Tout pouvoir s accompagne-t-il de violence?

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Transcription:

Tout pouvoir s accompagne-t-il de violence? PLAN Introduction 1 Oui, tout pouvoir s accompagne de violence A La sortie de l état de nature : la confiscation de la liberté sans frein B L exercice du pouvoir : la répression C La prise du pouvoir : l acte révolutionnaire 2 Non, il existe des types de pouvoirs qui ne s accompagnent pas de violence A Le contrat social B La séparation des pouvoirs C L invention de la démocratie 3 La transformation de l idée de pouvoir A Pouvoir et puissance B Le pouvoir comme partage Conclusion Introduction Il existe des pouvoirs violents, c est un fait. Dans un régime dictatorial, le pouvoir du souverain est nécessairement violent dans la mesure où les gouvernés subissent l autorité sans pouvoir la contrôler, ni l infléchir, ni la refuser. De même, celui qui est l esclave d un autre ne peut que subir la violence que son maître exerce sur lui en vertu de son pouvoir. La violence du pouvoir n est-elle qu accidentelle, due à la personnalité de ceux qui ont le pouvoir à tel moment? Est-ce l exercice du pouvoir qui s accompagne nécessairement de violence ou est-ce le fondement même de tout pouvoir qui inclut nécessairement une certaine violence? La question qui se pose dès lors inévitablement est celle de la consubstantialité du pouvoir et de la violence : la violence participe-t-elle de la définition même du pouvoir? S il n est pas possible d envisager un pouvoir sans violence, alors le projet démocratique est compromis dans la mesure où il est vain d envisager que les actes du pouvoir soient l expression d une volonté générale. La violence s oppose en effet à la volonté et la question est de savoir si l on peut imaginer un pouvoir qui ne contraigne pas, un pouvoir qui n aille contre aucune volonté.

1. Oui, tout pouvoir s accompagne de violence A. La sortie de l état de nature : la confiscation de la liberté sans frein La présence d une forme de pouvoir suppose l existence d un état de droit, l introduction d une certaine hiérarchie et d un certain ordre au sein d une société organisée. Pour réfléchir à l absence de tout pouvoir il faut avoir recours à la fiction de l état de nature. Il s agit en effet d une fiction dans la mesure où les hommes ne se sont certainement jamais retrouvés dans une telle situation au cours de leur histoire ; cependant imaginer un tel état permet d envisager l absence du pouvoir pour mieux en comprendre l établissement et la teneur. L état de nature désigne la co-présence d individus sans règles de droit organisant les comportements réciproques. Que se passe-t-il dans l état de nature? Livré à ses seuls désirs, l individu n agit qu en vue de lui-même, il est doué d une liberté sans frein, sans borne et si la liberté d autrui constitue un obstacle à la sienne, il fera tout pour l éliminer. L état de nature est le règne de la violence pure, parfois gratuite. L institution d un état de droit peut dès lors être comprise comme le passage d un état où seule la force et la violence régissent les interactions entre individus à un état où cette violence est contenue et réduite par la présence du droit. C est en tout cas ainsi que Hobbes dans le Léviathan décrit le passage à l état de droit. Or Hobbes attribue la cause de la violence dans l état de nature au déploiement naturel de la liberté des individus. Aussi, pour assurer une forme de sécurité, et c est bien le but de l établissement d un état de droit qui suppose la construction d un pouvoir pour faire appliquer ce droit, Hobbes considère-t-il que les individus doivent confier leur liberté au souverain, au Léviathan. L établissement de l état de droit, comme institution d un pouvoir reconnu, se fait en vue de la suppression, ou du moins de la réduction de la violence naturelle. En retour, le pouvoir limite la liberté des individus (dans les propositions de Hobbes, il la restreint même au maximum), et l on peut parler en ce sens de violence inhérente au pouvoir dans la mesure où celui-ci s oppose aux volontés individuelles. B. L exercice du pouvoir : la répression Le Léviathan a donc en charge la sécurité des citoyens. Et la légitimité de son pouvoir est fondée sur cette garantie de sécurité. Pour l assurer, le pouvoir doit être à même de contraindre et de contenir la liberté des individus. Les moyens de cette assurance peuvent bien évidemment passer par la violence. Mais une violence qui, dès lors, sera d une certaine manière légitime puisque découlant directement du principe même

de l institution du pouvoir. Comment, en effet faire en sorte de faire respecter le droit, si ce n est par la menace du châtiment (l emprisonnement par exemple)? La violence d État comme violence pratiquée par les organes du pouvoir, à la différence de la violence de l état de nature, est une violence qui se veut légitime, puisqu en dernier recours elle trouve sa justification dans la volonté de mettre fin à une violence non régulée et imprévisible. Ainsi Max Weber, dans Le Savant et le Politique, affirme-t-il qu il ne saurait y avoir de pouvoir qui ne fasse pas appel, au moins à titre de menace, à la violence : «S il n existait que des structures sociales dont toute violence serait absente, le concept de l État aurait alors disparu et il ne subsisterait que ce que l on appelle au sens propre l anarchie.» La violence est ainsi, toujours selon Weber, le «moyen spécifique» du pouvoir pour endiguer et contenir une violence peut-être plus cruelle car l anarchie, comme absence de tout pouvoir, constitue aussi l assurance d une violence non mesurée, non maîtrisée, voire gratuite. Il semble ainsi que le pouvoir comme moyen de contenir les libertés des individus dépendant de ce pouvoir, s établisse en tant que substitution d une violence réglementée (en ce qu elle doit être mesurée et pratiquée seulement par des institutions désignées à cet effet) à une violence sans borne et sans raison. Le pouvoir se présente ainsi comme rationalisation de la violence. C. La prise du pouvoir : l acte révolutionnaire Enfin, outre les violences que constituent la privation de liberté d une part et la nécessité de la répression d autre part, il faut encore ajouter une forme de violence inhérente au pouvoir. Tout pouvoir a une histoire, toute mise en place d un pouvoir est en même temps la destitution d une autre forme de pouvoir. C est en cela que consiste une révolution. Outre la violence des faits et des événements qui ont eu cours après 1789 en France (et on pourrait ici se référer à la Terreur comme moyen d asseoir un pouvoir), il apparaît que la prise de pouvoir constitue en elle-même une forme de violence dans la mesure où elle consiste en la destruction d un pouvoir antérieur, en la négation de la légitimité du pouvoir précédent. La révolution, en ce qu elle se présente comme seul moyen de changement radical de pouvoir, est le paradigme même de la violence politique. Et même lorsqu il s agit d établir un pouvoir plus juste, plus égalitaire, plus respectueux des libertés, même quand il s agit de mettre fin à un pouvoir tyrannique et répressif, l accession à un nouveau régime de pouvoir s accompagne toujours d une certaine violence, ne serait-ce que par la négation d une forme d état de droit qu elle constitue.

Transition Si le pouvoir est dans les faits, historiquement, toujours accompagné de violence, l est-il en droit? C est toute la question puisque l on cherche à savoir si tout pouvoir, autrement dit tout type de pouvoir, y compris idéal, ne peut s exercer que dans la violence. Tant que l on considère que le pouvoir, comme garant de la sécurité dans les meilleurs cas, est toujours une opposition aux volontés individuelles, il ne peut être envisagé qu accompagné d une certaine violence. Cependant l histoire de l invention démocratique est aussi celle de la réduction progressive de la violence du pouvoir. L idée démocratique et républicaine offre-t-elle un modèle, ne serait-ce qu idéal, d élimination de la violence? 2. Non, il existe des types de pouvoirs qui ne s accompagnent pas de violence A. Le contrat social L arrachement à l état de nature, même lorsqu il s agit d un arrachement consenti pour la sécurité de chacun, peut être considéré comme une violence infligée à l individu et à l extension de la liberté de sa volonté. Hobbes a bien souligné cette violence en la considérant comme un moindre mal puisqu elle permettait une certaine assurance sur sa vie. Mais l établissement d un pouvoir ne peut-il pas se dépareiller de ce type de violence? En tentant de dépasser le stade du pacte d association décrit dans le Léviathan, Rousseau a cherché à montrer que cette part de la violence inhérente au pouvoir était réductible. C est là le sens du contrat social. Dans l ouvrage éponyme, Rousseau tente en effet de poser les fondements d un régime politique qui ne s oppose pas aux libertés individuelles mais qui au contraire en constitue la garantie. Les lois que le pouvoir en place se doit de faire respecter, puisque c est ce qui est sa raison d être, doivent effectivement être accompagnées d une certaine force et d une certaine puissance. Pour ce faire, il faut bien que le pouvoir ait la possibilité d exercer une certaine violence ou au moins la menace d une certaine violence. Mais ce qui change avec le Contrat social c est la destination de cette violence. Elle ne vise plus l étouffement des libertés considérées comme dangereuses mais, au contraire, elle cherche à renforcer la liberté. En incitant les citoyens à ne se comporter qu en fonction de l intérêt général, Rousseau fait du pouvoir l expression de la volonté générale et de sa force à contraindre, une manière de «forcer» les citoyens «à être libre».

B. La séparation des pouvoirs Si le pouvoir est à même d exercer une violence, c est très souvent parce qu il ne connaît pas d opposition digne de ce nom. La plupart des régimes tyranniques et violents ont ainsi fait de la lutte contre toute forme d opposition une priorité. Il est indéniable que le pouvoir est une forme de puissance, la possibilité d exercer une force. Tout projet politique s attachant à réduire ou à éliminer la violence qui semble fatalement accompagner le pouvoir (au moins les pouvoirs réels et historiques sinon tout pouvoir possible) doit ainsi distinguer différentes sortes de pouvoir, ou plus exactement les différents registres et les différents domaines d application du pouvoir. Le principe de séparation des pouvoirs, le législatif, l exécutif et le judiciaire, tel qu il est décrit dans De l esprit des lois de Montesquieu, peut être alors compris comme une tentative d entraver la violence du pouvoir, en ce qu il permet, en confiant les franges du pouvoir à différentes institutions, d éviter la puissance absolue du souverain. Séparer les pouvoirs revient ainsi à limiter la puissance du pouvoir puisque celui qui fait la loi n est plus le même que celui qui l applique ni non plus le même que celui qui rend compte des infractions à la loi. Séparer les pouvoirs, c est en quelque sorte distribuer la force de la loi. Il semble que ce principe, en fractionnant l unité du pouvoir, tende à éviter sa nécessaire corrélation à la violence. La possiblité d un pouvoir sans violence aurait-elle pour condition la déconcentration du pouvoir? C. L invention de la démocratie Comme nous l avons laissé entendre jusqu ici, les raisons de la violence du pouvoir se trouvent essentiellement dans le fait que le pouvoir est susceptible de s opposer à la volonté du citoyen. Si le pouvoir me contraint à faire ce que je ne veux pas faire ou m interdit simplement de faire ce que je veux faire, il exerce sur moi une certaine violence. Autrement dit, le seul moyen de réduire la violence du pouvoir semble être de considérer que le pouvoir, s il est exercé par quelques personnes, est de la responsabilité de tous. Ainsi, en accordant la volonté du pouvoir à la volonté des individus ou, pour le dire plus précisément, à ce qui dans les volontés diverses peut se conformer à l intérêt général, on réduit la violence potentielle du pouvoir. L invention de la démocratie peut être ainsi comprise comme une tentative de rendre impossible l imposition de la volonté de quelques-uns sur la masse. En instituant le principe de la souveraineté du peuple, la démocratie a pour but d étendre le pouvoir ou au moins les raisons et la légitimité du pouvoir à l ensemble de la population. Si l acte du pouvoir est, au moins en principe, le produit du choix

et de la volonté de tous les citoyens, on voit mal, de prime abord, comment il pourrait s accompagner d une quelconque violence. En suivant par analogie les propos de Kant sur la loi morale dans Critique de la raison pratique, on pourrait dire que la démocratie correspond ainsi à la volonté de faire que la possibilité de la contrainte que possède le pouvoir se mue en obligation. Transition Comme on l a vu, la thématique du contrat social, la séparation des pouvoirs et l invention démocratique sont en quelque sorte des tentatives de réduction de la violence du pouvoir. Tout cela ne semble que des moyens de réduire la violence du pouvoir sur l individu. N est-ce pas autant de signes que le pouvoir est, dans son essence même, accompagné de violence? Ne faut-il pas admettre effectivement que tout pouvoir s accompagne de violence et que l histoire de la pensée politique (au moins une histoire de la pensée politique, celle qui est animée par le développement de l idée de justice) se réduit à l histoire de l infléchissement du pouvoir au profit d une régulation qui évite au maximum les formes de violence? 3. La transformation de l idée de pouvoir A. Pouvoir et puissance Il n est pas toujours aisé de distinguer le pouvoir de la puissance. Et pourtant, en l occurrence, une telle distinction pourrait bien s avérer opportune. Il est en effet apparu que le pouvoir puisait sa source de violence dans son unité et sa concentration. Plus le nombre d individus chargés du pouvoir est réduit, plus on risque de le voir accompagné de violence en ce que, parce que tout individu est homme avant que d être citoyen, la réduction du personnel gouvernant effectivement contribue à une convergence d intérêts particuliers aux dépens de l intérêt général. De la même manière, si le même individu est à même de dire la loi, de l appliquer et de punir les infractions, on risque fort de voir apparaître l arbitraire dans l énoncé de la loi et donc la mise en place d une législation injuste. En d autres termes, et de manière plus synthétique, on peut dire que le degré de violence du pouvoir se mesure à son degré de puissance. C est pourquoi il nous faut maintenant distinguer pouvoir et puissance afin de tester la validité de la proposition suivante : est-il possible d imaginer un pouvoir qui ne puisse plus être confondu avec la puissance?

B. Le pouvoir comme partage Dans Du mensonge à la violence, Hannah Arendt, déplorant certaines confusions sémantiques qui ont cours dans les ouvrages de philosophie politique, se livre à cet exercice de distinction. La puissance est, selon Arendt, «caractéristique d une entité individuelle» et le fait que l on ait pu confondre puissance et pouvoir révèle les difficultés que la pensée politique éprouve à sortir du schéma monarchique de la souveraineté. La violence, quant à elle, est à comprendre comme un outil en vertu de son «caractère instrumental» ; et elle est l instrument de la puissance puisque elle n est utilisée qu «en vue de multiplier la puissance». Mais, et c est ici que cette référence est précieuse pour la question, Arendt ne fait entrer dans la définition du pouvoir ni l idée de puissance, ni celle de violence. Considérant que le pouvoir désigne avant tout «l aptitude de l homme à agir de façon concertée», elle explique que, sauf à le confondre avec la puissance, le pouvoir ne peut en aucun cas être «une propriété individuelle». S il faut prendre acte de cette définition, alors il faut dire que ce que nous avons pris pour des tentatives de réduction de la violence du pouvoir n est autre qu un essai de transformation de la puissance en pouvoir. Le pouvoir désignerait ainsi avant tout une capacité, une possibilité d agir. Aussi, dans la mesure où, comme nous l avons vu, la violence politique est l une des modalités de la contrainte, de l entrave et de l empêchement, il faudrait dire que le pouvoir, ainsi entendu, est justement ce qui est privé de contrainte et de violence. En d autres termes, si tout pouvoir observable s accompagne effectivement de violence, c est que l idée de pouvoir elle-même n a pas encore trouvé dans l histoire les moyens de sa réalisation. Conclusion Constatant que la puissance s accompagnait fatalement, dans sa genèse conceptuelle, dans sa mise en place effective comme dans son mode d action, d une certaine violence, nous avons pu penser répondre à la question : «Tout pouvoir s accompagne-t-il de violence?» par l affirmative. Cependant, en examinant les diverses tentatives pour réduire cette violence et à ce titre l invention de la démocratie apparaît comme la tentative la plus radicale il est apparu que l idée de pouvoir était mal définie, et même indéfinie, en ce qu elle pouvait se confondre avec la puissance et en constituer un synonyme. En cherchant à rendre autonome l idée de pouvoir, nous avons alors tenté de penser un pouvoir qui non seulement ne s accompagne pas de violence mais qui, en outre, refuse de manière principielle la violence.

Ouvertures LECTURES Hobbes, Léviathan. Rousseau, Du contrat social. Kant, Doctrine du droit. Weber, Le Savant et le Politique, Plon. Arendt, Du mensonge à la violence, Presses-Pocket.