Instruction, alternance linguistique et postmodernité au Canada français



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Transcription:

Instruction, alternance linguistique et postmodernité au Canada français Simon Laflamme Département de sociologie Université Laurentienne L'identité collective est toujours associée à la manière dont circule l'information au sein d'un groupe. Dans les sociétés postindustrielles, cette circulation de l'information dépend fortement du contenu des messages véhiculés par les médias de masse et du rapport qu'entretient le groupe avec ces messages. Dans le cas des minorités francophones au Canada, on ne peut rendre compte de la circulation de l'information qu'en prenant en considération la concurrence entre les messages médiatiques et la manière de gérer les symboliques qui y sont associées. Pour regarder ces phénomènes de plus près, nous réunirons quelques résultats de trois enquêtes que nous avons menées au cours des dix dernières années. Nous verrons alors que la mise en commun de ces résultats éclaire le rapport complexe qu'une minorité francophone entretient avec des médias de masse généralement produits par une majorité anglophone. UNE AMBITION DÉMESURÉE Notre première recherche (Laflamme et Dennie, 1990) sur la situation franco-ontarienne a porté sur les jeunes, leur rapport à l'éducation et au marché du travail et la manière dont ils se percevaient eux-mêmes en tant que francophones et se représentaient l'univers anglophone. Ces travaux ont permis de faire deux observations majeures.

118 SIMON LAFLAMME La première observation est en réalité la confirmation d'un constat antérieur, fait par Louise Laforce, Pierre W. Bélanger, Pierre Roberge et Guy Rocher en 1979, à savoir que les jeunes Franco- Ontariens ont habituellement de grandes aspirations - sur les plans éducationnel et occupationnel - qu'on ne retrouve pas ailleurs. Le phénomène demande une explication, car il est étonnant à maints égards. D'abord, parce que c'est la faiblesse des aspirations qui pose problème dans la plupart des sociétés; règle générale, il faut les susciter et les entretenir. Ensuite, parce que ces aspirations ne correspondent pas à la réalité de la structure occupationnel le fraricoontarienne. Finalement, parce que ces aspirations ne motivent pas réellement l'étude car, comparé à l'ensemble de la population ontarienne, le taux de décrochage est très élevé et la probabilité de faire des études postsecondaires est deux fois plus faible chez les francophones que chez les anglophones. La deuxième observation, sans doute une de nos découvertes les plus importantes au sujet des groupes minoritaires au Canada, concerne le lien entre le degré de francité et le niveau d'éducation. Vers la 10 e année d'études, le jeune Ontarois possède une admiration sans borne pour tout ce qui est de culture anglaise. Cette admiration s'atténue avec la scolarisation, surtout lorsque celle-ci se poursuit au niveau postsecondaire et encore davantage au niveau universitaire. À cette relativisation de l'image de l'anglais correspond une acceptation de sa propre francité. Il semblerait que, dans une société postindustrialisée et de médias de masse, seule l'instruction incite le Franco-Ontarien à assumer sa francité de façon récurrente. C'est précisément la mise en relation de ces deux observations qui permet de voir à quoi il faut attribuer l'ambition démesurée des jeunes Franco-Ontariens ou, encore, de voir le rôle que joue cette ambition dans leur imaginaire. Nous avons pu constater que c'est au moment où les jeunes tendent le plus à décrocher, vers la 10 e année scolaire, que l'admiration non seulement pour la langue, mais aussi pour la culture et le système des représentations anglaises est à son point culminant et que le français se fait le plus rebutant. Ces données indiquent que l'instruction est moins en rapport avec l'ambition éducationnelle ou occupationnelle que ne l'est l'imaginaire ou, plutôt, que l'ambition correspond moins à des aptitudes scolaires

INSTRUCTION, ALTERNANCE LINGUISTIQUEET POSTMODERNITÉ AU CANADA FRANÇAIS 119 qu'à une représentation du monde et qu'elle ne sert pas vraiment l'instruction. Pour le francophone vivant en milieu minoritaire, l'ambition paraît admirable aux yeux de tous, surtout aux yeux de l'anglophone; elle est une manière de conjurer le sentiment d'être un minoritaire. Comme l'ambition ne sert pas forcément le travail scolaire, elle peut très bien coïncider avec un piètre rendement. Dans ces circonstances, le jeune se retirera de l'école et, pour ne pas trop souffrir de ne pas réaliser ses ambitions et être néanmoins louable aux yeux du monde, il deviendra un majoritaire admirable; il deviendra un Anglais. L'ambition du jeune Franco-Ontarien serait donc, pour une bonne part, associée à son statut de minoritaire et à la place que prend l'anglais dans une société de communication de masse 1. Tous les Franco-Ontariens n'abandonnent cependant pas leurs études et ne se tournent pas vers l'anglais. Plusieurs d'entre eux finissent par ajuster leur ambition à leurs possibilités. Ils persistent dans le système scolaire, apprivoisent leur francité et connaissent le succès. Ce sont principalement des femmes, notamment à cause de l'encouragement dont elles bénéficient de la part de leur mère, que cette dernière soit instruite ou non. Or, on sait que, dans une société postindustrielle, les postes de pouvoir sont généralement détenus par les personnes instruites. On pouvait donc s'attendre à ce que ces postes soient majoritairement occupés par des femmes au sein de la communauté franco-ontarienne. Une recherche récente a démontré que c'était effectivement le cas (Laflamme et Bagaoui, 2000). L'imaginaire franco-ontarien est donc en grande partie en tension entre, d'une part, une admiration de l'anglais et une négation de soi, et, d'autre part, une méfiance de l'anglais et une estime de soi. L'admiration de l'anglais et la négation de soi font partie de l'imaginaire des moins instruits, qui sont en grande partie des hommes, tandis que la méfiance vis-à-vis de l'anglais et l'estime de soi sont le fait des plus instruits, qui sont le plus souvent des femmes. 1. Les analyses ont aussi révélé que cette ambition n'était pas tributaire du statut socioéconomique des parents, ce qui se comprend facilement quand on se souvient que les aspirations sont généralement très élevées. Cette découverte constituait déjà une forte critique de la sociologie de l'éducation traditionnelle.

120 SIMON LAFLAMME Les premiers reluquent aisément du côté anglophone, les seconds se tournent résolument du côté francophone. Or, ce sont ces derniers qui reproduisent la communauté en maintenant ou en créant ses institutions. La communauté franco-ontarienne est ainsi tiraillée entre une tendance au développement, entretenue par ses leaders responsables de leur développement, et une tendance au nondéveloppement et à l'assimilation soutenue par les personnes les moins instruites. Dans une large mesure, il y a ici les termes d'un débat très animé qui est au cœur de la francité ontarienne. DEUX GROUPES LINGUISTIQUES, UNE COMMUNICATION DE MASSE Les résultats de notre recherche sur l'ambition chez les Franco- Ontariens joints à nos questionnements en sociologie de la communication ont donné lieu à une recherche où il s'agissait de comparer la situation linguistique des Franco-Ontariens à celle des Anglo-Ontariens (Laflamme et Reguigui, 1997). Pour ce faire, nous avons relevé les erreurs linguistiques et évalué la structure d'un certain nombre de compositions écrites par des étudiants anglophones et francophones de première année universitaire. Au fur et à mesure de l'analyse, notre présomption voulant que toutes les difficultés franco-ontariennes en rédaction seraient attribuables à leur situation de minoritaire s'est avérée un peu simpliste. L'étude a, au contraire, mis en lumière un important phénomène d'homogénéisation révélant que francophones et anglophones commettent tous beaucoup d'erreurs et ne parviennent que rarement à produire une argumentation solide, construite logiquement. Pour ce qui est des erreurs, les francophones en font plus que les anglophones, mais davantage parce que les possibilités d'erreur sont plus nombreuses en français que parce qu'ils sont minoritaires ou qu'ils ont une moins grande capacité intellectuelle. Les anglophones, par exemple, ne font pas vraiment d'erreurs d'accord des participes, mais ils font plus d'erreurs que les francophones pour ce qui est de l'usage de la majuscule ou du trait d'union, les règles grammaticales qui s'y réfèrent étant plus compliquées en anglais qu'en français. Certes, ils font aussi moins d'erreurs d'emprunts linguistiques, mais ces erreurs sont marginales dans l'ensemble des écrits des francophones. En fait,

INSTRUCTION, ALTERNANCE LINGUISTIQUEET POSTMODERNITÉ AU CANADA FRANÇAIS 121 nous avons observé une difficulté générale à écrire sans faute, comme si l'école secondaire, qu'elle soit française ou anglaise, n'était pas parvenue à leur enseigner correctement à écrire leur langue maternelle. Pour ce qui est de la structure du texte, de l'aptitude à mettre des idées dans un ordre logique, la plupart des textes comportaient effectivement une introduction, un développement et une conclusion, mais ce schéma formel ne se traduisait pas dans son contenu : la conclusion, par exemple, avait rarement un lien avec le contenu du corps du texte. Les compositions dont le fond et la forme formaient un tout harmonieux étaient marginales: environ 10% chez les francophones comme chez les anglophones. En fait, la plupart des textes ne contenaient que des prises de position (on est pour ceci, contre cela) écrites sur un mode affirmatif tout à fait à l'image du discours médiatique. Si la fréquence des erreurs et la qualité du contenu varient très peu et ce, quelle que soit l'origine familiale, il faut donc penser que l'éducation traditionnelle a un adversaire de taille, à savoir les médias de masse. VIVRE DANS L'ALTERNANCE LINGUISTIQUE: LES MÉDIAS, LA LANGUE ET LA LITTÉRATIE EN ONTARIO FRANÇAIS Poursuivant notre recherche dans la voie d'une sociologie de la communication et y conjuguant notre intérêt pour la situation francophone, nous avons fait une troisième enquête, cette fois à l'échelle de l'ontario français où nous avons pu vérifier plusieurs hypothèses (Laflamme et Bernier, 1998). L'enquête était aussi doublée d'un échantillon de contrôle pris dans la région de Montréal. Nous avons pu confirmer qu'il y a toujours, vers la 10 e année d'études en Ontario français, une forte résistance à la langue française qui se manifeste, par exemple, dans la préférence pour les médias anglophones. La comparaison avec l'échantillon montréalais a permis de voir que cette tendance n'est pas absente chez le jeune Québécois, bien qu'elle y soit moins prononcée. Nous avons pu aussi confirmer le fait qu'une éducation post-secondaire, universitaire notamment, favorise un retour à la culture francophone.

1 22 SIMON LAFLAMME Nous avons par ailleurs découvert que le fait de lire en anglais ne constituait pas en soi un empêchement à la lecture en français. Au contraire, de façon générale, plus le Franco-Ontarien lit en anglais, plus il lit aussi en français et sa propension à lire est souvent directement proportionnelle à son degré d'instruction. Le problème pour le Franco-Ontarien, ce n'est pas la lecture en français, c'est la lecture tout court. Comme l'ensemble de la population est relativement peu scolarisée - pour diverses raisons parmi lesquelles les revenus moindres dans le secteur des mines et des forêts, la trop jeune histoire du système d'éducation en français, etc. -, elle est peu encline à lire. Ce qui étonne, cependant, c'est que la disposition à lire en français dépend très peu du milieu, c'est-à-dire qu'elle est peu liée au fait que l'environnement offre ou non des ressources en français; la lecture en français n'est pas moins importante dans le Nord-Ouest, par exemple, que dans l'est où les publications en français sont beaucoup plus facilement accessibles. Dans notre société postindustrielle, les Franco-Ontariens qui lisent trouvent à lire, que ce soit en français ou en anglais et quel que soit leur lieu d'habitation. Nous avons enfin découvert que l'exposition aux médias prend de nombreuses formes et que toutes les combinaisons sont possibles. On peut très bien, par exemple, trouver quelqu'un qui lit beaucoup et qui regarde beaucoup de télévision ou quelqu'un qui lit fréquemment, mais qui ne regarde pas à la télévision. Certes, la télévision est le média le plus populaire et, en moyenne, on y consacre le plus de temps, mais elle côtoie généralement les autres médias et la répartition du temps alloué à chacun varie selon les individus. C'est ainsi que, si la télévision est le média dominant, elle est loin d'être le seul ; la radio et l'imprimé sont aussi très présents. La lecture des journaux francophones est fréquente partout, même si les quotidiens en français ne sont, en vérité, accessibles que dans l'est de la province. On lit, par exemple, alternativement le quotidien anglophone et les hebdomadaires régionaux, car les messages destinés à de vastes publics n'éliminent pas la quête d'informations locales. * * * Ces trois enquêtes permettent de tirer trois grandes conclusions pour la francophonie minoritaire en Ontario, des conclusions qui ne

INSTRUCTION, ALTERNANCE LINGUISTIQUEET POSTMODERNITÉ AU CANADA FRANÇAIS 123 vont pas toutes dans le même sens, mais qui témoignent de la complexité de la situation de cette minorité. La première conclusion a trait à l'importance de l'éducation. Il semble que, dans un milieu francophone minoritaire comme celui de l'ontario français, au cœur d'une société où les médias sont omniprésents, il n'y ait de possibilité de reproduction - ou de production - culturelle que par le biais de l'instruction en français, laquelle parvient seule à relativiser la culture anglophone et, partant, à redonner sens à la francité. Les leaders des minorités francophones au Canada ont toujours compris intuitivement que la reproduction de la culture passe par l'éducation en français; c'est pourquoi ils ont tant travaillé à la mise sur pied d'institutions scolaires. Cette analyse montre à quel point cette intuition est juste et elle en souligne le caractère fondamental dans une société de communication de masse. Elle indique à quel point il est essentiel que les francophones s'instruisent, et beaucoup, en français. La deuxième conclusion met en lumière un phénomène d'homogénéisation du rapport à la langue et de l'aptitude à produire des idées. Il semble que bon nombre de francophones et d'anglophones ne retiennent du discours collectif que les messages véhiculés par les médias de masse qu'ils transmettent, à leur tour, selon la forme affirmative - et non argumentative - utilisée par ces mêmes médias. Il apparaît aussi que ces affirmations font appel uniquement à une prise de position qui, somme toute, ne nécessite pas une réflexion très élaborée. En principe, on pourrait s'attendre à ce que le système d'éducation, après des études secondaires tout au moins, ait muni les élèves d'une langue qui soit l'instrument par excellence de la pensée, mais cela est loin d'être évident. Il semble que la société postmoderne ne demande au citoyen que de prendre position, d'adhérer qu'à un seul camp sur les diverses questions qui s'affrontent sur la place publique, c'est-à-dire de ne s'insérer dans un champ discursif déjà aménagé par les médias de masse. La postmodernité suggère là des positions dont l'essence est qu'elles soient saisies. Or, ce rapport de préhension à l'égard du discours devient plus important que la discursivité elle-même et il relègue au second plan le champ de la pensée, de la construction d'opinion et de l'argumentation. La démocratie, dans cet ordre des choses, ne

1 24 SIMON LAFLAMME craint pas la confrontation des positions, mais elle provoque davantage la coexistence de propos opposés qu'elle n'incite à l'élaboration d'une pensée articulée à laquelle correspondrait une opinion. Dans le cas de la minorité franco-ontarienne, l'homogénéisation se fait non seulement par obligation de prendre position mais, parce que le discours médiatique est en grande partie dans une autre langue, elle est doublement victime d'un système d'enseignement qui ne les contraint pas à maîtriser leur propre langue, et donc leurs instruments de pensée, ce qui ouvre la porte à l'assimilation d'un autre instrument de communication et de pensée. Heureusement, l'éducation post-secondaire parvient à freiner cette tendance et permet à la francophonie d'être productrice de ses propres messages. Il existe donc un rapport de force complexe entre un système d'éducation (responsable en grande partie du développement de l'aptitude à s'exprimer) qui francise et une société qui se fait peu exigeante quant au contenu des discours. Il faut souligner aussi que, dans cet univers, si la langue de la minorité n'était pas une langue puissante dans la concurrence des messages médiatiques, la reproduction culturelle serait compromise, car la portion instruite de la population ne parviendrait pas à trouver suffisamment de raisons objectives pour se conforter dans sa culture. La troisième et dernière conclusion porte sur l'alternance linguistique. Elle souligne que l'exposition à l'anglais n'a pas forcément pour corollaire l'assimilation. Cependant, elle indique bien que cette alternance n'est possible que lorsque la personne, après une longue fréquentation des institutions scolaires, parvient à relativiser l'image médiatique de la culture anglaise, qu'elle acceptera de s'exposer aux médias de langue française et qu'elle arrivera à influencer la reproduction culturelle. Ce n'est que dans la mesure où le français s'impose comme nécessité au Franco-Ontarien que les leaders francophones, notamment, peuvent et doivent veiller à médiatiser leur culture. C'est une démarche essentielle pour toute culture dans une société postindustrielle.

Références Laflamme, Simon, et Donald Dennie (1990), L'Ambition démesurée. Enquête sur les aspirations et les représentations des étudiants et des étudiantes francophones du Nord-Est de l'ontario, Sudbury, Prise de parole/ Institut franco-ontarien (coll. Universitaire, Série Études). Laflamme, Simon, et Ali Reguigui (1997), Deux groupes linguistiques, une communication de masse, Montréal et Paris, L'Harmattan. Laflamme, Simon, et Christiane Bernier (1998), Vivre dans l'alternance linguistique. Médias, langue et littératie en Ontario français, Sudbury, FORA. Laflamme, Simon, et Rachid Bagaoui (2000), «Les leaders franco-ontariens après l'état providence», Recherches sociographiques, 41, 2, p. 239-269. Laforce, Louise, Pierre W. Bélanger, Pierre Roberge et Guy Rocher (1979), Les aspirations scolaires au Québec et en Ontario : des observations des enquêtes ASOPE et SOSA, Les cahiers d'asope, 6.