N 23 ÉTÉ 2010 CHAVOUOT. Interview : Florence Taubmann, pasteur. Les Juifs de Bulgarie. TEMOIGNAGE : Un otage d Entebbe. www.tribu12.

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N 23 ÉTÉ 2010 CHAVOUOT 5 7 7 0 LE MAGAZINE DES COMMUNAUTÉS JUIVES Interview : Florence Taubmann, pasteur Les Juifs de Bulgarie TEMOIGNAGE : Un otage d Entebbe www.tribu12.com

SERRURERIE DÉPANNAGES VINCENNES SÉCURITÉ POINT FORT FICHET Dépannage de 8h à 22h - Blindage de Portes Serrures de Haute Sûreté - Volets Roulants Électriques - Alarmes Coffres Forts- Portails - Portes de garage Automatismes - Fenêtres PVC GEDEFERM Tél.: 01.48.08.34.40 1, rue du Midi 94300 VINCENNES Fax : 01.48.08.68.79 Sur le web : http://www.gedeferm.fr email : gedeferm@wanadoo.fr LIVRAISON GRATUITE À PARTIR DE 50 D ACHAT TÉL. 01.43.40.20.63 Du lundi au samedi de 8H30 à 20H30 Dimanche de 9H00 à 13H00 26, rue Marsoulan 75 012 Paris 2

Édito EXEMPLAIRE ET PROTECTEUR J ai été sollicité il y a quelques mois par un monsieur qui avait été otage lors de l Opération Entebbe et qui souhaitait nous raconter son aventure vécue le 4 juillet 1976, il y a donc 34 ans de cela. Bien sûr, j ai immédiatement accepté pour trois raisons : la première c est que j essaie de répondre le plus souvent possible de façon favorable aux demandes de nos lecteurs. D autant que cela correspond à ce qu on attend d un portrait dans notre magazine ; à savoir, raconter l histoire d une personne ordinaire qui a vécu un moment extraordinaire. La deuxième raison tient au fait que nous sommes à quelques jours de la date anniversaire de cet exploit réalisé par l État d Israël et de son armée ; un sauvetage qui a prouvé par sa volonté et son audace qu il ne fallait pas céder au chantage des preneurs d otages et à la suite duquel nous pouvons quasiment considérer que chaque Juif dans le monde est sous protection israélienne. La troisième raison est, pour moi, la plus importante car, ce dimanche 4 juillet 1976, je me suis fait réveiller à 9 heures du matin par mon père qui, oubliant que j avais fait la fiesta la veille, et trop heureux de la réussite de l action de Tsahal a tenu à m en informer. Malheureusement, la joie fut trop forte pour lui et son cœur a lâché transformant ce jour de bonheur en un jour de deuil. Chaque année, je repense à cette journée aigre-douce et c est à sa mémoire que je dédie cet éditorial. Je suis persuadé que depuis la renaissance de l État d Israël et surtout depuis ce 4 juillet 1976, chaque Juif vivant dans un environnement hostile sait qu Israël mettra tout en œuvre pour le protéger si il y a lieu. Ce jour là, I État hébreu a montré aux autres démocraties de notre planète comment se comporter face au terrorisme. Comme je l ai mentionné au début de mon papier, je suis prêt à recueillir d autres témoignages. J invite donc nos lecteurs à se manifester et nous proposer leurs histoires. Bonnes fêtes de Chavouot et bonnes vacances. Guy Fellous Interview FLORENCE TAUBMANN PRÉSIDENTE DE L AMITIÉ JUDÉO- CHRÉTIENNE, FLORENCE TAUBMANN EST POUR LE MOINS UN CAS D ES- PÈCE. CETTE FIGURE DE PROUE DU PROTESTANTISME FRANÇAIS QUE L ON RENCONTRE TRÈS SOUVENT DANS LES DIVERSES MANIFESTATIONS ET COMMÉMORATIONS ORGANISÉES PAR LA COMMUNAUTÉ JUIVE EST NÉE CATHOLIQUE. ELLE A CEPENDANT CHOISI LE PROTESTANTISME ET ÉPOUSÉ UN JUIF. PASTEUR DANS PLUSIEURS VILLES DE FRANCE, ELLE OFFICIE ACTUELLEMENT À LIMOGES. TRÈS PROCHE DU JUDAÏSME QU ELLE CONSIDÈRE COMME UNE SECONDE LANGUE QUI LUI SERAIT DEVE- NUE, AU FIL DES TEMPS, INTIME PAR SA MUSICALITÉ, ELLE A ÉTÉ ÉLUE, L AN DERNIER, À LA PRÉSIDENCE DE L AMITIÉ JUDÉO-CHRÉTIENNE DE FRANCE. Tribu 12 : Comment avez-vous rencontré le judaïsme? Florence Taubmann : Avant mes études de théologie, je n ai connu du judaïsme et du peuple juif que ce que j ai découvert de la Shoah à travers des livres ou des films. Puis, à la faculté, l apprentissage de l hébreu biblique, ainsi que du grec, était obligatoire. Je me souviens d un de nos professeurs qui, s intéressant beaucoup aux interprétations rabbiniques des textes bibliques, partageait avec nous ses connaissances. Puis il y a eu des lectures : «À Bible ouverte» d Armand Abécassis et Josy Eisenberg, mais également les «Célébrations bibliques, talmudiques et hassidiques» d Élie Wiesel m ont donné le sentiment d entrer dans un monde inconnu, profondément humain. Je me sentais chez moi. Sommaire Éditorial Interview Florence Taubmann P.3 Juifs de Bulgarie P.25 Le maccarthysme P.5 Les livres de Jipéa P.26 Judaïsme P.6 Recettes P.29 Onomastique P.10 Ein Gedi, un coin de paradis P.30 Social : Ohr Hanna Un otage d Entebbe témoigne Activités Communautaires/ Carnet P.14 P.16 P.21 à 24 Conte populaire Reportage photo Pourim Tribu 12 Junior P.33 P.35 à 38 P.39 à 42 L illustration de couverture a été réalisée par Jeanine Bary que nous remercions de nous avoir permis de l utiliser. 3

T12 : La catastrophe de la Shoah vous a profondément marquée. En France, au temps terrible de l Occupation et de la déportation, de nombreux Protestants ont sauvé des Juifs, je pense notamment au Chambon-sur-Lignon ou au Malzieuville, dans le massif du Gévaudan. Quel regard portez-vous sur cette époque tragique et sur l action de ceux qu on appelle les Justes? F.T. : Vous me posez là deux questions énormes! Nous portons encore le 20ème siècle sur nos épaules, et restons hantés par la seconde guerre mondiale et la Shoah. Il faut beaucoup de temps, de lectures, de réflexions pour réaliser l ampleur et la signification de la Shoah. Paradoxalement, c est en découvrant le judaïsme vivant aujourd hui, et ce que représente Israël que j ai pu approfondir mon regard sur la Shoah, ne pas rester paralysée par l horreur. Quant à l action des Justes, je la trouve d autant plus admirable que la plupart d entre eux ne revendiquent aucun mérite, affirmant n avoir fait que ce que leur conscience, leur humanité, leur simple sentiment de compassion leur dictaient Moi qui n ai pas vécu cette époque, je me puis m empêcher de me poser deux questions : aurai-je eu assez de lucidité pour voir clair et comprendre ce qui se passait, et aurai-je eu le courage d agir? Peut-on le savoir tant qu on n est pas en situation? Heureusement chez un bon nombre de personnes, il y a la compassion. Et la compassion engage l être plus vite que sa lucidité ou son courage. Pour ma part j éprouve une grande reconnaissance pour tous ces témoins qui ont agi humainement, quels qu en soient les risques. Scène du film de Jérémy Paul Kagan, L ÉLU (1981) F.T : Je préfère pasteur sans «e»! Être pasteur, c est exercer un ministère, ou un métier, qui a des points communs avec celui de rabbin ou de prêtre : enseignement, cultes, accompagnement des familles surtout dans les momentsclefs de l existence : naissances, mariages, décès. Écoute, consolation, aide. Humainement c est extrêmement riche! Car les relations que l on entretient avec les gens ne peuvent être superficielles ou simplement mondaines. Cela demande beaucoup d énergie Mais la vie de famille aide en assurant un équilibre affectif, et quand le pasteur est une femme, les paroissiens se montrent attentifs à ne pas trop charger la barque. En France aujourd hui les femmes doivent représenter environ 30 ou 35 / des pasteurs. T12 : Madame le pasteur, bien que votre époux, le journaliste Michel Taubmann, soit un Juif non pratiquant, votre second fils a choisi, en 2001, de devenir juif et de faire sa bar-mitsva. Du coup, votre mari a renoué avec sa tradition. Vous dites que tout cela vous a procuré un grand bonheur. Pourquoi? F.T. : Pour plusieurs raisons. D abord j ai pensé que c était très important pour eux de s inscrire dans la chaîne de transmission. Ensuite cela m a permis de connaître la communauté d Adath Shalom, dont l enseignement est passionnant. Et je suis personnellement très sensible à la spiritualité profonde du judaïsme et à la richesse de la pensée juive. T12 : Catholique devenue protestante, vous épousez en 1991, un Juif, Michel Taubmann. Cela paraît surréaliste F.T. : Non non, c est très réel! Et mon mari n était pas du tout pratiquant. Quant à moi je crois que j ai vocation à vivre toujours sur les seuils, les frontières, dans la rencontre de personnes différentes... Mon mariage m a donc fait entrer dans une famille juive non observante et j ai été bien accueillie. T12 : Ce parcours, pour le moins déjà atypique ne s arrête pas là. Voilà qu un an plus tard vous êtes ordonnée pasteure de l Église Réformée. Palaiseau, Versailles, Temple de l Oratoire à Paris puis Limoges, depuis 2007. Y a-t-il beaucoup de femmes pasteures en France? Comment se déroule, au quotidien, la vie d une pasteure, qui plus est mère de famille? T12 : En 2008, vous avez été élue présidente de l Amitié Judéo-Chrétienne de France. Quels sont les objectifs de cette organisation? Quels sont vos projets d avenir? F.T. : L Amitié Judéo-Chrétienne est née après la Guerre, sous l impulsion notamment de Jules Isaac. Depuis le début elle a pour objectif la connaissance mutuelle des Juifs et des Chrétiens, sans prosélytisme et sans syncrétisme, et la lutte contre l antisémitisme. Elle a dans de nombreuses villes de France des groupes qui organisent des conférences, des voyages, des festivités, et elle édite une revue mensuelle, Sens, qui fait état de tous les travaux réalisés depuis 60 ans. L Amitié Judéo-Chrétienne a pour objectif de poursuivre sa mission pédagogique auprès d un public plus large, afin de lutter contre l antijudaïsme, l antisémitisme et l antisionisme. Et pour cela, il faut informer, enseigner, expliquer, favoriser les rencontres sans oublier surtout de transmettre le flambeau à une nouvelle génération Propos recueillis par Jean-Pierre Allali 4

Réflexion LE MACCARTHYSME, UN ANTISÉMITISME QUI NE DIT PAS SON NOM À HOLLYWOOD, LE MONDE DU CINÉMA A RENDU HOM- MAGE AUX ACTEURS, RÉALISATEURS ET SCÉNARISTES VICTIMES DU MACCARTHYSME. PLUS DE SOIXANTE ANS PLUS TARD, LA PLUS GRANDE USINE À RÊVES DE LA PLA- NÈTE A RECONNU L INJUSTICE ET L ABSURDITÉ D UNE CAMPAGNE D HYSTÉRIE QUI BRISA LA VIE ET LA CAR- RIÈRE DE NOMBREUX ARTISTES DE TALENT. Novembre 1947 : l affrontement EST-OUEST favorise tous les délires, toutes les phobies, les théories les plus absurdes sur les conspirations secrètes. Le sénateur Joseph McCarthy, républicain de la droite extrême, préside la Commission d enquête sur les activités anti-américaines du Sénat fédéral, à Washington. Son objectif ardent est sans nuances : traquer les «amis de Moscou», à tous les niveaux et dans tous les secteurs de la société américaine (diplomatie, armée, police, université, presse et cinéma). Dans sa croisade, il compte sur l appui de trois acteurs prestigieux : Gary Cooper, Robert Taylor et un très populaire cow-boy, héros de westerns de série B, un certain Ronald Reagan Les artistes sont alors invités à se présenter devant la Commission et à déclarer s ils sont ou non communistes. Ils sont aussi invités à dénoncer leurs confrère une délation «patriotique» à laquelle se soumettra un metteur en scène auparavant classé à gauche : Elia Kazan. Les enquêteurs évitent soigneusement toute référence raciale ou religieuse. La judéité des suspects n est jamais mentionnée publiquement par McCarthy et ses adjoints. Mais nombreux sont les Juifs soupçonnés de vouloir transformer le cinéma américain en machine de propagande communiste. Car les artistes et les intellectuels juifs américains figuraient parmi ceux qui, très tôt, bien avant la Guerre, avaient dénoncé le totalitarisme nazi et soutenu la République espagnole en lutte contre Franco et ses alliés fascistes. Les enquêteurs soupçonnaient particulièrement les artistes qui, durant la Guerre, avaient participé comme Charlie Chaplin, à la collecte de fonds pour l URSS (qui était à l époque, l alliée de l Amérique). Attaqué par une presse hystérique, présenté comme un agent communiste, le réalisateur Jules Dassin (qui avait commencé à New York comme acteur de théâtre yiddish), choisira pour poursuivre en toute liberté sa carrière, l exil en Europe. Progressiste, de gauche, mais nullement communiste, le dramaturge et scénariste Arthur Miller tiendra tête avec courage aux inquisiteurs du Congrès : un climat d intolérance fanatique qu il brossera dans Les Sorcières de Salem (1947). Otto Preminger, metteur en scène d origine autrichienne, sera victime d une autre campagne, privée, de style maccarthyste : la Légion de la Décence, organisation catholique de lutte contre l immoralité cinématographique, accuse Preminger de vouloir détruire les valeurs sacrées de l Amérique le mariage, la famille, la morale. Ironie de l histoire : en 1963, Preminger sera le premier scénariste juif décoré par le Vatican pour son film Le Cardinal. Ardent sioniste, il avait réalisé, en 1960, Exodus, sur l épopée de l immigration juive clandestine en Palestine. Quant à Kirk Douglas, fils d immigrés juifs de Russie, il affirmera courageusement ses convictions progressistes. Il ne figurera dans aucune liste noire, sauf celle des pays arabes et de l Espagne franquiste, qui interdiront la diffusion, dans leurs salles, de L ombre d un Géant, biographie romancée du colonel David Marcus, héros de la guerre d Indépendance d Israël, interprété par un Douglas passionnément sioniste. Mais d autres artistes connaîtront le chômage, la misère, le désespoir et verront leurs carrières brisées pour longtemps, parfois définitivement. Plus de soixante ans plus tard, le temps est venu de jeter un nouveau regard, lucide sur cette époque. Mais alors qu à Hollywood, on critiquait, on enquêtait, on interrogeait, on se livrait à une absurde «chasse aux sorcières», loin, très loin, quelque part dans l immense Russie, la police secrète de Staline exécutait, dans les sous-sols de la NKVD, les intellectuels juifs. Franklin Rausky Photos du sénateur McCarthy et de Julius et Ethel Rosenberg considérés par certains comme des victimes du Maccarthysme 5

Judaïsme ZARATHOUSTRA À JÉRUSALEM (NIETZSCHE ET LES JUIFS. LES JUIFS ET NIETZSCHE) 1 LA SEULE ÉVOCATION DU NOM DE NIETZSCHE 2 IN- QUIÈTE. UNE ODEUR DE SOUFFRE ACCOMPAGNE «LE PHILOSOPHE AU MARTEAU» QUI PROCLAMAIT LA MORT DE DIEU ET PRÔNAIT UNE VERTIGINEUSE SUBVERSION DES VALEURS TRADITIONNELLES. PIRE ENCORE, ON L A DIT ANTISÉMITE VOIRE INSPIRATEUR DU NAZISME. SA THÉORIE DU «SURHOMME» ANTICIPERAIT LES PLUS DRAMATIQUES THÉORIES ARYENNES. Mais à y regarder de près, on découvre le père de Zarathoustra plutôt philosémite. Plus inattendu encore, il est possible d envisager des passerelles entre le nietzschéisme et la pensée talmudique. Quoi qu il en soit et si surprenant que cela puisse paraître, nombre de sages juifs parmi les plus brillants ont été des lecteurs attentifs de l œuvre de Nietzsche. Pour ne citer qu un exemple des plus improbables, évoquons la figure de Rabbi Leibel Weisfich. Ce leader ultra-orthodoxe appartenant au très controversé courant hassidique hongrois Nétouré Karta, scribe à Méa Shéarim, parlait (non sans provocation) de Nietzsche hakadoch («le saint Nietzsche»)! Il rêvait de créer, à Jérusalem, un «Beit Nietzsche» (la «maison de Nietzsche») : centre international d étude de l œuvre du maître Il alla jusqu à déclarer : «La seule chose que Nietzsche adorait, c était le judaïsme et les Juifs. Il l a compris mieux que les plus grands rabbins!» Après avoir clarifié, dans les grandes lignes, la position générale de Nietzche à l égard des Juifs et du judaïsme, nous formulerons quelques hypothèses sur ce qui peut éclairer, dans l œuvre du penseur allemand, quiconque s intéresse à la pensée juive. SUR L ANTISÉMITISME DE NIETZSCHE. À ses débuts, Nietzche n échappe pas à la pensée commune et à l antisémitisme ambiant. L époque de la publication de son premier ouvrage (La naissance de la tragédie), moment de son amitié avec Wagner, n échappe pas à quelques déclarations scandaleuses à l égard des Juifs, qu il faut toutefois replacer dans un contexte général où l antisémitisme était dans l air du temps. Mais la pensée de Nietzsche est trop exigeante pour rester figée. Elle évolue, s affine, se veut toujours plus suspicieuse à l égard des lieux communs. Le moment de la rupture arrive donc : le philosophe rompt radicalement avec Wagner et abandonne son éditeur du fait de l antisémitisme de ce dernier. Certains textes témoignent désormais tout à la fois d une horreur pour le nationalisme allemand et d une vraie admiration pour les Juifs. Dans Aurore, on peut lire : «Les ressources spirituelles et intellectuelles des Juifs d aujourd hui sont extraordinaires ( ) Tout Juif trouve dans l histoire de ses pères et de ses ancêtres une mine d exemples du sang-froid et de la ténacité les plus inébranlables au milieu de situations terribles, des ruses les plus subtiles pour tromper le malheur et le hasard en en tirant profit ; leur courage sous le couvert d une soumission pitoyable, leur héroïsme ( ) surpassent les vertus de tous les saints ( ) Ils n ont jamais cessé euxmêmes de se croire voués aux plus grandes choses, et les vertus de tous les êtres souffrant n ont jamais cessé de les embellir ( ) Et cette abondance de grandes impressions accumulées que constitue l histoire juive, cette abondance de passions, de vertus, de décisions, de renoncements, de combats, de victoires de toutes sortes à quoi devraitelle aboutir, sinon finalement à de grands hommes et à de grandes œuvres intellectuelles.» Dans Par delà le Bien et le Mal, NIETZSCHE VILIPENDE LES ANTISÉMITES QUI CHERCHENT À LIMITER L IMMI- GRATION JUIVE en Allemagne et témoigne d une certaine fascination à l égard du peuple juif: «Pas un Juif de plus! Portes closes pour les Juifs, avant tout à l Est et aussi en Autriche! Tel est le vœu instinctif d une nation dont le type ethnique est encore faible et indécis et qui craint qu une race plus forte ne vienne l effacer ou l éteindre. Or les Juifs constituent sans aucun doute la race la plus forte, la plus résistante et la plus pure qui existe actuellement en Europe ; ils savent s imposer même dans les conditions les plus dures grâce à de mystérieuses vertus qu on voudrait maintenant qualifier de vices, grâce surtout à une foi décidée qui n a pas à éprouver de honte en présence des idées modernes.» LE MALENTENDU SUR LE PRÉTENDU ANTISÉMITISME DE NIETZSCHE doit beaucoup à sa sœur, Élisabeth. Mariée à un antisémite militant, elle a, après la mort du penseur, trahi la pensée de son frère et a même offert à Hitler la canne du philosophe. Nietzsche ne s est pourtant jamais caché du dégoût que lui inspiraient les agissements de sa sœur. En 1887, il lui écrit: «Tu as commis là une grosse bêtise tant 6

vis-à-vis de toi que de moi-même! Le fait que tu te sois associée à un dirigeant antisémite témoigne d une attitude si étrangère à mon propre mode de vie que je me sens plein de colère ou de mélancolie Je me fais un point d honneur de me sentir absolument propre et sans ambiguïté par rapport à l antisémitisme, c est-à-dire opposé à lui, ainsi que je le suis dans mes écrits ( ) Pour parler aussi franchement que possible, ce parti (qui n aimerait que trop pouvoir utiliser mon nom!) m inspire du dégoût ( ) et le fait que je sois incapable de faire quoi que ce soit pour lutter contre, et que dans tout feuillet de correspondance antisémite on utilise le nom de Zarathoustra m a déjà rendu malade à plusieurs reprises.» La responsabilité d Élisabeth dans la méprise traditionnelle à propos des soi-disant convergences entre le nietzschéisme et l idéologie nazie est considérable. C est sans doute en pensant à sa sœur que notre philosophe a pu écrire : «C est avec ses parents qu on a le moins de parenté» OUTRE CET ANTI-ANTISÉMITISME DE NIETZSCHE, il existe cependant, dans l œuvre du philosophe, quelques propos sévères contre les Juifs. Mais il ne s agit absolument pas des contemporains de notre auteur. Il est question des Juifs de l époque des débuts du christianisme. Si notre penseur s avoue très impressionné par l audace des Hébreux de la Tora, il se montre en revanche très critique à l égard des prêtres de l époque du second Temple. Il voit dans le sacerdoce institutionnel une perversion de l esprit biblique. A y regarder de plus près, cependant, on se rend vite compte qu il y a chez Nietzsche une fâcheuse confusion entre prêtres, pharisiens et premiers chrétiens. Or, c est visiblement plutôt ces derniers, maladroitement qualifiés de «Juifs», que Nietzsche accuse d être dans une logique de «négation de la vie». LE DÉPASSEMENT DE SOI. L œuvre de Nietzsche a fortement influencé d importants intellectuels juifs, parmi lesquels Martin Buber, Léo Strauss, Ahad Aam (qui travailla sur les similitudes entre la figure biblique du «juste» - le tsadik - et le surhomme nietzschéen), Franz Kafka, Stefan Zweig sans parler de Sigmund Freud. Dans son dernier livre - Nietzsche l Hébreu, publié en Israël -, Nietzsche le Professeur israélien Jacob Golomb rappelle l influence nietzschéenne sur certains grands théoriciens du sionisme comme Max Nordau, Théodore Herzl ou Zéev Jabotinsky (qui avait toujours dans sa poche Ainsi parlait Zarathoustra). Proposons un survol très imprécis de quelques thèmes permettant d envisager des «passerelles» entre la pensée juive et certaines idées centrales de la philosophie nietzschéenne. Tout au long de ses écrits, NIETZSCHE APPELLE DE SES VŒUX L AVÈNEMENT D UN HOMME NOUVEAU, LE «SURHOMME» (übermensch), homme libre et rayonnant, libéré du poids des superstitions et du ressentiment. Raphaël Draï3 démontre la convergence entre la pensée biblique et le concept nietzschéen d «éternel retour» et souligne, par ailleurs, la surprenante proximité des mots ivri («hébreu») et übermensch. Ivri renvoie précisément (comme über) à l idée d au-delà, de dépassement des limites, voire de transgression. Les commentateurs juifs utilisent souvent la technique du hipoukh ou «lecture inversée». Il s agit de lire un mot à rebours en considérant que le hipoukh d un mot exprime l exact contraire du mot en question. Dans le cas de ivri (racine : E.V.R), le hipoukh correspond à la racine R.V. E qui signifie un carré, un espace clos, un cadre étroit. Autrement dit, être hébreu, c est précisément aspirer à se libérer des systèmes clos. Le récit biblique raconte qu avant la création d Ève, Dieu déclare : «Il n est pas bon que l homme soit seul» (Genèse 2,18). Prenant, à la mode rabbinique, quelques distances avec le sens littéral du verset (mais en respectant la formulation hébraïque qui permet de multiples lectures), le Rabbi de Kotzk (1787-1859, maître hassidique polonais) propose un commentaire que l on pourrait qualifier de nietzschéen : «Il n est pas bon que l homme soit seulement un homme. Il doit être plus qu un homme!» INSOUMISSION. Dans sa critique radicale de la religion, Nietzsche s inquiète surtout de l inhibition des potentialités humaines qu elle provoque. Le croyant est agenouillé, tête baissée, renonçant à toute autonomie et à toute initiative par soumission passive à l autorité divine. 7

NOTRE PHILOSOPHE S AVOUE TOUTEFOIS FASCINÉ PAR L INDOCILITÉ DES JUIFS À TRAVERS L HISTOIRE. Ce peuple a su se révolter contre bien des totalitarismes et s affranchir du joug de l esclavage égyptien. Dans Aurore, il écrit : «les Juifs, en dépit de leur soumission abjecte à Dieu, ont toujours manifesté une velléité d indépendance». Si notre philosophe avait davantage connu la tradition rabbinique, il aurait découvert que l insoumission d Israël s applique même (pour ne pas dire «surtout») à l encontre de Dieu. Dans le récit biblique, Abraham ou Moïse ne cessent de s opposer aux desseins divins. Par exemple, quand Dieu annonce au patriarche la destruction de Sodome, Abraham s oppose fermement à la décision céleste. Le Créateur ne reproche à aucun moment son audace au patriarche. La négociation est introduite par l expression «Abraham se tint debout (omed) devant Dieu» (Genèse 18, 22). Cette posture a toute son importance : le rabbin Léon Askénazi (1922-1996, intellectuel français, surnommé «Manitou») aimait à rappeler que si les Musulmans prient en se prosternant complètement face contre sol (en signe de soumission totale à Dieu) et si les Chrétiens s agenouillent, le Juif, quant à lui, prie debout (d où le nom de amida, «position debout», donné à la principale prière juive). Prier debout, c est refuser d être écrasé par l omniprésence de Dieu, c est s affirmer comme sujet. Il faut ici remarquer qu en hébreu le mot «se tenir debout» (omed) est l anagramme du mot «pourquoi?» (madoua) : se tenir debout, c est oser questionner, demander des comptes... même au Créateur. Le judaïsme proclame la toutepuissance divine, mais en même temps, il accorde à l homme une place de «partenaire de Dieu», ayant un rôle actif dans le projet divin et se tenant «face à Dieu». il s est exclamé : Mes enfants m ont vaincu!». Parions que Nietzsche aurait été séduit par cette image d un Dieu rieur, désireux d être dépassé par ses créatures CÉLÉBRER LA VIE. L une des critiques les plus sévères de Nietzsche à l égard du christianisme concerne l idéal ascétique et la détestation du corps. Il accuse l Église d avoir fait des plaisirs des sens et de la sexualité un objet de mépris. À cette logique d austérité, le philosophe oppose la figure solaire et joyeuse de Dionysos. Le judaïsme est-il concerné par cette condamnation? Le Talmud n invite-t-il pas, au contraire à une célébration de la vie en déclarant, comme une injonction dionysiaque : «L homme devra rendre des comptes pour tous les bons fruits auxquels il n a pas goûté»? Le psychanalyste Otto Rank, lecteur très attentif de Nietzsche, écrit : «Le peuple juif est resté au milieu des autres peuples, en relation directe avec la nature et la sphère de la sexualité. Nietzsche n avait d indulgence pour le judaïsme que dans la mesure où il avait compris que les Juifs étaient le peuple le plus naturel, le plus féminin, le moins marqué par la répression de la sexualité.» Illustrons le regard singulier du judaïsme sur la sexualité à partir d un commentaire biblique traditionnel : après avoir raconté les débuts d Adam et d Ève au jardin d Eden et leur désobéissance à l injonction divine leur interdisant la consommation du fruit de l arbre de la connaissance du Bien et du Mal (Genèse, chapitre 3), le récit biblique se poursuit ainsi : «L homme avait connu Ève son épouse. Elle conçut et enfanta Caïn ( )» (4,1). L enchaînement des évènements à penser que les Cette idée pourrait enfants du couple être étayée par bien des originel ont été exemples. Évoquons, pour n en retenir qu un seul, cet étonnant récit talmudique (traité Baba Metsia, p.59a) où deux rabbins se disputent sur un point de droit. L un des deux, Rabbi Éliézer, en appelle à l aide Le Golem conçus après la faute et donc hors du Gan Eden. Nombre de théologiens chrétiens s appuieront sur cette chronologie pour affirmer que les appétits sexuels sont fruits du pêché originel. providentielle et plusieurs miracles ont lieu qui attestent que son avis a les faveurs du Ciel. Une voix céleste se fait même entendre et donne raison à Rabbi Éliézer. Alors le second sage Rabbi Josué- se lève et s exclame «La Tora n est plus au Ciel!». Autrement dit, elle a été donnée aux hommes et Dieu n a plus à se mêler des débats entre les rabbins. Et effectivement, la Loi retiendra l avis de Rabbi Josué! Le texte talmudique conclut : «Alors Dieu a ri et Mais Rachi nous propose une lecture radicalement différente. Partant du fait qu il existe, en hébreu biblique, deux moyens d exprimer le passé, Rachi remarque que le verbe utilisé ici (yada) renvoie à un passé très lointain. Ce qui signifie que (comme souvent) la chronologie n a pas été respectée par le récit biblique et qu en réalité, la conception et la naissance de Caïn et Abel est antérieure à la faute : on a bien fait l amour au paradis! Il faut mesurer la por- laisse 8

tée de ce commentaire : pour la tradition juive, la sexualité n est entachée d aucune souillure. Elle fait partie de la vie et contribue au plein épanouissement physique, psychique et spirituel de chacun. VOLONTÉ DE PUISSANCE. Un autre thème récurant de la pensée de Nietzsche est celui de l audace prométhéenne dont les hommes n osent plus faire preuve. Les religions auraient, le récit du péché originel aidant, inhibé chez les hommes toute «volonté de puissance». Là encore, l on pourrait montrer comment, bien au contraire, la pensée talmudique fait l éloge d une attitude «démiurgique» et prométhéenne. La faculté créatrice de l homme est mise en avant, par exemple, dans un étonnant texte talmudique (traité Sanhédrin, p.65b) qui enseigne que «Si les justes le voulaient, ils pourraient créer un monde». La démonstration s appuie sur ce verset d Isaïe (59, 2) : «Vos fautes font une séparation entre vous et votre Dieu». Dans le contexte moralisateur du message prophétique, ce verset signifie que la faute éloigne l homme de son Dieu. C est un appel au repentir. Mais le Talmud relit ce verset à la lettre : seules vos fautes vous séparent de Dieu. Autrement dit, les justes (qui renoncent à tout pêché), pourraient, pour ainsi dire, ressembler à Dieu et devenir à leur tour des «créateurs de mondes». Et le Talmud atteste qu un juste peut devenir presque l égal du Créateur en racontant que Rav Hanina et Rav Ochaya créaient chaque vendredi, dans une démarche véritablement prométhéenne, un veau ex-nihilo comme travaux pratiques de leur étude du célèbre «Livre de la création» (séfer yetsira). Quant à Rava, c est le créateur du premier golem de l histoire puisqu il envoya à son collègue, Rabbi Zéra, un homme créé par ses soins! Il existe, dans la littérature juive, d innombrables récits de kabbalistes - de toutes les époques - créateurs de golems (Un golem est un être humanoïde, artificiel, fait d argile, animé momentanément de vie par des procédés mystiques). On pense notamment à celui du Maharal de Prague mais les exemples sont fort nombreux. Une telle entreprise n est pas considérée comme une révolte contre Dieu mais au contraire comme le couronnement de la destinée humaine : la capacité d imiter le Créateur. L homme est non seulement le partenaire du Créateur mais il est presque son égal dans sa capacité créatrice, comme en témoigne ce verset des Psaumes : «Qu est-ce que l homme pour que Tu penses à lui? Le fils d Adam pour que Tu le protèges? Pourtant, Tu l as fait presque à l égal des êtres divins, Tu l as couronné de gloire et de magnificence! Tu lui a donné l empire sur l œuvre de Tes mains et mis tout à ses pieds» (Psaumes, 8,5-7). Pour le rabbin américain Yossef Dov Soloveitchik (1903-1993), le principal enseignement du premier chapitre de la Genèse est d inviter l homme à devenir luimême créateur à l image d un Dieu qui doit être imité dans ses vertus et ses actions. 1) Cet article fait la synthèse d une intervention faite lors du colloque «Philosophie et Judaïsme» organisé par l association LEV le 30 Juin 2009. 2) Friedrich Wilhelm Nietzsche (15 octobre 1844 à Röcken, Saxe - 25 août 1900 à Weimar, Allemagne), philosophe et philologue allemand. 3) Cf. La communication prophétique, (Fayard, 1990), p. 83 et 84 Élisabeth Nietzsche avec Hitler Élisabeth Nietzsche Sébastien Allali Il ne s agit là, bien sûr, que d un très bref aperçu sur les rencontres possibles entre une philosophie que Nietzsche lui-même comparait à de la dynamite et la pensée talmudique non moins explosive il reste, en la matière, bien des pages à écrire. 9