«Ce n est pas parce qu on a beaucoup de mémoire qu on est plus intelligent.» Je retiens même ce que je ne veux pas retenir et je ne peux pas oublier ce que je veux oublier. Propos attribué à Thémistocle par Cicéron. La mémoire, support de la pensée, est inégalement répartie parmi les hommes. Qu en est-il des surdoués de la mémoire? L encombrement du magasin des souvenirs peut-il nuire à la formation d un jugement autonome? Dans l ouvrage intitulé Vie des hommes illustres, Plutarque (50 av. J.-C.) nous apprend que Thémistocle, général athénien (500 av. J.-C.) connaissait par leur nom tous ses concitoyens. La mémoire hors du commun de ce grand stratège ne desservit ni sa carrière politique ni son efficacité à la bataille de Salamine où, à la tête des Grecs réunis, il mit en déroute la flotte des Perses. Puis, réfugié à la cour du roi des Perses, sa fabuleuse mémoire lui permit d apprendre, en moins d un an, la langue de l ennemi héréditaire. «Rien de ce qui entrait dans la mémoire de cet homme n en sortait jamais.» (Cicéron) Jusqu à la fin du Moyen Âge, la mémoire fut, pour chacun, la condition indispensable du savoir. Les poètes avaient mis la métrique et la rime au service de la mémoire verbale de sorte que les légendes fondatrices telles que l Iliade et l Odyssée étaient conservées de mémoire en mémoire. Les maîtres à penser inventaient la mnémotechnie pour pérenniser leur
enseignement. Au seuil de la Renaissance, Ponocratès, chargé par Rabelais d initier Gargantua, soumettait son élève à huit séances quotidiennes de répétition, mettant à profit chaque instant, y compris les repas et la satisfaction des besoins naturels. L avènement de l écriture n avait pas porté atteinte à la primauté de la mémoire individuelle. En son temps, Platon avait flairé un risque. Il rapportait, dans Phèdre, la fable du roi d Égypte, Thamos, qui refusa le présent offert par le dieu Thot, inventeur de l écriture, pour la raison que la mémoire de l homme, quand il se fierait au texte, finirait par dépérir. Mais les livres manuscrits étaient rares et chers, les lettrés peu nombreux, et la mise en mémoire d un message oral resta le moyen principal d accumuler des connaissances jusqu à l invention de l imprimerie. Il n était pas question, en ce temps-là, de s interroger sur la possible nocivité d une dépendance excessive à l égard de la mémoire. Avec la révolution de l imprimerie, la lecture devint un acte individuel, chacun put engranger le savoir hors de soi. Dès lors, il fut de bon ton d opposer le jugement, c est à dire l intelligence, à la mémoire. Pour Montaigne (1533-1592) «une tête bien faite vaut mieux qu une tête bien pleine» et «savoir par cœur n est pas savoir». Il faut apprendre en raisonnant et non emmagasiner servilement des connaissances préfabriquées. Face à cette pédagogie nouvelle, les surdoués de la mémoire gardent-ils un avantage ou faut-il constater avec Montaigne que «les mémoires excellentes se joignent volontiers aux jugements débiles»? La fréquence de l hypermnésie dans le monde moderne échappe à toute évaluation. Si les hyper-
mnésies globales sont rares, les hypermnésies partielles le sont moins : certains individus se distinguent par la mémoire des nombres ou celle des textes, voire celle des physionomies ; des joueurs d échec gardent en mémoire la configuration de parties jouées des années auparavant. Pour avoir connu un collègue médecin et chercheur qui avait renoncé à acheter le journal chaque matin pour accompagner son trajet en métro parce qu il ne pouvait, de toute la journée, ôter de sa mémoire le détail d un texte qu il n avait fait que parcourir des yeux, pour avoir été consulté par les parents d un garçon de onze ans préoccupés de ce que leur fils possédât mot à mot le dictionnaire Larousse jusqu à la lettre «F», je suis tenté d admettre que ces mémoires d exception sont moins rares qu on ne le croit. Généralement, l hypermnésie ne constitue pas un réel handicap. Les sujets ainsi doués ne prennent conscience qu accidentellement de leur singularité. L extraordinaire observation minutieusement rapportée par Luria dans un livre intitulé Une prodigieuse mémoire montre qu il n en est pas toujours ainsi. Journaliste, cet homme avait été adressé à son neurologue par son employeur «parce qu il ne prenait jamais de notes». Sa mémoire était sans limites : il retenait jusqu à soixante-dix mots ou chiffres disposés en tableau ; plusieurs années plus tard, il pouvait les restituer dans le sens normal, en sens inverse ou en diagonale. Toute connaissance acquise se gravait définitivement dans sa mémoire. En revanche, son entourage l estimait lent d esprit, ses capacités de raisonnement étaient limitées, il était peu versé vers les abstractions : comment accéder à un concept aussi élémentaire que celui que représente le mot «chien» si
on ne peut oublier les caractères individuels de mille chiens particuliers? Son invraisemblable mémoire des images mentales et des événements avait pour rançon une difficulté à retenir les textes, notamment la poésie. Après avoir changé plusieurs fois de métier, il se produisit comme mnémoniste, faisant chaque jour plusieurs démonstrations publiques de son étonnante faculté. Peu à peu sa fantasque mémoire constitua un handicap dans l organisation de sa vie. Des souvenirs incontrôlables envahirent sa personnalité. Pour se forcer à oublier les chiffres, il imaginait les écrire sur un tableau noir pour les effacer ensuite en imagination. Au-delà d une certaine limite, l hypertrophie de la mémoire peut nuire à l efficience intellectuelle. Sous le titre «Funès ou la mémoire», Borges a développé le même thème à la façon d un théorème : un jeune paysan totalement inculte a été blessé à la tête ; loin de lui faire perdre la mémoire, le traumatisme accroît celle-ci démesurément. Il apprend en moins de temps qu il ne faut pour les lire le latin, l anglais, le français et se souvient parfaitement de tout ce qu il a vu et de quand il l a vu. Mais, comme le journaliste observé par Luria, il lui devient impossible de former des concepts en raison de l extrême surabondance des détails enregistrés dans sa mémoire absolue. Ainsi, trop de mémoire peut empêcher de penser. L écriture a réduit la charge qui pèse sur la mémoire de l homme, mais le dilemme n est pas pour cela résolu. Désormais, le développement exponentiel des réseaux informatiques place le chercheur dans une situation semblable à celle du lecteur perdu dans une bibliothèque illimitée. Les enseignants sont sol-
licités sans cesse par des étudiants incapables de mener à bien une thèse ou un mémoire parce qu ils ne parviennent plus à maîtriser la bibliographie. Depuis que les réseaux informatiques ont tissé leur toile, l hypermnésie est à la portée de tous.