LA POÉSIE À L ÉCOLE. par Claude BER



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Transcription:

Dossier LA POÉSIE À L ÉCOLE par Claude BER Quand on m interroge, en tant que poète, sur la place de la poésie à l école, ma réaction est différente de celle que j ai comme pédagogue. Ces deux postures le mot valant ici dans le sens qu on lui donne dans le zen, s oppose à pause comme à imposture ne sont pas antagonistes. Elles se recoupent parfois mais elles ne peuvent se superposer. Et difficilement coexister dans un même propos. Dans un cas la question interroge l expérience de pédagogue, le goût d enseigner, le savoir du poétique et celui de la classe, dans l autre elle éveille d abord le souvenir. Ensuite seulement une réflexion d autre nature que celle qui préoccupe à juste titre celui ou celle qui enseigne. Ma rencontre de la poésie à l École s est faite tardivement. À l école primaire, les textes de Sully Prudhomme et de Jean Richepin n ont pas plus éveillé d écho en moi que les jeux de l Oulipo que j ai rencontrés au collège. Les uns étaient trop moralisateurs et pleins de bons sentiments, les autres trop répétitifs et vides; à dire vrai, ils m ennuyaient. La poésie survenait par surprise, au détour d une phrase et pas seulement dans les cours de français, mais aussi en sciences, en histoire, en géographie. C était un mot, une image, un rythme qui, soudain, me surprenaient, me plaisaient et que je notais dans mes cahiers de brouillons. À côté de l école, j écrivais comme beaucoup d enfants. Des poèmes. De courts textes qui, parfois, faisaient écho à ces trouvailles. Mes premiers souvenirs «poétiques» liés vraiment au scolaire, sans tenir compte de mes sensations et perceptions d enfant qui, elles, construisaient ma vision des choses, ce sont les listes de mots que l on nous donnait lors de ce qu on appelait les «leçons de vocabulaire». Le son, la forme, l énigme de certains retenaient immédiatement mon attention, éveillaient un plaisir quasi physique à les écrire, les prononcer. Et avec eux des phrases, qui m ont fait d emblée aimer la grammaire, la syntaxe surtout, la façon dont tout cela s agençait. C était, évidemment, sans savoir que le poète est grammairien, comme me l apprendrait plus tard Mallarmé. C était dans l immédiateté d un goût de la langue et de la parole, que je devais à ma famille, pour partie d origine florentine et où le verbe, avec ses accents, sa Enseigner le français n 7 15

faconde, ses rythmes divers, a eu une importance dont je n ai pris la mesure que par la suite. À l école, c était moins dans les cours que dans la cour que jouait le langage. Il s y créait, comme au port au foin, plus de figures en quelques heures qu à l Académie Française, dirais-je pour pasticher le propos bien connu. Et c est cela que j aimais, l invention du langage, l imaginaire sans limite de la langue. L école a pourtant joué un rôle important mais un peu plus tard, par une voie inattendue. Par le latin, commencé au collège. Tout simplement parce que nous traduisions de courts fragments de Virgile ou d Horace et que, là, j ai cessé de m ennuyer. Les «suave mari magno» et autres «exegui monumentum aere perennius» ont été un premier contact avec autre chose. Avec une autre sorte de parole. C était encore confus. Vague. Mais il y avait là à «entendre» dans le double sens si significatif de ce terme qui nous fait, comme Gargantua, naître de l oreille à la fois à l écoute et à la compréhension. Sans doute y a-t-il eu d autres poètes rencontrés au moment du collège, mais je n en ai pas souvenir précis. Je me rappelle seulement la sensation de délivrance que m a procurée le film de Bergman Les Fraises sauvages, qu un professeur nous avait amenés voir en quatrième ou troisième. Pour la première fois je découvrais un univers qui ne se donnait pas à déchiffrer immédiatement, qui «résistait», qui donnait à rêver et à penser sans s épuiser dans l évidence. Enfin une sensation d espace, la découverte d une altérité non réductible. J étais si heureuse que tout ne se devine pas aux quatre premières lignes comme dans la plupart des textes qu on nous donnait à lire. Je respirais. Ce fut avec les poètes latins ma première véritable expérience du «poétique» à l école, où je préférais d ailleurs les mathématiques au français, restant jusqu au bac une «matheuse», qui opta d un coup pour la khâgne plutôt que pour la taupe. Mais cela est une autre histoire, où la vie est plus décisive que l école. À ce moment-là, rencontre était faite avec la poésie. Hors de l école. Mais aussi à l école. Dans les Lagarde et Michard, vilipendés par la suite comme le seront plus tard les manuels de notre époque, et c est normal mouvement du temps. Je revois, à l instant où j en parle, le dessin de Hugo sur la couverture du XIX e siècle, la tapisserie qui ornait la couverture de celui du XVI e, tandis que défilent les pages, où j ai lu, pour la première fois en seconde, des fragments de textes qui ont été des révélations. Baudelaire, Rimbaud, Verlaine, Nerval, Hugo, Apollinaire, Cendrars, mais aussi Ronsard, Du Bellay, Louise Labé, Agrippa d Aubigné. Ce sont ceux qui me viennent en premier à l esprit. Quelques-uns parmi les fondateurs, auxquels s ajoutèrent très vite les Heine, Goethe, Schiller, Novalis, Rilke, dans lesquels le 16 Dossier

professeur d allemand avait eu la bonne idée de nous jeter d emblée. Enfin des textes consistants! Où il y avait à puiser encore et encore. Et auxquels certains professeurs, qu au passage je remercie, ajoutaient un Aragon, un Eluard, s aventurant jusqu à l extrême modernité de quelques extraits de Michaux ou d Artaud. C était bien suffisant pour qu après l école j aille voir de plus près ce que l on m avait fait découvrir. Chez moi, même si je suis issue originellement d une famille de paysans des vallées niçoises et d immigrés italiens, il y avait des livres. Mais davantage de romans, d essais, de livres scientifiques que de poésie. C est par l école que la poésie est entrée en masse dans la bibliothèque. Tout de même, j oubliais il y avait Dante et Pétrarque, que l aïeule italienne, autrefois pianiste et gagnant sa vie en France à ravauder des filets de pêcheurs, récitait par cœur à ses enfants et petits-enfants, qui brocardaient ce que, dans leur ignorance, ils nommaient son patois. Je connaissais l histoire mais l aïeule était morte à ma naissance. Je ne l ai jamais entendu dire Dante mais on racontait l histoire. Dante et Pétrarque demeuraient dans les rayons de la bibliothèque comme une trace de l ailleurs d où venaient ces libertaires toscans qui avaient fui la montée du fascisme. Ils y côtoyaient, étonnamment, Rabelais, que j ai immédiatement classé parmi les poètes. Ensuite ensuite c est une histoire après l école. Mais elle avait beaucoup fait. Elle avait créé la rencontre. Elle ne s en doutait pas nécessairement. Comme le grain semé par le paysan, la parole du professeur ne donne souvent ses fruits que plus tard et je ne crois pas que mon professeur de français de première, femme remarquable, ait jamais mesuré l impact que son enseignement pouvait avoir eu sur moi. J étais «bonne en français» comme on dit et l expression vaudrait qu on s y arrête! mais je ne me livrais pas. Et des effets de son travail, elle n a sans doute pas perçu les plus profonds. Je n ai jamais oublié cela quand j ai enseigné à mon tour, consciente que l avancée de l esprit, loin d être linéaire, se fait d un coup, comme au précipité de chimie. Des gouttes tombent, nombreuses, pour rien, puis soudain le mélange prend. Ainsi de l apprentissage qui procède par seuils, bonds de conscience et non pas à pas. En outre, il reste de l énigmatique, du non réductible au rationnel, dans ce que l esprit de chacun retient de ce qui lui est transmis. Des exercices scolaires, je me souviens qu elle nous a appris clairement qu ils étaient un code, comme au jeu de dames ou d échecs, mais qu elle savait aussi, au-delà de ce code, transmettre l essentiel. J ai toujours gardé à l esprit la manière dont elle nous avait accueillis. En substance elle nous incitait à considérer les exercices comme les entraînements en sport, pour faire nos «muscles du cerveau» et pouvoir ensuite courir librement Enseigner le français n 7 17

où nous le souhaitions, courir dans les livres, dans la langue, dans la vie. C était comparaison un peu sommaire mais bonne ruse de pédagogue. J ai oublié, bien sûr, le détail de ses cours, mais, pour la première fois, j ai compris l intérêt ce qu on appelait alors l explication de texte et qui sous ses divers avatars, reste l héritière parfois digne parfois indigne de l herméneutique dont elle est issue. Que tant puisse sortir d un texte et en particulier de quelques strophes de poésie, à la manière des lapins du chapeau d un prestidigitateur, confirmait les pouvoirs de la langue, la rendait à ce mystère que j avais ressenti enfant, à une liberté sans limite. Je me souviens qu à la rituelle question posée toujours par l un ou l autre d entre nous «Madame, croyez-vous que le poète l ait voulu?», elle répondait «oui» avec une assurance qui coupait court au doute. Elle avait raison. «Mane, Thecel, Phares». Tout est compté, pesé, calculé dans le poème. Bien sûr pas naïvement ni dans une sorte de labeur fastidieux ni en excluant le hasard, mais à la fois dans cette distance critique, dont Baudelaire m apprit le premier qu elle accompagnait tout poète, et dans ce savoir-faire du corps, je dirais presque des mains, que je découvrais à la même époque, avec les joueurs de jazz, que j ai eu la chance de côtoyer. Les faux débats sur l inspiration ou la maîtrise ne m ont plus jamais posé question à partir du moment où je les ai connues. Elles sont indissociables. Il y a en même temps dans le travail du poème ce qui est donné parfois seulement un rythme comme le dit Valéry par le hasard, par le travail en nous-mêmes d on ne sait quoi de nous, des autres, du monde et du langage, et ce qui est tissé par l ouvrage d écrire, dans l humilité mais aussi la précision, le métier, que ce terme artisan suppose. Écrire s apprend. Et on ne sait même pas à quel rythme tant il diffère pour chacun. Mais il ne suffit pas de versifier de l alexandrin pour être Racine ni de se donner des contraintes pour devenir Perec. Et d autant plus que c est soi qu il s agit de devenir. Cela, quand j étais élève, l école le disait. Elle l a moins dit plus tard, au nom d un égalitarisme que l enfant du peuple que je suis a toujours perçu comme plus démagogique que libérateur. La pédagogue, que je suis aussi, connaît l importance de la valorisation du travail accompli. Elle m a toujours paru le minimum indispensable à celui qui enseigne. Mais c est autre chose que la dilution de tout dans tout ou plutôt dans rien puisque plus rien ne signifie. Si Madame Bovary vaut le roman de gare, dont elle utilise l argument cette histoire banale d infidélité conjugale, si des vers de mirliton ne pèsent pas plus lourd que l Odyssée, à quoi bon lire Flaubert ou Homère? Autant regarder un bon feuilleton à la télé. L esthétique comme toute valeur est un enga- 18 Dossier

gement. Ce qui ne signifie pas, évidemment, brandir la décrétale sur le beau, le juste et le vrai. Ni ériger des panthéons. C est simplement que tout n est pas indifférencié. Alors même que je lisais les poètes dits «grands» découverts en classe, je m adonnais parallèlement avec autant de délices à la lecture des Tintin et autres Mortimer comme à celle des «Angélique» et des romansphotos. Et j y trouvais parfois aussi matière à poème. Car la poésie ne surgit pas nécessairement là où on se croit assuré de la piéger. Le fait est même plutôt rare. Mais une chose était sûre, je ne les confondais pas, non par déférence obligée cette courbature de l esprit usé avant de devenir mais parce qu ils ne répondaient pas aux mêmes désirs, aux mêmes besoins, aux mêmes questions. Il me semblait aussi absurde de les mettre sur le même plan qu un chewing-gum et un bon repas. Et je n ai jamais vu la nécessité de me priver de l un ou de l autre ou de m interdire de lire en même temps Paul Ceylan, Wittgenstein et Agatha Christie. Je dois aussi à l école de pouvoir faire cela, car, sans elle, je n aurais sans doute pas rencontré les deux premiers. Je précise «sans doute» pour laisser ouvert cet empan de la vie dans son inattendu. On ne sait pas le chemin que chacun emprunte et les écrivains ne sortent pas nécessairement de l Université. Ils sortent aussi de là mais pas davantage que d ailleurs. Toute généralité est vouée à la sottise. Et dans ce domaine comme partout. L école n est pas là pour faire des poètes. Elle ne sait ni ne peut le faire. Mais elle peut créer des rencontres, ouvrir des espaces, faire circuler la parole entre les vivants et entre les vivants et les morts. J y ai découvert un étrange «présent» où les paroles de mes camarades de classe côtoyaient Une saison en enfer et où les mots des livres disaient parfois ce que nous cherchions à dire. On m y a passé la parole. On m y a passé le poème. En tant que poète, je ne peux guère dire davantage sans entrer dans la boutique du pédagogue, où je vais fort volontiers et tout autant d enthousiasme, mais qui est autre. Je peux seulement répéter à la suite de Peter Brook «Le diable c est l ennui!» et ajouter «l ennui naquit un jour de l uniformité» De l uniformité des mêmes textes, du vide des jargons de faux savants, de l acharnement pédagogique qui en rajoute au lieu de «changer», enfin changer de chemin! Là, pédagogue et poète se rejoignent. Quand l école est «poïétique», créatrice, inventive ce qui n exclut pas qu elle soit rigoureuse bien au contraire, elle a des chances de faire place à la poésie. Cette dernière pourrait même être emblématique de ce «poïein» dont elle tire son nom, et qui conjugue la rigueur et l imaginaire, le sensible et l abstraction. De la plus classique à la plus contemporaine, c est un langage «réglé», là où s exercent des contraintes, quelles que soient leurs formes, et en même temps un lieu où la langue excède la langue. Enseigner le français n 7 19

Conscient et inconscient, démesure et mesure, Dionysos et Apollon, pour le dire comme Nietzsche, s y exercent en tension dans ce jeu des contraires et des contradictions dont se nourrit toute création parce qu il est la vie même. La poésie est une forme de résolution de ce conflit constant qu est vivre. Mais non pas une résolution par annulation des contraires ni même par leur harmonisation, mais par la création d un troisième terme, où s exprime notre capacité humaine à dire dans cette étrange abstraction de la langue à la fois le plus obscur et le plus lumineux de ce que nous sommes. Le plus charnel et le plus abstrait. Le plus proche et le plus distant de nous-mêmes. Notre sujet «la poésie et l école» semble s éloigner, mais il ne s éloigne que parce que la poésie s éloigne à parler d elle autrement qu en poésie. C est son paradoxe. Son aporie. Il y a un seuil où le dire sur la poésie anéantit la poésie. Non par quelque démission devant l ineffable, mais parce que ce que dit la poésie rien ne le dit. Et que dire autrement ce qu elle dit c est ne plus le dire. La volonté de la saisir en d autres termes que les siens échoue parce qu elle détruit son objet, tout comme la main qui se referme sur l eau, la fait gicler entre les doigts. Il y a une limite, où le poète ne peut que cesser de parler de la poésie pour parler «en» poésie parce que ce qu il a à dire ne peut se dire qu ainsi sinon quelle idée saugrenue que de s acharner à écrire des poèmes! Je ne m y fatiguerais point si ce n était pour dire ce que je ne pourrais exprimer autrement. Si ce n était chemin total et radical de connaissance. En poésie donc se dit mais s entend aussi ce qui ne peut s entendre autrement. Si l école peut simplement faire entendre cela, dans le double sens que j évoquais plus haut d ouïr et de comprendre, de saisir par les sens et par le sens, cette parole de nous-mêmes qui nous imagine en même temps qu elle nous traverse, nous révèle à nous et nous démet de nous, nous saisit et nous outrepasse, elle aura fait ce qu il faut pour la poésie. Elle l aura transmise sans la dénaturer. C est beaucoup. C est assez. Le reste du chemin appartient à chacun. Claude BER 20 Dossier