Discours de Charles Lewinsky lors du vernissage de l exposition «Juifs de Suisse. 150 ans d égalité des droits» au Musée national suisse - Château de Prangins le 18 août 2016 On m a invité à dire quelques mots à l occasion du vernissage de cette exposition et j ai accepté avec plaisir même si je sais que cet honneur n est pas dû à un talent spécial que je possède, mais seulement au hasard de ma naissance dans une famille juive. Je me retrouve donc dans la même situation que les quinze personnes représentées dans les portraits que nous allons admirer aujourd hui. Je dois avouer qu il n était pas du tout facile de trouver ces «quelques mots», parce que je n ai toujours pas bien compris le sens de cet évènement. Quinze personnes qui n ont rien en commun que l accident de leur religion une religion, j en suis convaincu, qui dans la vie de quelques-uns d entre eux n a pas grande importance: est-ce que ça vaut vraiment une exposition?
Oui, je sais, on fête les 150 ans de l émancipation des juifs en Suisse, et oui, je sais, on a choisi ces portraits pour symboliser ce jubilé, un portrait par décennie. Et on a décidé de présenter ces portraits non pas dans un cadre quelconque mais dans le musée national, où traditionnellement on expose des éléments historiques, des vestiges des temps passés. Que veut nous dire cette exposition? Les juifs sont-ils les vestiges d un temps qui n est plus le nôtre? Ou est-ce que c est l émancipation elle-même, qui a ce caractère historique? Est-elle devenue tellement évidente qu il faut se souvenir avec mépris ou peut-être pour quelques-uns avec nostalgie d un temps où il était nécessaire de lutter pour son introduction? A la base de toutes ces festivités qu on a déjà célébrées cette année je détecte une contradiction qui n est pas facile à expliquer. Si l émancipation et l égalité des juifs dans notre pays sont vraiment achevées, on ne devrait plus avoir besoin de les fêter. Et s il faut les fêter avec des galas, des
allocutions et des expositions on ne peut pas éviter l impression que tous ces évènements n ont qu un seul but: prouver l existence d une chose qui a encore besoin d être prouvée. Comme Shakespeare l a exprimé dans «Hamlet»: «La dame proteste beaucoup trop, me semble-t-il.» Est-ce que les juifs sont assurés sans aucun doute possible de leur place dans la société suisse? Ou, après un siècle et demi, est-ce qu ils éprouvent toujours cette peur latente que leur place dans notre société pourrait après tout toujours ne pas être définitivement acquise? Est-ce qu ils se croient toujours obligés de se comporter d une manière plus parfaite que les autres, dans la crainte que le moindre faux pas pourrait créer des «Riches»? Vous ne connaissez pas le mot? «Riches», ce sont toutes les actions, mots et pensées qui stigmatisent les juifs. C est une expression qui a une longue tradition dans notre langue. Déjà Heinrich Heine, le fameux poète bilingue, a parlé d un «embarras de Riches». Vous allez me répondre peut-être que cette peur n existe plus et citer en preuve le fait que dans cette exposition même les juifs de la Suisse se présentent avec fierté. Vous avez à la fois raison et tort. Même dans la brochure qui l accompagne
j ai trouvé un exemple de cet effort permanent et automatique d éviter tout ce qui pourrait être mal compris. Herbert Winter, le président de la Fédération suisse des communautés israélites, un homme qui sait dire exactement ce qu il pense, a écrit dans son introduction pour l exposition: «Les quinze portraits devraient inciter à la réflexion et répondre à cette question, entre autres: mais qui sont ces hommes qui vivent avec nous et à côté de nous?» «Mit und neben uns», il a écrit, «avec et à côté». Mais le traducteur ou la traductrice a eu peur de cette expression. «A côté» ce n est pas assez positif. Il ou elle a probablement pensé, et maintenant vous lisez dans votre brochure: «Qui sont ces juifs et juives qui vivent parmi nous?» «Parmi nous» ou «à coté de nous», c est presque la même chose mais seulement presque. Une petite différence, j avoue. Mais je suis écrivain et pour moi une petite différence de langue est souvent le signe d une grande différence de pensée. Non, l émancipation que nous fêtons cette année n est pas encore achevée. Le processus qui a commencé en 1866 a fait
de grands progrès, mais c est toujours un processus et non pas une chose acquise. On a toujours besoin ou on croit avoir besoin des organisations d amitié judéo-chrétienne. On aura vraiment raison de fêter l émancipation des juifs quand il ne sera plus nécessaire de la fêter, quand nous n aurons plus besoin de visiter le musée national pour y voir les portraits de quinze Suisses qui n ont rien en commun que le hasard d être juifs. Mais comme cela est toujours nécessaire et comme le processus va peut-être durer encore un siècle ou deux réjouissons-nous du progrès que nous avons fait ensemble et admirons les photos de ces personnages qui seraient aussi admirables s ils étaient musulmans ou bouddhistes. Charles Lewinsky Ecrivain