Apollinaire, «La mandoline, l oeillet et le bambou», «Et moi aussi, je suis peintre» (Apollinaire)

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1 Apollinaire, «La mandoline, l oeillet et le bambou», «Et moi aussi, je suis peintre» (Apollinaire)

2 Guillaume APOLLINAIRE, Calligrammes, «La mandoline, l œillet et le bambou» Apollinaire, au début du XX e s, a beaucoup fait pour la poésie moderne, dont il est le précurseur en particulier du surréalisme. Il a notamment inventé l absence de ponctuation en poésie, permettant au lecteur de tester plusieurs hypothèses de lecture et de compréhension, et beaucoup de ses images sont déjà surréalistes par leur effet de surprise, en éloignant le comparé de son comparant. Pour la première fois également, il publie un recueil de poésie presque entièrement dédié au calligramme (Calligrammes). Il dira «et moi aussi, je suis peintre», innovant encore une fois par son utilisation systématique du calligramme (même si quelques calligrammes isolés existaient par le passé). Ce type d écriture-dessin requiert également un nouveau type de lecteur nous le verrons dans l étude. Rappel : calligramme = kalos : beau + gramma : lettre, dessin. Il s agit donc de «belles lettres», de «beaux dessins» dont le thème est la paix ou la guerre (les poèmes ont été écrits durant la Première guerre mondiale), avec les implications sentimentales qui y sont liées (amitiés, amours en danger). Ici : poème faisant partie des fac-similés reproduisant l écriture cursive et les dessins à la main qui introduisent une autre plasticité et une dynamique «tremblée» absente de la typographie classique. «La Mandoline l œillet et le Bambou» représentent également un collage, au niveau pictural : trois éléments qui n ont pas de lien apparent, trois objets, sont réunis sur la même page. Rappeler qu Apollinaire fréquentait Braque et Picasso (peintres cubistes) et était au courant des dernières innovations picturales il y a quelques autres poèmes cubistes dans Calligrammes. TRANSCRIPTION DU CALLIGRAMME : La mandoline (partir de la droite supérieure du manche) : -NB : l aspect ludique, c est justement de découvrir le sens de la lecture, de trouver le «meilleur sens» sans exclure les autres MANDOLINE : instrument de musique d origine italienne, à caisse de résonance bombée et à cordes : ressemble au luth et à la guitare COMME LA BALLE A TRAVERS LE CORPS LE SON TRAVERSE la vérité car la RAISON C est ton Art femme ô batailles la terre tremble comme une mandoline [disposé de manière à avoir le plus de rimes ou d assonances possibles, mais peut être disposé autrement] l œillet (partir du haut de la fleur) : Que cet œillet te dise la loi des odeurs qu on n a pas encore promulguée et qui viendra un jour

3 régner sur nos cerveaux bien + précise + subtile que les sons qui nous dirigent Je préfère ton nez à tous tes organes ô mon amie Il est le trône de la future SAGESSE Le bambou (lire de gauche à droite et de haut en bas) : O nez de la pipe les odeurs-centre O fourneau y forgent les chaînes O univers infiniment déliées qui (O) [car n est pas forcément à lire] lient les autres raisons formelles (O) >>on remarque que les O coupent régulièrement la phrase «les odeurs-centre / y forgent les chaînes / infiniment déliées qui / lient les autres raisons formelles» : la phrase semble ainsi être régulièrement interrompue par une bouffée de fumée >>la strophe peut recommencer en boucle : O >>univers et imite le fonctionnement d une machine qui ne cesse de s animer (rapport avec l univers de l usine : «fourneau» (o = haut? phonétiquement >> «haut-fourneau», le fourneau de l usine métallurgique?), et sa création continuée, qui ne s arrête jamais : «y forgent») PB : montrer comment le parcours de lecture, à la fois visuel et sémantique, nous conduit au sens du poème, à son message. A. EXPLICATION DES «IDEOGRAMMES LYRIQUES» Le titre indique l ordre dans lequel le lecteur est censé lire le poème ; mais cela ne simplifie pas forcément la lecture de détail : il faut trouver le bon commencement créateur de sens (sans que les autres parcours et donc sens soient exclus : c est le propre de la poésie moderne, de rendre la lecture interactive et d ouvrir le poème à une pluralité d interprétations). I. LA MANDOLINE la mandoline (cf déf) : il faut commencer par le haut de la partie droite qui jouxte le manche de la mandoline (lire) 1)les échos entre la forme graphique et le sens : on remarque un trait de dessin (le seul du poème) à droite, soulignant la forme de la mandoline, et des majuscules, surtout à droite et vers le milieu à gauche : cela crée un effet visuel de profondeur, pour mieux dégager la forme de l instrument de musique. Mais les majuscules créent aussi du sens : elles rendent les paroles qu elles écrivent plus importantes ; or le premier vers nous projette d emblée dans le

4 monde de la guerre : «Comme la balle à travers le corps» ; on dirait que le trait de dessin souligne la trajectoire de la balle, et qu elle s enfonce en même temps que l écriture ; la suite oblige à lire de droite à gauche, ce qui est assez inhabituel («le son traverse la vérité») ; on remarque des rimes internes («travers, traverse») qui créent un rythme binaire et mettent en parallèle la balle et la musique de la mandoline ; le corps de la mandoline devient corps humain blessé ; d ailleurs le manche de la mandoline peut connoter la déchirure, la blessure, voire l explosion. L ensemble de l idéogramme fait aussi songer à un œuf percé (fécondité tuée par la guerre?) ou à une montre dont les deux aiguilles sont sur minuit (heure fatale?), oue encore à la Terre, qui «tremble» à la suite de bombardements, au lieu de «vibrer» par les sons doux d une chanson d amour, dont la mandoline est la métonymie. Ainsi son de musique et son des armes se superposent en se confondant, dans un phénomène de surimpression qui annonce les techniques surréalistes. D ailleurs «la terre tremble comme une mandoline», vers final de la «strophe» mandoline, qui s éjecte à travers le manche : là encore vibration de la musique et secousses des bombardements se rejoignent. 2)Cependant, au-dejà de la polysémie et de l ambivalence des termes et du dessin, il y a également opposition : le mot «raison» est mis en majuscules à gauche, et le dernier mot de la courbe de la mandoline (associée aussi à la forme féminine) est «femme». A droite, nous avons le monde matériel, des sens : balle, corps, son ; à gauche des notions abstraites : vérité, raison, art, femme. La séparation gauchedroite évoque-t-elle la séparation hommes-femmes, avec une critique du monde des hommes fondé sur la matière, la force et la destruction, alors que le monde des femmes est celui de l intelligence et donc de la paix (dictée par la raison, le bon sens, l amour portant vers la vie) et de la poésie (art)? Les hommes pourraient-ils ou devraient-ils se laisser sauver par l amour, seule vérité, càd valeur dans le monde, plutôt que de céder à la tentation de la force brute? Or la vérité s entend : un son est faux ou juste («le son traverse la vérité»), et le monde de la paix symbolisée par la femme est aussi celui de l authenticité ; c est le positif du négatif de la guerre : comme la balle se retrouve au centre du corps pour faire son œuvre de mort, le son juste, la voix de la raison touche le cœur. Le monde des hommes comporte pourtant lui-même cette possibilité par son ambivalence : les joueurs de mandoline, les chanteurs de chanson d amour sont traditionnellement des hommes (cf peintures de Watteau, XVIIIe s) ou est-ce le poète seul qui a gardé la raison et continue de chanter dans ce monde de brutes? Son chant peut-il conjurer le monde? (on remarque que le monde y est intégré dans sa cruauté : «balle, traverse, tremble, batailles» ; mais aussi transfiguré sous la forme d une mandoline en danger. Bilan : la Terre/mandoline tremble des sons violents de la guerre au lieu de chanter l amour (femme-poème) qui est aussi la raison, la paix, et donc un monde authentique (la vérité). II. L OEILLET 1)la mandoline, instrument de musique propice à l amour, est en quelque sorte l introduction musicale du poème ; on glisse réellement dans l univers féminin par la fleur (souvent métaphore traditionnelle de la femme : on reconnaît la fleur, la tige, les feuilles) et par le contenu qui comporte une énonciation lyrique traditionnelle («que cet œillet te dise» ; «je préfère ton nez»), le je-tu amoureux : ici offrande d une fleur et éloge du nez de la bien-aimée : là encore, il s agit d un topos traditionnel de la

5 poésie amoureuse : le blason (éloge d une partie du corps devenant métonymie de la femme aimée : cf XVI e s). On comprend le rapport entre le choix de la fleur (parfum) et le glissement vers le nez source des odeurs. Le dessin reproduit un œillet incliné, présenté au nez pour son parfum, mais aussi présenté en hommage à une femme (cf le premier vers, une sorte de prière / offrande : «Que cet œillet te dise») peut-être y a-t-il aussi une connotation tragique : un œillet signe d amour semble coupé et bascule (contexte de guerre?) 2)On remarque que la «strophe», en fait l idéogramme «œillet» comporte deux parties, indiquées par les majuscules en début de vers : au premier vers et à partir de «Je préfère». La première partie permet de faire le lien entre la mandoline et la fleur par une comparaison de supériorité : «loi des odeurs bien plus précise et plus subtile que les sons qui nous dirigent». La difficulté de compréhension vient encore une fois d un mélange de concret et d abstrait : «loi/odeurs», prolongé par «promulguée» qui convient au terme de «loi» et par «régner» qui relève normalement du monde humain. Mais dans cette partie Apollinaire attribue le pouvoir aux odeurs : «loi des odeurs qu on n a pas encore promulguée et qui viendra un jour régner sur nos cerveaux bien plus précise et plus subtile que les sons qui nous dirigent». Ce pouvoir n est pas encore obtenu, mais c est le désir utopique («un jour») du poète. L idée semble paradoxale : un pouvoir olfactif? et il y aurait actuellement un pouvoir auditif? («les sons qui nous dirigent»). En fait les sons semblent une métonymie des hommes d Etat, ou des chefs de guerre : la voix de leurs ordres ; dans un contexte de guerre, ce sont des ordres meurtriers, simplistes, qui ne savent pas discerner la riche complexité de la vie, et détruisent tout (ils ne sont ni précis ni subtils : la vision est globale, ennemi ou pas ). On peut aussi comprendre la phrase par une constatation sur la façon dont fonctionne le monde : les sons nous dirigent, ici avec une connotation négative, càd la violence nous dirige. Si le nez nous dirigeait, et donc les odeurs, le monde tournerait différemment Par conséquent, les odeurs (en l occurrence le parfum) sont la métonymie de la femme, de la douceur, de la poésie : monde de la vraie civilisation, par opposition à l aboiement barbare des ordres guerriers. C est la seconde partie. Comme la raison, la vérité, étaient du côté de la femme dans la mandoline, de même la sagesse, en grandes lettres majuscules finales (pour indiquer l élargissement de la tige, également, son point d attache à la terre, à la stabilité) est liée à ce monde des odeurs, qui est lui-même féminin : «Je préfère ton nez à tous tes organes, ô mon amie / Il est le trône de la future SAGESSE». On retrouve la métaphore/métonymie du «trône» pour le pouvoir, et la notion d utopie avec le terme «future». Le terme «sagesse» est situé à la base de la fleur, et écrit en majuscules pour montrer son importance. 3)Le souhait vif du poète de voir naître un autre monde, fondé sur la douceur, l amour et la poésie, qui écoute davantage les vérités càd les besoins profonds de l être humain (qu ils soient de l ordre sensuel ou affectif le nez étant souvent mis en relation avec la sexualité) est mis en valeur par l injonction du premier vers de l œillet : «Que cet œillet te dise» : subjonctif présent d injonction, de souhait, de désir. L espoir du poète en un monde nouveau se manifeste par la certitude affichée du futur de l indicatif : «qui viendra». L infinie supériorité de ce monde est mise en valeur par les signes mathématiques des plus (répétition binaire), plus visibles que des mots, et par le signe abrégé du «et» ( ) qui relie de manière binaire les adj «précise et subtile» pour insister sur les qualités de ce nouveau monde. La vision critique de notre monde, son projet de révolutionner toutes nos habitudes de penser

6 annonce le côté anarchiste des futurs surréalistes que fréquente Apollinaire (et qui s inspireront de lui). Eux aussi désireront bouleverser la vision de la société et de l être humain en tenant compte des besoins profonds de ce dernier (sensualité, amour) et en réintroduisant les aspects négligés par la société traditionnelle : l inconscient, le rêve. Le surréalisme se proposera de réconcilier l Homme avec le monde en tenant compte des deux aspects complémentaires et inséparables de la vie : rêve et réalité. Pour atteindre cet objectif, il faudrait évidemment bouleverser les hiérarchies habituelles, ce qui entraînerait un changement radical de la société. Bilan : la fleur devient symbole du nouveau monde espéré par Apollinaire : un monde dirigé par les odeurs, métonymie à connotation féminine de douceur, contrairement au monde actuel, dirigé par la violence de sons meurtriers. Noter que ce monde utopique dont rêve Apollinaire se trouve dans la corolle de la fleur, alors que les sons forment sur la tige une sorte de canon incliné et prêt à tirer. III. LE BAMBOU 1)on reconnaît la forme d un bambou coupé : petit tuyau dont l aspect cylindrique est évoqué par 3 ronds, qui correspondent à la lettre majuscule «O» dans le poème. C est le titre qui nous parle de «bambou», et cela pourrait permettre la continuité avec la fleur : on reste dans le domaine végétal, de la nature. Cependant les premiers mots font une autre transition : «O nez» (suite de la thématique précédente), «nez» devenant cette fois-ci la personnification du mot «pipe», puisque c est par le tuyau de la pipe que s échappent les odeurs de la fumée. 2)Il y a donc glissement du bambou au tuyau de pipe (le bambou serait-il une pipe rudimentaire, de fortune, utilisé dans les tranchées?).l ensemble final est beaucoup moins lisible et demande un décryptage plus précis. C est seulement lorsque l on comprend le rapport entre le dessin et le sens que tout s éclaire : les «O» ponctuent la «strophe» par des arrêts réguliers correspondant à la bouffée de fumée : ils créent un rythme qui suit le mouvement du fumeur qui tire des bouffées ou les expulse. Ainsi l écriture correspondrait à la fumée expulsée par saccades régulières, ou tout simplement au tuyau du pipe (on reconnaîtrait plutôt une cigarette). Cependant les connotations sexuelles ne sont pas absentes : le mot «pipe», la forme de l objet évoquent l attribut sexuel masculin, souvent repris sous la forme soit d une pipe, soit d un canon dans les tableaux surréalistes. Or une seconde ambivalence se greffe sur la première : nous sommes en contexte de guerre, et la connotation du «canon» pourrait bien se lire également dans ce poème, d autant plus qu il est à l horizontale, en position de tir, et que la fleur posée sur le «fusil» (les soldats de 1914 étaient souvent partis la fleur au fusil, croyant rentrer vite après une revanche sur les Allemands) semble tomber, comme fauchée par la mort. La mandoline semble également en position instable sur le «socle» du canon : vu sa forme ovale, elle ne peut rester à la verticale. Mais justement, ces connotations violentes du bambou semblent ici ouvrir sur une vision positive : ce monde des hommes, fait de violence, est aussi gagné par les odeurs : la pipe dégage une bonne odeur, et le monde des hommes peut donc aussi participer à ce monde nouveau, où les odeurs remplacent le bruit. 3) Le contenu semble en effet développer la thématique de la possibilité de rachat du monde par les odeurs (symbole de la civilisation de paix qui comprend amour, poésie) : «O nez de la pipe / les odeurs-centre». Le curieux mot composé «odeurscentre» est proche d un néologisme. Mais il rappelle les valeurs fondamentales pour Apollinaire (non pas la volonté de puissance, mais la volonté de vivre dans un corps, avec ses sens et dans un monde d affection, raffiné par la poésie). La notion

7 de centre des valeurs est évoquée par le rond qui suit, qui annonce également le mot «univers» du second vers. Comme succession à la terre-mandoline qui tremble et explose, Apollinaire nous suggère un nouvel univers. Peut-être pense-t-il que les bouleversements dûs à la guerre pourront faire avancer l humanité (cf le calligramme «La petite auto»). 4)Il semble évoquer un monde de construction par la force, la transmutation des métaux, comme le monde de la forge : «o fourneau jeu de mots sur haut fourneau utilisé dans l industrie du métal?; «les odeurs y forgent les chaînes infiniment déliées qui lient les autres raisons formelles». Après un nouveau monde organisé par les odeurs («la loi des odeurs promulguée qui viendra régner»), il y a la fin de l ancien monde, emprisonné par des chaînes immenses («infiniment déliées»?) «qui lient» l ancienne logique : «les autres raisons formelles». Cette dernière expression est ambiguë, puisque «formel» peut à la fois signifier «apparent» (cf une politesse formelle : une politesse extérieure, fondée sur l apparence, mais que ne correspond pas au sentiment réel) ou au contraire «clair, indiscutable, irréfutable, catégorique» (par ex «déclaration formelle, démenti formel : dont on ne peut douter, qui a été exprimé clairement, de manière catégorique, irréfutable). L adjectif «déliées» porte une ambiguïté similaire : il signifie soit «fin, mince, grêle»; soit au figuré «fin, pénétrant, subtil» ; soit encore «qui n est plus lié». On peut donc comprendre de deux manières le dernier vers : les chaînes forgées par les odeurs seront si subtiles (cf ce mot dans la strophe l œillet), donc si intelligentes, si raffinées, qu elles viendront à bout de tout ce qui n est que formel, càd d apparence, et qui ne vaut pas vraiment la peine ; ou bien les chaînes forgées par les odeurs seront si souples (en fait non liées, dé-liées, laissant beaucoup de liberté hyperbole de «infiniment») pour tenir les impératifs essentiels de la vie, de la société : toutes ces «autres raisons» qui sont certes nécessaires mais qui ne devraient pas empêcher toutes les autres d exister. La métaphore des «chaînes» : lien, cohésion de l ensemble montre qu Apollinaire ne veut pas seulement détruire le monde actuel (ce que cherchent les anarchistes, par ex), mais aussi reconstruire un monde harmonieux fondé sur de nouvelles valeurs, plus humaines. La structure visuelle du «bambou» / pipe/canon (au sens de destruction du monde par la guerre ou de destruction positive de l ancien monde?) est en relation étroite avec les bouffées de fumée ainsi qu avec la métaphore de la chaîne. En effet, les «o» qui ponctuent le texte non seulement l interrompent de manière rythmique, mais créent une boucle éternelle : le dernier «O» renvoie au premier comme une chaîne : on peut lire la «strophe» en boucle : chaînes éternelles? Ces anaphores se retrouvent déjà dans les deux idéogrammes précédents («ô batailles», «ô mon amie»), et animent tout le texte d un frémissement lyrique. On sent l amour de la femme, de la vie, l émerveillement devant le monde des sens qui est mis en péril par la guerre. Cette chaîne est en fait une machine, qui crée la liberté, que symbolise peut-être la fumée, légère et odorante. Mais ceux qui sont appelés à créer ce nouveau monde sont les hommes, les hommes qui doivent apprendre à passer des sons aux odeurs : ainsi ils pourront «forger» ce nouveau monde. Les «fourneaux» (hauts-fourneaux dans la métallurgie) connotent l effort de créer et d inscrire dans la matière, la réalité, ce nouveau monde. Si les femmes, liées naturellement à l odeur, au parfum, le font deviner aux hommes, c est au tour des hommes de le créer et de le rendre concret. Bilan : le bambou correspond de manière masculine (pipe, odeur de la fumée) à la version féminine des odeurs symbolisée par la fleur. Par le feu de la pipe de la création les hommes doivent à leur tour rendre concret ce monde utopique dont le

8 poète rêvait dans l œillet. Peut-être qu Apollinaire pensait même que les conséquences de la guerre, si négatives au premier abord, allaient automatiquement créer un nouveau monde, qui fonctionnerait différemment, après la guerre? >>la structure d ensemble du poème ménage des liens entre les trois éléments, malgré leur apparente juxtaposition ; on observe une gradation : on passe du concret (son, parfum) à l abstrait (lois de construction générales de l univers), projet d avenir mais aussi vision de la fonction de la poésie. II. BILAN 1)une certaine vision du travail du poète et de la fonction de la poésie : le début du poème commence par le son, il continue par le parfum, et termine par le travail mythique (cf Vulcain dans la mythologie) de la transmutation du métal. Or pour Apollinaire la poésie sert à transfigurer le monde par le pouvoir magique des mots. N est ce pas déjà le début d un nouveau monde, et surtout d un monde où la parole, la beauté remplacent les armes? 2)cette transmutation se fait par l intermédiaire du travail sur les mots, sur le texte, et Apollinaire n a de cesse d avoir inventé des procédés nouveaux : incessante et curieuse rencontre du concret et de l abstrait qui préparent les images surréalistes surimpression de différentes strates de lecture ou de sens : polysémie des mots, des signes, ambivalences et fragilité de l ensemble : mandoline qui joue l amour, mais aussi la guerre et qui en est blessée (la mandoline pourrait représenter les déchirements du poète lui-même) ; œillet qui offre du parfum en hommage à la bien-aimée, mais aussi fleur qui orne les tombes, et qui a souvent la couleur sang (amour / mort) ; bambou / pipe : canon qui bouleversera le monde et le rendra meilleur ou rappel de l arme de mort qui fauche fleur et mandoline paradoxes sémantiques : la sagesse n est plus celle de la logique habituelle, qui ne débouche que sur la force et la destruction ; mais il faut revenir aux valeurs premières, celles des hommes : les sens qui conduisent à l amour, mais aussi à la poésie, et donc à un monde paisible, civilisé. Choix aussi du sens le plus atrophié à l époque moderne (l odorat) qui est mis au sommet des valeurs : pied de nez humoristique et insolent (les insolents dressent leur nez!) aux valeurs traditionnelles et projet d un monde révolutionnaire (utopique) introduction du mouvement dans le poème, mimétisme du geste : bouffées de fumées qui fragmentent le texte final, et introduction d une sorte de «machine» mécanique de lecture : la boucle des «O» permet de recommencer infiniment la strophe finale, comme les forges des pionniers du nouveau monde une poésie déroutante, qui mêle humour et lyrisme, provocation et déclaration d amour, mots durs tirés du quotidien et la légèreté du son, et plus encore, du parfum lier la technique du calligramme, déjà novatrice, même si on la trouve épisodiquement à travers les siècles (cf la dive bouteille de Rabelais, au XVI e s) à la technique du collage ; choisir d écrire à la main et de laisser une trace «tremblée», en rapport avec le frémissement émotif

9 enlever la ponctuation et libérer les vers (pas de mètre, pas de rimes ; parfois quelques rimes internes, assonances ou anaphores pour souligner le lyrisme).. >>CE POEME EST PARTICULIEREMENT RICHE, PEUT-ETRE JUSTEMENT PARCE QU IL EST DIFFICILE A DECHIFFRER ET A COMPRENDRE, ET FORCE AINSI LE LECTEUR A DEVENIR ACTIF ET CREATIF A SON TOUR : IL Y A TOUS LES INGREDIENTS DE L AMOUR (MUSIQUE, FLEUR, ORGANE SEXUEL ; FEMINITE, VIRILITE), ET TOUS LES INGREDIENTS DE LA GUERRE : LA FLEUR AU FUSIL, MANDOLINE BLESSEE, FLEUR COUPEE, CANON) IL Y A LE RESUME SIMPLE DE LA VIE : TERRE (MANDOLINE FORME UN CERCLE FERME) EN TRAIN D EXPLOSER?, FEMME, HOMME ; TOUS LES INGREDIENTS DU POEME : METAPHORES (VISUELLES ET NON), BEAUTE LIEE AUX SENS (VISUEL, OLFACTIF, AUDITIF), LA NATURE (BAMBOU AUSSI), LE MONDE AMOUREUX MAIS L ENSEMBLE EST DISPARATE, COLLE, FRAGMENTE : POEME EXPLOSE? PLUS POSSIBLE DE FAIRE DES LIENS, DE BATIR L AVENIR? TOUS LES INGREDIENTS DU MONDE EN PAIX (AMOUR, NATURE, POESIE), MAIS CHAQUE ELEMENT EST MINE ET INSTABLE (POSITION IMPOSSIBLE DE LA MANDOLINE, ECRITURE-FUMEE, FLEUR QUI TOMBE) IL EST A LA FOIS CLASSIQUE (THEMES LYRIQUES ET PROCEDES LYRIQUES) ET REVOLUTIONNAIRE PAR LA FORME ET LE FOND >>APOLLINAIRE A LAISSE UNE «BOMBE LITTERAIRE» A SA MORT, AMPLEMENT EXPLOITEE PAR LES POETES QUI L ONT SUIVI, NOTAMMENT LES SURREALISTES. IL EST A L ORIGINE DE LA POESIE MODERNE ET CONTEMPORAINE.