La Fin DOSSIER THÉMATIQUE



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DOSSIER THÉMATIQUE La Fin «EH BIEN, CONTINUONS.» SARTRE La fin d une œuvre est une étape éminemment ambiguë. Toute œuvre littéraire se conclut, et pourtant on ne trouve pas deux fins identiques dans leurs moyens et leurs effets. La fin est à la fois le soulagement d une tension et une déception de quitter l émotion de la lecture, à la fois résolution, et, lorsqu elle est fin ouverte, insatisfaction de devoir choisir un sens. Elle est le nécessaire achèvement du récit qui ne conduit qu à elle, et pourtant il est sa négation car il la retarde sans cesse, au fil des pages et du temps. Elle est nécessaire au texte, récit, poème, pièce, naturellement achevé, et en même temps, se concentrent là tant de faisceaux de signification et d attention que l auteur ruse pour donner à la fin la forme d une évidence, s il ne décide pas de jouer avec le caractère obligé et sans doute effrayant du lieu. Elle devrait aller de soi et pourtant quel écrivain n a pas joué à défier ce rituel, par une pirouette, une pointe, un coup de théâtre? Elle se définit tout autant comme une conclusion que comme un nouveau départ possible, vers une rêverie qui poursuit l œuvre, vers une autre lecture qui s y accote. La fin est-elle halte ou passage?

«Et moi, voir ma chère cassette.» MOLIÈRE, Fin de L Avare La fin est tout d abord un emplacement stratégique de l œuvre. Elle a comme son pendant inaugural, l incipit, un statut particulier. L explicit, ce sont les derniers mots, le dernier souvenir que le lecteur gardera de l œuvre. Et cette impression forte déterminera sans doute aussi l image qu il emportera de cette rencontre. Combien, à ce titre, de fins «décevantes». Plus que la coloration sentimentale qui nous attache à l œuvre, la fin projette son ombre pourtant fine sur le texte qui la précède. Elle conduit à repenser ce qui s est passé, voire à le réévaluer. Ainsi, c est la fin heureuse d une tragédie qui permit aux promoteurs de la tragi-comédie, monstre de l âge classique, d élaborer ce genre incongru. De même, c est la fin du récit fantastique, parce qu elle se refuse à expliquer l inexplicable, qui garde vivante la tension propre au genre. La fin peut être une surprise, et la pointe du «Dormeur du val» rimbaldien lève soudain le voile sur la portée jusque-là seulement esquissée de son poème. La linéarité de l œuvre littéraire oblige donc l auteur à affronter sa clausule et à en assumer le poids. D autant que cette fin annoncée a une matière : ce sont les dernières pages du roman que l on palpe entre ses doigts, c est la fatigue du corps au théâtre qui se suspend aux derniers mots des comédiens, c est sur l espace de la page, les derniers vers du poème que l on entrevoit dès l abord. Le lecteur est averti, il reste à le surprendre ou à le conforter dans son attente. «Et moi, je m arrête, parce que je vous ai dit de ces deux personnages tout ce que j en sais.» DENIS DIDEROT, Jacques le fataliste et son maître La fin est en effet attendue. On peut même dire qu elle est présente à l esprit dès les premiers moments de l œuvre. Que cette tension entre début et fin est une des tensions qui dynamisent l œuvre. Je sais que cela va finir, je ne sais pas comment : voilà pourquoi j accorde, le temps d une lecture, mon attention au texte. Et c est même cette attente informée qui caractérise le sentiment tragique : l issue mortelle m est connue, et mon douloureux plaisir vient de la façon dont elle est amenée. Dans la structure du récit, telle que la définit l ubiquiste schéma narratif, elle s appelle situation finale, elle permet le retour à l équilibre décrit par la situation initiale. Au théâtre, la métaphore est limpide, un dénouement vient trancher un nœud que l action avait peu à peu serré. Ce dénouement ne fut pas sans susciter les interrogations au cours de l histoire du théâtre. Aristote indiquait dans la Poétique que «les dénouements de fable doivent résulter de la fable même, et non d une intervention divine», et proscrivait à ce titre les deus ex machina, «croix de ma mère» et autres coups de théâtre, jugés arbitraires et invraisemblables, et à ce titre irrecevables par le public. La catastrophe (dénouement de la tragédie), le dernier événement de la pièce, devait être un délicat équilibre entre clôture du parcours de chaque personnage, ultime péripétie ou reconnaissance. Qu il s agisse de l exode antique, de la pointe du sonnet, de la morale de la fable, de la chute de la nouvelle, la fin est à l image de la sortie hors de l Éden de la Genèse, un moment de résolution de la tension conduisant à une réinterprétation du texte, nimbé parfois d un sens moral : ce qui s achève doit avoir une raison de s achever. «C est là ce que nous avons eu de meilleur, s exclama Deslauriers.» GUSTAVE FLAUBERT, Fin de L Éducation sentimentale Ce surcroît de sens qui explique le désir de lecture, le roman policier, dont l efficacité n a cessé de se polir depuis le fondateur Œdipe-roi, l incarne fort bien. La fin du récit est une explication, une levée de l énigme, une résolution. La fin n est plus seulement l événement logique qui vient couronner un parcours, elle est ce qui permet de comprendre ce parcours, autrement opaque. Ici, c est la polysémie de fin (achèvement et finalité) qui éclaire. Le mystère, pour être toléré, pour que malgré le trouble où il nous jette, et malgré notre désir de «deviner» la fin, d ébaucher au fur et à mesure de la lecture des hypothèses à son sujet, doit être su fini. Nul ne s engagerait au spectacle, nul ne se perdrait dans le courant de l illusion théâtrale s il ne savait que celle-ci doit se terminer. «Mon âme en gardera l éternel souvenir.» PIERRE CORNEILLE, Fin de L Illusion comique La fin est aussi ce qui règle, en plus du genre, la durée de l œuvre. Et qui pose, une fois réalisée, la question de la durée juste. Unité de temps, nécessités techniques du théâtre éclairé à la bougie, capacité d un spectateur, d un lecteur à offrir sa concentration à la fiction, la durée est une notion essentielle au cœur de la lutte pour l intérêt d un public. À ce titre, la notion de cycle renvoie à cette ambiguïté de la fin : toujours achevé, toujours repris, le temps de la Comédie humaine est fini et infini à la fois. Et l œuvre de Proust, toujours augmentée, arrêtée par sa mort, est aussi à classer parmi ces œuvres qui n ont pas de fin : certes Le Temps retrouvé la clôt, mais elle fut longuement et constamment amplifiée de l intérieur par des ajouts, des réécritures, les «paperoles» niant l interruption de l intarissable processus d écriture. On pourrait inscrire ces œuvres infinies dans la filiation des Mille et Une Nuits: où achever c est mourir. L E S M O T S D U C E R C L E N 2 6 / D O S S I E R T H É M A T I Q U E G A L L I M A R D - 0 2

«Eh bien, continuons.» JEAN-PAUL SARTRE, Fin de Huis clos La fin, attendue, conduit, on l a vu, les auteurs à en admettre la force et donc à s y soumettre. Il existe cependant divers types de fins, l auteur assumant ou refoulant le caractère surdéterminé de la halte. Des fins en mineur comme celle de L Assommoir de Zola, atténuant volontairement la mort de Gervaise, pour en gommer le caractère spectaculaire. Mais aussi des œuvres faisant le rêve d une absence de fin, comme celle d œuvres «interminées», les Je me souviens de Perec, litanie donnée comme à poursuivre, les Cent mille milliards de poèmes de Queneau, jamais réalisés. On pourrait aussi évoquer ici La Servante du dramaturge contemporain Olivier Py, qui souhaitait que son spectacle de vingt-quatre heures soit insaisissable dans son intégralité. Le sommeil du spectateur est une donnée de la pièce : on s endort, et quelque part le spectacle continue, car, comme il est écrit au-dessus de la scène, «Ça ne finira jamais». Certaines œuvres nient leur fin en la rattachant au début : La Promesse de l aube de Romain Gary commence par ces mots : «C est fini». La Leçon de Ionesco construit ainsi, par la reprise des premières répliques, un cycle qui fait du théâtre un phénix, au-delà même de ses principes fondateurs : la répétition, la représentation potentiellement renouvelable à l envi. La fin paradoxale du Voyageur imprudent de René Barjavel propose elle aussi une fin qui n en est pas une : le thème du voyage dans le temps, annulant la linéarité de l écoulement du temps permet de revenir sur des événements du passé, qui, une fois changés, peuvent influer sur l avenir jusqu à effacer celui qui a pu intervenir sur le passé... «Irénée Funes mourut, en 1889, d une congestion pulmonaire.» JORGE LUIS BORGES, Fin de «Funes ou la Mémoire», extrait de Fictions «Elle est retrouvée. / Quoi? L'Éternité. / C'est la mer allée / Avec le soleil.» ARTHUR RIMBAUD, Fin de «L Éternité» La notion de fin est-elle même indissociable de l imaginaire qu elle convoque. La fin littéraire invite aussi à songer aux rêveries du «bout du monde», terres éloignées, exotisme spatial qui frôle l utopie du lieu qui n aurait, comme la fin, pas d ensuite. Et nombre de récits de science-fiction ont eu comme terrain d invention la fameuse «fin du monde», la fin de toutes les énergies par exemple, comme dans le roman d anticipation Ravage de Barjavel, ce temps d après l apocalypse, qui obligerait à imaginer un recommencement dont il serait l amorce. Le romancier se place donc bien au-delà de la fin, dans l impensable. «[...] et le reste à se marier elle-même à un fort honnête homme, qui lui fit oublier le mauvais temps qu elle avait passé avec la Barbe bleue» CHARLES PERRAULT, Fin de La Barbe bleue La fin d un texte, qui s inscrit lui dans une certaine atemporalité, constitue le douloureux moment des adieux à l oeuvre. Il est l équivalent du salut des comédiens, ce moment de la fin affirmée et exhibée de la fiction, ce retour au réel. La pièce cadre de L Illusion comique de Corneille dévoile le procédé. Un père découvre sur la scène que son fils est comédien : mais il a cru du spectacle tragique (le fils meurt) que ce dernier jouait qu il était la réalité. La fin révèle et éteint l illusion : soulagement Clindor est vivant et dépit «Mon fils comédien!». Le «classique», l œuvre reconnue défie en ce sens cet adieu au lecteur : elle est ce texte toujours repris, l œuvre source d autres œuvres. Elle est l écrit sans fin, elle est refrain, qui, s inscrivant dans la mémoire, la fermente et ne se clôt pas. Certains textes demeurent ainsi eux suspendus au temps faute de fin. Et que penser de ces oeuvres inachevées du fait de la mort de leur auteur, qu on lit sans leur fin : Bouvart et Pécuchet est une de ces œuvres tronquées qui ne finiront jamais vraiment. La parenté primordiale du récit, quelle que soit sa forme, du texte en tant qu il s étend sur la ligne du temps, et de la biographie n est plus à prouver. Le récit fondateur de l Odyssée n est rien d autre qu un pan, essentiel, de la vie de son personnage éponyme. En ce sens, la fin a avec la mort (celle de Goriot, celle de Phèdre) un lien des plus intimes, puisqu elle est ce qui éteint le personnage, puisqu elle est, finalement, ce que seul le récit peut embrasser, un parcours complet jusqu à cet après qui est tu. À l inverse, il est une tradition de l achèvement, le happy end, qui conduit lecteurs et spectateurs vers une forme de satisfaction réalisée par les canoniques retrouvailles ou mariages, des comédies de Molière à la fin de l odyssée. L E S M O T S D U C E R C L E N 2 6 / D O S S I E R T H É M A T I Q U E G A L L I M A R D - 0 3

EXERCICES E La fin d une œuvre est une contrainte, tant du point de vue de la structure du texte que de ce qu on doit y trouver. L étude de ce passage obligé conduit en tous cas à une réinterprétation, à une lecture à rebours de l œuvre qui a été lue, et à sa réévaluation à la lumière de la fin. Pratiquer des exercices d écriture autour de la notion de fin de texte permet de redéfinir les enjeux du texte, les contraintes qui ont présidé à sa conception. Sous des aspects ludiques on rappelle ainsi qu une œuvre doit toujours prévoir sa fin, qu elle est là, anticipée dès l origine Les formes d anthologies sont bien entendu multiples. Les dernières phrases avec ce qu elles peuvent avoir d explicite quant à la fin ou de mystérieux, fins conclusives ou ouvertes. Les dernières lignes de romans permettent quant à elles de mesurer l écart entre des fins traditionnelles et les tentatives de renouveler ce point commun à toutes les œuvres de fiction. On peut enfin mettre en parallèle des fins d œuvres diverses : la fin d une comédie, d une tragédie et d une tragi-comédie pour évoquer la définition des trois genres, celle d un roman réaliste et d une nouvelle fantastique pour inviter à comparer les éléments à première vue les plus éloignés. Ces comparaisons peuvent aussi se faire par auteur : ne pourrait-on pas rapprocher des fins de Flaubert, des fins de Balzac, pour prendre deux exemples, et se demander s il n y a pas, au-delà des genres et registres divers, de réelles permanences. On peut également proposer des variations sur la fin : à partir d un début de conte ou de nouvelle, on doit imaginer comment terminer le récit, c est-à-dire qu il faudra tenir compte des contraintes imposées par le reste du texte. À la fois, reprendre ces éléments (personnages, cadre temporel et spatial, données de l intrigue, tonalité du texte) mais aussi leur trouver un aboutissement. À l échelle d une classe, on peut ensuite proposer une mise en commun des fins trouvées, pour en dégager les éléments récurrents. On pourra enfin élire la fin la plus inattendue ou la plus efficace. L exercice réciproque est aussi envisageable : à partir d une fin (ligne, vers, réplique, paragraphe) l élève doit reconstituer le reste. Sans se «tromper» de registre, d intrigue, de personnages, de genre, etc. Là encore, la mesure des écarts peut être tout à fait éloquente. Cette réflexion sur les fins de textes narratifs permet de poser la question de la fin ouverte ou de la fin fermée. La fin doit-elle être une ultime surprise ou au contraire l aboutissement et la résolution, de quelque chose? Là encore, on peut faire écrire aux élèves des fins de textes donnés, en leur demandant de trouver une fin ouverte ou une fin réellement conclusive. Il conviendra ensuite de leur demander laquelle des deux techniques ils trouvent la plus satisfaisante à lire. Et à écrire. Pour mesurer à quel point une œuvre peut se révéler dans sa fin on pourrait proposer un exercice qui consisterait à relier des fins de textes avec les titres d œuvres auxquelles elles se rapportent. On peut se livrer au même exercice avec les ultimes répliques de textes de théâtre et leur titre ou encore avec le dernier vers d un poème. L étude de la nouvelle policière invite à voir dans la fin un rôle qu elle a dans tous les textes, mais qui ici apparaît de manière particulièrement frappante. En effet, dans l intrigue policière, l élément de résolution est une réponse à la question posée à l origine de l intrigue. La fin est donc nécessairement une explication, et le caractère particulièrement didactique des dernières lignes de nouvelles policières de Conan Doyle, par exemple, illustre bien la vocation d un achèvement qui est soulagement. On pourrait également proposer une réflexion sur les oeuvres et les concepts dont on peut difficilement dire qu ils s achèvent. Qu est-ce que serait la fin d un tableau? La fin d une couleur? Ces questions pourraient donner lieu à des textes qui par leur forme même (laquelle? elle est à trouver) suggéreraient l idée d un inachèvement. On songe ici par exemple au Chef-d œuvre inconnu de Balzac, nouvelle qui aborde aussi l idée de l inachèvement en art. Cette question de l inachèvement soulève aussi celle du contournement de la fin. Car on peut parfaitement choisir de refuser la fin de l œuvre. On pourrait alors imaginer des exercices d écriture portant sur le thème de l œuvre qui ne finit pas. Les modèles ne manquent pas : les Mille et Une Nuits en sont un exemple, où le principe de la narration ininterrompue est aussi L E S M O T S D U C E R C L E N 2 6 / D O S S I E R T H É M A T I Q U E G A L L I M A R D - 0 4

celui de la survie de celle qui raconte. Mais d autres auteurs se sont aussi approché de cette histoire sans fin, comme par exemple Raymond Queneau et son objet poétique Cent mille milliards de poèmes : le livre est constitué d une série de dix sonnets dont chacun des vers est écrit sur une bande de papier que l on peut soulever. On peut donc à sa guise composer un sonnet avec des vers de chacun des dix poèmes. Comme le titre l indique, le nombre de sonnets possibles n est pas illimité, mais à l échelle d une vie humaine, il l est. De pareils objets livres, qui disent la volonté d écrire une littérature sans fin, peuvent prendre des formes diverses. On peut donc suggérer l infinité d une œuvre de diverses manières, internes ou externes. Cet exercice peut être prolongé par la contrainte suivante : reprendre une œuvre à partir de sa fin. Soit un texte littéraire clos, on imagine un ultime rebondissement, coup de théâtre, commentaire d auteur, description, etc., qui permette de réécrire la fin. S appuyer sur la biographie d écrivains, et plus particulièrement de leur mort et de l œuvre qui les occupait. Proposer ainsi une anthologie des œuvres inachevées. Quelles sont les conséquences pour cette œuvre? N est-elle pas fatalement considérée comme une sorte d œuvre-testament? Comment la critique est-elle arrivée à proposer une version lisible du texte? On peut s appuyer ici sur l exemple du dernier roman de Georges Perec, 53 jours, dont le texte inachevé est accompagné de notes, qui prolongent l œuvre sans pouvoir vraiment l achever tout en en assurant la continuation. L écrivain Michel Schneider raconte dans Morts imaginaires ces morts d écrivains (Pascal, Kant, Flaubert, Zweig) et les détails, pensées et légendes qui les entourent, se livrant à un exercice à rebours de leur histoire. Un grand écrivain, un grand artiste meurt-il comme il a vécu? Y a-t-il d autres écrivains qui ont eu, comme Molière, mort en jouant Le Malade imaginaire, une sorte de mort exemplaire? On peut d ailleurs se livrer à une lecture comparée de récits de mort : prenons le cas de Molière. Est-ce la même mort dramatique dans une biographie scientifique, dans Le Roman de Monsieur Molière de Boulgakov, dans le Molière théâtral de George Sand, ou dans le film d Ariane Mnouchkine? Ici encore, la mort et la fin bénéficient d un effet d attente tout particulier. À partir du dernier mot du dictionnaire On pourrait imaginer de comparer des derniers mots de dictionnaires et d encyclopédies d époques et de types différents : sont-ce toujours les mêmes? Quelle est leur signification? Comme le rappelle Alain Rey dans le Dictionnaire historique de la langue française, on rencontra zenzymomètre, le zythe (une bière d Égypte), le zyzel (un animal) ou encore les zyzomys (rats), pour aboutir à l onomatopée zzz. À partir de cette liste exotique, imaginer des définitions nouvelles et illustrées. Les mots pour dire la fin sont fort nombreux : «aboutissement, achèvement, arrêt, bout, clôture, etc.». À y regarder de plus près, chacun semble s accorder à un domaine propre, chaque chose a sa fin, son cadre, sa bordure, sa limite. Mais par le jeu des métaphores et des analogies, on fait de fins particulières des fins qui débordent de leur sens premier pour s étendre à d autres domaines. Peut-on alors classer ces mots terminaux? La question de la durée, de la bonne durée, fondamentale pour déterminer un genre (épopée ou sonnet, nouvelle ou roman), essentielle aussi en termes de poétique et de pratique du théâtre (quand un acte est-il assez/trop long?) pourrait mener à la réalisation d une enquête sur la durée des œuvres. Qu est-ce qu un film qui a assez duré? Un livre est-il toujours préféré en raison de sa brièveté? Préfère-t-on apprendre un poème court ou un poème long? Et à réciter? Qu est-ce qu une rédaction «suffisamment» longue? Dix lignes, trois pages? L E S M O T S D U C E R C L E N 2 6 / D O S S I E R T H É M A T I Q U E G A L L I M A R D - 0 5