1 Alexandrine Delaval, Malvina ; Chant de douleur sur la perte de son cher Oscar, 1810, huile sur toile, 92,5 x 114 cm, Nantes, musée des Beaux-arts Texte par Saskia Hanselaar, historienne de l'art Malvina ; chant de douleur sur la perte de son cher Oscar d Alexandrine Delaval est une peinture de genre datée de 1810. Exposée au Salon sous le numéro 215, l œuvre recueille peu de critiques et ne semble pas avoir été très remarquée. Restée en collection particulière pendant plus de deux-cents ans, cette toile est un exemple de la production féminine sous l Empire. Le musée des Beaux-arts de Nantes acquiert ainsi un tableau d une belle facture, inspiré par les poésies d Ossian, très en vogue dans les premières décennies du XIXe siècle. Les sujets inspirés d Ossian De fait, en France, dès les années 1800, les artistes s intéressent à ce sujet afin de renouveler la peinture d histoire. Connus depuis les années 1760 en Europe, les poèmes sont traduits librement en anglais par James Macpherson d après des chants gaéliques, recueillis dans les Highlands : le cycle d Ossian, barde-guerrier du IIIe siècle après Jésus Christ, évoque les guerres épiques et les passions tumultueuses de Fingal, roi de Morven et père d Ossian ou bien encore des deux amants, Malvina et Oscar, fils d Ossian. Goethe, Herder, Diderot, Chateaubriand, Mme de Staël s enthousiasment pour cette geste, qui exalte la mélancolie et le sentiment. L âpreté singulière de la prose employée et la nouveauté des décors nordiques fascinent l Europe entière, qui, des années 1770 aux années 1840, affiche une véritable ossianomanie, bien avant la vogue de l anglomanie du début de la Restauration. En opposition à l Antiquité classique, nécessairement méditerranéenne, l Europe découvre une civilisation et une culture poétique, chevaleresque et mystique mais surtout celtique, dans lesquelles les pays du Nord trouvent plus aisément une filiation nationaliste. Les tableaux ossianiques les plus connus de ce début de siècle sont ceux réalisés par François Gérard, Ossian évoque les fantômes au bord du Lac Lora (1801, huile sur toile, Rueil-Malmaison, musée des châteaux de la Malmaison et de Bois-Préau [réplique de 1810]) et par Anne-Louis Girodet de Roussy, dit Girodet-Trioson, l Apothéose des héros français morts pendant les guerres de la Liberté (1802, huile sur toile, Rueil-Malmaison, musée des châteaux de la Malmaison et de Bois- Préau), réalisés pour le château de la Malmaison, appartenant à l époque à Joséphine de
2 Beauharnais. Durant les Salons du Consulat et de l Empire, de nombreuses œuvres inspirées de cette thématique apparaissent au Salon, montrant bien le succès rencontré par ces poèmes en France 1. Lorsqu au Salon de 1810, Alexandrine Delaval exécute Malvina, elle illustre donc une mode importante des premières années du siècle. Sans doute dans un esprit d émulation et de goût, trois autres élèves de Jean-Baptiste Regnault, son maître, présentent deux tableaux et une gravure inspirés de cette thématique : Jean-Hilaire Belloc montre La Mort de Gaul, ami d Ossian (1810-1845, huile sur toile, musée du Louvre) [fig.] et Louis-Philippe Crépin, un Sujet tiré des poésies d Ossian (1810 2, huile sur toile, non localisée). William Dickinson exécute une gravure 3 d après le tableau de 1806 d Elisabeth Harvey, Malvina pleurant la Mort d Oscar ; ses compagnes la consolent, qui avait eu un beau succès 4. Un sujet «gracieux et tendre» 5 Dans un riche intérieur conçu d éléments romans et gothiques, rappelant plus le Moyen Age que l Antiquité calédonienne (Ossian est censé avoir vécu au IIIe siècle après J. C.), Malvina, dans une robe blanche et bleue richement parée d hermine et rehaussée de pierres précieuses, est assise sur un fauteuil d inspiration gothique. Dans une pose abandonnée, signe de sa profonde mélancolie, la jeune femme se laisse consoler de la perte de son amant Oscar par l une de ses compagnes : «Cher amant, je fleurissais en ta présence comme un jeune arbrisseau ; mais ta mort, comme un vent brûlant, est venu flétrir ma jeunesse. Ma tête s est penchée : le printemps est revenu avec ses rosées bienfaisantes et ne m a point fait refleurir. Mes jeunes compagnes me voyaient dans un morne silence au milieu de ma demeure : elles touchaient la harpe pour rappeler la joie dans mon âme ; mais les larmes coulaient toujours sur les joues de 1 A ce sujet, voir Saskia Hanselaar, Ossian ou l Esthétique des Ombres : une génération d artistes français à la veille du Romantisme (1793-1833), sous la direction de Ségolène Le Men, soutenue en novembre 2008, à l université de Paris Ouest Nanterre la Défense. 2 L œuvre est peut-être réexposée au Salon de 1817 sous le titre de Gaul et Evirchoma (Explication des Ouvrages de Peinture et de Sculpture du Salon de 1817, p. 118). 3 Un exemplaire est conservé à Paris, BNF, Cabinet des Estampes, mais également au musée des Arts Décoratifs de Paris et au British Museum de Londres. 4 1806, huile sur toile, 86 x 72 cm, Paris, musée des Arts Décoratifs. Pour l étude de cette œuvre, voir Saskia Hanselaar, «Ossian à l origine de la figure du Gaulois dans la peinture française autour de 1800», collectif sous la direction de Ludivine Péchoux, Les Gaulois et leurs Représentations, Paris, éditions Errance, 2011, p. 51-68 et «De la diffusion à la transformation de l image par la littérature et la gravure ossianiques : le «cas» Balzac», collectif sous la direction de Nathalie Preiss et de Michel Lichtlé, l Année Balzacienne Balzac et les Arts en Regard, Cinquantenaire de la revue, 2011/1, n 12, Paris, PUF, p. 21-43. 5 Anonyme, «Salon de 1806», Le Pausanias français, p. 203 cité dans Yeldham, 1984, p. 176, à propos de la réception du Thésée et Pyrithoüs d Angélique Mongez.
3 Malvina» 6. Delaval s inspire sans aucun doute de la version de 1810 des poèmes, issus des premières œuvres complètes traduites en 1777 par Pierre Le Tourneur et par des poèmes inspirées d Ossian par John Smith. Une de ses compagnes (peut-être Cromla) est en train de jouer un air réconfortant ; sa sollicitude se traduit par l expression grave de son visage tandis qu elle joue. Le visage de Malvina est, quant à lui, dirigée non pas vers ses amies mais vers l extérieur, mis en avant par la grande tenture, qui encadre un paysage montagneux et verdoyant. Le regard levé vers le ciel de la jeune femme est un écho aux croyances des anciens Ecossais, qui pouvaient voir les fantômes de leurs disparus. Le personnage de Malvina est l héroïne sentimentale par excellence ; d autres artistes, en grande majorité féminine, représentent aussi cette jeune femme qui symbolise la jeune veuve vertueuse 7, contrepoint dramatique d Ossian dans la peinture française de cette époque. Elle réunit les qualités de l héroïne antique classique : vertu et piété familiale, tout en apportant la nouveauté d une grande mélancolie. Le désespoir ressenti face à la disparition d un être cher répond en outre au deuil de nombreux Français, qui, depuis les guerres révolutionnaires et les guerres impériales ont vu périr de nombreux jeunes hommes. Le sujet de Malvina, figure ossianique héroïque, et amante fidèle d Oscar, fils d Ossian, permet à l artiste de participer à un genre qui fleurit à partir de cette date 8. Bien que ce sujet appartienne à l Histoire, les dimensions restreintes du tableau (92,5 x 114 cm) l exclut du genre de la peinture d histoire, apanage des artistes masculins à cette époque. Ce genre anecdotique, «à mi-chemin entre la scène de genre et la peinture d histoire» 9, est surtout connu à travers les œuvres des artistes de l Ecole lyonnaise, tels Fleury Richard ou 6 [Pierre Le Tourneur, Antoine Gilbert Griffet de Labaume et Jean Joseph David de Saint-Georges], Ossian, fils de Fingal, barde du IIIème siècle, poésies galliques, traduites sur l'anglois de M. Macpherson, par M. Le Tourneur, Paris, 1799, trois tomes. Ossian, fils de Fingal, barde du 3e siècle, Poésies galliques, traduites sur l'anglais de Macpherson par Le Tourneur, nouvelle édition augmentée des poèmes d'ossian et de quelques autres Bardes, traduits sur l'anglais de J. Smith pour servir de suite à l'ossian de Le Tourneur, et précédée d'une notice sur l'état actuel de la question relative à l'authenticité des poèmes d'ossian, par M. Guinguené, membre de l'institut de France, Paris, Dentu, 1810, vol. 2, Croma, p. 197-198. 7 En 1806, la première à s emparer de ce sujet est Elisabeth Harvey avec Malvina pleure la mort d'oscar ; ses compagnes cherchent à la consoler, qui est à l origine de cette tendance. En 1812, une autre femme artiste, Cornélie Revest exécute Ossian chantant à Malvina les exploits d'oscar, mort en combattant (œuvre et localisation inconnues), tout comme Etienne Charles Le Guay, qui présente, aux Salons de 1812 et de 1814, Ossian et Malvina (œuvre et localisation inconnues). Mlle Robineau, en 1824, illustre la même thématique tragique : Malvina ; paysage, clair de lune (œuvre et localisation inconnues) ainsi que Mme Negelen, en 1831, Malvina, dessin (œuvre et localisation inconnues). 8 Marie-Claude Chaudonneret, «Du «genre anecdotique» au «genre historique», Une autre peinture d'histoire», Collectif, Les Années Romantiques, La Peinture française de 1815 à 1850, musée des Beaux-Arts de Nantes, 4 décembre 1995-17 mars 1996, Galeries Nationales du Grand Palais, 16 avril-15 juillet 1996, Paris, RMN, 1995, p. 77-85. 9 Chaudonneret, Paris, 1995, p. 76.
4 Pierre Révoil, qui revisitent le passé national. L homme ou la femme historique est ainsi représenté avec un cachet sentimental, qui peut ainsi être plus aisément adapté aux contraintes imposées aux femmes artistes cantonnées aux «sujets gracieux et tendres» 10. Et en effet, certains imaginent qu Ossian est l ancêtre des Français. Napoléon, passionné par ces poésies, fait ainsi créer l Académie Celtique en 1804 afin de retrouver le véritable passé français, fondé sur l héritage celtique et gaulois. La formation d une artiste femme en atelier Alexandrine Delaval entre dans l atelier de Jean-Baptiste Regnault à une date incertaine 11. Des années 1790 aux années 1810, son atelier voit ainsi grossir ses rangs d une trentaine à une quarantaine de jeunes filles et femmes. Marie-Victoire Lenoir, Adèle de Romance-Romany ou Pauline Auzou font partie des figures prééminentes, qui réussissent à exposer avec succès aux Salons, à Paris et en régions. Grâce à la structure professionnalisante de l atelier, ces jeunes femmes ont une meilleure assurance de vivre de leur art. Sous la houlette de Regnault, ces jeunes femmes peuvent étudier les grands maîtres d après l estampe et apprendre d après la Bosse. Bien que cela soit considéré comme indécent, il est possible que certaines aient pu dessiner d après le modèle vivant, souvent nu pour répondre aux exigences de la correction anatomique et à la tradition de l Académie. Grâce à l ouverture des ateliers aux femmes, celles-ci ont pour la première fois accès à un enseignement professionnel, qui leur permet d entamer une carrière artistique et d acquérir des revenus financiers. Ainsi, à contre-courant des normes sociales contemporaines, Alexandrine Delaval ne s est jamais mariée, préférant son art et son indépendance à une vie familiale. Elle débute au Salon de 1808 avec un portrait en pied d une femme (œuvre non localisée). Le Salon de 1810 avec le tableau Malvina montre l affirmation de la jeune artiste par un sujet de genre anecdotique. Dès le Salon de 1812, les portraits et les sujets de genre seront désormais les peintures présentées par cette artiste. Sous l Empire et sous la Restauration, elle s inspire du passé national (Salon de 1814, Trait de la jeunesse d Henri IV ; Salon de 1831, Henri et Fleurette), de la religion (Salon de 1824, la Vierge et l Enfant Jésus ; Salon de 1827, la Madeleine dans le désert) mais également de la littérature (Salon de 1819, Corisandre, inspiré de l Amadis des Gaules, roman médiéval ou encore au Salon de 1822, 10 Anonyme, «Salon de 1806», Le Pausanias français, p. 203 cité dans Yeldham, 1984, p. 176, à propos de la réception du Thésée et Pyrithoüs d Angélique Mongez. 11 Christopher Sells, Jean-Baptiste Regnault, 1754-1824, biography and catalogue raisonné, thèse, 1980, London, Courtauld Institute of Art, p. 683.
5 Alexis tiré des Idylles de Gessner), montrant ainsi une culture riche et une volonté de vérité historique à l instar de l Ecole de Lyon. Les critiques de ces différents Salons témoignent de l intérêt qui est porté à Alexandrine Delaval durant sa longue carrière professionnelle ; elle expose de 1808 à 1837. Le peu de ses œuvres conservées dans les musées s explique par un marché de l art réactif aux sujets «susceptibles d un intérêt général et d une exécution précieuses», entre «le genre purement historique ou héroïque et les scènes familières [ ] [qui] conviennent particulièrement à ceux que leur goût ou leurs études n ont pas portés vers le grand style, surtout aux dames, pour lesquels ils semblent spécialement réservés» 12. La plupart sont donc susceptibles de se trouver en main privée et sont représentatives d un goût sentimental et bourgeois du début du XIXe siècle. Si Alexandrine Delaval s inscrit bien dans la mode ossianique de son époque et dans le genre dévolu aux femmes, son tableau, original non pas par son sujet, mais par les éléments gothiques apportés au décor, se démarque de la production ossianique générale. Il illustre un grand souci de vérité historique, égal à celui rencontré dans les œuvres de ses confrères ; avec peu d éléments archéologiques sur le IIIe siècle calédonien, Delaval invente avec soin un décor qui lui semble convenir à cette période. Cette œuvre d une bonne exécution, avec une utilisation bien pensée de la lumière, est représentative d un art féminin encore méconnu et peu présent (ou peu mis en valeur) dans les collections publiques françaises. Il s agit donc véritablement d une acquisition qui ne peut que faire honneur au musée des Beaux-arts de Nantes. 12 Charles-Paul Landon, Annales du Musée, Salon de 1812, vol. 1, p. 22 cité dans Yeldham, 1984, p. 181.