2
2
L endroit sentait la sueur. L odeur était suffocante. L horreur. J avais découvert ce lieu avec étonnement. Avec dégoût. Partout s affichait une austérité couleur sombre, marron, gris anthracite. Les personnes se ruaient à l intérieur comme les violents forçant l entrée du paradis. La vigilance était rude. Les messieurs baraqués n y pouvaient rien. Les lois, les papiers, venaient à bout de leurs muscles. La Préfecture en France est toujours un lieu singulier. Avant d y arriver, on vous en parle. Vous arrivez en France, vous y allez. Elle paraît être votre maison de prêt, mais il n en est rien. Elle est là pour vous expulser. La Préfecture en France se dresse souvent massivement, soudée dans le roc d un ancien bâtiment que l on a rallongé avec des tentes ou pour faire un hall de fortune. La racaille s y entasse, juste assez protégée d une pluie torrentielle. Pour le reste, le froid, la pluie, les crachats sont là, et vous savez que les natifs sont à l intérieur, buvant du thé ou du café chaud, parlant, ordonnant, rageant sur le temps et sur le travail de la journée! En attendant, les femmes et leurs bébés, noués sur le dos ou sur des poussettes devenues des maisons, les 2 3
vieillards, les hommes qui ont pris la journée après avoir averti à leur travail, les étudiants inquiets et déjà sceptiques sur ce mode de fonctionnement, sont là. Nous puons. Nous sommes fatigués. Beaucoup n ont pas pris de douche. Pas parce qu ils sont sales, mais parce qu il fallait venir à la Préfecture très tôt le matin, où il fallait y dormir carrément! Pourquoi se doucher quand la longueur de l attente va me faire transpirer et faire en sorte que je me resalisse? Autant garder la saleté une bonne fois pour le retour. Je rentre enfin dans la Préfecture. Certains sont encore en train d attendre. Des Roms ont dormi là et ont vendu certaines places à ceux qui le pouvaient, qui avaient de l argent. La Préfecture m accueille. J y suis. Je souffre d anémie. Personne ici ne le saura. Comble de l ennui, aujourd hui j ai eu mes règles. Non seulement je n ai pas beaucoup de sang, mais en plus, je suis précisément en train d en perdre! Je dois m asseoir. Où? Il faut rester debout. Et puis il vaut mieux souffrir. On ne comprendra peutêtre pas que j aille m asseoir, on pensera que je fais «la femme». Ici ; il n y a pas de femmes. Nous tous, nous sommes endurants. Nous sommes des hommes. Tout le monde est logé à la même enseigne : les vieux, les vieilles, les étrangers blancs, les étrangers noirs, les Asiatiques. À la Préfecture, il y a parfois des Blancs. Ils viennent pour des choses de Blancs. Ils viennent pour des cartes grises, des trucs comme ça. Ils parlent beaucoup. Ils sont chez eux. 24
Les vrais étrangers, ceux qui viennent pour renouveler leur titre de séjour, ne parlent pas. Ils ont le regard fixé vers la porte. Ils guettent la main du portier, attendant de voir quelle vague il va choisir. Le portier est noir. Sûrement français. Français. Le portier doit être antillais. Ou sénégalais naturalisé. Bref. Il est noir. Il est français. Il a ce papier qui fait qu il n a pas à queuter 1 comme nous. Une fois à l intérieur, mes douleurs sont atroces. Elles s accentuent avec le stress. Vont-ils me renouveler ou non le titre de séjour? Ai-je pensé à tout photocopier? Vais-je tomber sur la plus gentille dame au guichet? Je sais que lorsqu on vient à la Préfecture, il faut beaucoup prier. On peut tomber sur le gars qui a mal passé sa nuit, sur la fille innocente qui est encore en train d apprendre son métier, sur la méchante qui a appris à mépriser les étrangers Tout est dans la nature. La file dans laquelle je suis est droite, longue. Elle m indique la voie de la rédemption. Mon cœur bat la chamade. J essaie de me résonner : «Voyons P.*, tu es une reine. Tu es une personnalité. Qu as-tu donc? Ressaisis-toi, voyons! Ce n est qu un papier! Et puis si ça ne marche pas, tu pourras toujours rentrer chez toi! Tu n es pas apatride!» Rien n y fait. J ai mes douleurs qui continuent. Je commence même à faire des pets. Je prie que personne ne les sente. Je prie pour que je n aie pas une diarrhée. C est que quand j ai mes règles 1 Désolée pour les puristes, mais je l utilise ici dans un autre sens que celui tristement célèbre. Pour moi, il signifie «faire la queue». 2 5
Je ne me vois pas, mais je sens que je suis pâle. Je suis noire, mais je vous assure que je pâlis. Mon docteur blanc, arrivait à le voir. C est lui qui me l a dit : «Mademoiselle, dès que j ai vu votre teint gris (?), j ai su que vous souffriez d anémie.» Je ne vous en dirai pas plus. Je pâlis. Mais pas à cause de la peur. Je tiens désormais mes papiers contre ma poitrine. Je les ai sortis de mon sac. Il faut être prêt. Il ne faut pas qu on me dise de devoir sortir les documents. Je dois être prompte. Faut pas qu on voie que je suis la mauvaise personne, celle qu il faudra renvoyer alors qu elle a couru ici tôt le matin, et qu elle a dû subir le froid hivernal. Nan, nan! Ce ne sera pas moi! Je passe devant la dame du pré-accueil. Elle ne me regarde pas. Ses gestes sont mécaniques, son ton est haché. Elle regarde mes documents, me demande si c est un renouvellement. J acquiesce. La gloire des étudiants, c est qu ils sont très souvent privilégiés. J ai un numéro différent de ceux qui sont passés avant moi. Je suis flanquée de mon ticket E029. J arrive à l endroit où je vais être appelée. Ou plutôt, là où je vais voir mon numéro matricule s afficher. Je n ose pas m asseoir. C est que si je m assois, ma tenue le banc Bref. J attends. Je me trouve un peu bizarre de rester debout. Cette préfecture est déjà bien d avoir des bancs pour tous. Avant que je ne déménage, dans mon ancien département, les bancs manquaient. Même les femmes avec leurs bébés étaient debout. Les hommes étaient aussi fatigués que des femmes. Le pire était de voir des vieilles, des vieux rester debout. 26