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Transcription:

Le travail de l intervenant au Centre psychanalytique de traitement pour jeunes adultes psychotiques, le 388. Un espace pour le psychotique dans le lien social Benoît Bélanger et Mario Boies Le 388 faisait le choix, il y a maintenant plus de dix-huit ans, d offrir un traitement psychanalytique à des psychotiques dans la communauté. L option du Centre repose sur une lecture psychanalytique de la psychose et sur le parti pris d articuler le psychotique à la cité en lui donnant la parole dans le contexte socio-économique et culturel de notre époque. Ce qui est mis de l avant est une écoute de la psychose, ce type d expérience humaine qui interroge le sens et dérange. Cette rencontre avec l insensé et la désorganisation nécessite cependant un cadre clinique spécifique et un engagement de la part de ceux qui y œuvrent pour qu un climat de confiance et de sécurité rende possible une parole sur cet insensé. Ces conditions sont nécessaires pour que le psychotique prenne le risque d une parole lui donnant accès à la réalité subjective qui surdétermine sa vie. Plusieurs textes sur le 388 ayant été publiés à ce jour 1, notamment l ouvrage de Apollon, Bergeron, Cantin, intitulé Traiter la psychose, nous nous contenterons de rappeler quelques grandes lignes du fonctionnement et des assises cliniques du Centre. Le 388 propose un traitement global et individualisé à environ soixante-cinq usagers. La grande majorité d entre eux arrivent avec un diagnostic de schizophrénie, un lourd passé psychiatrique et plusieurs hospitalisations. Ils ont donc un parcours qui les destine à une chroni- 1. On trouvera en annexe une bibliographie de référence.

112 Les ressources alternatives de traitement cité de plus en plus grande et la plupart du temps, ils présentent des impasses thérapeutiques. Le Centre offre à celui qui en fait la demande, un programme intensif constitué de la cure analytique, du traitement psychiatrique, incluant un suivi intensif visant la réarticulation sociale dont l intervenant clinique est le responsable au sein de l équipe de soins. Situé dans un quartier du centre-ville, le 388 est ouvert 24 heures par jour, 365 jours par année. L accent est mis sur la responsabilisation de l usager dans la compréhension et la prise en compte de ce qui cause ses difficultés. Nous visons à ce qu il prenne certaines distances face à ce qui le rend malade afin d acquérir un contrôle suffisant sur sa vie personnelle et sociale, tout en retirant une satisfaction dans la coexistence. La cure analytique est au cœur du traitement car ce qui est recherché n est pas la stabilisation du délire, ou le seul contrôle des effets de la psychose, mais un travail avec le psychotique pour qu il reprenne en charge son histoire subjective dans le lien social. Le traitement proposé intervient concurremment sur le psychique et le social, avant, pendant et après la crise, en sachant que la modification du rapport social n est possible que si la réalité psychique sous-jacente est traitée. Dans ce texte, nous aborderons l expérience du 388 à partir des exigences et enjeux rencontrés par un de ses acteurs, l intervenant clinique qui œuvre au quotidien auprès de l usager. L intervenant a pour tâche de supporter le travail de restauration du symbolique et d accompagner l usager dans les épisodes difficiles du traitement et plus particulièrement dans les crises. Dans cette entreprise, un enjeu paradoxal s impose à l intervenant : requérir une parole subjective de l usager et exiger le maintien du lien social. Comme nous le verrons, ce travail exige une attention et une écoute spécifiques. D une part, la parole attendue est à situer dans un autre lieu que celui du discours social. Elle renferme ce qui est au cœur même de la vie psychique de l usager et en fait un sujet unique. D autre part, cette reconnaissance de la singularité de chacun ne dispense pas de la nécessité de maintenir un lien social. Pour vivre, le sujet doit s articuler à la communauté. Dans la poursuite de ce double objectif, l intervenant dispose de repères cliniques, d un cadre de fonctionnement et de mécanismes de support tels la supervision et la réunion clinique. Nous conclurons en évoquant comment ce travail sollicite et interpelle l intervenant, jusqu à requérir une position éthique qui aura ses conséquences non seulement dans ses activités professionnelles mais aussi dans ses choix de vie.

Benoît Bélanger et Mario Boies 113 L APPROCHE CLINIQUE : UNE PRISE EN COMPTE DU SUJET C est au sujet psychotique que le 388 adresse son offre de traitement. Généralement, la psychose est abordée à partir de ses manifestations : retrait social, hallucinations, idées délirantes, etc. La psychanalyse nous convie à une autre approche. Elle nous invite à reconnaître la psychose non pas comme une maladie, mais comme une structure psychique tout comme le sont la névrose et la perversion. L approche psychanalytique avance que la position structurale des sujets n est pas à confondre avec le fait qu ils soient malades ou non. C est à l intérieur de ces balises que les manifestations de la psychose seront saisies comme l expression d une expérience singulière. La crise ne sera plus abordée comme un phénomène dégénératif et dénué de sens mais comme un événement révélateur de la vie psychique. La clinique nous apprend également que ce qui caractérise le psychotique avant le traitement est son refus ou son impossibilité de s inscrire dans la culture et d établir un lien social. On pourrait par ailleurs décrire ainsi la position du psychotique : tout son être est livré aux exigences d un Autre imaginaire et il a l intime conviction que cet Autre peut tout exiger de lui. C est ce qui faisait dire à Lacan que le sujet se retrouve en position d objet. Livré à l Autre, le psychotique se retrouve coupé de véritables échanges avec les autres, d où l attitude de retrait qu il présente. L approche psychanalytique ne prétend pas pallier à un dysfonctionnement physiologique ni à un dérèglement ou à des carences qui pourraient se corriger par la rééducation. Le choix du 388 se veut tout autre et pose le psychotique comme sujet d une histoire singulière. À ce titre, comme tout citoyen, il a à faire des choix et à devenir auteur de sa vie. Le traitement le mettra en position de prendre la parole et de constituer un savoir sur son histoire. Il comportera donc deux axes indissociables : la prise en compte de l histoire subjective et un travail de réarticulation sociale. RESTAURATION DU SYMBOLIQUE ET PAROLE SUBJECTIVE Accueil du sujet et maintien du lien social C est avant tout dans la cure analytique que s accomplit le traitement à partir de l histoire subjective du psychotique. Cependant, l expérience

114 Les ressources alternatives de traitement démontre que ce travail n obtiendra son résultat que si le rapport au social est maintenu. C est ici que la fonction de l intervenant clinique, à l intérieur de l équipe psychiatrique multidisciplinaire, prend toute son importance : tenir compte de la position subjective sans faire l économie des contraintes sociales et de la coexistence. Le lien social dans une culture donnée repose sur ce qui fait sens et sur ce qui est croyable à partir des mythes, des règles et des lois. Nous entendons par lien social, en nous référant à la définition proposée par Apollon, psychanalyste : «La capacité pour un sujet de négocier la satisfaction et la coexistence avec autrui dans la langue de la société qui, par ses valeurs et ses lois, définit les règles du jeu de cette négociation 2.» Ces fondements déterminent les limites et les exigences symboliques qui s appliquent à tous les citoyens et garantissent une place à chacun. Or, pour le psychotique, l installation de ce nous appelons le symbolique fait défaut. Un travail de restauration du symbolique s impose afin de poser et de valider les assises même du lien social. Cette entreprise ne saurait se réduire à l acquisition d habiletés sociales. Là où l institution psychiatrique, dans sa prise en charge globale, maintenait le psychotique à l écart des nécessités sociales, le 388 le contraint à y faire face. Comment? En questionnant l univers qu il a construit et en l amenant à reconsidérer son lien aux autres. Les exigences posées dans le traitement relanceront d emblée la question du croyable qui est au cœur de l expérience psychotique. Comment le psychotique peut-il accorder du crédit à la parole des autres, aux règles et aux lois, alors que depuis toujours il a la certitude qu on abuse de lui? L enjeu de la réarticulation sociale consiste donc à mettre en place des conditions pour que l usager fasse une nouvelle expérience des règles et des limites socioculturelles afin que s amorce une possible réorganisation de ses rapports sociaux. Pour ce faire, les exigences posées à l usager doivent être concrètes et s appliquer à tous. Sa subjectivité se verra alors confrontée au sens, au bien-être collectif et aux règles de la vie de groupe, mais dorénavant dans un cadre où l autre peut être croyable. C est en ce sens aussi que l organisation de la vie au Centre est établie pour soutenir cette expérimentation d un nouveau mode de rapport aux autres. Repères cliniques et sociaux : les règles, les ententes et les activités Ce qui est mis en place a pour objectif de permettre au psychotique de faire une première expérience de la crédibilité de l ordre social. Ainsi, 2. Willy Apollon, Psychoses : l offre de l analyste, p. 225

Benoît Bélanger et Mario Boies 115 les règles de fonctionnement qui prévalent au 388 sont valables pour tous, usagers et intervenants, et ne diffèrent pas de celles de la société. Citons à titre d exemple : le respect de soi et des autres, l interdiction de tout geste ou attitude de violence, etc. Ces règles qui concrétisent la visée du symbolique ne sont viables que si le désir de tous et chacun les supporte. Cadre et règles ne reposant que sur la parole, «il faut que chacun veuille que ça fonctionne». On ne saurait trop insister sur l importance de cette dernière condition qui fera toute la différence entre une loi perçue comme servant les intérêts de quelques-uns et un cadre symbolique rendant possible la coexistence et assurant une place à chacun. La parole de l usager, et le respect de celle-ci, prend également toute sa valeur dans les ententes discutées à l occasion des plans d intervention qui sont élaborés en équipe (composée de l usager, du psychiatre, de l intervenant clinique et de l agent social). C est sur la base des ententes prises que l usager sera interpellé. La référence à l entente et à l équipe, et ultimement au cadre que représente le 388, permet à tous d éviter un rapport duel. Enfin, les activités et les ateliers d art constituent un autre moyen pour expérimenter l articulation sociale. La participation aux activités et ateliers oblige l usager à établir un horaire et à se confronter à la création d un objet. Il apprendra à négocier avec d autres, à tenir compte du groupe, à rencontrer les limites sociales sous une autre modalité. Durant les ateliers d art, animés par des artistes, il pourra aussi découvrir dans la création un moyen de limiter et transformer les idées qui l envahissent. L expérimentation de cet autre espace lui permettra d être l auteur d une œuvre plutôt qu objet de l Autre. Accompagnement de la crise Cette difficile entreprise d élaboration d un espace pour le sujet et de restauration du symbolique ne peut cependant se faire sans rencontrer la crise, expérience où bascule le quotidien de la vie et du traitement. Ce moment particulier, souvent accompagné d une importante désorganisation, révèle pourtant dans sa pleine mesure le drame subjectif du psychotique. S y expriment à la fois l impasse à laquelle il fait face et sa position devant ce qui lui arrive. On ne s étonnera donc pas que le traitement de la crise soit un aspect fondamental de l approche psychanalytique développée au 388 et qu elle se retrouve au cœur du travail de l intervenant. Certes, il ne s agit pas de provoquer la crise, mais d accueillir cet épisode où les paroles, les gestes et les préoccupations de l individu donnent accès à ce qui est au centre de son existence. La crise

116 Les ressources alternatives de traitement est indispensable au traitement dans ce qu elle recèle de matériel et d outils précieux révélant la vérité subjective. Plus spécifiquement, le travail de l intervenant sera d abord d accueillir la crise en offrant un espace physique et social pour que le psychotique puisse dire ce qui le ravage, et parler de l impasse qu il rencontre. Accueillir la crise, c est poser les conditions matérielles et psychiques afin que ce travail puisse avoir lieu. Accompagner la crise, c est assister celui qui la vit et être à ses côtés dans la traversée de ce moment difficile et toujours déterminant pour la consolidation du lien de confiance. L intervenant devient le compagnon, celui qui rassure, et le témoin de ce qui arrive. Au besoin, il supporte l usager dans le quotidien, dans ses tâches et ses responsabilités. La vie doit continuer malgré la tempête. L intervenant doit veiller à la sécurité de l usager et au maintien de son intégrité physique, le conseiller sur les précautions à prendre, etc. Il constitue un élément de stabilité, un guide pour planifier l emploi du temps et pour doser les moments de parole, d activité et de repos. Il est un repère dans la désorganisation. Dans ce rôle d accueil et d accompagnement de la crise, l intervenant dispose des repères cliniques développés au fil de l expérience et de la formation continue. Ces balises lui permettent d orienter son action et de l articuler à l ensemble des autres espaces de traitement, notamment le suivi psychiatrique et la cure individuelle (qui ne sont pas discutés dans ce texte). Un premier principe clinique à retenir est que l espace de la crise doit être circonscrit à l intérieur des limites du symbolique et de la coexistence. L intervenant devra amener l usager, malgré la souffrance et le désarroi ressentis, à tenir compte des autres et du cadre de vie. Il insistera donc pour qu il continue le plus possible d assumer les responsabilités de la vie courante (paiement du loyer, ententes avec son propriétaire et son employeur ), de participer aux tâches quotidiennes (entretien de sa chambre, cuisine et lessive ) et de maintenir une présentation sociale acceptable ( hygiène, politesse ). L exigence de la coexistence agit ici comme une contrainte face aux manifestations de la crise et opère une délimitation qui a un effet rassurant pour l usager. Elle lui assure qu il y a des limites qui ne seront pas dépassées. Un second principe est le fait que, pour celui qui la vit, l expérience de la psychose est une mise en acte de ce qui n est pas dit ou ne peut se dire. Contre cela, l intervenant requerra de l usager qu il nomme, qu il dise ce qui se passe en lui, qu il cherche des mots pour exprimer les motifs de ses gestes, ses souffrances, ses craintes et ses pensées. Là où les mots manquent, l expression artistique au sein des ateliers d art sera

Benoît Bélanger et Mario Boies 117 proposée pour venir cerner l indicible. Toute l opération consiste donc à faire passer à la représentation ce qui agissait, malgré le sujet, dans ses manifestations corporelles et ses agirs. Enfin, lorsque les manifestations de la crise s apaiseront, un autre type de travail reste à faire qui nécessitera la participation de l intervenant et de l ensemble de l équipe traitante. La clinique nous apprend qu il y a une logique interne aux manifestations de la crise qui en apparence semblent désordonnées. En effet les divers événements et incidents subjectifs entourant la crise se trouvent au contraire déterminés par une logique singulière qui sera repérable après coup. Avec notre aide, l usager sera invité à dégager les indices de crise, les facteurs précipitants ainsi que les mesures qui ont été efficaces pour traiter la crise. Il sera amené ensuite à rechercher quelle est la logique qui organise ses divers éléments. Par ce travail, l usager construira graduellement des repères sur lesquels il s appuiera pour jouer un rôle actif dans la gestion de la désorganisation ou, mieux encore, dans la prévention de celle-ci. Ce retour sur la crise dans le quotidien n est cependant efficace que si l usager est engagé dans la cure individuelle. C est avant tout dans ce lieu qu il parviendra à décrypter ses propos et ses comportements et à établir des liens avec les autres éléments de sa vie. Il élaborera un savoir sur la logique de la pulsion qui agit en lui. La crise, telle qu elle est abordée au 388, doit donc se conclure par l acquisition d un savoir sur ce qui mobilise la vie psychique du sujet. En bout de ligne, la traversée d une phénoménologie et d un discours qui semblaient dénués de sens ouvrira sur une logique singulière et organisatrice de toute la vie de l usager qu il faut prendre en compte dans la réarticulation sociale. Un cadre et des mécanismes de support Le fait de requérir une parole suppose que l on puisse accueillir le sujet de cette parole, et ce, malgré l angoisse et les interrogations profondes que cela peut provoquer du côté de l intervenant. Il est donc primordial que ce dernier dispose de repères cliniques et de mécanismes de support appropriés. Si l approche théorique, la formation et les outils cliniques permettent une intervention efficace, il faut aussi compter sur des mécanismes voués au support de la clinique et des cliniciens : la supervision pour l intervenant, la réunion clinique pour la formation et la concertation de l intervention. La supervision est individuelle et dirigée par un analyste du Centre. Elle est l occasion pour l intervenant de faire le point sur son mode d intervention et sur les difficultés qu il rencontre au cours de son travail. Elle vise l intervention et non l intervenant, il ne s agit donc pas d une

118 Les ressources alternatives de traitement analyse. La supervision s attarde plutôt à ce qui fait obstacle à l intervention. Elle amène l intervenant à distinguer d une part, ce qui appartient à ses réactions personnelles et à son imaginaire, tous deux surdéterminés par sa propre histoire subjective, et d autre part, ce qui relève effectivement du psychisme de l usager et de la difficulté clinique rencontrée. Par exemple, en parlant d une intervention où il s est trouvé dépourvu ou mal à l aise, tel intervenant découvre que la situation reprend un élément problématique vécu avec un membre de sa famille et mal résolu. Cernant ainsi ce qui interférait de son côté, il devient disponible pour entendre ce qui se joue effectivement du côté de l usager. Telle autre entrevue de supervision lui servira à aborder une réaction émotive qu il lie à un désaccord avec un collègue quant à la façon de traiter une situation rencontrée dans la clinique. Le fait de pouvoir parler librement dans ce lieu confidentiel permet à l intervenant de repérer la base de son désaccord, de le questionner avec le superviseur, avant d aller régler le différend avec la personne concernée si nécessaire. Il pourra fort bien ressortir de l entrevue avec une autre lecture de la situation qui fera en sorte que la clinique n en souffre pas, c està-dire que l usager n en subisse pas les conséquences. Qu il s agisse de discuter d un malaise, d une réaction, d une difficulté de compréhension du cadre ou des enjeux cliniques, la supervision constitue un lieu où l intervenant peut dégager pour lui-même un savoir provenant de son expérience d être confronté à la psychose. Un autre mécanisme s intéressant cette fois à l intervention est celui de la réunion clinique hebdomadaire. D une durée de deux heures, elle réunit l ensemble du personnel du Centre : intervenants cliniques, agent social, analystes, psychiatres, coordonnateur, agent de recherche, ethnoanalyste et responsable de l activité cuisine. L objectif principal de cette réunion consiste à impliquer le personnel dans un processus de formation continue. La réunion clinique vise une compréhension psychanalytique du phénomène de la psychose comme lien central entre les différents intervenants du Centre. La formation est assurée par un psychanalyste consultant qui a pour tâche d élaborer la théorie issue de l expérience clinique. Des cas cliniques y sont régulièrement présentés et étudiés. Ces discussions de cas permettent d aborder des difficultés cliniques particulières, d approfondir un aspect ou une étape du traitement. L analyste consultant ne connaissant pas les usagers, il occupe une position de tiers extérieur dans les présentations qui sont faites devant lui. La mise en commun par l ensemble des intervenants de leurs observations et de leurs commentaires peut donner des résultats étonnants. Parfois cela vient faire ressortir les positions effectives des inter-

Benoît Bélanger et Mario Boies 119 venants qui, malgré leurs bonnes intentions, s étaient engagés dans une voie clinique qu ils ne soupçonnaient pas et qui n aurait pas donné les résultats escomptés. Dans d autres cas, cela vient au contraire valider une ligne d intervention déjà engagée. Il n est pas rare non plus qu une réunion clinique ait des effets immédiats, du côté des intervenants, en réorientant plus rigoureusement un traitement. Dès le lendemain, ils auront parfois l impression que tel usager a changé alors qu en fait c est leur propre position d écoute qui s est déplacée et les habilite maintenant à prendre en compte des éléments jusque-là ignorés. Enfin, la concertation de l ensemble du personnel autour d un même traitement vient consolider l unicité de l approche et favoriser la solidarité entre les membres de l équipe. LA MINCE LIGNE DU SENS L expérience psychotique est celle du hors sens dont le paroxysme est atteint lors de la crise. Cette attitude de retrait et cette désarticulation ne sont pas sans effets chez l intervenant. La confrontation quotidienne au non-sens et l exigence de soutenir pour un autre l espace symbolique nécessaire à la coexistence sont à la fois exigeantes et déstabilisatrices. L univers subjectif qu expose le psychotique ouvre sur un insensé qui vient troubler celui qui l accompagne. L intervenant est interpellé par cet excès, cet incontrôlable, qui vient questionner des dimensions profondes de son existence et le sens même de la vie. On ne s habitue pas à la désorganisation ni à la crise psychotique et à ses manifestations. L excès qui ravage l usager mobilise l intervenant au-delà de sa conscience. Et les années d expérience n y changent rien : la déconstruction du sens commun, le potentiel suicidaire, l intensité des manifestations de la psychose nécessitent chez l intervenant une vigilance et une attention de tous les instants et peuvent générer un fort niveau d angoisse. Aucune recette n est possible pour faire face à ce débordement et, pour chaque cas, il faut inventer. C est ainsi que malgré le cadre, malgré les règles, les mécanismes de la supervision et de la formation, l intervenant sera un jour ou l autre confronté à un choix radical : composer avec le non-sens, qui interpelle en lui son propre rapport au sens, ou tirer un trait sur cette vérité subjective. Une décision est à prendre et elle repose d abord et avant tout sur un choix éthique. L intervenant devra tirer les conséquences de ce qu il a acquis dans l accompagnement de cette difficile articulation de la subjectivité à la coexistence.

120 Les ressources alternatives de traitement POUR CONCLURE L impasse psychotique, issue d une histoire subjective, ne peut être traitée que par la mise en place de conditions permettant au sujet psychotique de faire une nouvelle expérience basée sur le croyable. C est à partir de là, et de là seulement, que le psychotique pourra faire de nouveaux choix de vie. C est à ce point très sensible de la question du croyable que l intervenant est confronté dans son travail de restauration du symbolique et d accompagnement de l usager. Comment en effet mettre l accent sur une parole subjective tout en exigeant le maintien du lien social? Mais en définitive cette entreprise nous est-elle si étrangère? Chacun de nous n a-t-il pas dû, à sa manière, solutionner ce rapport entre l individualité et la nécessité de la coexistence? BIBLIOGRAPHIE APOLLON, Willy, 1988, «Psychanalyse et traitement des psychotiques», Santé mentale au Québec, vol. XIII, n o 1, p. 161-176. APOLLON, Willy, 1999, Psychoses : l offre de l analyste, Collection «Le savoir analytique», Éditions du GIFRIC, Québec. APOLLON,Willy, BERGERON, Danielle, CANTIN, Lucie, 1991, Traiter la psychose, Éditions du GIFRIC, Collection Nœud, Québec. APOLLON, Willy; BERGERON, Danielle ; CANTIN, Lucie, 1988, «La cure analytique dans le traitement des psychoses», in Clinique différentielle des psychoses, Fondation du Champ Freudien, Bibliothèque Analytica, Navarin Éditeur, Paris. APOLLON, Willy, BERGERON, Danielle, CANTIN, Lucie, TURMEL, France, 1990, «Structures familiales, enjeux de perversion et psychose», Traits de perversion dans les structures cliniques, Fondation du Champ Freudien, Rapports de la Rencontre Internationale de juillet du Champ Freudien à Paris, Navarin Éditeur. APOLLON, Willy, BERGERON, Danielle, CANTIN, Lucie, 1996, «Le traitement de la psychose», Mental, Revue internationale de santé mentale et psychanalyse appliquée, n o 2, Paris, p. 31-50. BERGERON, Danielle, 1988, «Analyse des enjeux dans la cure du psychotique», Le dedans et le dehors, Lyon, Cesura Lyon Édition, P.G.I., 1988, p. 125-150. BERGERON, Danielle, 1988, «Jouer sa vie sur un semblant : pierre d achoppement pour psychotique», Folie, mystique et poésie, Collection Nœud, édité par le GIFRIC, Québec.

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