La Culture L'ethnologue Claude Lévi-Strauss au Brésil I. Introduction : la culture s oppose-t-elle à la nature? Se poser cette question c est d abord interroger des mots que l on utilise tous les jours mais qui possèdent plusieurs sens. Cette polysémie entraîne des confusions et des erreurs car selon le sens donné aux deux termes, la réponse ne sera pas la même. 1) La culture au singulier, comme ce qui est la marque d un apprentissage, d un travail ou d une transformation. Tout comme l homme cultive la terre afin de la rendre fertile et d en récolter les produits, l homme cultive ses propres facultés (intellectuelles, manuelles, morales, scientifiques, religieuses, artistiques ), qui sans cette culture resteraient endormies en lui. L homme cherche à dépasser son état originaire, sa faiblesse naturelle pour progresser dans la connaissance, dans la maîtrise de ses propres forces et de celles de la nature. La culture en ce sens participe à la formation de tout individu. On parle également d homme cultivé au sens où il possède une grande culture générale. Ce sens pose problème car cette culture n a rien de générale, elle correspond à certains critères (on ne dira pas de quelqu un qui sait réparer toutes sortes de voitures qu il est cultivé, alors qu il possède un savoir) et de plus elle est un facteur de discrimination (on distingue la haute culture et la culture populaire). Ainsi la culture s oppose d abord à la nature, dans le sens où la formation de l individu (le sens ici du mot culture) est un refus, une transformation de l état originaire (le sens ici de nature). 1
2) Les cultures au pluriel, comme «[ ] l ensemble des formes acquises de comportement d un groupe d individus, unis par tradition commune, transmet à ses enfants.» 1 L individu existe dans un groupe avec lequel il partage un ensemble de valeurs, de représentations, de traditions, etc. En ce sens il y a une culture française, une culture allemande, une culture russe, une culture japonaise, etc. et toutes ces cultures se différencient par un certains nombres de facteurs (langage, arts, mœurs, religion ). Le problème est alors qu il y aurait plusieurs cultures et donc des rapports au monde et aux autres différents qui peuvent se révéler incompatibles. La pluralité des cultures peut être perçue comme le signe d une richesse humaine mais elle peut être également un obstacle à la communication entres les groupes et la source de conflits et de guerres. Ainsi, la culture en ce sens pose le problème de la nature humaine : s il n y qu une diversité d usages, est-ce que l on peut quand même trouver un invariant, un critère commun à tous les groupes humains? Existe-t-il une nature humaine au sens d une essence universelle de l homme? II. Peut-on distinguer le naturel du culturel chez l être humain? Qu appelle-t-on naturel dans cette question? Le terme de nature peut désigner : - Ce qui n a pas été transformé, par opposition à la culture qui est un processus de transformation. Il s agit d un état originaire, essentiel, universel, inné par opposition à la culture qui est toujours contingente, particulière et acquise. - L ensemble des choses qui existe, y compris les phénomènes culturels, et qui est soumis à des lois (c est en ce sens que l on parle de loi naturelles ou des lois de la nature). - L essence d une chose, l ensemble des propriétés qui la définissent. Par exemple, la nature d un triangle est d être une figure à trois côtés, dont la somme des angles est égale à 180. a. La culture comme dénaturation et aliénation de l homme. Dans son Discours sur l origine et les fondements de l inégalité parmi les hommes, Rousseau montre que le passage de l état de nature (état antérieur à toute société) à l état civil a été certes un progrès dans plusieurs domaines mais pas dans le domaine moral. En effet, l homme à l état social est sujet aux pires passions : la vanité, l'orgueil, la jalousie, la domination, le sadisme... Ces passions sociales font de l homme un être aliéné, il n est plus lui-même, il devient dépendant du regard des autres. Il faut comprendre que la culture n est pas nécessairement synonyme d une amélioration morale de l homme, elle ne le transforme pas toujours pour le mieux. Il montre alors dans cet extrait les effets sur l homme du passage à l état social : «Être et paraître devinrent deux choses tout à fait différentes, et de cette distinction sortirent le faste imposant, la ruse trompeuse, et tous les vices qui en sont le cortège. D un autre côté, de libre et indépendant qu était auparavant l homme, le voilà par une multitude 1 Margaret Mead, Sociétés, traditions et techniques. 2
de nouveaux besoins assujetti, pour ainsi dire, à toute la nature, et surtout à ses semblables dont il devient l esclave en un sens.» Rousseau, Discours sur l origine et les fondements de l inégalité parmi les hommes, deuxième partie. b. Mais c est dans la culture que réside l élément de perfectibilité. «Mais, quand les difficultés qui environnent toutes ces questions, laisseraient quelque lieu de disputer 2 sur cette différence de l homme et de l animal, il y a une autre qualité très spécifique qui les distingue, et sur laquelle il ne peut y avoir de contestation, c est la faculté de se perfectionner ; faculté qui, à l aide des circonstances, développe successivement toutes les autres, et réside parmi nous tant dans l espèce que dans l individu, au lieu qu un animal est, au bout de quelques mois, ce qu il sera toute sa vie, et son espèce, au bout de mille ans, ce qu elle était la première année de ces mille ans.» Rousseau, Discours sur l'origine et les fondements de l'inégalité parmi les hommes. c. La culture comme seconde nature. «[...] Les pères craignent que l'amour naturel des enfants ne s'efface. Quelle est donc cette nature, sujette à être effacée? La coutume est une seconde nature qui détruit la première. Mais qu'est-ce que nature? Pourquoi la coutume n'est-elle pas naturelle? J'ai grand peur que cette nature ne soit elle-même qu'une première coutume, comme la coutume est une seconde nature.» Pascal, Pensées (1657-1662), fragments n 92 et 93 de l'éd. Brunschvicg «Notre âme est jetée dans le corps où elle trouve nombre, temps, dimensions, elle raisonne là-dessus et appelle cela nature, nécessité, et ne peut croire autre chose.» Preuves par discours, I, (Laf. 418, Sel. 680). «Il n y a rien qu on ne rende naturel. Il n y a naturel qu on ne fasse perdre.» Pensées diverses, (Laf. 630, Sel. 523). III. Comment juger les différentes cultures? a. Le jugement normatif et le problème de l ethnocentrisme Le jugement normatif pose, comme son nom l indique une norme et, par conséquent, de l anormal. Cette division peut paraître arbitraire (qui ne découle d aucune nécessité logique) et même servir des intérêts particuliers (Cf. traite des noirs justifiée par des jugements pseudo scientifique d une nature sous-humaine). 2 De débattre. 3
«L'attitude la plus ancienne, et qui repose sans doute sur des fondements psychologiques solides puisqu'elle tend à réapparaître chez chacun de nous quand nous sommes placés dans une situation inattendue, consiste à répudier purement et simplement les formes culturelles : morales, religieuses, sociales, esthétiques, qui sont les plus éloignées de celles auxquelles nous nous identifions. «Habitudes de sauvages», «cela n'est pas de chez nous», «on ne devrait pas permettre cela», etc.., autant de réactions grossières qui traduisent ce même frisson, cette même répulsion en présence de manières de vivre, de croire ou de penser qui nous sont étrangères. [...] Cette attitude de pensée, au nom de laquelle on rejette les «sauvages» (ou tous ceux qu'on choisit de considérer comme tels) hors de l'humanité, est justement l'attitude la plus marquante et la plus instinctive de ces sauvages mêmes. [...] En refusant l'humanité à ceux qui apparaissent comme les plus «sauvages» ou «barbares» de ses représentants, on ne fait que leur emprunter une de leurs attitudes typiques. Le barbare, c'est d'abord l'homme qui croit à la barbarie.» Claude Lévi-Strauss, Race et histoire. Qu est-ce qui pose problème lorsque l on juge une culture de sauvage ou de barbare? b. Faut-il être relativiste? Le point de vue relativiste se veut contraire à toute forme d'ethnocentrisme, il s'agit de remettre les choses dans leur contexte. Il existe une multitude de points de vue relativistes mais tous possèdent en commun l idée qu il existe différents modes de pensée et d action, tout aussi valables les uns que les autres. «Il n'est rien si horrible à imaginer que de manger son père. Les peuples qui avaient anciennement cette coutume, la prenaient toutefois pour témoignage de piété et de bonne affection, cherchant par là à donner à leurs progéniteurs la plus digne et honorable sépulture, logeant en eux-mêmes et comme en leurs moelles les corps de leurs pères et leurs reliques [...]. Il est aisé à considérer quelle cruauté et abomination c'eût été, à des hommes abreuvés et imbus de cette superstition, de jeter la dépouille des parents à la corruption de la terre et nourriture des bêtes et des vers.» Montaigne, Les Essais, Livre II, Chapitre 12. IV. Y a-t-il une nature humaine? a. La recherche d'un critère universel. Si les jugements normatifs posent problème, car ils peuvent être ethnocentrés, refuser tout jugement c est laisser le champ libre aux formes du mal. Il faut bien un critère objectif de jugement sinon nous pourrions justifier les pires atrocités. Refuser la pratique de l'excision ce n'est pas être ethnocentriste mais c'est faire valoir des principes moraux universels. La question de la nature humaine est de savoir s'il y a une différence de degré entre les cultures où s'il y a une différence de nature. L'ethnologie montre que les peuples dits primitifs ou sauvages sont considérés à tord comme des sous hommes, que leur lien social est normé, qu'il y a un travail de la rationalité, même si les 4
coutumes sont différentes (cannibalisme). La diversité constatable des comportements nous laisse penser qu'il n'y a pas d'unité et pas de nature humaine mais l'exemple de la prohibition de l'inceste nous montre une permanence dans les différences. La prohibition 3 de l inceste n est ni purement d origine culturelle, ni purement d origine naturelle ; et elle n est pas, non plus, un dosage d éléments composites empruntés partiellement à la nature et partiellement à la culture. Elle constitue la démarche fondamentale grâce à laquelle, par laquelle, mais surtout en laquelle, s accomplit le passage de la nature à la culture. En un sens, elle appartient à la nature, car elle est une condition générale de la culture, et par conséquent il ne faut pas s étonner de la voir tenir de la nature son caractère formel, c est-à-dire l universalité. Mais en un sens aussi, elle est déjà la culture, agissant et imposant sa règle au sein de phénomènes qui ne dépendent point d abord d elle. [ ] Elle opère, et par elle-même constitue, l avènement d un ordre nouveau. Lévi-Strauss, Les Structures élémentaires de la parenté 3 L interdiction. 5