie en noir et blanc du relevé d A. G. Lavalley-Duperroux). dépit du manque de précision sur l emplacement des fouilles conduites par M. Besognet, en 1840, la description qui est faite des vestiges, à savoir une belle salle terminée d un côté en demi cercle avec trois rangs de gradins (Caumont et al. 1840-1841, 347-348) concerne sans ambiguïté possible, la curie. Quelques années plus tard, en 1859, une autre fouille est menée par M. Charma sur les mêmes bâtiments. Le rapport qu en fera l Antiquaire relate cette fois la localisation des vestiges, décrit le plan de ces derniers et détaille le décor (Charma 1862, 140). Par ailleurs, un plan daté de 1859, retrouvé aux archives Départementales du Calvados en 1991 1, présente un relevé de A. G. Lavalley-Dupperroux, sur lequel apparaissent des édifices conformes à la description faite dans le rapport. Il s agit d une série de bâtiments rectangulaires alignés dont l un d entre eux, d environ 200 m 2, présente un aménagement intérieur composé de trois murs en demi-cercle (fig. 2). L existence de ce plan était notifiée dans le compte-rendu d une lecture faite à la Sorbonne : En 1839, une nouvelle ère commence [ ]. À partir de cette année, on ne remuera plus une pelletée de terre qu on ne sache et qu on ne consigne, de manière qu on ne puisse plus s y méprendre, le lieu précis qu elle occupe et les débris qu elle couvre. [ ] ; c est ce que nous ferons, M. Lavalley-Duperroux et moi, pour les édifices que nous avons, en 1859, 1860 et 1861, découverts dans ce champ des Crètes avec lequel nous voudrions en finir (Charma 1862, 135). Les éléments de décor mis au jour ont retenu l attention des Antiquaires de Normandie qui ont relaté leur présence dans leurs écrits. Lors de la fouille de 1840, plusieurs beaux morceaux de corniche en marbre blanc, des placages de marbre de Vieux et des morceaux d enduits couverts de peinture ont été retrouvés en vrac dans la curie. En outre, l auteur précise que les corniches en marbre blanc portent toutes un trou pour recevoir un crampon au moyen duquel elles étaient fixées dans la muraille. (Gervais 1840-41, 348). L Antiquaire constate l opulence de ce décor. Comparant avec les divers vestiges exhumés dans la cité, il souligne le lien qui existe entre l architecture et le décor d un édifice et sa fonction. Sans toutefois identifier sa fonction politique il conclut, au vu de la monumentalité du bâtiment et du faste de son décor, au rôle principal qu il tenait dans la cité : différentes constructions remarquées sur d autres points de la commune de Vieux n ont pas présenté de marbres exotiques, et [que] le grand bâtiment du champ des Crêtes était vraisemblablement le plus important de la cité (Gervais 1840-41, 348). Par la suite, la fouille de 1859 fait état de différents éléments de décor marmoréen, qui ne semblent pas avoir été observés à la fouille de 1840. M. Charma, l auteur du rapport, décrit certains de ces éléments et précise leur emplacement, soit par déduction des traces observées sur les vestiges : les marches, les murs, les parois de la cuve étaient à l origine, revêtus d un placage dont le marbre, emprunté 1- Plan retrouvé par J.-Y. Laillier, Archives Départementales du Calvados.

Les décors d applique de la curie du forum d Aregenua 453 parfois aux carrières du pays, était le plus souvent exotique : on en voyait encore partout les traces, soit par simple supposition : il y avait quelque part, au centre de la cuve peut-être, une marqueterie, en marbre comme tout le reste, dont nous avons relevé plusieurs fragments découpés les uns en rondelles, d autres en arc de cercle accouplés deux à deux, évidemment préparés pour former en se combinant différentes figures (Charma 1862, 140). La curie : les données architecturales La curie est un imposant bâtiment inscrit dans une galerie formée par l alignement des bâtiments administratifs et politiques du forum (fig. 2). Ce bâtiment connaît deux phases de construction (fig. 3). À l origine, il s agit d une vaste pièce de 12,55 sur 9,15 m bordée d imposants murs sur ses quatre côtés. Son mur oriental est doté de contreforts massifs espacés les uns des autres de 2,95 m. Leurs parements, dont une quantité importante a été récupérée après l abandon du bâtiment, sont constitués de moellons à la face quadrangulaire et de moellons parallélépipédiques parfaitement sciés. Une ouverture au sud-ouest de la pièce permettait de communiquer avec la salle attenante au sud. Édifié à la toute fin du i er siècle ou au début du ii e, ce bâtiment qui marque la première phase fait l objet d au moins deux aménagements successifs, caractérisés, entre autres, par la pose d un premier sol en mortier peut-être décoré, remplacé ensuite par un nouveau sol assurément orné d un pavement. Dans la seconde moitié du ii e siècle, le bâtiment est agrandi et forme alors une pièce de 12,15 m sur 12,40 m. Cela se traduit par l extension du bâtiment vers l est, le remaniement de l ancien mur de façade en podium et la construction de gradins maçonnés. Le mur occidental, bordant l area, présente un stylobate de pierres taillées pour former un quart-de-rond, préjugeant d une façade monumentale. Une niche est aménagée dans l épaisseur du nouveau mur oriental, évoquant les curies dotées d une abside sur le mur du fond, comme à Pompéi, à Sbeitla, au Magdalensberg, à Rome (Balty 1991, 184). Cette abside recevait généralement la statue d un dieu ou d une allégorie protectrice de l assemblée, parfois d un empereur. Face au podium, se dressaient trois gradins construits en arc de cercle, qui confèrent à la pièce un aménagement hémicirculaire rappelant le plan à exèdre des curies de Silchester, d Alésia et de Ladenburg (Balty 1991, 268-271, fig. 148), mais aussi la curie d Augst, au plan circulaire et dotée de cinq degrés de gradins concentriques formant un hémicycle outrepassé (Balty 1991, 273-276, fig. 150). Deux ouvertures sont construites en vis-à-vis, à l aplomb du podium et des gradins ; celle au nord ouvrait sur le vestibule et constituait la porte par laquelle on accédait à la curie, celle au sud donnait sur une autre salle administrative. Cet important remaniement architectural perdurera jusqu au iv e siècle, avec deux, voire trois phases de rénovations et modifications ornementales. La dernière phase offrait, entre les gradins et le podium, un sol de dalles en calcaire de Caen, de dimensions variées, posées à plat sur un mortier de tuileau (fig. 4). La découverte, sur le gradin inférieur, du même mortier de tuileau ayant conservé l empreinte de dalles, atteste la présence d un revêtement identique sur les gradins et sur le sol de l hémicycle. Ainsi, le décor du dernier état, remontant au iii e siècle, est-il le mieux connu, bien qu il ne le soit que partiellement. Le sol de la curie de même que les gradins étaient agrémentés de dalles calcaires, tandis que les seuils étaient constitués de dalles de marbre de Vieux. Quant aux revêtements muraux, tous ont été récupérés. Seul demeure un fragment de placage en marbre de Vieux, adossé au parement du mur de podium de la curie (fig. 5). Il constitue l unique témoignage en place de l utilisation de semblables matériaux en guise de revêtement mural. Éléments de décor démantelés de la curie Outre les revêtements demeurant en place et appartenant au décor du dernier état de la curie, les campagnes de fouille récentes ont permis la décou-

454 Décor et architecture en Gaule entre l Antiquité et le haut Moyen Âge Fig. 3. Plan de la curie (dessin / DAO : J.-Y. Lelièvre).

Les décors d applique de la curie du forum d Aregenua Fig. 4. Revêtement de sol en calcaire de Caen du dernier état de la curie, iiie siècle p.c. (cl. K. Jardel). Fig. 5. Placage en marbre de Vieux revêtant la base du mur de podium de la curie (cl. K. Jardel). 455

456 Décor et architecture en Gaule entre l Antiquité et le haut Moyen Âge verte de très nombreux vestiges de décors d applique démantelés 2. Les remaniements architecturaux dont a fait l objet la curie, entre la seconde moitié du ii e et le iv e siècle p.c., se sont accompagnés de modifications plus ou moins conséquentes de son décor. Une réflexion conjointe portant sur les données architecturales, stratigraphiques et sur l étude des vestiges de décor d applique a pour ambition de tenter de resituer les décors démantelés dans leur environnement architectural. Nous présentons ici les prémices de cette réflexion. Ainsi, le faste du décor de la curie d Aregenua transparaît avant tout à travers les éléments de décor démantelés, appartenant à différents répertoires ornementaux et utilisant une très grande diversité de matériaux polychromes. Une partie des décors d applique démantelés appartient sans nul doute à l ornementation des murs. En effet, le marbre de Vieux est présent sous forme de placages conservant, dans leur chant, un trou de scellement destiné au logement d une agrafe métallique, généralement utilisée pour la fixation des revêtements muraux. D autres types d appliques murales sont également représentés en quantités importantes. Il s agit de moulures de modules distincts. Parmi ces moulures, une importante quantité de cimaises en baguette, également appelées astragales, a été répertoriée (fig. 6). Le plus souvent taillées dans des marbres blancs, elles sont ponctuellement élaborées en marbre de Vieux. Par ailleurs, les marbres blancs sont employés pour la confection de cimaises, également appelées corniches, composées, pour la plupart, d une simple moulure en doucine, et dans quelques rares cas de corps de moulure plus complexes (fig. 6). Le calcaire de Caen a été utilisé ponctuellement pour des moulures de semblable facture. De tels décors ont pu agrémenter les murs de la curie dans son dernier état. Les contextes de découverte ne vont pas à l encontre d une telle proposition. Toutefois, certaines des appliques moulurées ont été 2- À ce jour, 11 000 fragments de placage ont été inventoriés. Comme cela a déjà été évoqué, la reprise des fouilles dans ce secteur de l agglomération remonte à 2007 et devrait se prolonger au moins jusqu en 2010. De ce fait, il est probable que la poursuite des investigations de terrain, de même que l analyse du mobilier récolté nous conduiront à renouveler notre interprétation des différentes composantes ornementales de la curie. découvertes au sein de niveaux antérieurs à l installation du dernier sol de la curie. Ces dernières conservent des traces de corrosion laissées par les agrafes métalliques utilisées pour leur maintien au sein du décor. De fait, elles appartiennent à un décor antérieur aux remaniements du dernier état. Parmi les décors d applique démantelés, nombreux sont les vestiges d opus sectile. Plusieurs questions se posent à leur sujet. En effet, bien que les éléments conservés semblent homogènes tant par leur forme que par les matériaux utilisés, nous ne sommes pas en mesure de déterminer si nous sommes en présence d un ou plusieurs opus sectile. De même, nous ne sommes pas fixés sur la datation de ce type de décor ni sur sa localisation au sein de l édifice. Nous n excluons pas que les revêtements muraux de l état final aient pu intégrer de semblables décors. Mais nous ne pouvons pas davantage exclure l hypothèse selon laquelle un opus sectile a été employé en tant que revêtement de sol antérieur au pavement de dalles calcaires du dernier état. En effet, le béton de tuileau servant d assise aux dalles calcaires se superpose à un autre mortier, beaucoup plus fin, de couleur beige. Cette succession de niveaux de mortier de compositions très différentes pourrait s expliquer par l existence d un précédent décor, lequel aurait été ou non démantelé, puis recouvert d une épaisse couche de béton de tuileau, laquelle devait permettre l installation d un nouveau revêtement. Le répertoire décoratif auquel appartiennent les éléments d opus sectile consiste en plaques de petits modules de formes géométriques. On distingue des placages de forme triangulaire, rectangulaire ou trapézoïdale, ainsi que des motifs aux bords curvilignes, concaves ou convexes, associés à de très nombreux listels ou bandeaux (fig. 7 et 8). Des formes plus exceptionnelles décrivent des motifs de bouclier de type pelte, de lancette (fig. 9), de fuseau ou lunule, ainsi que des extrémités de volutes ou encore un fragment de pétale. Autant de formes taillées dans divers matériaux polychromes, de telle sorte que leur juxtaposition renforçait les oppositions chromatiques. Pour l instant, il est difficile de déterminer quels sont les motifs représentés par la combinaison de ces différents éléments, les formes géométriques identifiées étant des formes courantes susceptibles d être associées en des compositions multiples. Toutefois, on peut proposer, entre autres restitutions, des motifs de carrés inscrits constitués de triangles juxtaposés,

Les décors d applique de la curie du forum d Aregenua 457 Cimaises de section triangulaire en marbre blanc à cristaux grossiers (US 227) Cimaises en baguette ou astragales en marbre blanc à cristaux grossiers (US 324) Fig. 6. Exemples de cimaises et astragales participant aux décors pariétaux de la curie (dessin G. Tendron). Fig. 7. Sélection de plaquettes d opus sectile aux formes complètes ou archéologiquement complètes, US 114 (cl. G. Tendron). Fig. 9. Motifs de lancette en marbre blanc, US 114 (cl. G. Tendron). Fig. 8. Sélection de plaquettes d opus sectile aux formes complètes ou archéologiquement complètes en marbre de Châtelperron, US 114.

458 Décor et architecture en Gaule entre l Antiquité et le haut Moyen Âge d autres carrés accueillant des figures curvilignes inscrites, la présence de formes curvilignes concaves et convexes confortant cette hypothèse. Les très nombreux fragments de listels observés, taillés en marbres blancs ou en schiste bitumineux noir, devaient souligner les différents motifs représentés. Les matériaux de l Ainsi, la richesse du décor de la curie d Aregenua apparaît-elle également à travers la diversité des matériaux utilisés, en particulier pour la confection de l opus sectile (fig. 10). Ces roches proviennent de divers horizons, parfois lointains, telle la variété de marbre bréchique exploité à Skyros, île de la mer Égée. Mais l un des faits les plus notables en matière d approvisionnement a été de constater l usage de matériaux extraits sur le territoire même de l agglomération antique ou bien dans un environnement proche. Ainsi, les matériaux les plus sollicités sont-ils ceux dont les sources sont les plus accessibles 3. Le matériau le plus fréquemment utilisé est, sans conteste, le marbre de Vieux ou marbre de Laize, extrait des formations du Cambrien inférieur (Lamberton 1999, 8). Disponible localement, il est utilisé comme roche de construction et non plus seulement pour ses propriétés décoratives (Vipard 1998, 34 ; Rioult & Vipard 1999, 191 ; Lamberton 1999, 26-27 ; Vipard et al. 2000, 84 ; Delacampagne et al. 2006, 11). Plusieurs faciès ont été mis à contribution. L existence de ces différents faciès et leur utilisation dans les domaines de la construction et de la décoration à l époque romaine ont été mises en évidence à différentes reprises, notamment à travers les travaux de V. Lamberton. Celui-ci observe trois faciès distincts aux couleurs extrêmement étendues, du blanc au rouge, en passant par toutes les nuances de gris et de rose (Lamberton 1999, 8-9, et 29 ; Rioult & Vipard 1999, 192 ; Vipard et al. 2000, 88). Un schiste ardoisier vert sombre est attribué au Briovérien régional, affleurant sur le territoire de la commune de Vieux (Lamberton 1999, 6 et 29). Il entre dans la confection des décors en opus sectile sous différentes formes. Ainsi est-il utilisé pour la confec- 3- Nous tenons à remercier X. Savary (géologue, Service d archéologie du Conseil général du Calvados) pour l aide apportée à l identification des matériaux indigènes. tion de plaquettes de formes géométriques. Mais il est également vraisemblable qu il ait été mis à contribution lors de la mise en œuvre de l opus sectile, sous forme de calage (Dugué 2005, 88-89). Un grès schisteux rouge à placages micacés, provenant très vraisemblablement des formations de Maysur-Orne, appartenant à l Ordovicien régional a également été mis à contribution dans la confection de petites plaques d opus sectile. L emploi de ce même grès rouge avait, par ailleurs, été mis en évidence à Vieux, pour la confection de tesselles de mosaïque (Lamberton 1999, 12 et 29 ; Rioult & Vipard 1999, 193) ou de plaques d opus sectile (Vipard et al. 2000, 88). En revanche, si l on excepte les dalles du sol du dernier état, l utilisation du calcaire de Caen dans les décors d applique de la curie demeure exceptionnelle, de telle sorte qu il est possible d imaginer que son usage soit le fait d un manque de matière première ou d une réparation. Divers matériaux dits exogènes interviennent également dans le décor de la curie, et en particulier dans la confection de l opus sectile 4. Les plus courants sont un marbre blanc veiné, un schiste bitumineux noir et divers marbres blancs, roches qui, pour la plupart, sont issues de terrains localisés dans les marges septentrionales du Massif Central et dans le Morvan. Ainsi, un marbre blanc à cristaux grossiers parsemé d un réseau de veines rougeâtres plus ou moins dense provient très certainement du gisement de Châtelperron, dans l Allier (Laboune 1980, 363-364 ; Blanc & Blanc 2007, 79). Il est exclusivement utilisé sous forme de petites plaquettes aux formes géométriques ou curvilignes. La provenance des marbres blancs n a pas été identifiée avec précision. Notons cependant que, bien que différents faciès aient été repérés, le plus courant demeure un marbre blanc à cristaux grossiers. Il n est pas improbable que ce faciès provienne de la même zone géographique que le marbre de Châtelperron. Le schiste bitumineux noir est comparable au schiste exploité à Autun. Le faciès autunois a d ailleurs été identifié à Aregenua parmi les restes d une 4- En marge de ces différentes sources, signalons l emploi de calcaire(s) marbrier(s) ou marbre(s) à dominante grise parfois traversé par des veines de calcite blanche, dont nous ne sommes pas en mesure de situer les gisements. Toutefois, de semblables matériaux ont été exploités anciennement dans les départements de la Sarthe et de la Mayenne.

Les décors d applique de la curie du forum d Aregenua 459 1 Aregenua Océan Atlantique 4 3 2 5 6 Ostie ROME Mer Adriatique Mer Tyrrhénienne 8 7 Mer Ionienne Mer Egée Mer Méditerranée Carte de localisation des gisements de roches décoratives utilisées pour la confection de l'opus sectile de la curie d'aregenua 1 "Marbre de Vieux" Schiste ardoisier vert Grès rouge "Calcaire de Caen" 2 Marbre blanc veiné de Châtelperron, Allier 3 Schiste bitumineux noir d'autun, Saône-et-Loire 4 Calcaire à entroques de type Pouillenay, Côte-d'Or 5 Calcaires noduleux, Pyrénées 6 Brèche de Saint-Béat, Pyrénées 7 Marbre bréchique de Skyros, Mer Egée 8 Marbre de Docimium, Phrygie (Turquie) 0 500 1000 Km Fig. 10. Carte de localisation des gisements de roches décoratives utilisées pour la confection de l opus sectile (G. Tendron). Mer Noire

460 Décor et architecture en Gaule entre l Antiquité et le haut Moyen Âge mosaïque découverts lors de la fouille de la domus dite du Bas-de-Vieux, ainsi que pour la confection de plaques d opus sectile (Rioult & Vipard 1999, 193 ; Vipard et al. 2000, 86-88 ; Vipard & Savary 2004, 154 et 159-160). On peut donc raisonnablement imaginer que les composantes du décor de la curie en proviennent également. Néanmoins, il convient de signaler que de semblables roches étaient également exploitées à Buxières-les-Mines, dans l Allier, où l exploitation du gisement aux périodes protohistorique et antique a été mise en évidence à plusieurs reprises (Blanc & Blanc 2006, 44 ; Chapoutot 1909, 136 ; Corrocher 1984, 25 ; Pouenat & Vernet 2002, 153). De cette même aire géographique proviendrait également un calcaire rouge à entroques du type calcaire de Pouillenay. Également appelé petit granite de Pouillenay, ce calcaire d âge Aalénien-Bajocien affleure en Bourgogne. Il se rencontre depuis Vézelay jusqu au sud de Tournus et s étend vers l est au-delà de Langres (Lamotte & Brunet-Gaston 2008, 21). Intervenant également dans la confection de l opus sectile de la curie, il reste toutefois marginal au sein du décor. Les matériaux les plus rares proviennent des gisements les plus éloignés. Ils se répartissent entre les terrains métamorphiques pyrénéens et le bassin méditerranéen. Des Pyrénées proviennent plusieurs roches. La plus représentée est un calcaire noduleux à dominante verdâtre. Une variété rose de ce même calcaire a également été observée, mais elle demeure plus rare. Les calcaires noduleux, plus communément désignés par les termes de marbres griottes, sont des calcaires marbriers amygdaloïdes. Les terrains métamorphiques pyrénéens en ont produit de nombreuses variétés. Une brèche à éléments calcaires marmorisés blancs pris dans un ciment jaune ocre est apparentée à la brèche exploitée dans le bassin marbrier de Saint-Béat, au lieu-dit La Pène Saint-Martin (Dubois 1908, 23-24 ; Dubarry de Lassale 2000, 148). Quelques matériaux issus de gisements localisés sur le pourtour du bassin méditerranéen ont été identifiés. Au sein du décor de la curie, le plus courant est un marbre bréchique extrait sur l île de Skyros (Gnoli 1988, 232-236 ; Mazeran 1993, 289-298 ; Dubarry de Lassale 2000, 210). Marbre blanc à grain fin, il est parsemé de veines rouges et violacées colorant parfois la matrice en des tonalités jaunâtres. Il ne nous paraît pas inutile de préciser que le rendu chromatique est assez proche du marbre de Châtelperron. Ainsi, les propriétés esthétiques de ces matériaux ont certainement présidé à leur sélection. Quelques très rares fragments sont taillés dans un marbre blanc saccharoïde à veines pourpres, dont nous proposons de situer la source à Docimium, en Phrygie (Dubois 1908, 81 ; Gnoli 1988, 169-171). Le marbre coloré de Docimium ou marbre phrygien, également désigné par le terme de pavonazzetto, est un marbre blanc, à grain fin, de texture homogène, ponctué de veines pourpres ou violacées à tendance parfois bréchique (Dubois 1908, 81 ; Gnoli 1988, 169-171). Toutes ces roches, à l exception du marbre de Vieux, sont exclusivement réservées à la composition des décors de marqueterie. Il est intéressant de constater que l on a cherché à tirer avantage de ressources disponibles dans un environnement relativement proche du site. La richesse du commanditaire de ce décor apparaît néanmoins à travers l utilisation de matériaux issus de gisements distants de la capitale de cité viducasse. C est le cas des matériaux exploités sur les contreforts du Massif Central, et plus encore des roches pyrénéennes ou méditerranéennes. Toutefois, les roches importées des rivages méditerranéens sont rares au sein du décor de la curie. Qu il s agisse du marbre bréchique de Skyros ou du marbre extrait à Docimium, en Phrygie, le rendu chromatique est comparable à et proche de l aspect du marbre de Châtelperron. Ainsi, il nous semble que la recherche de propriétés esthétiques a prévalu sur celle de matériaux prestigieux. D un point de vue strictement esthétique, les matériaux utilisés obéissent à quatre dominantes chromatiques majeures : le blanc, le rouge, le vert et le noir. Ces orientations chromatiques, de même que l utilisation de matériaux indigènes, ne sont pas sans rappeler les observations faites pour les territoires de l Armorique romaine (Dugué 2005, 430-431), où l on constate l utilisation, pour la confection des revêtements en opus sectile, de calcaires et de schistes provenant de gisements proches des lieux d utilisation.

Les décors d applique de la curie du forum d Aregenua 461 Conclusion L ensemble découvert à l occasion de la reprise des fouilles du forum de Vieux, en particulier dans l emprise de la curie, est un ensemble exceptionnel de par la quantité de matériel conservé et le répertoire auquel se rapportent ces éléments. Les vestiges mis au jour dans l emprise de la curie ont livré le plus important décor en opus sectile découvert dans le cadre de l agglomération antique d Aregenua. La présente étude ne constitue qu une approche préliminaire de ce mobilier. Elle pose les orientations de recherches futures, qui devront intégrer les découvertes à venir dans le cadre de la poursuite des fouilles du forum. Toutefois, l intérêt d un tel programme de recherche est de permettre la confrontation entre les données issues de la fouille et l analyse des décors, ces derniers étant encore trop souvent considérés isolément.