NUMÉRIQUE ET CÆTERA DES LITTERATURES À CONTRAINTES FORMULES/REVUE 2006/NOESIS. Serge Bouchardon Eduardo Kac Jean-Pierre Balpe



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L I T T É R AT U R E NUMÉRIQUE ET CÆTERA FORMULES/REVUE DES LITTERATURES À CONTRAINTES Serge Bouchardon Eduardo Kac Jean-Pierre Balpe 2006/NOESIS

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Revue publiée avec le concours du Centre National du Livre (France), et de la Communauté Française de Belgique. Formules est une publication de l Association Reflet de Lettres, avec la collaboration de la Fondation Noésis Internationale et de l Association Noésis-France. Formules est une revue traitant d un domaine particulier, celui des littératures à contraintes. Les envois spontanés sont encouragés, pourvu qu ils soient en rapport avec ce domaine ; toutefois, Formules ne maintiendra pas de correspondance avec les auteurs des textes refusés, qui ne seront pas retournés. Les auteurs publiant dans Formules développent librement une opinion qui n engage pas la revue. Cependant, Formules se donne pour règle de ne jamais publier des textes antidémocratiques, ou contraires à la dignité de la personne humaine. Directeurs : Bernardo Schiavetta et Jan Baetens. Rédacteur : Alain Chevrier. Secrétariat de rédaction, maquette : Élisabeth Chamontin. Comité de lecture : Jany Berretti, Michel Clavel, Cécile De Bary, Astrid Poier-Bernhard, Jean-François Puff, Christelle Reggiani, Stéphane Susana, Alain Zalmanski. Conseillers à la rédaction : Daniel Bilous, Éric Clemens, Didier Coste, Pascal Durand, Jean Lahougue, Guy Lelong, Mireille Ribière, Michel Voiturier. Adresse de la rédaction en France : 79, rue Manin, 75019 PARIS. Adresse de la rédaction en Belgique : Parkstraat 171-3000 LEUVEN Adresse e-mail : revue. formules@wanadoo.fr Site internet : http://www.formules.net Collection Formules : Association Noésis-France Revue Formules : Association Reflet de Lettres Pour les textes : Les auteurs ISSN : 1275-77 13 ISBN : 2 914 645 89 9 Dépôt légal en France : juin 2006 2

SOMMAIRE Éditorial...5 DOSSIER LITTÉRATURE NUMÉRIQUE Serge Bouchardon : Introduction...9 Philippe Bootz : La littérature déplacée...13 Jan Baetens : La cyberpoésie : entre image et performance. Une analyse culturelle...31 Jean-Pierre Balpe : Règles, contraintes, programmes...55 Jean Clément : Jeux et enjeux de la littérature numérique...65 Serge Bouchardon : Les récits littéraires interactifs...79 Françoise Weck : La cyberpoésie aux frontières de la littérature?...95 Eduardo Kac : Holopoésie...109 Alexandra Saemmer : Le Prévisible et l Imprévisible dans la Littérature programmée...117 Michel Cals : Les ateliers d écriture en réseau...131 Frédéric Madre : Blog : un chien parmi les chiens, contraintes...145 David Christoffel : La pressure du destinataire...151 Xavier Malbreil : Écrire sur un clavier est une contrainte...161 DOMAINES VOISINS Dominique Buisset : Le Poème inexistant, ou Dieu, que le grincement du calame est triste au fond du scriptorium!...173 Bernardo et Angelo della Schiavetta : Aspects numériques de l ALMIRAPHÈL...213 Zagghi / Schiavetta : ALMIRAPHÈL REMAKE...237 Élisabeth Chamontin : Christophe Bruno, témoin de la globalisation, et le Google art...261 Martin Granger : Dasher et La bibliothèque de Babel...271 HORS DOSSIER Valéry Kislov : Traduire La disparition...279 Abigail Lang : Typographie et mise en récit dans House of Leaves de Mark Z. Danielewski...309 Karel Vanhaesebrouck : La contrainte racinienne?...325 Édouard Braconnier : Théorie du genre des noms (1835) extrait présenté par Alain Chevrier...337 Auguste Comte (1856) : Synthèse subjective (extrait)...343 3

Alain Chevrier : Une prose philosophique sous contraintes : les acrostiches d Auguste Comte...347 Élisabeth Lavault : Compte des faits, conte défait : La Princesse Hoppy de Jacques Roubaud...357 Elvira Monika Laskowski-Caujolle : Marcel Bénabou : ne pas écrire sur Tamara...375 CRÉATIONS Jacques Perry Salkow : L apostrophe...391 Alain Chevrier : 3 sonnets avec catastrophe...395 Élisabeth Chamontin : Actualités poli(é)tiques...399 Michel Clavel : Deux poèmes à répétition...401 Frédéric Schmitter : Polygraphiques...407 Martin Granger : Les lauriers sont coupés (opérette)...413 Patrice Hamel : Réplique n 12 (1998)...421 Eduardo Kac : Biopoésie...425 JEUX Alain Zalmanski : Jeux croisés...433 Alain Zalmanski : Formules Su-Doku...435 4

Éditorial Avec le présent numéro, Formules fête son dixième anniversaire. Pendant ces années, en marge des lieux communs du jour, cherchant l innovation sans jamais renier le passé, nous avons cultivé un domaine qu aucune revue n avait encore exploré : celui des «contraintes» littéraires, c est-à-dire des «règles» d écriture rigoureuses non canoniques. En 1997, en France, l idée que l on se faisait d une écriture à contraintes se limitait à deux types de productions qui, du reste, se recouvraient partiellement : celles des écrivains (et mathématiciens) de l Oulipo, et celles des ateliers d écriture, cet avatar typiquement français et souvent déprécié du «creative writing» américain. Formules a voulu rendre plus ample et plus riche la perception de ce domaine, en l étendant au delà de ces deux types de production. Sur le plan des lettres, nous nous sommes intéressés à tous les écrivains de valeur qui aujourd hui se consacrent, soit habituellement, soit épisodiquement, à l invention de règles inédites ou au renouvellement de contraintes anciennes dans la mise en œuvre concrète de leurs textes. Certes, nous avons ainsi publié des inédits de la plupart des membres l Oulipo, mais également ceux d un grand nombre d auteurs confirmés, voire célèbres, au delà des frontières des écoles et des langues. Et nous avons eu le souci constant d accueillir de jeunes auteurs dont certains sont devenus des collaborateurs réguliers. Sur le plan théorique et critique, la place que nous avons accordée à la réflexion a toujours été essentielle, comme le montrent aussi bien les sommaires des dix premiers numéros 1 que nos multiples interventions dans 1 À terme, tous les textes critiques de Formules seront offerts en libre accès sur son site www.formules.net, où l on peut trouver d ores et déjà de nombreux documents d accompagnement. 5

divers événements, ainsi que la collection de livres qui prolonge désormais la revue 2. Grâce à ces actions, nous croyons être parvenus à faire admettre une acception plus large de la notion de contrainte 3. Des poètes et théoriciens de la poésie moderne, ou plus exactement de l extrême contemporain, ont entamé un dialogue avec nous. La recherche universitaire se penche désormais, en France et, davantage encore, à l étranger, sur l appareil conceptuel (évolutif) qui est le nôtre, pour l utiliser ou pour le critiquer 4. Les colloques, rencontres, lectures, se multiplient, tout comme et c est capital les publications des collaborateurs de la revue, dont la diversité reflète le refus de tout esprit de chapelle. Revue vivante, Formules n a pas attendu son dixième numéro pour se transformer. À cet égard, le changement le plus notable concerne évidemment la notion même de «contrainte», que nous utilisons aujourd hui d une manière plus souple. Si au début Formules cherchait à la privilégier, désormais, après avoir défini notre domaine, nous souhaitons intégrer la contrainte à celui, plus vaste, du «souci de la forme». Dans cette optique, la réflexion sur l esthétique des formes régulières dans la création littéraire et artistique contemporaine sera donc appelée à se renforcer dans les dix années à venir. Le dixième numéro de Formules, largement construit autour d un dossier sur la littérature numérique et ses domaines voisins, est une illustration des changements en cours, le lien était d autant plus facile à établir que les aspects clés de combinatoire, de génération infinie, de création interactive et transindividuelle ou encore de tissage du verbal et du visuel étaient déjà présents dans nos précédents numéros. Par ailleurs, ce dossier numérique illustre notre désir d explorer de nouveaux territoires. En l occurrence, la rencontre de l art et de la technologie nous fait aborder des œuvres et des pratiques qu on n attend pas forcément dans une publication seulement littéraire et nous force inévitablement à reprendre toute une série de questions relatives aux bases mêmes de l activité esthétique et de ses jugements critiques. 2 Alternant, selon la logique coutumière de la revue, textes théoriques et textes de fiction, trois volumes ont paru à ce jour, tous aux éditions Noésis : Le goût de la forme en littérature (colloque de Cerisy dirigé par Bernardo Schiavetta et Jan Baetens), 2004 ; Days in Sidney (roman de Didier Coste), 2005 ; Mallarmé, et après? (colloque de Tournon dirigé par Daniel Bilous), 2006. 3 Par exemple, deux ouvrages récents ont contribué à imposer le label de «roman à contraintes», qui compte un nombre élevé d auteurs. Cf. Dominique Viart, Le Roman français au XX e siècle, Paris, Hachette, 1999 (chapitre «Formules et contraintes» p.103-106) et Bruno Vercier, Franck Évrard, Dominique Viart, La littérature française au présent : Héritage, modernité, mutations, Bordas, 2006. 4 Cf. Chris Andrews, «Constraint and Convention : The formalism of the Oulipo» Neophilologus. Holland, 87, 2003, p. 223 232. 6

AUTEUR Dossier Littérature numérique 7

8

SERGE BOUCHARDON Serge Bouchardon Introduction Depuis plus de trente ans, des auteurs créent des œuvres littéraires sur ordinateur, des œuvres de «littérature numérique», que d aucuns appellent «littérature électronique», «littérature informatique», «e-littérature» ou encore «cyberlittérature». Pour ces auteurs, il ne s agit pas de diffuser des textes littéraires sur un support numérique, qu il s agisse d un cédérom ou d un site web. Non. Il s agit de convevoir et de réaliser des œuvres spécifiquement pour l ordinateur et le support numérique, en s efforçant d exploiter certaines de leurs caractéristiques : technologie hypertexte, dimension multimédia, interactivité... De quelles œuvres s agit-il? Bien au-delà de la simple transposition des «livres dont vous êtes le héros» auxquels nous pouvons penser spontanément, les œuvres de littérature numérique prennent la forme de récits hypertextuels, mais aussi de poésie animée, d œuvres fondées sur le principe de la génération de texte ou encore d œuvres collectives en ligne. Dans tous ces cas, l œuvre a été produite avec un ordinateur et est destinée à être lue (ou agie?) sur un ordinateur. Il s agit donc d œuvres dont la réalisation tout comme la réception nécessitent un ordinateur. Cette littérature n aurait pas de sens sans le support numérique et le dispositif informatique. Philippe Bootz, dans «La littérature déplacée», oppose ainsi les œuvres qui proposent des «formes de surface» et les œuvres programmées qui nécessitent une «écriture du dispositif». Il avance que la spécificité fondamentale de cette littérature numérique réside dans la singularité du dispositif de création / lecture qu elle instaure. 9

DOSSIER LITTÉRATURE NUMÉRIQUE Cherchant à dépasser la question des spécificités du médium, Jan Baetens propose dans «Poésie électronique : entre image et performance» une approche de la poésie numérique comme «pratique culturelle». Il cherche à analyser le contexte dans lequel fonctionne cette poésie, qui cesse d être centrée sur une œuvre pour s ouvrir à toutes sortes de performances. En s appuyant sur Tokyo d Éric Sadin et Intime de Pierre Alferi, il analyse les allers-retours entre écrits imprimés et «écrits d écran 1» et les contrecoups souvent étonnants de la poésie numérique sur l objet-livre. Se pose alors la question des filiations de la littérature numérique. Jean-Pierre Balpe explique dans «Programme et contrainte» que l on assimile souvent la littérature programmée à une littérature à contraintes de type oulipien, ne serait-ce que parce que divers membres de l Oulipo sont à l origine de la fondation en 1981 de l Alamo 2. Or, si ces approches se retrouvent sur quelques points communs notamment d ordre idéologique, elles sont en fait tant les conceptions de la littérature que les «effets» littéraires auxquels elles sont liées diffèrent sur de nombreux points très profondément divergentes. Les procédures d engrammation qui permettent la production de textes n ont en effet rien de commun, or ce sont elles qui, pour une large part, fondent les spécificités du littéraire. Jean Clément, pour sa part, voit un lien étroit entre jeu et littérature numérique («Jeux et enjeux de la littérature numérique»). Plus que toute autre, la littérature numérique relèverait de façon consubstantielle du domaine du jeu. Elle a ses origines dans le jeu littéraire et atteint ses limites dans le jeu vidéo et la création multimédia. Analysée sous l angle du jeu, elle marque sa parenté avec la littérature de la règle et de la formule. À l appui de cette hypothèse, Jean Clément s interroge sur le statut épistémologique des œuvres de littérature numérique. Les pratiques de la littérature numérique sont d une grande variété, en particulier sur cet espace complexe et ouvert qu est l Internet : récit hypertextuel, poésie cinétique, œuvre programmée, écriture collective en ligne Serge Bouchardon se penche ainsi sur le récit littéraire interactif. Celui-ci correspond à un vaste champ d expérimentation plus qu à un genre autonome. Mais plus que dans la qualité des réalisations, l intérêt 1 Emmanuel Soüchier et Yves Jeanneret proposent la notion d «écrit d écran», considérant «les formes et transformations médiatiques créées grâce au micro-ordinateur (et souvent désignées comme le «multimédia») comme des formes écrites et des transformations de l espace de l écrit». (Jeanneret Yves, Y a-t-il vraiment des technologies de l information?, Éditions universitaires du Septentrion, 2000). 2 Atelier de littérature assistée par la mathématique et les ordinateurs. 10

SERGE BOUCHARDON principal de ce type de récits réside dans sa valeur d objet heuristique : le récit littéraire interactif permet d interroger le récit dans son rapport au support, mais aussi d interroger la littérature elle-même. Françoise Weck, dans «La cyberpoésie aux frontières de la littérature?», analyse quant à elle les pratiques poétiques. La poésie cinétique, qui privilégie l affichage dynamique de l énoncé et la mise en scène visible du matériau linguistique, instaure un nouveau rapport au temps. Françoise Weck voit dans la «cyberpoésie» une «révolution épistémologique» et une «autre inscription communicationnelle du littéraire 3». C est sur une forme spécifique de poésie numérique que se penche Eduardo Kac. Insatisfait par l unidimensionnalité du mot imprimé, il se tourne vers l holographie et crée en 1983 le terme «holopoésie» pour décrire ses textes flottants tridimensionnels, fondés sur une écriture / lecture spatio-temporelle. Dans son article intitulé «L holopoésie», il revient sur les fondements théoriques et les motivations esthétiques de sa démarche. Alexandra Saemmer, dans «Comment lire la Littérature programmée?», centre son analyse sur la «littérature programmée» en confrontant deux œuvres, la «Série des U» de Philippe Bootz et «La Révolution à New York a eu lieu» de Grégory Chatonsky. Les œuvres programmées, en tant qu œuvres calculées, peuvent-elles faire émerger de l Improbable? Peuvent-elles «tolérer, voire engendrer l irruption au cœur de la répétition»? Michel Cals, analysant les «ateliers d écriture en réseau», se demande si ceux-ci répondent à de nouveaux dispositifs de médiation culturelle et à de nouvelles formes de sociabilité, mais aussi s ils peuvent faire émerger des «formes nouvelles de littérarité». Enfin, trois auteurs nous proposent leur point de vue, notamment sur le thème de la contrainte dans la littérature numérique. Frédéric Madre est auteur-expérimentateur de nouvelles formes, initiateur notamment de 2balles 4 (premier blog francophone?). Dans sa contribution «Blog : un chien parmi les chiens, contraintes», il s interroge sur la contrainte imposée par les outils logiciels, notamment concernant le format blog. Ces outils logiciels, conditionnant scénarisation et réalisation, aboutissent à un format qui se révèle dans la majorité des cas très pauvre ; reste néanmoins à l auteur la possibilité de «subvertir la forme en se pliant tout de même au genre». 3 Balpe, Jean-Pierre, «Pour une littérature informatique : un manifeste», in Littérature et informatique, Artois Presses Université, Arras, 1995, p. 22. 4 http://2balles.cc/ 11

DOSSIER LITTÉRATURE NUMÉRIQUE David Christoffel, qui s intéresse «aux nouveaux moyens donnés à l épistolaire par le courrier électronique 5», a adressé à ce titre ses Newsletters du Dimanche et autres forwards à des centaines de destinataires. Il s agit d une forme de spam 6 littéraire et artistique. Les courriers électroniques de David Christoffel sont écrits de telle sorte que chaque lecteur peut avoir l impression que le texte lui est personnellement destiné. Le texte peut par là même contraindre son destinataire à une certaine forme de lecture. C est cette «pressure du destinataire» que David Christoffel analyse dans les pratiques de spam littéraire. Xavier Malbreil, dans «Écrire sur le clavier est une contrainte», confronte «la formation de la pensée-écriture» lorsqu on utilise un stylo, une machine à écrire ou un ordinateur. Lorsque j écris avec un clavier d ordinateur, cela constitue-t-il une garantie de fidélité à ma pensée ou encore de «liberté d écriture»? À noter que le site web 7 consacré au présent dossier «Littérature numérique» propose des autoprésentations des différents contributeurs, un résumé de chacune des contributions ainsi que des liens vers les œuvres mentionnées accessibles en ligne. 5 Cf. autoprésentation sur le site http://www.utc.fr/~bouchard/formules 6 Spam (pollupostage) : courrier électronique non sollicité par l internaute qui le reçoit. Cette pollution de boîtes aux lettres, pratiquée par les «spammers» ou spammeurs, arrive en tête des pratiques les plus critiquées par les internautes. Également appelé au Québec polluriel, contraction de courriel pollueur. Cette pratique du spam peut être elle-même détournée à des fins littéraires et artistiques. 7 http://www.utc.fr/~bouchard/formules 12

PHILIPPE BOOTZ Philippe Bootz La littérature déplacée 1 L évolution des relations entre littérature et informatique est une évolution des questionnements. a) La littérature informatique et la question de la forme Que la littérature informatique puisse avoir un rapport avec le concept de forme littéraire, cela semble en général assez évident. Les mots «hypertexte» et «génération» évoquent l espoir de formes inédites. Que la déception soit au rendez-vous et que l affaire semble se terminer par un «circulez : il n y a rien à voir», cela aussi semble évident. Les auteurs de fiction hypertextuelle américains ne reviennent-ils pas penauds de l aventure de l hypertexte de fiction, pionniers en tête? Un universitaire américain, éditeur d une très grande revue électronique sur le Web, m affirmait même il y a quelques semaines «qu utiliser l hypertexte dans une perspective narrative n avait pas été une bonne idée». Finalement, même si on a plus ou moins fini par admettre que l auteur automatique, le robot poète de Boris Vian est un fantasme, évoquer la littérature et surtout la poésie en l affublant du vocable «informatique», ou numérique, ou de quelque qualificatif que ce soit de cette famille, apparaît encore souvent déplacé. 13

DOSSIER LITTÉRATURE NUMÉRIQUE Voire. On entend souvent dire que l hypertexte informatique n a rien apporté, qu on peut également faire de la poésie algorithmique sans ordinateur et qu une bonne vidéo vaut bien un écran informatique. Certes. J ajouterais même qu on peut faire de la littérature programmée sans ordinateur, une littérature qui comporte pourtant un programme de type informatique, avec des lignes de code «en chair et en os», un programme qu aucun ordinateur ne pourrait comprendre, simplement parce que les capacités de compréhension de l homme sont supérieures à celles de l ordinateur. J en ai écrit entre 1978 et 1980. J ai également fait des poèmeslieux ou installations hypertextuelles sans ordinateur. Bien. Mais les méthodes et objectifs de ces écritures non informatiques ne recouvrent en fait pas totalement les possibilités ouvertes par l ordinateur, tout comme ce dernier ne les annule ni ne les remplace, justement parce que ces possibilités informatiques ne recouvrent pas totalement celles des autres dispositifs. Il semble bien en effet que l informatique permette de déplacer la question littéraire. Il ne s agit donc pas de savoir s il existe des formes textuelles, ce mot étant pris dans un sens traditionnel, spécifiquement informatiques, mais quelles conceptions de la forme véhicule le dispositif informatique. À cette question, le récent collectif Transitoire Observable 1 répond à travers son manifeste fondateur : les formes en question sont orientées programmation et ne se dévoilent que sous forme d indices dans la rhétorique de surface accessible à la lecture. Ce n est certainement pas la seule réponse possible, mais elle annonce clairement que c est du côté du dispositif qu il faut chercher la réponse la plus pertinente à la question de la forme, et non du côté de l objet lu, «texte en tant que média», qu une illusion facile nous fait associer au «texte en tant qu œuvre». Transitoire Observable affirme clairement que, du point de vue du créateur, l œuvre ne saurait se limiter à ce qui est accessible à 1 Créé en février 2003 par Alexandre Gherban, Tibor Papp et moi-même, à l instigation d Alexandre Gherban et sur la base de nos pratiques et de mes analyses théoriques. Le collectif se compose actuellement des trois fondateurs et de Jim Andrews, Wilton Azevedo, Jean-Pierre Balpe, Bluescreen, Patrick-Henri Burgaud, Philippe Castellin, Frédéric Drouillon, Los Glazier, Xavier Leton, Éric Sérandour, Antoine Schmitt, Reiner Strasser. http://transitoireobs.free.fr 14

PHILIPPE BOOTZ la lecture. Bien plus, dans certains cas, elle ne le contient même pas 2. La poésie est particulièrement dynamique dans cette conception systémique ouverte, préparée qu elle l est par les mouvements de poésie concrète, visuelle, sonore, action Il y a longtemps que la poésie se pense comme une exploration de dispositifs 3. Par la langue. b) D une littérarité structurelle textuelle à une littérarité liée au dispositif de communication. Il est commode de «paramétrer» les propriétés d une œuvre littéraire informatique à partir d une grille d analyse construite autour de trois aspects parfois élevés au rang de genres : l aspect calculé et analytique qui recouvre très fortement les littératures combinatoires et les générateurs automatiques de texte, l aspect structurel et organisationnel de l information, géométrisé par un graphe caractéristique de l hypertexte, le côté sémiotique pluricode qui se traduit essentiellement dans les animations de texte à l écran. À ces trois axes d analyse peuvent être associées des relations différentes entre texte et lecteur : simulation pour la première (la théorie de la métalecture de textes simulés a été développée par Jean-Pierre Balpe 4 ), navigation dans un espace d information pour la seconde (la lecture s apparente alors à un montage et présente une forme d épuisement 5 ), importance de la matérialité du processus physique pour la dernière (la lecture bascule constamment entre divers modes sémiotiques 6 ). Dans tous les cas, on peut examiner les œuvres sous l angle textuel en se posant la question de l existence de nouvelles structures dans les productions que je qualifie «de surface», c est-à-dire qui se limitent à l examen de 2 Jean-Pierre Balpe estime ne pas être l auteur de ce qui apparaît à l écran. C est encore plus évident pour les œuvres qui récupèrent du matériau par des opérations de capture et les réinjectent dans le texte, le mot étant à prendre au sens sémiotique d objet interprétable livré à la lecture. Désir Insuffisant constitue une utilisation extrême (voire extrémiste) de cette position. (sur le site de DOC(K)S on line http://www.sitec.fr/users/akenatondocks/ DOCKS-datas_f/collect_f/auteurs_f/B_f/BOOTZ_f/TEXTES_f/Desir_Insuffi.htm) 3 Le cédérom créations poétiques au XX e siècle édité en décembre 2004 par le CRDP de Grenoble en fournit une approche pédagogique probante. 4 Jean-Pierre Balpe, «Un roman inachevé Dispositifs», Littérature n 96, 1994, p. 37 53. 5 Jean Clément, «Afternoon a story : du narratif au poétique dans l œuvre hypertextuelle», in Ph. Bootz (coord.), A:\LITTERATURE, MOTS-VOIR et GERICO-CIRCAV université de Lille 3, Villeneuve d Ascq, 1994, p. 61 73. 6 Philippe Bootz, «poésie numérique : la littérature numérique dépasse-t-elle le texte?», colloque e-forme, St Étienne, 2005, actes à paraître. 15

DOSSIER LITTÉRATURE NUMÉRIQUE l événement multimédia ou écranique. L hypertexte a longtemps soulevé l espoir de formes nouvelles, il apparaît aujourd hui que les solutions pluricodes semblent plus riches de ce point de vue. On peut également les examiner sous l angle du dispositif de communication et regarder les nouvelles situations de communication que proposent ces productions. Cet aspect est particulièrement instructif car la spécificité fondamentale de la littérature informatique ne réside pas dans son caractère écranique ou multimédia, caractère que la vidéo ou l opéra ont exploré par ailleurs, mais dans la singularité du dispositif de création / lecture qu elle instaure. Poser la question sous cet angle revient à soupçonner un déplacement de la question littéraire. Partant d un questionnement structuraliste sur les formes que prendrait un objet dénommé texte, la littérature, dans une optique de littérature du dispositif, aurait évolué dans une dimension systémique. La forme serait tout à la fois une structure délocalisée dans le programme et son produit observable à la lecture (produit dénommé transitoire observable et non texte 7 ) et une dynamique organisationnelle dans une gestion spécifique de la communication par un dispositif qui intègre, non seulement un texte objet de l interprétation, mais également une écriture et une lecture de ce texte. Ce texte, par ces opérations de création et de lecture, est fondamentalement pensé comme un «texte lié à un dispositif 8» et ses propriétés sémiotiques diffèrent de celles énoncées par les sémiotiques textuelles classiques. Même sous des dehors imprimables, les «textes» produits sont totalement dénaturés lorsqu on les change de dispositif. c) Un historique en quelques dates. Avant d examiner quelques caractéristiques de ces nouvelles formes, il convient de rappeler les principaux événements qui ont marqué la création de ce nouveau champ littéraire. Ce sujet a déjà été traité amplement par ailleurs et je me contenterai ici d en tracer les grandes lignes. On considère en général 9 que les tout premiers textes ont été produits indépendamment par Théo Lutz et Brion Gysin en 1959. Théo Lutz a publié les siens dans la revue suisse Augenblick et Brion Gysin a utilisé les 7 Voir le manifeste fondateur de Transitoire Observable sur http://transitoireobs.free.fr pour une définition précise de ce terme et les positions défendues par le collectif. 8 Philippe Bootz, «Le modèle du texte lié», ALW-CAHIER nr.23 : Literatuur en nieuwe media, Louvain, 2002, p. 12-69. 9 Il se pourrait qu Alan Turing ait commis un générateur poétique. Les premières œuvres publiées datent néanmoins de 1959. 16

PHILIPPE BOOTZ siens en poésie sonore aux États-Unis. L œuvre la plus caractéristique de cette époque pionnière reste sans doute la machine à écrire qu a écrite le Canadien Jean Baudot en 1964. À partir de 1980 l évolution s accélère et une exploration systématique des possibilités que l informatique apporte est effectuée. Contrairement aux démarches de l avant-garde, il ne s agit pas alors d entreprendre une exploration de nature expérimentale mais de trouver des solutions productives à des questions littéraires. C est sans doute pour cela que la création et l évolution du champ se font autant dans la continuité que dans l apport de nouveaux points de vue et non dans une rupture franche avec la «tradition», le terme étant ici étendu à l ensemble des approches littéraires qui lui préexistent, y compris les littératures visuelles, sonores et concrètes. Trois grandes tendances, trois genres, émergent presque simultanément entre 1980 et 1985. Ce sont la génération automatique de texte avec la création de l ALAMO (1980), l hypertexte de fiction américain avec la première version de afternoon a story de Michael Joyce (1985 10 ) et la première présentation publique dans un festival Polyphonix d une animation syntaxique de Tibor Papp (1985). Comme nous le verrons, ces trois genres correspondent à des «points de vue» différents sur un même dispositif plutôt qu à des formes opposées. Elles sont largement complémentaires. L année 1985 apparaît ainsi comme un pivot à partir duquel le champ, tel qu on le connaît aujourd hui, va se constituer. L exposition Les immatériaux présentée en 1985 au centre Pompidou fait figure de point d orgue de cette période. La période qui suit est marquée par le développement et le rapprochement de ces genres. La revue alire, créée en janvier 1989, y a joué un rôle notable, notamment par le rapprochement qu elle a permis entre des auteurs géographiquement éloignés, ce qui a favorisé la création d une véritable dynamique formelle, et par le dialogue qu y entretiennent les œuvres et les propositions, parfois au sein du même numéro. Cette période «initiale» s achève vers la fin des années 90 avec l avènement du Web et la démocratisation des moyens de conception. Apparaissent de nouvelles générations d auteurs moins militants, influencés par d autres sources et qui ne sont plus obligés de programmer «au burin» pour réaliser des productions informatiques. Une multitude de voies s ouvrent. Certaines explorent la transformation que peut opérer un processus informatisé sur des écritures traditionnelles. La principale 10 Publiée en 1987 par Eastgate System. 17

DOSSIER LITTÉRATURE NUMÉRIQUE transformation amenée par cette ouverture du champ me semble être celle-ci : la génération précédente avait travaillé sur le dispositif de communication, déplaçant la question littéraire du texte sur la lecture et l écriture, écrire ne consistant plus à écrire un texte mais à questionner les fonctions appliquées sur ce texte, à savoir la lecture et l écriture, alors que «la nouvelle donne» en revient à la question du texte : écrire n est plus questionner mais produire de nouvelles rhétoriques de surface. Bien sûr, les trois aspects écriture / texte / lecture sont liés et toucher à l un revient à toucher aux autres. La différence est donc en quelque sorte quantitative et non qualitative bien qu elle corresponde parfois à des conceptions très divergentes. 2 La classification en trois genres. a) La combinatoire pionnière. Les premières relations entre littérature et ordinateur ne sont pas dues à l évolution de l informatique, mais à une quête créative profonde qui parcourt les avant-gardes. Toutes les œuvres produites entre 1959 et 1975 obéissent à l esthétique de la combinatoire et de la variation, qui est un des grands paradigmes dans les arts à cette époque. Il est judicieux, à leur propos, d utiliser le vocable de «littérature assistée par ordinateur» car cette machine n est alors utilisée que comme outil de conception, comme «amplificateur de complexité» pour utiliser le terme d Abraham Moles. Autrement dit, l utilisation de l informatique est alors essentiellement «orientée auteur». Abraham Moles exprime d ailleurs de façon très claire les conceptions qui prévalent à l époque dans son ouvrage de 1971 L art et l ordinateur. L ordinateur est une machine à produire des variations que l auteur, dans un second temps, réinjecte comme bon lui semble dans ses productions. Il n est pas anodin de constater que peu de générateurs rempliront cet objectif d assistanat. On connaît une réutilisation pour le théâtre du générateur de la machine à écrire mais la plupart des textes générés sont directement publiés comme textes à part entière. Bailey leur consacrera même une anthologie en 1973 11. Cette voie de la combinatoire demeure aujourd hui encore productrice, même si le côté «assistanat» a complètement disparu. Un des auteurs les plus anciens et les plus prolifiques en 11 Richard W. Bailey, Computer Poems, Potagannissing Press, Michigan. 18