De l interdit à l inédit : Un espace pour la liberté A partir du moment où l on parle de liberté, se profile de façon plus ou moins immédiate la référence à des règlements, des lois, des interdits. D où des conflits possibles lorsque surviennent des décisions à prendre mettant en jeu des valeurs jugées difficilement conciliables. Patrice Pauliat, théologien et moraliste, et également en poste dans une aumônerie hospitalière, apporte une intéressante contribution par sa réflexion qui va plus loin que les contradictions apparentes, réflexion qui nous invite à aller au-delà de nos représentations souvent trop limitées et peu conformes à l esprit évangélique. En écho à la conviction de Paul aux Galates : «Vous avez été appelés à la liberté» (Gal. 5, 13), qui d entre nous n entend l ordre sans ambiguïté de Pierre : «Comportez-vous en hommes libres» (1 P2, 16)? On ne peut douter alors que la spécificité de la conscience chrétienne et de l agir à la suite de Jésus ne soient dans cette liberté unique et nouvelle, toujours plus vaste puisqu elle n est pas seulement don de Dieu, mais Dieu lui-même. La réalité pourtant n est pas si simple. Parce que Dieu, dès le premier Testament, a transmis sa Loi, que Jésus l a confirmée en l approfondissant sous la nouvelle Alliance prolongeant le Décalogue par les Béatitudes, que l Eglise, soucieuse d organiser la vie commune, a élaboré son propre code, nous voici partagés et, pour tout dire, mal à l aise entre des impératifs à observer par fidélité à une tradition, et des intuitions à explorer par la fidélité à une création : d un côté la loi, de l autre la liberté. Et comme la loi porte en elle un poids de sagesse et une solidité due au temps, alors que la liberté ouvre, à l inverse, la porte au risque et à l inconnu fragile, on demeure facilement, au nom de ce qu on nomme trop rapidement sans doute l obéissance considérée comme vertu, dans le camp recouvrant des fidélités mortes. Si le Christ nous libère comme il libère l Eglise pour le monde, comment comprendre alors cette nécessaire double fidélité à une sagesse déjà acquise, à cette part de vérité déjà conquise qu on appelle la «Tradition», expérience d une foi déjà vécue et transmise, et sur l autre rive, l attention à la vie d aujourd hui, à l ajustement qui est l unique «justice» - du message et de l efficacité d amour de Dieu aux besoins, aux désirs et aux choix des individus et des communautés? Pour ne pas vivre écartelés entre ces exigences souvent perçues comme contradictoires, une sorte de pré-conversion de la conscience morale est nécessaire bien que trop aisément oubliée : celle de son «fonctionnement» en contexte chrétien. L accès à la liberté oblige à ne pas laisser la loi à elle-même, mais à situer la loi dans la foi. Ce qui a faussé nos esprits, c est que nous avons reçu et appris les «commandements de Dieu» puis les «commandements de l Eglise» comme autant de normes juridiques et pénales. Faire la «volonté de Dieu» et donc «être juste» se réduisent à reproduire des schémas, se contraindre à des impératifs, qu il s agisse de la morale, du droit de l Eglise, tout comme des immuables rubriques de la liturgie. Or, ni Dieu, ni Jésus ne sont 1
des législateurs ; ils n ont prêché ni morale, ni dogme, ni rite ; ils n ont pas donné d ordres au sens d une menace faite à nos désirs, à nos recherches et à nos choix ; ils ont d abord offert l Amour comme une proposition de réciprocité. Du Décalogue lui-même il convient surtout de ne pas négliger le verset qui l introduit : «C est moi Yahvé, ton Dieu, qui t ai fait sortir du pays d Egypte, de la maison de servitude» (Ex 20, 2). Ce n est qu après cette annonce de libération que viennent les dix paroles. Dieu affirma par là que son amour nous a depuis longtemps précédés ; qu il a façonné notre cœur au point de le faire accéder déjà à la liberté qui est la sienne et lui permettra d inventer les chemins par lesquels nous répondrons à cet amour. En somme, rien n est programmé, tracé d avance, fixé pour toujours sauf la loi d amour. Dans ce contexte, on peut alors entendre les préceptes qui suivent non pas à la manière de normes contraignantes, mais plutôt comme l explication évidente des conséquences de cette liberté donnée. Le Seigneur veut ainsi nous dire, non pas en premier lieu «je te défends» ou «je t oblige», mais «puisque désormais tu es libre, il ne te sera plus possible de m ignorer en livrant ton cœur aux idoles, ni de mépriser ton frère et ce qui l aide à s épanouir». Au-delà de la loi, l enjeu de l agir chrétien tient en un mot : «Vivre». Nous ne faisons «bien» que lorsqu en nous et dans les autres grandissent le goût et le bonheur d exister Ce libre regard sur la loi et sur Dieu convertit du même coup la relation souvent tout aussi archaïque qui noue lie à la vérité. Associée à la foi, la vérité du croyant ne peut se comparer à celle, mesurable et fréquemment définitive, du savant. En christianisme, nul pas même l Eglise ne possède la vérité ni du savoir, ni de l agir, car, du côté de Dieu, elle n est plus une idée, un article du Credo ou un précepte de vie ; elle n est pas davantage une recette pour évangéliser ni un rite pour sanctifier ; elle se confond avec une personne, le Christ, avec qui nous entrons dans une folle aventure et d amour et de service. Or l un et l autre s inventent au jour le jour. Les mots et les gestes, les signes et les silences se dessinent et s imposent non à partir de rien l acquis de l histoire de la foi a un rôle fondateur incontestable mais à partir du souci de discerner sans cesse grâce à l expérience passée et formulée, l essentiel de l accessoire, la valeur à vivre et le moyen de la signifier, pour que celle-ci soit ici et maintenant révélatrice et efficace. La vie «en vérité» ne peut se contenter de réponses toutes faites. Saisie par l Esprit, unique loi du Christ, voici notre conscience convoquée à la recherche d une vérité toujours nouvelle et inédite pour répondre au réel. On aura compris que la loi comme repère des valeurs essentielles garde toute sa force d exigence, mais qu elle est à distinguer des lois qui la mettent en œuvre à un moment donné, dans des circonstances culturelles et historiques particulières. L homme aura toujours besoin d impératifs et d interdits, mais uniquement pour définir l espace au-delà duquel son désir ne peut aller sans tricher, abîmer ou détruire. Il reste qu à l intérieur de ces frontières désignant la mort et la vie, la foi peut et doit inventer et innover. Dans la sphère vitale désignée par la loi, l amour poussé par le souffle de l Esprit va faire de chaque individu et de chaque communauté des lieux où s élabore un nouveau savoirfaire pour un nouveau «savoir-aimer». Mais retenons alors que le fait chrétien en morale comme en pastorale sera d apprendre, en tout premier lieu, à sortir 2
du permis et du défendu où nous enferme notre conscience lorsqu elle n est pas encore sous la mouvance de l Esprit. Cependant, pour savoir projeter selon l Evangile et mettre en œuvre des convictions en faveur du bien, du mieux, du meilleur possible, deux conditions prioritaires sont à invoquer. D abord, le désir premier, essentiel, est de répondre à l appel du Christ et de le suivre. Il n y a pas, pour le chrétien, de démarche authentique sans cette volonté très loin de toute idéologie de mettre ses pas dans ceux de Jésus, non pour «l imiter» ni faire «à la manière de» dans un mimétisme qui serait, même s agissant du Christ, déshumanisant, mais pour le prendre pour compagnon de chemin, pour entrer avec lui dans son amour filial et dans son attention de serviteur. La formule «faire comme Jésus» n a que ce sens, mais, ainsi comprise, tout son sens, et c est dans la prière et la contemplation que les envoyés que nous sommes puiseront les intuitions nécessaires à une mission créatrice. Ensuite, le souci de ne pas faire cavalier seul à l écart de l Eglise-institution. Quelles que soient ses insuffisances, elle est le lieu de notre foi, la source de notre envoi. Le chrétien ne peut alors agir sans rendre compte humblement, fidèlement et tenacement aux responsables du Peuple de Dieu de la vérité de ses expériences et de ses découvertes, des fruits qu elles portent pour la fécondité de l Eglise et du monde. Les charismes effectifs d un peuple prophétique ne peuvent rester sous le boisseau. L Eglise en a besoin pour s acheminer elle aussi vers la vérité tout entière, puisqu elle est chargée de nous rappeler tout ce que l esprit a dit à notre foi à travers l Histoire. Cette «ecclésialité» de notre prise de risque au nom de l Evangile se vivra d ailleurs dans le souci régulier d une vérification communautaire. La vérité de nos pratiques ne peut jaillir que d une évaluation où sont prises en compte et la Parole de Dieu dans l Ecriture, et la sagesse de l Eglise dans sa tradition, et dans l expérience de la foi vivante d autres chrétiens et partenaires engagés dans la même mission. Inventer en Eglise, c est se demander ensemble, fécondés par ces diverses sources, ce que notre action engendre de paix, de joie, de générosité, de bonheur. La réponse à cette question provoquera peut-être des remises en cause, mais c est au prix de cette vérification courageuse et lucide que grandira l homme intérieur, celui que nous sommes et celui que nous servons. Le renouveau la nouveauté que Dieu donner mais aussi qu il attend souhaité par le Concile Vatican II, n est pas encore entré dans les mœurs chrétiennes. Notre conscience n est pas encore «entrée dans son baptême». il dépend de nous, dans notre pratique, dans notre prise de risque éclairée, de faire progresser non pas l Eglise mais l amour du Christ en Eglise pour mettre le monde à la portée de la tendresse de Dieu. Il y va de notre vocation personnelle à la liberté, et donc de notre libération visà-vis de la servitude envers la loi, mais il y va tout autant et plus encore de la crédibilité de Dieu pour les hommes. Ils ne pourront être séduits par la foi au point de lui donner ses chances que si le témoin de Jésus ressuscite quelque chose de leur vie et fait d eux de plus grands vivants en empruntant les chemins de l Evangile, ceux déjà balisés par la Tradition, et tous les autres que, dans 3
l instant, notre vocation de baptisés ouvre pour faire advenir la grâce de la création nouvelle. Le chrétien envoyé ne devient apôtre que lorsqu il a compris que Dieu a créé l homme à son image pour qu il soit à son tour créateur non sous la loi, mais avec elle. Patrice Pauliat 4
Au-delà du permis-défendu Le débat sur les rapports de la conscience et de la loi ne sera jamais définitivement clos tant que nous serons affrontés à des situations au sein desquelles des hommes et des femmes vivent des mises à l écart perçues comme injustes et pénibles, alors que ces personnes ont à se battre contre la dégradation de leur état de santé. D ailleurs plus qu une opposition, ne devraiton pas parler de façon beaucoup plus féconde de l articulation à instaurer entre la conscience et la loi? Le récit de Marie-José Perroquin est certainement à recevoir dans cette perspective. Je visitais un service de neuro-chirurgie au titre de l aumônerie. Entrant dans une chambre, je vis une femme jeune, d allure modeste et simple. Dans les jours suivants, elle allait subir une intervention au cerveau. Pour sa santé, elle faisait confiance au chirurgien. Lui ayant signifié mon appartenance à l aumônerie, je me rendis compte qu elle établissait aussi avec moi une relation de grande confiance. L entretien s orienta tout de suite vers sa vie. Celle-ci m apparut comme une longue suite de misères et même de rejets. Sa mère avait toujours été dure avec elle durant toute son enfance. Sur le plan religieux, elle avait été baptisée puis, plus tard, brutalement retirée du catéchisme avant d avoir pu communier. C était resté une blessure, tant elle en avait eu le désir. Elle n en voulait cependant pas à sa mère, c était ainsi. Son mariage aussi avait été malheureux ; il s était terminé par un divorce et elle avait une fille. Elle vivait maintenant avec un compagnon. Comme pour me rassurer, elle ajouta : «Mais nous allons nous marier!» Revenant à sa fille, elle me dit qu elle allait au catéchisme et qu elle ferait bientôt sa communion. «J aurais tant voulu l accompagner!» Tandis qu elle me parlait avec ses mots très simples et quelque peu maladroits, j étais peu à peu saisie par le désir sincère et émouvant qu elle avait de rencontrer Celui que sa vie d enfant et de femme lui avait interdit de recevoir. Je commençais de m émerveiller : le Christ avait touché le cœur de l enfant qu elle avait été et il y demeurait. La future communion de sa fille réactivait son désir, ainsi peut-être que l approche de l intervention chirurgicale. Cependant, elle ne demandait rien. L Eglise, ses coutumes et ses règles lui étaient lointaines. Tout en l écoutant, ma pensée et ma prière se tournaient vers le Seigneur, son accueil des pauvres, des malades, des exclus. Cette jeune femme était l un d eux. «Quelle parole puis-je lui dire en ton nom, Seigneur, alors que je n avais jamais rencontré jusqu alors un tel désir chez ceux à qui je porte la communion?» Il me revint la parole de Jésus à propos du centurion dont il allait guérir le serviteur : «En vérité, je n ai jamais rencontré une telle foi en Israël!» Où étaient les priorités pour Jésus, dans l Evangile? La décision s imposait peu à peu à moi : c est vrai que cette femme malade était en contradiction avec les lois de l Eglise sur le mariage ; c est vrai qu elle était baptisée mais que son catéchisme était lointain, de même que son appartenance à l Eglise, très ténue. Mais pouvais-je ne rien entendre et passer mon chemin, 5
alors qu elle allait subir une grave intervention? Je ne pouvais me contenter d une «bonne parole», fut-elle d Eglise, devant un tel désir. Consciente que j allais au-delà de ce qui est habituellement permis et pratiqué en Eglise, je lui dis : «Si vous le voulez, je puis vous porter la communion. Je reviendrai vous voir demain, et après-demain, si vous le désirez, vous pourrez communier.» Le bonheur de la jeune femme était émouvant. Le surlendemain, j étais là, avec un quart d heure de retard par rapport à l heure prévue. Elle avait fait venir sa belle-sœur qui me dit : «Elle avait tellement peur que vous ne veniez pas! Elle est si heureuse de vous voir!» Elle voulut se confesser à moi. Je lui dis que je ne pouvais pas recevoir de confession, mais que nous allions ensemble demander pardon à Dieu pour toutes les ombres de sa vie. Je lui dis aussi que j espérais que cette communion ne serait pas la seule, mais qu avec sa fille, une vie nouvelle pouvait s ouvrir avec celui qu elle avait tant désiré recevoir. La célébration terminée, je m effaçais pour la laisser avec Celui qui avait été longtemps attendu. Il la réintroduisait dans une Eglise dont elle pensait ne plus faire partie, et, cette fois, avec sa fille. Marie-José Perroquin 6