10. La formation professionnelle Une stratégie incontournable pour éradiquer l abus sexuel des enfants Pepa Horno Goicoechea Consultante dans le domaine de l enfance, de l affectivité et de la protection Espagne Introduction L éradication de l abus sexuel des enfants doit s appuyer sur des programmes d intervention efficaces reflétant un engagement social et institutionnel et comprenant trois éléments : la formation des professionnels de l enfance et de la famille ; la coordination des services intervenant auprès des enfants dans les cinq domaines suivants : éducation, santé, affaires sociales, police et système judiciaire ; la création de services spécialisés pour les victimes et les agresseurs. Ces trois éléments sont liés, mais le premier la formation des professionnels est une condition essentielle à la fois de la coordination et de la création des services spécialisés. La formation des professionnels de l enfance et de la famille sur l abus des enfants en général et sur l abus sexuel en particulier doit être un élément central du système de protection et non pas un à-côté auquel on se résout parce que c est une question politiquement et socialement sensible. Sans cette formation, le système ne parviendra pas à atteindre l objectif même pour lequel il a été mis en place, à savoir : permettre le meilleur développement des enfants et garantir leurs droits à être protégés contre toutes les formes de violence. 159
La protection des enfants contre la violence sexuelle Ce chapitre propose une analyse de certains des éléments que les institutions de l Etat doivent prendre en compte lorsqu elles définissent leurs stratégies en matière de formation des professionnels. Les thèmes de la formation Les Etats doivent garantir l intégration d une formation sur l abus sexuel d enfant au sein du cursus universitaire de tous les étudiants qui seront amenés à travailler auprès d enfants ou d adolescents dans l un des trois domaines mentionnés plus haut. C est d autant plus important pour ceux qui seront en charge de l éducation et du bien-être des enfants, comme les pédagogues, les enseignants, les psychologues, les éducateurs, les médecins, les infirmiers, les avocats, les juges, les procureurs, la police, les travailleurs sociaux, les entraîneurs sportifs, pour n en citer que quelques-uns. Ce type de formation doit compléter celle que les enfants et les adolescents reçoivent à l école. En d autres termes, c est la société dans son ensemble qui doit se former à la prévention de l abus des enfants, parce que cela fait partie de l éducation affective et sexuelle transmise dans les écoles (Wurtele, 2008). Les enfants et les adolescents doivent savoir ce que «abus sexuel» signifie, comment le reconnaître et comment avoir une attitude responsable lorsque l on s engage dans une relation ou que l on éprouve des sentiments. Ils doivent aussi comprendre que l on peut être agressé par des personnes que l on aime, savoir ce qu il faut faire lorsque l on a connaissance d un cas d abus sexuel ou si l on en est soi-même victime et quelles sont les ressources disponibles pour se faire aider (Horno, 2008a). Ainsi, le tabou social qui pèse sur cette question pourra tomber et il deviendra plus facile de révéler les cas d abus. Et lorsqu elles seront devenues adultes, même les personnes qui ne travailleront pas dans le domaine de l enfance auront acquis des outils qui leur permettront de protéger les enfants avec qui elles sont en contact dans leur vie personnelle. 160
Prévenir et documenter la violence sexuelle contre les enfants Cette approche de l éducation affective et sexuelle considère que les enfants sont des êtres actifs, engagés dans la société, et capables de développer un comportement d autoprotection. Elle permet aussi de couper court au discours protecteur, défaitiste et victimisant qui traduit une compréhension erronée de la notion de prévention et qui est souvent transmis aux enfants. Ce type de discours donne aux enfants le sentiment qu ils ne peuvent rien faire, ce qui ne peut que renforcer le risque d abus. La constitution de réseaux, une dimension de la formation La formation doit être interdisciplinaire et permettre la création de réseaux locaux qui peuvent mener des actions de prévention de base. La prévention fonctionne lorsqu elle s appuie sur un réseau efficace et sur un engagement clair des institutions et des individus qui le composent. On a constaté que le travail en réseau était plus efficace au niveau local. Il ne faut pas que la formation des professionnels en exercice se déroule dans des unités isolées et suive un programme correspondant à leur domaine de compétence. Au contraire, elle doit être interdisciplinaire, associer d autres professions et d autres domaines d activités. Un programme de formation professionnelle sur l abus sexuel défini à partir d un modèle de bonne pratique doit être organisé au niveau local et créer un lieu de travail commun aux différentes professions impliquées. Cette approche permet de générer un langage commun, de définir des protocoles communs d action qui resteront en place une fois la formation terminée, de donner aux professionnels la possibilité de découvrir des stratégies utilisées par d autres professions avec lesquelles ils devront engager un travail quotidien pour pouvoir intervenir de façon efficace (Alonso et Horno, 2004). Une méthodologie fondée sur l expérience Quelle que soit la méthodologie retenue pour chaque programme de formation, une erreur répandue consiste à considérer qu une formation technique se résume à permettre l assimilation rationnelle de 161
La protection des enfants contre la violence sexuelle stratégies et d expertise. Une formation sur l abus sexuel d enfant doit également comprendre un travail concret sur la violence. Les professionnels n intégreront pas seulement des notions sur le plan intellectuel mais aussi sur un plan plus personnel et émotionnel. La notion de violence et la compréhension de la violence sont universelles, même si les stratégies pour combattre la violence varient selon le contexte. Et la violence consiste en une somme d expériences accumulées qui vont des formes les plus communes de châtiment physique et/ou psychologique jusqu aux formes les plus extrêmes de l abus. Si l on veut comprendre la violence dans toutes ses dimensions, il faut s appuyer sur un travail concret : les concepts théoriques ne sont jamais établis a priori ; ils sont construits par les participants à partir d exemples concrets tirés de leurs propres vies et dans lesquels ils se sentent personnellement impliqués. De cette façon, les contenus théoriques de la formation se trouvent légitimés par ces expériences partagées et les professionnels sont en mesure de ressentir chaque notion au plus profond d eux-mêmes (Horno, 2008b). La méthodologie fondée sur l expérience permet d aider les professionnels à identifier tous les aspects de l abus et de trouver les ressources nécessaires pour s autoprotéger, qu ils pourront ensuite transmettre aux familles et aux enfants. Ainsi, ils pourront rompre avec cette vision froide et détachée du problème de l abus, qui véhicule un sentiment pesant d impuissance et de victimisation, mais aussi de préjugés et de rejet. La formation doit également permettre de corriger les définitions erronées de l abus sexuel. On a tendance à comprendre l abus sexuel comme une forme de violence avant tout liée au sexe. Mais le sexe n est pas le seul élément permettant de caractériser l abus sexuel comme violence. Il faut aussi prendre en compte l abus de pouvoir de la part de l agresseur sur sa victime. Dans ce cas, l abus de pouvoir prend une tournure sexuelle, ce qui confère à ce type d abus un certain nombre de caractéristiques dont il faut tenir compte. Pour autant, les professionnels ne doivent pas aborder un cas d abus sexuel comme un fait relevant de la relation sexuelle, mais de la même façon qu ils 162
Prévenir et documenter la violence sexuelle contre les enfants aborderaient d autres formes de violence. Les professionnels doivent aussi apprendre à distinguer l abus sexuel d un enfant et l exploitation sexuelle d un enfant, qui sont des problèmes liés mais appelant des réponses différentes. Lorsque l on conçoit une méthodologie de formation, il faut prendre en compte deux aspects importants. Le premier est l universalité des questions liées à l abus sexuel : l abus sexuel n est pas le propre de certaines cultures. Les significations et les causes de l abus varient selon les cultures, mais les professionnels doivent absolument comprendre les éléments qui caractérisent tant l expérience de la victime que celle de l agresseur. Le second aspect implique de réfléchir aux modalités de la formation. Il faut faire la différence entre une formation organisée selon des modalités permettant l acquisition de connaissances et une formation susceptible d avoir une visée thérapeutique. Il arrive que les professionnels participant à une formation sur l abus sexuel revivent leurs propres expériences, ce qui peut nécessiter un travail thérapeutique avec la mise à disposition d un espace dédié à ce travail, en particulier dans les cas où la formation engendre un haut niveau de stress chez les participants. On perçoit et on comprend l ampleur de la violence lorsque l on en fait l expérience dans sa chair en tant qu enfant, et non sur le plan intellectuel en tant qu adulte. On ne peut pas comprendre des notions essentielles telles que «blessures» ou «pouvoir» si l on n a pas d abord appris à les identifier dans nos propres vies. Alors seulement il est possible de les replacer dans le contexte émotionnel qui entoure les gens auprès de qui les professionnels interviennent. Des ateliers de formation courts (pas plus de 10 à 12 heures) peuvent engendrer des changements durables et apporter aux équipes les éléments dont elles ont besoin pour structurer leurs interventions en partant de la compréhension sur le plan émotionnel des familles et des enfants avec qui elles travaillent (Horno, 2008b). 163
La protection des enfants contre la violence sexuelle Les axes de la formation La formation des professionnels doit suivre trois axes distincts : la prévention, la détection et l intervention, chacun d entre eux ayant un objet et un contenu propres. La prévention Il faut distinguer les stratégies de prévention primaire, secondaire et tertiaire pour prévenir l abus sexuel d enfant. On entend par prévention primaire toutes les actions visant la population en général, y compris l éducation sexuelle et affective dispensée à l école ainsi que les campagnes d information (Lyles, Cohen et Brown, 2009). La prévention secondaire regroupe les activités menées auprès des populations à risque (à cet égard, rappelons que tout enfant, de par son statut d enfant, risque d être victime d abus sexuel). Quant à la prévention tertiaire, elle concerne les activités menées dans un cadre donné (école, quartier, communauté) et dans lequel un cas d abus sexuel a déjà été signalé (Horno, Santos et Del Molino, 2000). Les professionnels doivent mener une politique de prévention fondée sur un modèle de bonne pratique, selon une approche globale soucieuse du bon traitement des enfants et passant par une éducation sexuelle et affective. Cette approche met l accent sur l enfant en tant que titulaire de droits et sur l importance de l empathie. Elle respecte l évolution de l enfant et favorise le développement de liens affectifs positifs ainsi que la résolution non violente des conflits. Il faut que la formation des professionnels favorise l acquisition des compétences nécessaires à la conception de stratégies de prévention qui prennent en compte à la fois les victimes potentielles et les agresseurs potentiels, qu ils soient adultes ou mineurs. La détection La formation à la détection des abus est celle qui est la plus répandue, mais elle n est toujours dispensée de la façon la plus adaptée. C est d autant plus important que de nombreux professionnels n ont 164
Prévenir et documenter la violence sexuelle contre les enfants pas les compétences pour détecter l abus sexuel d un enfant, qu ils redoutent les procédures judiciaires et leurs implications et qu ils ont du mal à organiser un réseau efficace. Outre ces difficultés liées au système lui-même, on relève aussi des problèmes liés à la nature de l abus. Par exemple, les délinquants sont souvent difficiles à identifier parce qu ils sont bien intégrés à la société, qu ils ont un niveau intellectuel élevé et des occasions diverses de fréquenter des enfants. Pour pouvoir bien évaluer les torts causés à la victime et intervenir en conséquence, les professionnels doivent être en mesure de comprendre à quelles dynamiques de pouvoir les agresseurs ont recours pour abuser d un enfant. Dans certains cas, l agresseur crée les conditions qui lui donneront accès aux enfants, il choisit la victime la plus vulnérable qu il puisse trouver (Verdugo et Bermejo, 1999) et établit une relation de pouvoir et si possible d affection et d intimité avec elle, de façon à s assurer de son silence et de sa soumission. Il est souvent difficile de déceler les abus perpétrés au sein de la famille, la société ayant besoin de considérer les familles comme des lieux fiables et protecteurs, bien que ce ne soit pas toujours le cas. Les cas d abus peuvent être détectés du fait de la révélation de l abus par l enfant lui-même, à travers l observation du comportement d un enfant ou grâce à l information fournie par un tiers. Pour identifier les cas, il est important que l on puisse s appuyer sur des indicateurs d abus sexuel, précisément parce qu il est rare que les enfants révèlent eux-mêmes un abus la première fois qu ils le subissent. Il n existe pas un ensemble de symptômes spécifiques et différenciés, mais plutôt une série d indicateurs qui doivent alerter les professionnels quant à l éventualité d un abus. Dans la plupart des cas, aucune blessure physique n est perceptible, si bien que les indicateurs de comportement sont essentiels, d autant que l abus peut avoir affecté l évolution de l enfant dans tous les domaines. Les indicateurs doivent donc être fondés à la fois sur le comportement, sur les informations rapportées, et sur le contexte social et affectif. 165
La protection des enfants contre la violence sexuelle L intervention Le troisième axe de la formation doit porter sur l intervention dans les cas d abus sexuel d enfant. Ici, il est essentiel de bien distinguer les interventions à visée thérapeutique de celles qui poursuivent d autres objectifs. Il faut d emblée être clair sur le fait que seuls les professionnels qui ont reçu une formation spécialisée sont habilités à évaluer les cas et à mener des interventions thérapeutiques auprès d enfants et d adolescents, qu ils soient victimes ou agresseurs (Echeburúa et Guerricaechevarría, 2000). Un modèle de bonne pratique pour la formation de professionnels chargés des programmes de soins doit prévoir une formation spécifique, une supervision du travail et des interventions conjointes sur les différents cas. L intervention thérapeutique auprès d un enfant doit toujours être réalisée en équipe. Les professionnels qui ne participeront pas à des traitements thérapeutiques mais seront néanmoins confrontés à des cas d abus sexuel d enfant doivent être formés sur la réaction à avoir au moment de la révélation d un abus. Ils doivent être capables de répondre à l enfant qui éprouve un sentiment de culpabilité. Les émotions comme la honte, la culpabilité et la colère ont une place importante dans les cas d abus et c est au moment où l abus est révélé qu il faut les appréhender. Les professionnels doivent apporter le soutien émotionnel nécessaire, il ne doivent jamais mettre en cause la véracité des événements décrits et doivent suivre l enfant tout au long du processus, y compris en ce qui concerne les procédures sociales et judiciaires. Et, bien sûr, ils doivent trouver les ressources et l aide nécessaire pour que les mesures de contrôle qu appelle la protection de l enfant soient mises en place. Pour conclure, la formation des professionnels sur l abus sexuel d enfant implique une évolution sociale et politique de la façon d appréhender ce problème et d y répondre. La formation doit transmettre aux personnes qui accompagnent les victimes et les agresseurs et qui travaillent avec eux un sentiment d espoir et de vie, et elle doit leur permettre de comprendre le sens de leur travail sur le plan scientifique et social. Non seulement les programmes de formation qui répondent à ces exigences donneront aux professionnels les moyens 166
Prévenir et documenter la violence sexuelle contre les enfants de faire leur travail, qui peut être très éprouvant sur le plan personnel, avec un engagement indéfectible, mais en outre ils donneront à ce travail une portée qui dépasse le cadre strictement professionnel. Bibliographie Alonso J. M. et Horno P., A good practice experience on child sexual abuse : Advocacy, network and training, Save the Children, Madrid, 2004 (2004b) Echeburúa E. et Guerricaecheverría C., Abuso sexual en la infancia : víctimas y agresores. Un enfoque clinic, Ariel, Barcelone, 2000 Horno P., Amor y violencia : la dimensión afectiva del maltrato, Descleé de Brouwer, Bilbao, 2008 (2008b) Horno P., Salvaguardar los derechos desde la escuela : educación afectivo-sexual para la prevención primaria del maltrato infantil, in Revista de Educación, n o 347, septembre-décembre 2008 (2008a), p. 127-140. En ligne : <www.revistaeducacion.mec.es/re347_06.html>, consulté le 29 juin 2010 Horno P., Santos A. et Del Molino C., Abuso sexual infantil. Manual de formación para profesionales, Save the Children, Madrid, 2000. En ligne : <www.savethechildren.es/nuestrosdocumentos>, consulté le 29 juin 2010 Lyles A., Cohen L. et Brown M., Transforming communities to prevent child sexual abuse and exploitation : A primary prevention approach, Prevention Institute, Oakland, Ca, 2009 Verdugo M. A. et Bermejo B. G., Maltrato infantil : niños retrasados, niños amenazados, Junta de Castilla y León Bienestar y Protección Infantil, Salamanque, 1999 Wurtele S., Behavioural approaches to educating young children and their parents about child sexual abuse prevention, in Journal of Behaviour Analysis of Offender and Victim- Treatment and Prevention, vol. 1, n o 1, 2008, p. 52-54. En ligne : <www.childwelfare.gov/preventing/programs/types/sexualabuse. cfm>, consulté le 29 juin 2010 167