Le cerveau, cet artiste



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Transcription:

VILAYANUR RAMACHANDRAN Le cerveau, cet artiste Traduit de l anglais par Anne-Bénédicte Damon, 2005 ISBN : 2-7081-3327-6

LE CERVEAU, CET ARTISTE FIGURE 1.5 (a) Représentation de la surface corporelle sur la surface du cerveau derrière la scissure de Rolando. L homoncule («petit homme») est surtout à l envers, et ses pieds sont repliés sur la surface médiane (surface interne) du lobe pariétal, tout en haut, alors que le visage est en bas vers le bas de la surface externe. Remarquez également que l aire du visage est en dessous de l aire de la main au lieu d être où elle devrait être près du cou et que les parties génitales sont représentées sous le pied. (b) Une étrange modélisation en trois dimensions de l homoncule de Penfield le petit homme dans le cerveau. sur le visage refroidiront ou réchaufferont le doigt fantôme. Lorsque de l eau se mit à couler sur son visage, Victor, un patient, la sentit aussi glisser le long de son bras fantôme. Quand il leva le bras, il fut étonné de sentir le filet d eau remonter le long de son bras fantôme, contrairement à toutes les lois de la physique. Pour tester notre hypothèse de «nouvelle cartographie» ou d «interférences», nous avons utilisé la technique d imagerie du cerveau appelée MEG ou magnétoencéphalographie. Cette technique montre les parties du cerveau stimulées lorsque dif- 26

LES FANTÔMES DU CERVEAU FIGURE 1.6 Image obtenue par magnétoencéphalographie (MEG) superposée à l image obtenue par résonance magnétique (RM) du cerveau d un patient qui a eu le bras droit amputé sous le coude. Le cerveau est vu du dessus. L hémisphère droit montre une activation normale des zones du cortex correspondant à la main droite (hachures), au visage (zone noire) et au haut du bras (zone blanche) selon la carte de Penfield. Dans l hémisphère gauche, il n y a pas d activation correspondant à la main droite manquante, mais l activité du visage et du haut du bras s est étendue sur cette zone. férentes parties du corps sont touchées. Et en effet, nous avons remarqué que chez Victor (et d autres personnes amputées du bras comme lui), toucher son visage activait non seulement la zone faciale du cerveau, mais aussi la zone de la main de la carte de Penfield (Figure 1.6). Cette réaction est très différente de ce qu on voit dans un cerveau normal, où toucher le visage 27

LE CERVEAU, CET ARTISTE n active que la zone faciale du cortex. Il y a évidemment eu une mauvaise compréhension des signaux dans le cerveau de Victor : cela nous permet de corréler les changements d anatomie du cerveau, les transformations des cartes sensorielles du cerveau, avec la phénoménologie. Ce lien entre physiologie et psychologie est l un des buts majeurs des neurosciences cognitives 3. Cette découverte a bien d autres conséquences. L une des choses que tous les étudiants en médecine apprennent est que les connections du cerveau sont établies chez le fœtus ou dans la petite enfance, et qu une fois qu elles sont fixées, on ne peut plus faire grand-chose pour les transformer chez un adulte. C est pourquoi lorsque le système nerveux est endommagé, comme par exemple après un infarctus, il fonctionne à nouveau si mal après. C est également pourquoi les maladies neurologiques sont réputées difficiles à traiter ou du moins c est ce qu on nous a enseigné. Ce que j ai vu contredit catégoriquement cette théorie et suggère que même le cerveau adulte est tout à fait plastique et malléable, et ceci peut être démontré lors d une expérience de cinq minutes avec un patient ayant un membre fantôme. Nous ne savons pas encore comment on peut utiliser cette «plasticité» des cartes du corps dans les cas cliniques, mais je vais mentionner un autre exemple pour montrer comment certaines de ces théories peuvent être utiles en pratique médicale. Certains patients peuvent «bouger» leurs membres fantômes et ces personnes vous diront qu elles «vous disent au revoir» ou qu elles «vous serrent la main» 4. Mais de nombreux autres patients sentent que leur bras fantôme est «paralysé», «rigide», «coulé dans du ciment» ou «ne bouge pas d un centimètre». Souvent, la main fantôme subit des spasmes involontaires douloureux qui la ferment, ou bien est fixée dans une position incommode et douloureuse que le patient ne peut pas 28

LES FANTÔMES DU CERVEAU changer. Nous avons découvert que certains de ces patients avaient déjà les nerfs endommagés avant l amputation, comme par exemple un bras paralysé et plâtré. Après l amputation, le patient se retrouvait avec un fantôme paralysé comme si la paralysie s était «transmise» au fantôme. Lorsque le bras était intact mais paralysé, il est possible qu à chaque fois que l avant du cerveau envoyait au bras l ordre de bouger, il recevait un feedback visuel disant : «Non, il ne peut pas bouger.» D une manière ou d une autre, ce feedback s est imprimé sur les circuits du lobe pariétal ou ailleurs dans le cerveau (nous appelons cela «paralysie apprise»). Comment pourrait-on tester cette théorie hautement spéculative? Si on donnait à un patient comme feedback visuel que le fantôme obéissait aux ordres du cerveau, la paralysie apprise pourrait peut-être être «oubliée». Nous avons installé un miroir verticalement sur une table en face d un patient étendu sur le ventre, pour que le miroir fasse un angle droit avec son buste, et nous lui avons demandé de poser son bras gauche fantôme sur le côté gauche du miroir, puis de poser de même sa main droite sur le côté gauche du miroir. Nous lui avons ensuite demandé de regarder dans le côté droit du miroir, pour qu il voie le reflet de sa main intacte superposé optiquement sur la position ressentie du fantôme (Figure 1.7). On lui a demandé ensuite d essayer de bouger symétriquement les deux mains, comme s il applaudissait ou qu il dirigeait un orchestre, tout en regardant dans le miroir. Imaginez sa surprise et la nôtre lorsque soudain il vit, et même sentit, le fantôme bouger. J ai reproduit cette expérience avec plusieurs patients, et il semble que le feedback visuel anime le fantôme de manière à ce qu il bouge comme jamais auparavant, souvent pour la première fois depuis des années. De nombreux patients ont remarqué que cette sensation subite leur permet- 29

LE CERVEAU, CET ARTISTE FIGURE 1.7 IIllustration de l installation des miroirs utilisés pour «ressusciter» le membre fantôme. tant de contrôler leur membre fantôme et le mouvement de celui-ci les soulageaient du spasme ou de la douleur insoutenable entraînée par la position inconfortable du membre 5. Pouvoir apaiser une douleur dans un membre fantôme est déjà très surprenant. Peut-on aussi appliquer ce procédé dans le cas d une douleur réelle dans un bras ou une jambe intacts? En général, nous considérons la douleur comme une seule sensation : cependant, on peut différencier au moins deux types de douleurs qui se développent dans des buts différents. D abord, la douleur vive et intense développée pour permettre le réflexe de s éloigner du feu, par exemple, ainsi que probablement pour enseigner au sujet à éviter des objets dangereux et créateurs de douleur comme les épines. Ensuite, la douleur chronique, comme lors d une fracture ou d un membre gangrené, qui est 30

LES FANTÔMES DU CERVEAU totalement différente : elle s est développée pour immobiliser par réflexe le bras afin de le laisser au repos et hors de danger jusqu à guérison complète. En général, la douleur est un mécanisme adaptatif très utile : un don, et non pas une malédiction. Mais parfois, le mécanisme a des ratés. Nous voyons souvent des patients atteints de «douleur chronique de type 1», une condition qui inclut le syndrome clinique étrange appelé «dystrophie réflexe sympathique» ou DRS. Chez les patients atteints de DRS, une petite lésion (un bleu, une piqûre d insecte ou une fracture du bout du doigt) entraîne des douleurs intolérables dans tout le bras qui est totalement paralysé, enflammé et gonflé. Cette réaction est totalement disproportionnée par rapport à sa cause. Et elle est interminable. La théorie évolutionniste nous permet de comprendre l origine de cette pathologie. Souvenez-vous que le but initial de la douleur chronique est une immobilisation temporaire pour permettre la guérison. Lorsque le cerveau envoie une commande motrice au bras, une douleur intense empêche le mouvement. En général, ce processus est adaptatif, mais je pense que, parfois, il fonctionne mal et conduit à ce que j appelle la «douleur acquise» : le seul fait d essayer de bouger le bras (c est-à-dire la commande motrice) devient pathologiquement associé à une douleur insoutenable. Cela étant, même lorsque l événement initiateur a depuis longtemps disparu, le patient conserve une pseudo-paralysie causée par la douleur acquise. En 1995, j ai suggéré que cette pathologie de douleur chronique de type 1 pourrait être traitée par le feedback visuel du miroir. Imaginez que le patient voit l image d une main normale superposée optiquement à la main anormale douloureuse et paralysée. Si on bouge alors la main normale (tout en essayant partiellement de bouger la main douloureuse), le patient verra son bras malade ressusciter soudainement et bouger en toute liberté! Cela 31

LE CERVEAU, CET ARTISTE pourrait peut-être aider les patients atteints de DRS à «désapprendre» la connexion fallacieuse à l intérieur de leurs cerveaux faite entre le mouvement du bras et la douleur, ce qui annihilerait alors la douleur et leur ferait retrouver la mobilité. En 1995, ce n était qu une hypothèse audacieuse, mais récemment, McCabe et ses collègues (2003) ont testé le procédé du miroir sur neuf patients lors de tests cliniques contrôlés par des placebos. Chez de nombreux patients ayant utilisé des miroirs, la douleur a complètement disparu et la mobilité est revenue, alors que dans le groupe de contrôle, qui a utilisé du plexiglas, il n y a eu aucun résultat positif. Ce résultat est si surprenant que je serais resté sceptique si Patrick Wall probablement le plus grand expert mondial dans les domaines de la douleur et des placebos n avait pas fait partie des auteurs de cette étude. Si ces résultats se confirment, on peut envisager un nouveau traitement efficace pour certains patients atteints de douleur chronique 6. Les interférences dans le cerveau qui résultent parfois des amputations peuvent également provenir d une mutation génétique Au lieu de rester séparés, les modules du cerveau se connectent accidentellement, provoquant une condition curieuse appelée synesthésie, décrite pour la première fois de manière très précise par Francis Galton au XIX e siècle. La synesthésie, qui semble-t-il se transmet génétiquement, cause un mélange des cinq sens. Par exemple, entendre une note de musique peut évoquer une couleur ; do dièse, le rouge, fa dièse, le bleu De même, des nombres perçus visuellement peuvent produire un effet similaire : 5 peut être toujours perçu rouge, 6 vert, 7 indigo, 8 jaune La synesthésie est une affection étonnamment courante, qui se manifeste chez un individu sur deux cents. Quelle est la cause de ce mélange des signaux? Ed Hubbard, un de mes étudiants, observait avec moi des atlas du 32

LES FANTÔMES DU CERVEAU cerveau, et nous regardions en particulier le gyrus fusiforme, où l information de la couleur est traitée. Nous remarquâmes que la zone des nombres du cerveau, qui fabrique les graphèmes visuels des nombres, se trouve aussi dans le gyrus fusiforme, et est quasi adjacente à la zone des couleurs. On peut donc supposer que la synesthésie est causée par une interférence entre les zones nombres et couleurs dans le gyrus fusiforme, suite à une anomalie chromosomique héréditaire, tout comme une amputation peut produire des interférences entre le visage et la main. Bien que la synesthésie ait été décrite par Galton il y a une centaine d années, le phénomène n a jamais été vraiment intégré dans les neurosciences. On a souvent pensé que ces gens étaient tout simplement fous, ou bien essayaient d attirer l attention sur eux-mêmes. Peut-être était-ce seulement un lointain souvenir d enfance : des chiffres aimantés sur la porte du réfrigérateur ou un livre scolaire où le 5 était rouge, le 6 bleu, le 7 vert mais dans ce cas, pourquoi le phénomène serait-il héréditaire? Mes collègues et moi avons voulu démontrer que la synesthésie était un véritable phénomène sensoriel, et non pas un phénomène provenant de l imagination ou de la mémoire de la personne concernée. Nous avons inventé un écran de visualisation sur ordinateur montrant un certain nombre de 5 noirs sur un fond blanc. Parmi ces 5, on trouve des 2 qui forment une figure cachée (Figure 1.8). Puisqu ils ont été faits sur ordinateurs, les 2 sont des images inversées des 5. La plupart des gens qui regardent cette figure ne voient qu un assemblage aléatoire de chiffres, mais une personne atteinte de synesthésie voit les 5 en vert et les 2 former une figure rouge bien visible dans une forêt verte (voir la description schématique en Figure 4.1). Le fait que les synesthètes puissent identifier ces figures plus facilement que les gens normaux laisse 33

LE CERVEAU, CET ARTISTE FIGURE 1.8 Test «clinique» de la synesthésie. La matrice est composée de 2 imbriqués parmi des 5 placés au hasard. Les non-synesthètes ont beaucoup de mal à discerner la forme dessinée par les 2 (ici, un triangle). Les synesthètes, qui voient les chiffres en couleur, détectent le triangle beaucoup plus facilement (voir Figure 4.1). supposer qu ils ne sont pas fous, mais qu ils subissent un véritable phénomène sensoriel. Notre groupe de La Jolla, ainsi que Jeffrey Gray, Mike Morgan et d autres à Londres avons réalisé des expériences pour tester l hypothèse d interférences dans le cerveau. Nous avons démontré que lorsqu on montrait à ces gens des chiffres en noir et blanc, la zone couleur du gyrus fusiforme était activée. (Chez des individus normaux, la zone couleur n est activée que si on leur montre des chiffres en couleur.) 34

LES FANTÔMES DU CERVEAU Les membres fantômes, la synesthésie et le syndrome de Capgras peuvent être au moins partiellement, expliqués en termes de circuits dans le cerveau. Cependant, j ai un jour rencontré quelqu un atteint d un syndrome encore plus étrange, appelé asymbolie de la douleur. À mon grand étonnement, ce patient répondait à un stimulus douloureux, non par un cri, mais par un éclat de rire. Quelle ironie : un homme riant face à la douleur. Pourquoi réagirait-on ainsi? Nous devons d abord répondre à une question plus basique : pourquoi rions-nous? À l évidence, le rire est programmé, c est une caractéristique «universelle» de tous les êtres humains. Chaque société, chaque civilisation, chaque culture possède sa propre forme de rire et d humour. Mais comment le rire s est-il développé lors de la sélection naturelle? Quelle est son utilité biologique? Toutes les plaisanteries ont un point commun : elles commencent par une histoire banale, dans laquelle intervient un coup de théâtre inattendu qui demande une réinterprétation de tous les faits précédents : la chute. Il est évident qu un coup de théâtre en soi ne suffit pas à provoquer le rire, sans quoi toute grande découverte scientifique provoquant un «déplacement de paradigme» serait reçue par l hilarité générale, et même par celle des auteurs dont la théorie se voit contredite. (Aucun scientifique ne trouve drôle de voir sa théorie contredite ; croyez-moi, j ai essayé!) La réinterprétation en elle-même ne suffit pas non plus. Le nouveau modèle doit se révéler sans conséquences, ou avec des conséquences peu importantes. Ainsi, par exemple, un homme un peu fort se dirigeant vers sa voiture glissant sur une peau de banane et tombant. S il s ouvre le crâne et saigne, il est évident que vous n allez pas rire. Vous allez vous précipiter sur le téléphone pour appeler une ambulance. Mais s il se contente d essuyer son visage, de regarder autour de lui et de se relever, vous vous mettez à rire. Je suggère que c est 35

LE CERVEAU, CET ARTISTE parce que vous savez que l incident a été sans conséquences, que rien de grave n est arrivé. Je dirais que le rire est la manière qu a la nature de signaler : «C était une fausse alerte.» Pourquoi ce point est-il important d un point de vue évolutionniste? Je pense que le son saccadé et rythmé de notre rire s est développé pour dire aux autres membres de notre espèce : ne gâchez pas vos précieuses ressources pour cette situation, ce n est qu une fausse alerte. Le rire est le OK de la nature. Quel est donc le rapport avec mon patient atteint d asymbolie de la douleur? Laissez-moi vous expliquer. Lorsque nous avons examiné son cerveau à l aide d un scanner, nous avons pu observer qu il y avait une lésion près de la zone appelée cortex insulaire sur les côtés du cerveau. Le cortex insulaire reçoit les signaux de douleur émis par les viscères et la peau. C est l endroit où la sensation brute de douleur est subie, mais il y a plusieurs degrés de douleur : ce n est pas une entité unitaire. Le message part du cortex insulaire pour aller vers l amygdale, rencontrée précédemment dans le syndrome de Capgras, puis dans le reste du système limbique, et surtout la circonvolution cingulaire antérieure, où nous répondons émotionnellement à la douleur. Nous subissons le supplice de la douleur et nous réagissons par l action appropriée. Il est donc possible que chez ce patient, le cortex insulaire soit normal, de sorte qu il puisse ressentir la douleur, mais que le câble allant de l insula au reste du système limbique et à la circonvolution cingulaire antérieure soit sectionné : on retrouverait la déconnexion présente dans le syndrome de Capgras. Une telle situation donnerait les deux ingrédients clés nécessaires au rire et à l humour : une partie du cerveau signale un danger potentiel, mais immédiatement après une autre partie la circonvolution cingulaire antérieure ne reçoit pas de signal de confirmation, et donc en déduit : «Il s agit d une fausse alerte.» Le patient se met donc à rire de 36

LES FANTÔMES DU CERVEAU manière incontrôlée. C est la même chose dans le cas du chatouillement, une sorte de répétition avant l acquisition d un sens de l humour adulte. Un adulte s approche d un enfant, les mains étendues devant lui, menaçant les parties vulnérables du corps de l enfant, puis d un coup renverse cette menace potentielle par une stimulation douce et un «guilli, guilli, guilli!». Ce processus est le même que dans l humour adulte mature : une menace potentielle suivie d une annihilation de cette menace. Les syndromes précédents laissent supposer que nous avons beaucoup à apprendre sur le fonctionnement d un cerveau normal en examinant les singularités neurologiques 7. Comme je l ai écrit dans Le fantôme intérieur : Il y a décidément quelque chose de bizarre chez un primate néotène et sans poils qui a évolué et donné naissance à une espèce capable de regarder en arrière pour étudier ses propres origines. Plus étrangement encore, un cerveau peut non seulement découvrir comment fonctionnent d autres cerveaux, mais aussi répondre à des questions sur lui-même : qui suis-je? Quel est le sens de ma vie? Pourquoi je ris? Pourquoi je rêve? Pourquoi j apprécie l art, la musique et la poésie? Est-ce que mon esprit n est constitué que de l activité des neurones de mon cerveau? Et si c est le cas, quelle place a mon libre arbitre? C est le caractère bizarrement récursif de ces questions lorsque le cerveau essaie de découvrir son propre fonctionnement qui fait de la neurologie une science si fascinante. 37

LE CERVEAU, CET ARTISTE Songer à répondre à toutes ces questions durant le prochain millénaire est à la fois stimulant et inquiétant, mais c est sûrement l aventure la plus importante dans laquelle l espèce humaine s est jamais embarquée. 38