La conférence introductive de Céline Roux «De la performance en général à certaines actions en particulier» Entrée en matière L objectif de cette conférence était d apporter des pistes de réflexion communes sur la notion de «performance». Dans un premier temps, l aspect polysémique de ce terme a été soulevé : il peut en effet évoquer la société de consommation, faire référence à l entreprise, à la productivité, ou encore à un caractère exceptionnel (que l on retrouve par exemple dans l expression «culte de la performance»). Cette difficulté linguistique vient donc du paradoxe que le terme comporte, mais aussi de son étymologie. En ancien français (16e siècle), le verbe «parformer» signifie accomplir, tandis qu en anglais, «a performance» désigne une interprétation, un spectacle ou un type particulier d action artistique. On retrouve aussi la notion de
performativité dans la philosophie de John Austin qui établit la performativité du langage, qui engage selon lui une transformation du réel. En effet, le discours constitue plus que le simple fait de parler, il est contextuel, et peut dans certains cas influer sur la réalité tangible. Céline Roux tente ensuite de définir la performance au regard du champ artistique, en précisant d emblée qu il est impossible de donner une définition précise de cette notion. La performance peut en effet prendre une multiplicité de tendances et de formes, en ce qu elle fait appel à de nombreuses disciplines et techniques (la littérature, le théâtre, la musique, la danse, la poésie, la peinture, le cinéma...). Elle est également le reflet d un contexte socioculturel et des subjectivités de l artiste. Elle constitue ainsi un espace critique qui engage une réflexion sur les valeurs de l art, et se pose donc comme une action artistique non reproductible, puisqu'elle a lieu à un instant donné, dans des conditions toujours différentes. Premier temps : Les ruptures postmodernes au sein des arts plastiques et le corps en action L art de la performance est largement marqué par les pensées postmodernes des années 1960-1970, qui remettent en cause la valeur de la technique, l originalité de l art, le statut de l artiste, l autonomie de l'œuvre par rapport à son contexte, et sa marchandisation. Émerge dans ces décennies un désir de rapprocher l art et la vie quotidienne, et de prendre en compte les positionnements activistes, notamment féministes et en faveur des minorités communautaires. La performance s'affirme dès lors comme l'un des moyens d'action mis en œuvre dans cette dynamique d'émancipation sociale. Céline Roux retrace un historique d'un corpus choisi, emblématique de cette période postmoderne. Elle revient ainsi sur 4 33 de John Cage (1952), Yard de Allan Kaprow (1961), Cut Piece de Yoko Ono, (1965) Actions Pants Genital Panic de Valie Export (1968), Dance or Exercise on the Perimeter of a Square (Square Dance) et Stamping in the studio de Bruce Nauman (1967-1968), Following Piece de Vito Acconci (1969), Blood Bath du Guerilla Art Action Group (GAAG) (1969), The Shoot de Chris Burden (1971), I like America and America likes me de Joseph Beuys (1974), Semiotics of the Kitchen de Martha Rosler (1975), Freeing the Body et Relation in Space de Marina Abramovic (1975 et 1976), ou encore Free Flux Tours de Georges Maciunas (1976). Dans cette période fructueuse, des revues telles que Avalanche (New York), artitudes (Paris) ou encore Interfunktionen (Cologne) se sont
constituées en tant que relais de la performance et de la démarche artistique, contribuant ainsi à mettre en avant diverses performances de cette époque. Deuxième temps : Les années 1960-1970 et la Postmodern Dance américaine De jeunes danseurs des années 1960 se positionnent en rupture avec le ballet classique et la Modern Dance, estimant que ces derniers n ont pas su libérer le corps, démocratiser la danse, ni inclure une critique sociale et politique. Ils vont ainsi approcher différemment la danse, en se réunissant en collectifs, comme celui du Judson Dance Theater (1962-1964) ou du Grand Union (1970-1976). Ils vont également revêtir le statut de «performers». Leur art va ainsi se centrer surtout autour du corps piéton, des actions simples du quotidien et de l improvisation, afin de critiquer la danse, l art, la société du spectacle et le champ politique dans leur ensemble. On est en présence d'une nouvelle vague de chorégraphes qui remet en cause de la signature unique de l'oeuvre chorégraphique : c est la «mort» du chorégraphe au profit du collectif. S opère conjointement un rejet du théâtre et une volonté d investir des lieux non spectaculaires en lien avec la vie quotidienne. Parmi les œuvres artistiques emblématiques de ces décennies, Céline Roux cite notamment Pelican et Open Score de Robert Rauschenberg (1963 et 1966), Continuous Project / Altered Daily de Robert Morris (1969), Blank Pancard Dance de Anna Halprin (1967), le cycle des Equipment Pieces de Trisha Brown (1971-1973), Danse de transe d'anna Halprin (1970), ou encore Judson Flag Show (Trio A) d'yvonne Rainer (1970). Troisième temps : Les décennies 1990-2010 et les manifestations performatives dans le champ chorégraphique français Le passage au 21ème siècle marque l'avènement d une nouvelle modernité, notamment avec l'apparition et le développement d'internet et du numérique : tout est accessible et illimité, il n'y a plus besoin d aller dans un musée pour voir une oeuvre, ou dans un théâtre pour voir une pièce. Face à cette société en pleine mutation, les artistes ressentent le besoin de dépasser les codes de l art chorégraphique, et leur réflexion critique va avoir pour base trois éléments fondamentaux : la remise en cause de la danse d'auteur comme seul modèle, l'intérêt pour les pratiques collectives et les prises de position de la Postmodern Dance américaine, et l'attention portée aux pratiques plasticiennes et conceptuelles de l'art.
On voit apparaitre des projets de plus en plus instables, inventifs et disparates, avec à leur tête des coalitions de chorégraphes et artistes hétérogènes, animés par leur posture critique face à la situation de la danse de l'époque. La question de l'exposition du corps dansant est particulièrement centrale : on recherche un corps multiple, hétérogène, non modélisé, qui serait un moyen d'expression en contre-pied de la sur-représentation du corps dans la société. La problématique du corps porteur de signe est elle aussi soulevée, et le danseur se met à parler, démontrant ainsi une autre forme de performativité du langage, en juxtaposant le dire au faire. Le collectif devient un enjeu, et la question de l'auteur de l'œuvre s'en trouve par là même bouleversée : l'interprète peut lui aussi exister en tant que chorégraphe au service d'un projet en commun. Dans le prolongement de cette réflexion, on observe aussi une remise en cause du paradigme scénique, qui s'accompagne d'un rapprochement avec les formats des arts visuels, et d'un questionnement sur le rôle de la scène dans la création chorégraphique. Comme illustrations de ces bouleversements, Céline Roux fait encore une fois référence à plusieurs œuvres emblématiques, comme Mùa d'emmanuelle Huynh (1994), nom donné par l'auteur de Jérôme Bel (1994), Programme Court avec Essorage de Gilles Touyard, en collaboration avec Boris Charmatz et Julia Cima (1999), 100% polyester (objet dansant n ) de Christian Rizzo (1993), Morceau de Loïc Touzé (2000), The show must go on et Véronique Doisneau de Jérôme Bel (2001 et 2004), Bi-portrait de Mickael Phelippeau (2003), Laughing hole de La Ribot (2006) ou encore Promenades blanches de Mathias Poisson et Alain Michard (2010).