Rédaction Olivier Bailly et Samuel Poos. Coordination EcoRes sprl Samuel Poos (CTB) Editeur responsable : Carl Michiels, 147 rue Haute 1000 Bruxelles



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Transcription:

Rédaction Olivier Bailly et Samuel Poos. Coordination EcoRes sprl Samuel Poos (CTB) Editeur responsable : Carl Michiels, 147 rue Haute 1000 Bruxelles Photo de couverture : CTB, Julien Lesceux Les opinions exprimées dans cette publication sont celles de son auteur et ne reflètent pas nécessairement celles de la CTB ou de la Coopération belge au Développement. Des extraits de cette publication peuvent être utilisés dans un but non commercial à condition d en citer l origine et l auteur. CTB, Agence belge de développement, Bruxelles, 2ème édition, Décembre 2011 2

> Bref rappel historique 5 > Valeurs du commerce équitable et avantages 6 > Volume vs valeurs? 9 > Main mise du Nord sur le Sud? 10 > Biodiversité 10 > Trois Sud-Sud : local, régional, international 11 > Avantage d un commerce équitable Sud-Sud local et régional 13 Trouver de nouveaux débouchés commerciaux 13 Augmentation de la résilience face aux crises extérieures 13 Dynamiser les énergies locales du changement 14 Valorisation économique des marchés locaux, et diversité culturelle 15 Sensibilisation au concept du «fair trade» au Sud 15 Un impact écologique réduit 16 Adaptation du concept «équitable» 16 > Les certifications, labels a l initiative du Sud 18 Au Sénégal, ENDA lance un système local de certification 18 Mexique : le label Comercio Justo 19 Profit et Shop for Change en Inde 20 Des Max Havelaar dans les pays en développement 21 Le label des petits producteurs 22 Le projet de magasins du monde par la plateforme régionale de COFTA 23 > Quand l Etat s implique 25 Brésil : le commerce équitable comme politique sociale 25 Le commerce équitable s organise au Maroc 26 Madagascar se dote d un comité interministériel d appui au commerce équitable 26 > Autres initiatives 26 Afrique Kenya Federation for Alternative Trade (KEFAT) 27 Amérique latine La table de coordination latino-américaine de commerce équitable 27 Pérou : Le groupe-réseau d économie solidaire du Pérou (CRESP) 28 Equateur : Maquita Cushunchic 38 Asie L Avocat du commerce equitable aux Philippines 29 Inde : le premier label de commerce équitable pour les magasins 30 «Betterday» se vend très bien au Vietnam et ailleurs 30 > Dangers du Sud Sud local et régional 33 Une perte de lien? 33 Des critères équitables à deux vitesses? 33 > La fin d un certain paternalisme 34 3

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CTB En 1964, lors de la Conférence des Nations Unies pour le commerce et le développement (CNUCED), des représentants des pays du Sud affirment avec force la volonté et fierté des pays du tiers monde : ils ne veulent pas s apitoyer sur leur sort. Ils ne se contenteront pas d être les passagers de leur développement, ils veulent le piloter en brandissant l étendard «Trade not aid», «du commerce, pas de l aide». Refusant l aumône ponctuelle des pays du Nord, les représentants des pays du Sud mettent l accent sur l échange et demandent de réelles politiques commerciales leur ouvrant les marchés des pays du Nord. Le commerce devient ainsi outil de développement, d émancipation. Des Magasins du monde commencent à fleurir en Belgique rapidement, dès 1971. Ils seront 120 deux ans plus tard. Le mouvement est généralisé au niveau européen. Max Havelaar ouvre l ère du label équitable en 1988. Son logo certifie au consommateur les principes équitables lors de la production du produit. Dans la foulée, le fair trade s installe dans les rayons des supermarchés. Les ventes décollent. La fin du millénaire est accompagnée par la structuration au niveau international du commerce équitable et l émergence d organisations faîtières. Parmi les plus importantes, FLO (Fairtrade Labelling Organizations International) voit le jour en 1997. Le secteur de la grande distribution, trouvant une niche commerciale et/ou se découvrant une éthique, s engouffre dans le concept et crée ses propres marques de qualité. A un niveau plus modeste, de nombreuses PME dans des activités commerciales variées (mode, épicerie, voyages, artisanats, etc.) adoptent la philosophie équitable sans pour autant faire appel aux labels ou l afficher. [1] En 2010, le commerce équitable labellisé enregistre une hausse de 18% pour un chiffre d affaires de 4.3 milliards d euros au niveau mondial. Ces produits émanent de 905 organisations certifiées représentant plus d un million de travailleurs. En évaluant les impacts indirects, 6 millions de personnes bénéficient de ce type de commerce [2]. Tant sur le plan des valeurs que sur le marché, le commerce équitable est une réussite. 5

Les acteurs du commerce équitable se sont accordés sur une définition de leur solidarité : «Le commerce équitable est un partenariat commercial fondé sur le dialogue, la transparence et le respect, dont l objectif est de parvenir à une plus grande équité dans le commerce mondial. Il contribue au développement durable en offrant de meilleures conditions commerciales et en garantissant les droits des producteurs et des travailleurs marginalisés, tout particulièrement au Sud de la planète. Les organisations du commerce équitable (soutenues par les consommateurs) s engagent activement à soutenir les producteurs, à sensibiliser l opinion et à mener campagne en faveur de changements dans les règles et pratiques du commerce international conventionnel» * Ce commerce est jalonné de critères sociaux, économiques et environnementaux. La rémunération du producteur doit être équitable, couvrant ses besoins et ceux de sa famille et assurant leurs droits à un toit, à l éducation, à la santé. Les organisations de producteurs indépendants doivent être ou devenir démocratiques, participatives, transparentes et ouvertes à de nouveaux membres. Les plantations et les usines doivent respecter la législation nationale du travail et les Conventions de base de l Organisation internationale du travail (OIT) avec entre autres la liberté syndicale et la sécurité sociale. Mais au-delà de ces paramètres, le commerce équitable développe des valeurs qui sont à l opposé de la concurrence commerciale à tout crin. Il met au contraire l accent sur la redistribution des richesses, des organisations collectives, la réinvention de la société sur des bases démocratiques, participatives et transparentes. Pour certains, il est prétexte à une mise en autonomie des groupes locaux de producteurs, autonomie en production d abord mais ensuite en tant que collectif de citoyens. ne semble pas tenu, lui, d appartenir à l un des hémisphères de la planète. Pourtant, l existence de cette relation entre peuples d autres continents présente plusieurs avantages. D abord, elle atteint son but d une redistribution volontaire des richesses du monde. Les consommateurs «aisés» du Nord acceptent de payer un produit au prix juste afin de rétribuer correctement les producteurs marginalisés du Sud. Même si le mouvement est minime à l échelle du commerce planétaire, il y a bien transfert de richesses. Le commerce équitable aiguise également la conscience du consommateur. En lui signifiant que l achat de produits permet de payer un salaire décent aux travailleurs, il indique implicitement que d autres sont le fruit de l exploitation d une main-d oeuvre bon marché. Cette conscience peut naître de la rencontre d un pays via ses produits. Le commerce équitable peut aussi affirmer un soutien à des causes (Palestine, Tibet). Ces gestes quotidiens concrétisent la solidarité des peuples. Au Sud, le commerce équitable développe un aspect formateur sur un plan social, environnemental, mais également en termes de production et productivité. Les exigences européennes et équitables amènent les producteurs à développer des pratiques de production irréprochables. Le marché local bénéficie également de ce savoir, et les producteurs peuvent s ouvrir vers d autres marchés exigeants, en dehors du commerce équitable. Enfin, les organisations du Nord et les producteurs du Sud ne se rencontrent pas que pour discuter business Portés par les mêmes valeurs, ils militent ensemble et leur union offre une stature internationale à leurs positions politiques. Elles s inscrivent dans le même registre «mondialisant» revendiqué par les structures supranationales comme l OMC. Ces organisations de commerce équitable se vivent aussi comme un engagement. Elles possèdent une dimension politique car «d une part, elles portent une visée de changement, et que, d autre part, elles s appuient sur des formes d organisation militante et elles impliquent des jugements sur les rapports instaurés par le marché conventionnel». [3] Le lien Nord-Sud n est pas intégré dans la définition. Si les producteurs et travailleurs sont localisés «tout particulièrement au Sud de la planète», le consommateur * Cette définition du commerce équitable a été élaborée par FINE, regroupant quatre structures internationales de commerce équitable (FLO, WFTO, NEWS! et EFTA) 6

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Un des inconvénients majeurs du commerce équitable et dont découlent d autres désavantages, c est sa réussite. Depuis les années 1990, par le biais d une «stratégie d extension consistant à accroître le volume et la vente des produits équitables en les intégrant dans le circuit économique traditionnel par le biais d organismes labellisateurs» [4], le commerce équitable s est glissé dans le commerce mondial. Jusqu à s y fondre? Les valeurs fondatrices du commerce équitable comme la solidarité et les dynamiques de changements pourraient être mises à mal, ses critères revus à la baisse, écornés par les exigences commerciales. Les partenaires du Sud changent également lorsque la demande explose. Comme le reconnaît Christophe Maldidier de l association française Solidar monde [5], «Pénétrer le marché, tout en le maîtrisant, n a pas été facile non plus pour le réseau Artisan du Monde qui a quadruplé la valeur de ses achats au Sud en dix ans. Pour satisfaire une clientèle nouvelle, Solidar Monde a été conduit à réduire, voire rompre, ses relations commerciales avec certaines organisations d artisans fragiles, tandis qu ont été plutôt privilégiées de plus grosses structures faîtières, qui s approvisionnent elles-mêmes auprès de dizaines de groupements. De nouveaux fournisseurs ont également été introduits de façon à élargir les gammes de produits. Ces évolutions ne sont pas sans conséquences sur la qualité et l équité des relations commerciales. Par exemple, la pression du marché a parfois été transférée sur les producteurs du Sud : pression sur les délais, introduction d une certaine délibération sur les prix, etc.» [6]. Emblématique, l octroi à la multinationale Nestlé d un label équitable à une de ses gammes de café, Partner s Blend, illustre les tensions entre la poursuite d intérêts financiers et la responsabilité sociale des acteurs [7]. Une certification a été donnée à ce café par la branche britannique de Fair Trade Labelling Organisation (FLO). Pour Oxfam, c est un premier pas dans la bonne direction. Même si ce "Partner's Blend" n'a, à ce jour, pas réellement eu de suite. Qu'importe. Nestlé engage un deuxième pas avec sa célèbre barre chocolatée Kit Kat. Depuis janvier 2010, en Irlande et au 8

Royaume-Uni, le snack à quatre doigts qui contient du sucre et du cacao équitable arbore le logo de FLO. La société Nestlé ne compte pas se limiter à ces en-cas, envisageant de faire passer d'autres produits sous l'égide du commerce «équitable». Cette perspective ne remplit pas d'allégresse tous les acteurs du secteur. Notamment à cause du parcours amoral de la multinationale et un engagement proportionnellement ridicule en regard de son volume de chiffres d'affaires. Ce chiffre d'affaires est paradoxalement un des arguments des pro-nestlé équitables. Des Kit Kats équitables toucheraient plus de 8000 producteurs de cacao en Côte d Ivoire [8]. Les perspectives d ouverture vers un nouveau public sont à la taille du partenaire : énormes. Le géant suisse, en février 2008 a annoncé avoir dépassé pour la première fois de son histoire, le cap des 100 milliards de francs suisses pour 2007 [9]. Mais pour une partie de la société civile, ce premier produit équitable sur les 8000 de la société est l arbre éthique qui cache une forêt sans morale *. En observant l alliance du Fairtrade avec le système de la grande distribution et des industriels capables de fournir des produits standardisés de haute qualité, «il est certain que ceux qui pensent que le commerce équitable a fait «pacte avec le Diable» n ont pas tout à fait tort» estime François Lerin, directeur de la publication Courrier de la Planète. * Société parmi les plus boycottée au monde, Nestlé est accusée, entre autres, d avoir mené dans les années nonante des campagnes marketing en Afrique pour son lait en poudre avec des pratiques commerciales abusives, détournant les mères de l allaitement. A cette époque et selon l Unicef, l utilisation du lait en poudre (avec notamment de l eau impure), causait un million et demi de décès parmi les nourrissons «Ces biberons qui tuent», Claire Brisset, Monde Diplomatique, Décembre 1997 9

Le reproche revient systématiquement. Les règles du commerce équitable sont essentiellement bâties au Nord, en fonction des marchés du Nord, selon les consommateurs du Nord. La voix des producteurs du Sud était jusqu il y a peu inaudible dans les grandes certifications internationales. Les inconvénients du commerce équitable qui suivent sont plus liés au principe d exportation de masse qu aux principes du commerce équitable ou à ses seules dimensions géographiques. Même si celui-ci doit rester vigilant, ses valeurs et la nature de ses partenaires au Sud atténuent fortement les effets négatifs mentionnés ci-dessous. L importance des volumes rend les partenaires du Sud dépendants des organisations du Nord et du marché mondial. L accès au marché et la capacité d exportation passent par eux. Face à une demande conséquente, les agriculteurs vont être enclins à consacrer la majeure partie de leurs terres au commerce d exportation. Sans agriculture vivrière, leur survie tient à la vente de leur production au Nord. Philippe Collier Avant d ajouter : «Mais il faut garder en mémoire que sans ce compromis, le commerce équitable serait resté un phénomène sympathique mais tout à fait marginal.» [10] Quelle garantie donne cependant cette ouverture en termes de détermination des prix et le pourcentage du prix de vente retournant aux producteurs locaux par exemple? Plus fondamentalement, la vision de société qu impliquent les multinationales est-elle compatible avec la finalité du commerce équitable? Au-delà de perspectives alléchantes de vente, quelles sont les exigences éthiques à réclamer des entreprises partenaires? Où s arrête le compromis pour une société durable et quand commence la complicité d un monde injuste? Alléchés par les perspectives de revenus des exportations, les paysans sont incités à pratiquer la monoculture intensive, et cette dernière épuise les sols. La rotation ou la mise en jachère, des pratiques permettant le resourcement des terres, n ont plus droit de cité face aux rentabilités demandées au Nord. Toujours en termes de biodiversité, la grande distribution alimentaire lisse également les goûts et qui veut avoir sa place dans les rayons évitera de multiplier ses variétés de tomates, de carottes ou d espèces locales. Comme le souligne le chercheur Murat Yilmaz, une tension existe donc entre la logique et la finalité des acteurs qui se revendiquent toujours de l héritage du mouvement tiers-mondiste prônant la nécessité de trouver une alternative au système capitaliste, et celles des autres qui défendent de plus en plus l idée d une intégration au système passant nécessairement par l adoption de la rationalité économique dominante. [11] 10

Résumer le commerce équitable à des rapports Nord-Sud serait faux, même si cette relation domine toujours les échanges. Comme le précisent Tristan Lecomte et Céline Girard [12], «les organisations de commerce équitable ( ) organisent et encouragent aussi les cultures vivrières et les ventes sur le marché local. Le développement des ventes locales est très complémentaire à l export pour une organisation de producteurs. Elle permet la vente des sous-produits, des qualités de produits pour le marché local, et plus globalement la diversification des ventes de l organisation. Un grand nombre de coopératives transforment et vendent sur le marché local des produits de terroir très ciblés issus de leurs membres, qui consomment aussi ces produits, et encouragent le redéploiement d espèces natives et variées». Relocalisation de l économie et commerce équitable seraient donc alliés naturels? «Tout à fait, répond Tristan Lecomte, par ailleurs fondateur d Alter Eco, ces deux concepts suivent une même ligne de développement et encouragent la souveraineté alimentaire». De quels Sud-Sud s agit-il? Géographiquement, trois types d échanges pourraient être définis. D abord, le commerce entre deux pays du Sud très éloignés, comme la vente d un produit équitable sénégalais au Vietnam. Lorsque le Sud-Sud est évoqué dans cette brochure, elle ne fait pas référence à ce commerce international de longue distance qui s approcherait plus du commerce équitable Nord-Sud. Ensuite, un commerce Sud-Sud entre deux régions ou pays relativement proches, autrement dit des circuits (semi-)courts équitables dans les pays en développement. De nombreuses organisations de producteurs du Sud joignent leurs efforts pour créer des structures capables de coordonner les initiatives nationales et devenir un acteur politique et commercial sur un espace continental. Enfin, le «Sud-Sud» peut également signifier un commerce développé à une petite ou moyenne échelle géographique. Il vise à valoriser des initiatives locales ou régionales dans un même pays, à développer l autonomie (alimentaire, énergétique, produits de base, etc.) de la région. Développer un commerce équitable Sud-Sud de courte distance revient à encourager une relocalisation de l économie. CTB Dieter Telemans 11

Pour les partisans d un fair trade Nord-Nord, c est clair : le commerce équitable est moins un rapport Nord-Sud qu une lutte entre petits producteurs et méga structures industrielles. Dans un communiqué commun, des organisations du Sud et du Nord [13] l affirment : «Permettre aux cultivateurs du Burkina- Faso ou du Pérou de vivre correctement est très important mais ne doit pas occulter la nécessité d assurer le paiement des heures supplémentaires de ceux qui cueillent les fruits et légumes dans les Bouches-du-Rhône ( )». Dans la foulée, le Mouvement d Action Paysanne (MAP), regroupant une soixantaine de petits producteurs wallons, acquiesce : «L OMC, la Banque Mondiale et le FMI promeuvent un commerce inéquitable. Les effets en sont dévastateurs dans les pays du Nord aussi : disparition d un paysan chaque minute dans l Europe des 25, menaces sur la multifonctionnalité de l agriculture, etc. Pour le MAP, il s agit donc d intégrer au plus vite les filières agricoles locales («courtes») du Nord dans le concept de commerce équitable. Deux principes devraient guider ce travail notamment législatif : souveraineté alimentaire et économie solidaire» [13]. La Commission européenne a déjà livré son avis sur la question : pour elle, la notion de commerce équitable n est pas directement pertinente pour les marchandises produites dans l'union Européenne, où les normes sociales et environnementales font déjà partie intégrante de la législation. [14] Les acteurs du commerce équitable sont de toute façon sceptiques par rapport au Nord-Nord. Sans minimiser les conditions difficiles de travail des artisans et agriculteurs des pays industrialisés, elles sont moins dramatiques qu au Sud et les possibilités d action via des structures existantes (syndicats, associations de consommateur, partis politiques, demandes d aides, ) sont plus conséquentes. [15] 12 CC by Dan Brady

Malgré la demande croissante des consommateurs, toute production équitable ne trouve pas forcément de débouchés commerciaux. Les coopératives se tournent dès lors vers le marché local. Certaines investissent le commerce conventionnel, bradant leurs produits. D autres tentent de développer un marché local de l équitable. Dans des régions ou pays où la population est financièrement démunie, les perspectives de vente peuvent paraître moins évidentes, surtout pour un commerce qui exige un prix «juste», et donc à priori plus élevé que la moyenne. Ces marchés locaux au Sud pourraient émerger «surtout dans les pays où le développement de la classe moyenne est gage d une capacité accrue d achat.» Ils vont également identifier les «opportunités commerciales ouvertes par le marché touristique» et cibler des points de vente spécifiques, «de luxe, dans les hôtels, les institutions ou des foires commerciales nationales». [16]. Un peu mince comme débouchés? «Si un seul pour cent de la population indienne (1,080 milliard de personnes!) soutenait le commerce équitable, le potentiel de développement serait largement supérieur à ce qu offre l Europe, répond Arun Raste, ancien responsable de l ONG indienne International Ressources for Fairer Trade (IRFT). Printemps 2008. Une crise alimentaire mondiale s annonce. En cause : la hausse du prix des aliments sur le marché international, en particulier du blé, du riz, du soja et du maïs. Conséquence directe : pour les 40 pays les plus touchés, tous dépendants des importations pour au moins 40% de leurs besoins alimentaires, la facture alimentaire a augmenté de 37% entre 2006 et 2007 et de 56% entre 2007 et 2008. Pour l Afrique, elle a augmenté de 74% entre 2007 et 2008. [17] 13

Une hausse impossible à suivre pour les plus pauvres. Leur budget, déjà exsangue, ne leur permet même plus d acheter les aliments de base. Les émeutes des «ventres creux» éclatent dans une trentaine de pays, tous au Sud. D où provient cette crise? Les facteurs sont multiples. Selon Christophe Golay, Conseiller du Rapporteur spécial des Nations Unies sur le droit à l alimentation d octobre 2001 à avril 2008, «si les pays les plus touchés n étaient pas dépendants des importations alimentaires pour garantir la réalisation des besoins alimentaires de leurs populations, ils auraient pu remplacer les importations alimentaires par des produits locaux, qui auraient pu être vendus dans les villes à des prix abordables. Mais cette substitution a été rendue impossible par l imposition de programmes d ajustements structurels, depuis les années 1970, par le Fond monétaire internationale (FMI) et la Banque mondiale, qui ont forcé les pays du Sud à libéraliser leur agriculture, à éliminer les aides aux petits paysans et à favoriser les cultures d exportation, sources de devises étrangères utilisées pour rembourser la dette. Le désengagement des Etats dans le développement rural, sous l influence des institutions financières internationales, a donc été l une des causes profondes de la crise alimentaire». [18] De fait, en fonction des régions, certains amortissent mieux le coup que d autres. Ainsi, le Mali a mieux encaissé la crise que le Sénégal. Pourquoi? Le Sénégal importe plus de 60% de ses besoins céréaliers, alors que le Mali produit plus de 90% de sa consommation céréalière. 48% des importations de produits alimentaires du Sénégal sont constituées de céréales, de produits laitiers et de viande et elles ont doublé entre 1994 et 2004. [19] Fruit d une ouverture trop grande des économies, l importation massive de denrées alimentaires rend la population très vulnérable à toute tension extérieure. Des circuits courts équitables entre pays en développement permettent aux régions de devenir plus autonome face aux divers chocs extérieurs : choc pétrolier, choc alimentaire, chute d un prix mondial d une denrée, etc. Emmanuel Bailly, ingénieur en environnement, appelle ces zones de commerce des «éco-régions», «dont le principe est de produire l alimentation et l énergie au plus près du lieu de consommation» [20]. A condition cependant que cette relocalisation s accompagne de diversification de production. Le développement local d un commerce n est pas appréciable que d un point de vue économique ou alimentaire. Il valorise aussi les processus de concertation, il soutient un processus décisionnel afin qu il corresponde aux besoins et préoccupations des populations locales. [21]. Cet aspect serait d autant plus renforcé avec la dimension «équitable», insistant sur la démocratie participative de ses producteurs. La vision politique peut même être le premier moteur des organisations du Sud qui investissent leur marché. Au Pérou et en Bolivie, de nombreuses organisations de commerce équitable font d un commerce de proximité une priorité afin d acquérir un poids et une légitimité politique. [22] 14

Parmi les recommandations d une étude sur le commerce équitable au Sud, celleci : «les initiatives nationales de commerce équitable dans les pays producteurs peuvent constituer des outils pour favoriser non seulement l accès au marché des petits producteurs, mais aussi la souveraineté alimentaire et la diversification de la production». [23] De fait, un commerce équitable Sud-Sud alimenterait les marchés locaux. Ce circuit plus court permettrait de valoriser d autres acteurs locaux soit dans la transformation des produits, soit dans leur vente. Au Sénégal, le dynamisme du secteur équitable a encouragé les acteurs nationaux à créer un environnement favorable au marché local. [24] Par ailleurs, elle permettrait de remettre au goût du jour les productions locales. En Haïti par exemple, des changements alimentaires se sont opérés progressivement et aujourd hui les habitants qui peuvent se le permettre mangent du pain de blé américain et du sucre brésilien. L aide structurelle alimentaire modifie la base de l alimentation dans les écoles primaires avec des produits provenant des pays du Nord ou du Programme alimentaire des Nations Unies. Les enfants s habituent à manger autrement et rejettent progressivement leur propre culture alimentaire à base de tubercules, de pois ou de manioc. [25] En alimentant les marchés de vêtements, aliments et autres produits locaux, les commerçants du cru s affranchissent des repères culturels (au sens large) du Nord. Ils participent à la diversité culinaire, vestimentaire, bref culturelle de la planète. D ailleurs, les identités communautaires et ethniques viennent également appuyer le développement de certains marchés locaux équitables. C est le cas en Bolivie où l engouement de l équitable est à mettre en lien avec un changement des mentalités vis-à-vis de la culture andine. Depuis quelques années, les produits ethniques sont devenus un signe identitaire pour l ensemble de la population bolivienne, pour les indiens évidemment, mais également pour les classes moyennes et aisées. [26] Commerce équitable? Jamais entendu parler Voilà, de manière caricaturale et abrupte, une des conclusions d une étude indienne sur le commerce équitable de collégiens entres 18 et 22 ans et de couples entre 25 et 50 ans. Ce public cible faisait partie des personnes les plus socio-économiquement et culturellement avantagées en Inde. Soit des acheteurs potentiels de produits équitables. Ils entendent par «fair trade» un commerce qui serait «juste» vis-à-vis d eux en termes monétaires. Un commerce équitable proposerait le prix qu ils veulent mettre pour acheter le produit! Par rapport aux producteurs, ils supposent que la plupart des entreprises se montrent correctes. Eduqués à la «méritocratie», ils identifient une augmentation de salaire à une augmentation d efficacité, ils ne se sentent nullement connectés aux ouvriers et paysans derrière le produit. Et, enfin, leur vision du monde sépare nettement la sphère «business» de la sphère «charité». En conclusion, l étude soutient qu «il ne leur traverse pas l esprit que les compagnies puissent exploiter les personnes ou l environnement. Ils pensent que les compagnies aident à éradiquer la pauvreté en créant de l emploi.» Ils ne feront aucun compromis sur la qualité et ne paieront pas une roupie de plus par solidarité. [27] 15

Décourageant? Pas pour Arun Raste, de l International Ressources for Fairer Trade (IRFT), l ONG indienne qui a commandé l étude. Il en tire les conclusions : «nombreux sont les citadins indiens prêts à soutenir une cause sociale à condition de ne pas en payer le prix. IRFT privilégie donc le marché national et cherche à y réduire la chaîne d approvisionnement pour assurer un prix de vente attractif. L ONG ambitionne de contribuer à créer des normes nationales propres qui influenceront les normes internationales.» Selon l étude [28] réalisée par l UCL sur les défis commerce équitable, l Inde pourra s appuyer sur la culture pour le développement des marchés locaux. Les couleurs des broderies et les formes des produits sont d emblée acceptées par les consommateurs. L argument est fréquemment avancé pour encourager un commerce de proximité. Il est pertinent mais il ne faut pas le surévaluer. L impact principal du commerce équitable Nord-Sud ne se marque pas par le trajet entre les deux hémisphères, mais dans la logistique de distribution au Nord. [29] Favoriser les trajets courts doit se coupler avec des modes de déplacement les plus propres possibles, avec une production la moins polluante possible. [30] Un commerce équitable Sud-Sud se réapproprierait le terme «équitable», lui donnerait une dimension locale, moins sévère sur les critères sans doute, plus proche du terrain. Cette relocalisation du concept éviterait de loger tous les producteurs, du Pérou jusqu au Vietnam, à la même enseigne. «Comment arrivez-vous à fixer un prix minimum? s interroge Joseph Nkandu, représentant ougandais de la National Union of Coffee Agribusiness and Farm (NUCAFE). Connaissez-vous mes coûts de production pour fixer ce prix? Savez-vous comment je désire me développer ou vous voulez m imposer votre vision de développement? Si les prix minimums sont fixes, vous arrive-t-il de les réviser? Peut-on participer à la négociation à ce sujet? Nous voulons clairement être des membres actifs dans le processus décisionnel.» [31] 16

Les organisations du Sud s organisent, sur les trois continents, pour prospecter leurs marchés nationaux respectifs. Les réalités sociales sont différentes. L Afrique en est au balbutiement du commerce équitable régional, les produits payés à un juste prix y restent des produits de luxe. Face à, par exemple, 74% de la population en Afrique sub-saharienne privées d'accès à l'électricité, on peut imaginer que les défis les plus urgents sur le continent noir ne passent pas nécessairement par le commerce équitable local. Le processus est par contre très avancé en Amérique latine où les acteurs associatifs deviennent incontournables. Ainsi au Brésil, le gouvernement a instauré une politique pour promouvoir le fair trade au sein de ses frontières. Enfin, l Asie s éveille au concept. Certes, une part de la population de ce continent reste exploitée par des fabricants de toutes sortes, heureux de produire «made in Asia» afin de profiter des bas salaires. Cependant, la résistance s organise sur les marchés. Et pas n importe lesquels. L Inde, véritable pays-continent, ouvre la voie d un commerce asiatique local plus juste. En attendant la Chine? Lors d une table ronde [32] organisée par le FTIS en 2008, Abdourhamane Gueye d ENDA Sénégal (Environnement et Développement du Tiers Monde) interrogeait lui aussi le modèle «équitable» fourni par les certificateurs traditionnels. «Aujourd hui, le commerce équitable tel que pratiqué au Nord et au Sud a un système de certification extrêmement cher. Et le fait d être certifié Fairtrade ne donne pas forcément accès au marché. Chez nous, on a eu des produits bios équitables qui ont attendu huit mois avant de trouver des débouchés. La question du prix juste et même des valeurs ont posé problème». Face à ces constats et demandes, deux voies complémentaires existent : ouvrir plus largement les organismes internationaux de certifications aux producteurs du Sud, et créer un label pour des marchés locaux ou régionaux. Cette dernière solution est plébiscitée aux quatre coins du Sud, de l Equateur à l Inde en passant par le Sénégal. Des dynamiques en ce sens sont d ailleurs déjà lancées. 17

En 2005, était lancé le projet "Développer des pratiques du commerce équitable au Sénégal" (rebaptisé Aldiawano en 2011 qui signifie "paradis" en wolof), porté par Enda Tiers Monde. L idée : mettre en place un système local qui permettrait aux producteurs sénégalais de s approprier les valeurs du commerce équitable. Comme le précise Dominique Ben Abdallah : "Au Sud, et notamment en Afrique, le commerce équitable reste mal connu, non seulement des producteurs, mais aussi des pouvoirs publics, alors qu il est sensé offrir 'de meilleures conditions commerciales en garantissant les droits des producteurs et des travailleurs marginalisés'. Tel est le paradoxe relevé par une grande variété d acteurs nationaux (associations, fédérations, Groupements d Intérêts Economiques, ONG, pouvoirs publics) impliqués -en compagnie d Enda et de la coopérative conseil Tukki-, dans la démarche visant à développer des pratiques de commerce équitable au Sénégal. Les échanges qui ont eu lieu au cours des deux dernières années entre la quarantaine d acteurs réunis au sein de cette dynamique nationale permettent de penser que les systèmes actuels de certification excluent de fait les petits producteurs les plus démunis. En effet, les producteurs impliqués dans des démarches de commerce équitable, qui s inscrivent principalement dans des démarches Sud/ Nord, doivent faire face à des coûts de certification élevés, et avoir la capacité de répondre aux exigences liées au respect des procédures de certification".* «Pour l Afrique et particulièrement pour le Sénégal, la voie offerte par le commerce équitable est la réponse adéquate à la réussite des projets visant à developer l artisanat local mais aussi l agriculture et par conséquent le commerce intérieur». Alioune Diouf, Directeur du Commerce intérieur du Sénégal** CTB Dieter Telemans Après un an et demi, le projet accouchait d une Plateforme des Valeurs et d une Charte d Engagement au commerce équitable, officiellement présentées lors du Forum Social Mondial de Nairobi au Kenya en janvier 2007 et du Forum Social Mondial de Dakar en 2011. Les acteurs d Aldianawo élaborent à présent un système local de certification, dont le cahier des charges est établi par le biais de projets pilotes dans quatre grappes d activités (coton/textile ; agroalimentaire ; métiers du feu/recyclage ; plantes médicinales). Interrogé sur la question de la mise en cohérence de l'initiative sénégalaise avec les projets des organisations internationales du commerce équitable, Abdourhamane Gueye, l'un des responsables d'enda estime qu' "il faut aller plus loin. On repense les bases, on amène les forces et bases qui nous sont propres. Cependant, nous sommes allés voir Fairtrade. International (FLO). Non pas avec des attentes mais avec des propositions". A terme, ENDA souhaite développer une plate-forme similaire au Burkina Faso, Mali, Togo et Bénin. L initiative véhiculerait la vision africaine du commerce équitable. 18 * Dominique Ben Abdallah /Enda Tiers monde, «Une vision africaine du commerce équitable», AGRIDAPE, volume 24, Issue 1- Vers un commerce plus juste, Avril 2008, cité par Dan Azria, dans «Le commerce équitable au Sénégal», Trade for Development Centre ** Sidy Dieng, «Plaidoyer pour le commerce équitable : Les acteurs sénégalais mettent au point un programme commun», Jeudi 19 novembre 2009, Walfadjri l Aurore - www.walf.sn

De l autre côté du monde mais toujours dans l hémisphère sud, les latino-américains ont longtemps eu une longueur d avance. Et en particulier le Mexique. Le fait n est pas étonnant lorsque l on sait que les organisations mexicaines de petits producteurs ont participé en 1988 à la création du premier label de commerce équitable, Max Havelaar Hollande. [36] L'association Comercio Justo Mexico débuta le processus de conception d un label mexicain de commerce équitable en novembre 1998! Les normes furent fixées en novembre 2000 et le label fit son entrée sur les marchés locaux en juillet 2001. Un des avantages de la mise au point d un label de commerce équitable local est la possibilité d élaborer des normes valorisant des produits demandés uniquement sur le marché interne. Si Comercio Justo Mexico a organisé l élaboration des normes, l association ne prend cependant pas en charge les inspections et certifications d organisation de producteurs. Ces dernières sont assurées par une agence de certification reconnue au niveau international : Certimex. Un système de commercialisation des produits du commerce équitable a également été prévu, permettant aux petits producteurs d entrer sur le marché collectivement. [37] Autre différence : «la définition de Comercio Justo México mentionne la notion de qualité intégrale des produits, et évoque le rôle du consommateur, tandis que celle de FLO semble considérer l accès équitable aux marchés comme le seul objectif du commerce équitable».[37] Pour les prix minimum en ce qui concerne le café, le label mexicain s est aligné sur FLO, en ce compris la prime de développement. Cependant, les conditions de crédit et de préfinancement ne sont pas envisagées par le règlement de Comercio Justo México. Le label mexicain a aussi développé une initiative originale en la «Norme pour l Entreprise Mexicaine de Commerce Equitable». Cette référence à la commercialisation collective entre différents groupes de petits producteurs épouse une vision plus complète du commerce équitable en intégrant l aspect de la commercialisation. Dans le même esprit, une «Norme pour les Points de Vente Certifiés de Commerce Equitable» concerne les distributeurs qui établissent un contact direct avec le consommateur dans le système de certification du Commerce Equitable. A l aune de l expérience mexicaine, la norme «équitable» ne se trouve en rien bradée par la certification nationale. Tristan Lecomte, l ancien directeur d Alter Eco, n est d ailleurs pas inquiet de la montée de ces labels venus du Sud : «Développer des labels de commerce équitable au niveau national, ce sera toujours mieux que ce que fait FLO en termes de certification. Ce label se tourne de plus en plus vers les gros acteurs de production, ils ont une politique au rabais tirant le commerce équitable vers le bas. Les contrôles, le prix minimum et la qualité des produits sont de plus en plus discutables. C est un système qui s apparente de plus en plus à du business.» Au Mexique, la création d un label national est à mettre en relation avec un fait international de la région : l intégration de l économie mexicaine à l espace nord-américain par l ALENA (Accord de Libre Echange Nord Américain) en 1994. Cet accord prévoit l intégration totale des économies du Canada, des USA et du Mexique avec libre circulation de l ensemble des biens. Bilan pour le Mexique : de 1994 à 2002, le PIB agricole décroît de 3% tandis alors que le PIB national croît de 0,94%. Le nombre d emploi perdus entre 1993 et 2000 dans le secteur rural est de 1,7 millions, dont 600 000 liés à la production de grains de base. De productrice de cultures vivrières, l agriculture mexicaine devient exportatrice de cultures de rente. Sa composition est significative : aujourd hui, le café, les fruits et les légumes frais constituent la majeure partie des exportations, tandis que la plus grande partie des importations est formée de produits de base et de céréales pour la consommation animale. Par ailleurs, l exode rural bat son plein : 600 paysans abandonnent chaque jour leurs terres pour émigrer vers les villes ou les Etats-Unis. [38] La création du label équitable mexicain doit être compris comme une réaction politique, la proposition d un autre modèle de développement face au virage libéral des années nonante. C est pour cela que même si l option stratégique prise par Comercio Justo México est de cibler en priorité les marchés de consommation de masse, les producteurs de commerce équitables ne peuvent être que de petites organisations locales. 19

Cette force d aller de l avant fait écho à l initiative de l International Resources for Fairer Trade (IRFT) en Inde. Cette organisation veut la création de labels et de normes équitables propres au marché indien. Lancé en 2006, son projet «Promoting Fair Trade in India» (PROFIT)* promeut le concept de commerce équitable auprès des consommateurs et des décideurs du pays. Il vise à «développer des règles et des critères pour le commerce équitable adaptés au contexte local, ainsi qu un système de certification et de suivi.» L objectif final de PROFIT est de permettre aux petits producteurs marginalisés d accéder au marché, et ce dans une perspective de production plus équitable. Quarante mille producteurs profiteraient de ce nouveau débouché. [33]. Le Trade for Development Centre de la CTB (l Agence belge de développement) a financé en partie (25.820 ) le lancement et la mise en oeuvre de ce projet pendant 2 ans et demi. Dans ce marché énorme que représente l Inde, tout était à faire : créer les standards, la certification et le monitoring du label, construire une campagne de communication, développer la capacité de petits producteurs, développer un réseau de distribution. Un label pensé en fonction des spécificité des producteurs et marchés locaux. Les standards pour artisans et compagnies suivront. Les standards de "Shop for change" se déclinent autour de plusieurs critères : des conditions de travail saines et sûres, des salaires légaux, des pratiques de production durable, une transparence comptable, des relations équitables et durables entre producteurs et acheteurs, et enfin le renforcement des capacités des producteurs. "Shop for a change", le nouveau label indien, insiste sur le fait de penser en termes de business plutôt que d ONG. S ils demandent des critères non négociables pour la transparence et la comptabilité, le renforcement des capacités des producteurs et les conditions de travail, les producteurs proposent aussi la possibilité d indicateurs progressifs du respect des normes, leur donnant du temps pour s organiser et adhérer aux standards. Enfin, s ils envisagent d intégrer directement les producteurs qui seraient certifiés WFTO ou FLO, les propos tenus lors de la session finale de leur première réunion ne laissent pas de doute sur la distance qu ils prennent avec ces labels : «nous avons besoin d apprendre des erreurs des organisations des labels du fair trade avoir de l expertise, garder de faibles coûts. Nous ne devrions pas suivre FLO ou le modèle européen. Nous devrions ambitionner d être une tierce partie de certification pour FLO.»**. C'était en mars 2008. Trois ans plus tard, "Shop for change" a établi des standards sociaux et environnementaux pour pouvoir fournir une certification aux fermiers (Generic Standards for Agricultural Supply Chains). * Ce projet est cofinancé par l Union Européenne, Traidcraft, le Fair Trade Centre de la CTB et IRFT. http://www.profit.org.in/mainpage.htm ** Shop for Change, First Meeting of the Producer Group, Hyderabad, 8 mars 2008 et http://shopforchange.in/ 20

«Shop for Change» entend développer un système qui abaisse les barrières entre le producteur et le commerce équitable, tout en réduisant la dépendance entre les organisations de commerce équitable déjà en place sur le marché international. Les standards émis comportent cependant quelques points inquiétants. Au niveau des salaires, le label indien demande au moins..."le salaire minimum légal", ce qui en Inde n'est pas un salaire permettant de mener une vie décente, mais à peine de survivre. Aussi, si ce critère n'est pas revu dans les deux prochaines années (période d'observation prévue pour développer SFC), des ouvriers indiens pourraient vivre dans une misère continuelle. Cette mesure signifierait un recul considérable dans les standards du commerce équitable. Autre entorse, le travailleur a le droit de négocier "collectivement ou individuellement" son salaire. Cette dernière "liberté" risquerait de se retourner contre les syndicats et les travailleurs eux-mêmes, mis individuellement en concurrence pour de plus bas salaires. Enfin, SFC prévoit une évaluation par une tierce partie mais également un système de contrôle par le producteur lui-même (le "Participatory Assessment System" - PAS). L'avantage serait la sensibilisation et prise de conscience plus importante de la part du producteur. Jusqu en 2009, aucune des organisations octroyant le label «Fairtrade» (comme Max Havelaar) ne se trouvait dans un pays en développement. Cette carence est depuis lors comblée avec la création du «Fairtrade Label South Africa». Sa raison d être : construire un marché national pour les produits sud-africains labellisés «Fairtrade» ; à savoir du thé, de la sauce chili, du café, et beaucoup de vin, le tout produit par une soixantaine de coopératives locales. Et le succès est au rendez-vous. En 2010, les Sud-Africains ont acheté pour 18,4 millions de rands (1,7 million d euros) de produits équitables, ce qui représente une hausse de 323% par rapport à 2009. Ce premier «Max Havelaar» dans un pays en développement augure-t-il d un raz de marée? L organisation internationale de certification y croit dur comme fer. «Il y a déjà beaucoup d intérêt de groupes en Amérique latine, Asie et Europe de l Est qui veulent développer les ventes équitables dans leurs pays.» [34] Le Kenya est le second pays à proposer le label Fairtrade à ses consommateurs. L entreprise Dormans Coffee a pris les devants en introduisant, au troisième trimestre 2010, sa marque de CAFE SAFARI Kenya certifiée Fairtrade. Le Kenya Tea Development Authority (KTDA) l Office du développement de l industrie théière du Kenya -, un acteur majeur dans le secteur du thé, a également exprimé son soutien envers l initiative. La question fondamentale était de savoir si les Kenyans étaient prêts à consommer des produits équitables. Fairtrade Africa, (le réseau régional de producteurs africains inscrits dans les registres de Fairtrade International, a demandé à l Université de Cambridge d étudier la question, et les résultats ont mis en lumière un énorme potentiel de croissance. Non seulement le Kenya compte de nombreux expatriés, déjà conscientisés au commerce équitable dans leurs pays d origine, mais le pays dispose également d une classe moyenne de plus en plus importante, sensible au développement de l Afrique.[35] 21

Depuis 2006, la CLAC (Coordinadora Latinoamericana de Pequeños Productores de Café) travaille en collaboration avec d autres organisations solidaires en Amérique latine pour concevoir un nouveau label, réservé exclusivement aux petits producteurs. Ce «Symbole des Petits Producteurs»* a été lancé officiellement en novembre 2010 au Honduras, lors de la 4ème Assemblée Générale de la CLAC. Comme le précise la Coordination nationale du commerce équitable au Pérou (CNCJ), cette initiative est née en réaction à Fairtrade International (FLO) : «FLO, l'organisation internationale qui certifie le commerce équitable dans le monde, a permis l'entrée de grands opérateurs commerciaux, au détriment des petits producteurs». Ce nouveau label, tout d abord ouvert aux organisations de producteurs dans tous les pays d'amérique latine et des Caraïbes, a été récemment étendu aux producteurs d'afrique et d'asie. Il dispose d une grille complète de critères concernant la production, l aspect organisationnel, le management, le respect de l environnement, la gestion des relations entre producteurs et acheteurs, Pour Arnaud Deharte, du programme de volontariat Uniterra, «Il est intéressant de souligner que ces critères ont été établis par les représentants d'organisations de petits producteurs eux-mêmes. Ceux-ci ont créé l'organisation FUNDEPPO (la Fondation des Petits Producteurs Organisés), basée aujourd'hui dans la ville de Mexico, afin de s'assurer que le Symbole bénéficie réellement aux petits producteurs, à leurs communautés et aux consommateurs.» 22 * www.tusimbolo.org

Né en 2004, la Cooperation for Fair Trade in Africa [39] (COFTA) est un réseau international d organisations de producteurs de commerce équitable sur le continent africain. Membre de la WFTO, l Organisation mondiale du commerce équitable, ce réseau africain veut renforcer la capacité de ses membres à développer leurs marchés en développant des produits de qualité et en leur donnant les moyens nécessaires à travers le partage d information, structures et principes du commerce équitable. COFTA est aussi la voix des producteurs sur la scène régionale et internationale. Actuellement, le réseau est composé de 70 organisations membres issues de 20 pays. Il s agit surtout de producteurs d artisanat, mais aussi de cultivateurs de thé, café, vanille, miel, fruits sec, jus et textiles. Encore très anglophone, COFTA, dont le siège se trouve à Nairobi (Kenya), travaille également à l échelle des pays, développant et renforçant des réseaux nationaux de commerce équitable au Kenya, mais aussi en Tanzanie, au Rwanda et au Swaziland. D autres au Sénégal et au Zimbabwe sont en préparation. COFTA décline quatre axes stratégiques : les services rendus aux membres (avec entre autres un programme de renforcement des compétences) la recherche de membres et le renforcement du réseau les campagnes et lobbies en faveur du commerce équitable (via ateliers, séminaires, actions de plaidoyer, médias, ) l accès au marché Parmi les projets de COFTA : une certification pour les organisations africaines de commerce équitable. CTB Si les ventes du commerce équitable ont connu une croissance remarquable ces dernières années, beaucoup de petites structures, faute de certification et donc de reconnaissance de leurs conditions de travail, sont restées en marge de cette progression financière. Pour pallier cette situation et en lien avec l environnement, la WFTO a lancé en mai 2007 une nouvelle certification appelée le «Sustainable Fair Trade Management System» (SFTMS).[40] Ce système de gestion durable du commerce équitable sera attribué non pas à des produits mais à des organisations travaillant dans des conditions environnementales durables et respectant les principes du commerce équitable. Selon la WFTO, le SFTMS fonctionnerait comme un standard générique servant de plateforme pour intégrer toutes les dimensions du développement durable. Le tout à 23