Sécurité internationale, sécurité européenne, sécurité de l Europe



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Transcription:

Sécurité internationale, sécurité européenne, sécurité de l Europe Callipyge, nu, lumineux, un corps de femme au premier plan ; au second plan, une masse sombre, inquiétante. Il s'agit d'un taureau 1. Ce n est pas l affiche du colloque, mais la reproduction d'un tableau de Vallotton illustrant le mythe de l enlèvement d Europe, apposée sur les murs de Lyon pour annoncer une exposition des oeuvres du peintre. Ombres et lumières sur l'europe! On ne pouvait mieux illustrer les questions qui ont été discutées durant ces deux journées de travail, les certitudes des uns, les doutes et les interrogations d autres intervenants. Le mur qui séparait les Européens a été abattu. Après plusieurs décennies d'hésitations devant une construction politique, l'identité européenne s'affirme et l'europe, dotée d'une politique étrangère commune, devient un acteur international plus crédible. La monnaie unique arrive, la défense européenne est à l'ordre du jour, on parle d'une constitution. Les années quatre-vingt-dix ont donné à l Europe un aspect plus séduisant. Mais il y a une ombre au tableau : derrière l Europe, se profilent les États-Unis. Le fédérateur extérieur est omniprésent. La puissance américaine s affirme dans tous les domaines, économique, culturel ou militaire. C est l Amérique qui installe ses bases militaires dans la région du Golfe comme dans les Balkans. Alors Europe séductrice et maîtresse de son destin ou Europe instrumentalisée, Europe jouet, Europe alibi? Pour tenter de répondre, je vous propose un examen critique des représentations de l Europe et des usages que l on fait de ces notions de défense européenne, sécurité européenne, sécurité internationale. 1 Selon le récit mythologique, Jupiter avait pris la forme d un taureau blanc.

I / Les représentations de l Europe L Europe - dit-on - est nécessaire pour que les Européens retrouvent leur rang dans le monde et fassent entendre leur voix. L Europe, c est la paix, c est la démocratie, c est un patrimoine commun. Mais alors que la mondialisation se développe, les États doivent-ils disparaître et l'europe est-elle un niveau pertinent d'organisation sociale? 1/ Le 9 mai 1950, Robert Schuman affirmait : L Europe n a pas été faite, nous avons eu la guerre une fédération européenne est indispensable à la préservation de la paix. Affirmation péremptoire qui emporta l adhésion : L'Europe, c'est la paix! Est-ce grâce à l Europe que nous avons bénéficié de près de cinquante ans de paix? Je crois plutôt que c est l équilibre des puissances entre l Est et l Ouest, et plus précisément la dissuasion nucléaire réciproque entre les États-Unis et l URSS. Deux exemples illustreront mon propos : - Le projet de Communauté européenne de défense 2 était présenté au début des années cinquante comme essentiel à la paix. L argument en faveur de la CED était simple : en cas de refus, les Américains rentreraient chez eux et les Soviétiques arriveraient aussitôt! Après le vote négatif de l Assemblée nationale française, le 30 août 1954, les catastrophes annoncées ne se sont pas produites, les Britanniques proposèrent pour la défense une solution atlantique à façade européenne, selon l heureuse formule de Pierre Gerbet, et la construction européenne elle-même fut relancée quelques mois plus tard par la conférence de Messine. L armée européenne n était donc pas indispensable. - En revanche, dès que l équilibre des puissances a été rompu en 1990, l Europe a connu aussitôt la guerre : les conflits en Bosnie et au Kosovo ont permis à l OTAN de justifier son existence et à l Allemagne de redevenir une puissance continentale. On peut aussi penser que la crise du Koweït, avec l engagement de certains Européens, derrière les États-Unis, dans la guerre contre l Irak, est la conséquence de la fin de la guerre froide. Cependant, l Union européenne attire aujourd'hui les pays d Europe centrale et orientale. La perspective de l adhésion et l espoir de développement économique qu elle entretient 2 Projet de traité de Communauté européenne de défense, signé le 27 mai 1952.

contribuent à l apaisement des relations entre les pays et entre les nombreux groupes ethniques de cette région. L Europe peut ainsi être un facteur de guerre quand elle contribue à attiser de vieilles haines et un facteur de paix quand elle s ouvre à ses voisins et représente pour eux la prospérité. 2/ L Europe, c est la démocratie. Sans doute, c est en Europe que la démocratie est née, mais les communautés européennes ont été créées sans que les peuples fussent consultés. On notera que deux référendums négatifs, au Danemark en 1992 et en Irlande en 2001, ont provoqué le mépris des européistes et le processus des ratifications n a pas été interrompu. La caravane passe... Le plus inquiétant, c est l absence de l Europe dans les débats politiques nationaux (sauf lorsque les hommes politiques utilisent l argument européen pour justifier leur inertie ou leur impuissance) et d autre part l absence d effet des consultations électorales sur le gouvernement européen. Ainsi la commission Prodi a été formée avant même l élection des parlementaires européens en 1999. On ne pouvait mieux souligner le faible intérêt de ces élections. La différence de modèle constitutionnel entre l Union et les pays qui la composent est ainsi propre à dérouter les citoyens. La plupart des pays européens sont des démocraties de compétition ou le gouvernement est formé par le parti majoritaire ou la coalition qui a remporté les élections. L Union est au contraire un système de compromis que le politiste peut qualifier de régime consociationnel (Lijphart). Mais le citoyen constate facilement que les sociaux-démocrates et les démocrates-chrétiens ou les conservateurs qui s opposent à Paris, Berlin, Londres, Rome ou Madrid sont associés en permanence au sein de la Commission de Bruxelles. D où l impression d immobilisme politique. Les élections ne peuvent rien changer. Mais alors, à quoi bon voter! On a souvent dénoncé l impuissance des parlements nationaux, progressivement dessaisis de la fonction législative, votant dans la précipitation et sans pouvoir les modifier, soit des textes préparés par les technocrates des ministères pour leur gouvernement, soit des directives européennes préparées par les technocrates de Bruxelles pour toute l Europe. Il faut maintenant dévoiler le nouveau modèle de gouvernance qui se met en place. La norme européenne est négociée entre les technocrates européens et ceux qui sont au service des gouvernements nationaux. Adoptée par le Conseil de l'union, elle permet d éviter tout débat parlementaire ou extraparlementaire, les ministres se défaussant

sur l Europe et invoquant la menace d une condamnation par la Cour de justice de Luxembourg. Qu il s agisse d un manque de courage pour affronter certains secteurs de l opinion (ainsi pour l'agriculture ou pour la chasse) ou de la volonté élitiste de décider de ce qui est bon pour le peuple sans avoir à en débattre, les «responsables politiques» n assument plus leur responsabilité devant le peuple. Et si le vote ne peut ni changer l équipe dirigeante, ni sa politique, il ne reste que la violence ou l apathie. 3 / L'Europe c'est un patrimoine commun L Europe est certes l héritière de Rome, de la Grèce et du monde juif par l intermédiaire du Christianisme. Mais c est la formation et le développement de l État qui caractérisent l Europe et sont à l origine de la «dynamique de l Occident», qui lui a permis de dominer le monde. C est le concept de souveraineté qui a permis depuis le XVIe siècle aux peuples européens de maîtriser leur destin, rupture décisive avec le modèle traditionnel d organisation sociale - la foi, la loi, le roi -, qui hier et ailleurs assujettit les peuples à une autorité dont la légitimité est extérieure au groupe. Le passage de l hétéronomie à l autonomie permet d abord au roi/souverain d acquérir le pouvoir normatif, mais il favorise bientôt l apparition d un nouveau modèle de légitimation de l autorité par l invention de la nation et le développement de la démocratie. Ce modèle que l Europe a inventé et voulu imposer au monde, la construction européenne contribue à le renverser ; objet politique et constitutionnel non identifié, mais dont on identifie facilement la finalité : l éviction des peuples au profit d un nouveau modèle élitiste et technocratique de légitimation de l autorité, d'un modèle suggéré et impulsé par un fédérateur extérieur, auquel l'europe avait confié la responsabilité de sa défense et de sa sécurité. II / Défense et sécurité La construction européenne s est développée durant plus de quarante ans dans le domaine économique, tandis que la défense de l Europe occidentale était assurée par l OTAN sous la direction des États-Unis. Mais depuis la disparition de la menace soviétique, elle aspire à se transformer en une Union politique. Avec la signature en 1992 du traité d union européenne (TUE), et mieux avec les initiatives prises en 1998, l Europe affiche sa volonté de développer une politique de sécurité, puis une politique de défense

(PESD). Mais le projet des Européens paraît limité et l'ambition d'une Europe puissance n'est pas partagée par tous. 1 / La PESD, un projet limité Rappelons brièvement l évolution depuis les sommets de Maastricht, Amsterdam et Nice. En 1992, l article J-4 du TUE décrit un processus en trois étapes : La politique étrangère et de sécurité commune inclut l ensemble des questions relatives à la sécurité de l Union européenne, y compris la définition à terme d une politique de défense commune, qui pourrait conduire le moment venu à une défense commune. Le traité d Amsterdam, en 1997, annonce le passage à la deuxième étape :...y compris la définition progressive d une politique de défense commune [ ] qui pourrait conduire à une défense commune, si le Conseil européen en décide ainsi. Mais, dans les deux traités, il est précisé que l Union aura recours à l UEO pour élaborer et mettre en oeuvre les décisions et les actions de l Union qui ont des implications dans le domaine de la défense. À Nice (décembre 2000), ces mentions relatives à l UEO disparaissent. Depuis 1998, l Union européenne se propose en effet d avoir une capacité autonome d action, appuyée sur des forces militaires crédibles 3. L idée d une défense européenne n est pas nouvelle ; elle nous vient du passé, de la guerre froide, au confluent de deux nostalgies : - la nostalgie de la CED, ou plus exactement d une CED mythique instituant une véritable armée européenne indispensable pour défendre l Europe occidentale contre l Armée rouge ; - la nostalgie de l Europe européenne voulue par de Gaulle, indépendante de Washington en raison de la divergence croissante des intérêts de sécurité entre l Europe et l Amérique face à Moscou. Mais l objectif de la politique européenne de sécurité et de défense (PESD) définie par les sommets de Cologne (juin 1999) et d Helsinki (décembre 1999) est plus limité. Il ne s agit pas de créer une armée européenne pour assurer la défense commune de l Europe, mais de doter l Union d une capacité d action autonome, nécessaire pour gérer les crises internationales et apporter une aide humanitaire à ceux qui en ont besoin. 4. 3 Déclaration franco-britannique de Saint-Malo (3-4 décembre 1998). Une formule voisine est utilisée dans le document adopté lors du sommet de Vienne. 4 Conseil européen d Helsinki, 10 et 11 décembre 1999, Déclaration du Millénaire, annexe I aux conclusions de la présidence.

Plus précisément, l Union doit disposer de forces capables d assurer les missions de Petersberg, ainsi définies : «Les missions humanitaires et d évacuation, les missions de maintien de la paix et les missions de forces de combat pour la gestion des crises, y compris les missions de rétablissement de la paix 5.» C est pour lancer et conduire des opérations militaires sous la direction de l'ue afin de remplir ces missions que le sommet d Helsinki décide d'affecter les moyens jugés nécessaires : «les États membres devront être en mesure, d'ici 2003, de déployer dans un délai de 60 jours et de soutenir pendant au moins une année des forces militaires pouvant atteindre 50 000 à 60 000 personnes 6.» La défense collective n est donc pas prise en charge par l Union européenne, mais abandonnée à l UEO devenue «résiduelle» pour assurer formellement la garantie collective figurant à l article V du traité de Bruxelles modifié. C est que la question ne paraît pas actuelle ; l URSS disparue, l Europe aujourd hui ne dispose pas d un ennemi crédible : la Russie peut parfois faire figure d épouvantail, la menace islamique ou islamiste doit encore faire l objet d une construction politique. Pour éviter «le choc des civilisations», il faudrait distinguer les bons musulmans des vilains. Mais c est le rôle des États-Unis qui dénoncent les États-voyous et se proposent de les punir. En fait, l Union ne doit pas faire de l ombre à l OTAN : - d abord onze de ses États membres sont également membres de l Alliance atlantique et la plupart «considèrent que leur défense commune est réalisée dans le cadre de l OTAN» 7. Il n est donc pas nécessaire de dupliquer des moyens qui existent dans ce cadre ; - en outre, l OTAN «continuera à jouer un rôle important dans la gestion des crises» 8, et l Union n agira que «là où l OTAN en tant que telle n est pas engagée» 9. 5 Article 17.2 du TUE modifié. Voir également la déclaration de Petersberg du Conseil des ministres de l UEO, 19 juin 1992, 2e partie, paragraphe 4. 6 Conseil européen d Helsinki, 10 et 11 décembre 1999, Conclusions de la présidence, point 28, et annexe 1 à l annexe IV : Rapport sur l état des travaux établi par la présidence concernant le renforcement de ma politique européenne commune en matière de sécurité et de défense. 7 Ces dispositions, selon le traité de Nice, constituent désormais le deuxième alinéa du paragraphe premier de l article 17 du traité d Union révisé. 8 Conseil européen d Helsinki, 10 et 11 décembre 1999, Rapport de la présidence concernant le renforcement de ma politique européenne commune en matière de sécurité et de défense et la gestion non militaire des crises par l Union européenne. 9 Conseil européen d Helsinki, 10 et 11 décembre 1999, Conclusions de la présidence, point 27.

A la lumière des actions internationales conduites durant les dix dernières années, on doit cependant s interroger sur les fins de ces éventuelles interventions conduites par l Union européenne. Même limitées en principe aux missions de Petersberg, elles posent plusieurs problèmes : - un droit international à géométrie variable. L Irak, la Yougoslavie ont fait l objet d une action internationale, mais le droit international que l on a appliqué à ces deux pays s applique-til à tous? On peut ainsi constater qu aucune action internationale n a été déclenchée contre Israël qui viole impunément depuis plus de trente ans les résolutions de l ONU sur les territoires palestiniens occupés, ou contre la Turquie qui occupe depuis plus de 25 ans le Nord de Chypre ; - la légitimité de l action coercitive. La gestion des crises relève de la sécurité collective. L UE et l OTAN doivent-elles agir uniquement sur mandat des Nations unies? Sinon quelle serait la légitimité de leur action auto-justifiée. On pourrait envisager un système de sécurité continental, peut-être par le recours à l OSCE, qui réunit les États-Unis avec tous les États européens, et notamment la Russie et la Turquie dont les intérêts de sécurité ne peuvent être méconnus ; - la responsabilité des dirigeants. On va juger Milosevic, mais qui va se prononcer sur la légitimité des cibles de l OTAN. L OTAN ne faisait pas la guerre à la Yougoslavie, mais elle a détruit des ponts, des usines, des centrales électriques, sans mentionner les bavures. Quand on agit au nom de la société internationale, sur mandat des Nations unies, et qu il ne s agit pas d une véritable guerre, mais d une action militaire unilatérale, quand on prétend faire la guerre à la violence, pour rétablir les droits de l'homme s agit-il de cibles légitimes? La politique de défense européenne se traduit aujourd hui par une dissociation entre la défense collective et d autre part la prévention des conflits et la gestion des crises. Mais surtout les moyens annoncés pour des opérations militaires sont relativement modestes et l on peut douter de la volonté politique de les utiliser sans l accord des États-Unis, d'autant que pour certaines opérations conduites par les Européens, ceux-ci devront recourir aux moyens de l'otan. Je doute donc de la pertinence de certains propos sur les progrès de la défense européenne. Mais faut-il pour autant déplorer le manque d ambition des Européens? En réalité, je redoute l usage que l on peut faire de certaines représentations de la sécurité, je redoute une Europe puissance.

2 / L Europe puissance, une ambition contestée L idée d une Europe puissante, capable de défendre ses intérêts propres,s inscrit en apparence dans le droit fil de «l Europe européenne» souhaitée par le général de Gaulle. Mais en apparence seulement, car la situation internationale a changé. Dans les années soixante, de Gaulle craignait que l Europe soit écrasée entre l URSS et les États-Unis, victime de l affrontement entre les deux superpuissances. Ce risque a disparu. L hégémon américain est seul. Pourquoi donc l Europe devrait-elle aujourd hui se doter de puissants moyens militaires? Quels seraient les objectifs de cette Europe puissance? Les Européens dans l'histoire ont toujours eu d'excellentes intentions ce qui les a conduit à faire la guerre, pour convertir, civiliser ou franciser et aujourd hui même, en Bosnie et au Kosovo, on a fait la guerre pour faire respecter les droit de l'homme et, motif suprême, pour rétablir la paix. Les rapports avec l'amérique sont évidemment essentiels. L'Europe peut-elle se donner les moyens de conduire une politique indépendante, une politique réellement européenne. Quelle serait alors l'attitude des Américains, s'il voyaient leur hégémonie contestée? Je doute que la France ait intérêt à rejoindre une coalition continentale, qui aurait pour ambition de lutter contre l'amérique. L éléphant contre la baleine. Mais cette option d'une Europe puissance ne paraît guère réalisable. L ambition d une Europe puissante sur le plan militaire ne paraît guère partagée par les États membres de l Union. Je doute que les nations européennes aient cessé d'être rivales. Mais cette rivalité est désormais transposée sur le plan économique pour autant que ces nations demeurent autonomes. On peut parler d'autonomie : - si elles constituent un espace juridico-politique relativement différencié (existence d'un interlocuteur politique disposant du pouvoir de décider, d'un droit particulier et de ressources -transports, communications - mises à faible coût à la disposition des entreprises) et - si le système européen de redistribution des ressources (entre les États ou entre les individus) reste faible. Cette rivalité conduit à limiter les dépenses militaires, improductives par nature. Une structure militaire lourde ralentit le

taux de croissance et peut entraîner une diminution de la part de la nation dans l ensemble économique dont elle fait partie 10. Entre l'état guerrier et l'état marchand, celui-ci doit triompher, à moins que l'état guerrier puisse utiliser sa force pour rançonner son concurrent (on sait que les États-Unis sont aujourd'hui les seuls à profiter de leur capacité à faire payer tribut à certains de leurs protégés, alors que l'urss est morte de ne pouvoir en bénéficier). Si l'europe impose ainsi la liquidation progressive des services publics et le moins disant social, elle impose aussi le moins disant militaire. Le pays qui conserve des dépenses militaires fortes alourdit la charge de ses entreprises et les incite à transférer leurs activités de l'autre côté de la frontière. Si les États depuis dix ans diminuent leur charge militaire, c'est certes parce que la menace soviétique a disparu, c'est pour percevoir les dividendes de la paix. Mais c'est aussi en raison de la loi d'airain de la concurrence internationale dans une Europe, et même dans une économie-monde où la perméabilité des frontières aux marchandises et aux capitaux ne permet plus de retenir les activités économiques au bénéfice des résidents. La tension budgétaire sur la défense n'est certes pas un phénomène nouveau, mais elle tend à s'accroître. Et plus grave c'est l'équipement qui constitue la variable d'ajustement du budget. Il est sacrifié. En l'absence d'une autorité capable de décider des allocations de ressources jugées nécessaires, les Européens devraient donc avoir de plus en plus de mal à se donner les moyens de leur politique de défense. Quant à l'industrie de défense européenne, privée de ses liens directs et intimes avec l'autorité politique, elle devrait s affaiblir rapidement. L'autonomie de la défense européenne risque donc d'en pâtir. Les moyens de défense européens devraient ainsi rester dépendants des moyens de l'otan, donc d'un pouvoir de décision américain. Les Européens ne sont ni déterminés ni capables de contester l hégémonie américaine. Finalement, je me demande si l'europe est un niveau pertinent d'organisation sociale à l'époque de la mondialisation. On prétend dans les documents produits par les institutions européennes que la mondialisation favorise les grandes puissances. En fait, nous avons vu l URSS s effondrer et le Japon s enrichir. La Chine, l'inde ou le Brésil et plus encore le Nigéria restent des pays pauvres. Par 10 Paul Kennedy, Naissance et déclin des grandes puissances, Payot, 1991.

contre des petits pays, des îles ou des cités-etats sont parfaitement capables de profiter des avantages d'une mondialisation qui les met à l'abri des convoitises de leurs voisins plus puissants et leur permet de jouer leur partie dans la compétition économique car ils n'ont pas les charges militaires des grandes puissances. En mettant l accent sur l idée de construction européenne, sur les questions institutionnelles, sur la Constitution, bref sur les problèmes d architecture (la maison commune, etc.), le discours européiste masque la réalité de la communauté atlantique qui se met en place. Comme naguère l'europe est séduite par le maître de l'univers. Jean-Pierre Maury Institut d études politiques de Lyon 26 et 27 avril 2001