Considérations sur la théorie de Ledermann



Documents pareils
Loi binomiale Lois normales

Relation entre deux variables : estimation de la corrélation linéaire

Migration: un plus pour la Suisse Relations entre État social et migration: la position de Caritas

LES SIIC. Pierre Schoeffler Président S&Partners Senior Advisor IEIF. Étude réalisée par. Les SIIC et la retraite 1

Focus. Lien entre rémunération du travail et allocation de chômage

Les approches de réduction des méfaits trouvent un certain appui dans la population québécoise*

Fonction inverse Fonctions homographiques

AVIS SUR DES CLAUSES RELATIVES A LA CHARGE DE LA PREUVE DANS DES ASSURANCES OMNIUM

Les usagers de drogues âgés de 40 ans et plus pris en charge dans les structures de soins pour leurs problèmes d addiction

Seconde Généralités sur les fonctions Exercices. Notion de fonction.

REFORME DU CREDIT A LA CONSOMMATION DECRET SUR LE REMBOURSEMENT MINIMAL DU CAPITAL POUR LES CREDITS RENOUVELABLES

Chapitre 2 L inexécution des contrats: la responsabilité contractuelle

Sport et alpha ANNEXES

Les marchés financiers sont-ils rationnels?

Un essai de mesure de la ponction actionnariale note hussonet n 63, 7 novembre 2013

QUIZ B SE PROTÉGER DU SOLEIL, C EST PROTÉGER SA SANTÉ

REGARDS SUR L ÉDUCATION 2013 : POINTS SAILLANTS POUR LE CANADA

Complément d information concernant la fiche de concordance

Enquête APM sur le Gouvernement d entreprise dans les PME-PMI : quelques résultats et commentaires

MÉTHODES DE CONVERSION D UNE RENTE EN UN CAPITAL

RÈGLEMENT NO AUX FINS DE DOTER LA MUNICIPALITÉ DE NOTRE-DAME-DU-PORTAGE D UNE POLITIQUE DE GESTION DES RELATIONS AVEC SES CITOYENS

"La santé des étudiants en 2013"

Lignes directrices relatives à la réduction des débris spatiaux du Comité des utilisations pacifiques de l espace extra-atmosphérique

Peut-on imiter le hasard?

Dérivation : Résumé de cours et méthodes

Statistique : Résumé de cours et méthodes

Comment se servir de cet ouvrage? Chaque chapitre présente une étape de la méthodologie

Droit de grève. Qu est-ce qu une grève?

BAROMÈTRE DE L ÉCONOMIE NUMERIQUE

L ORDONNANCE DU 2 FEVRIER Exposé des motifs

La Supply Chain. vers un seul objectif... la productivité. Guy ELIEN

1

Responsabilité Civile Conditions Générales

Enquête auprès des personnes favorables au don d organes

Représentation d une distribution

Vision industrielle et télédétection - Détection d ellipses. Guillaume Martinez 17 décembre 2007

Code de déontologie des coachs affiliés au réseau Coaching City

Etude statistique des données fournies par la CCIJP

Avis légal. I 2 FISCALLIANCE 2011 L Incorporation des Courtiers Immobiliers du Québec

Epreuve écrite d admissibilité du Mercredi 15 Janvier 2014 DOSSIER REPONSE

Chapitre III Le phénotype immunitaire au cours de la vie

CHARTE ETHIQUE DE WENDEL

Biostatistiques Biologie- Vétérinaire FUNDP Eric Depiereux, Benoît DeHertogh, Grégoire Vincke

Le Data Mining au service du Scoring ou notation statistique des emprunteurs!

SUR LES RETRAITES PAR REPARTITION DU SECTEUR PRIVE ET LES FONDS DE PENSION

Cours de Tests paramétriques

«POUR NOUS IL L A FAIT PÉCHÉ» Sur II Corinthiens V, 20 - VI, 2

Chapitre 3 : INFERENCE

Consultation publique

Cet article s attache tout d abord

REGLEMENT DU JEU-CONCOURS «Audiotel - SMS / Dilemme»

enquête pour les fautes sur le fond, ce qui est graves pour une encyclopédie.

Feuille 6 : Tests. Peut-on dire que l usine a respecté ses engagements? Faire un test d hypothèses pour y répondre.

MANAGER POUR LA PREMIÈRE FOIS

Le suivi de la qualité. Méthode MSP : généralités

Mortalité observée et mortalité attendue au cours de la vague de chaleur de juillet 2006 en France métropolitaine

Le calcul du barème d impôt à Genève

1. Les types d enquêtes

RAPPORT D OBSERVATIONS DEFINITIVES SUR LES COMPTES ET LA GESTION DE LA COMMUNE DE TARBES

Le Plomb dans l eau AGENCE NATIONALE POUR L AMÉLIORATION DE L HABITAT

UFR de Sciences Economiques Année TESTS PARAMÉTRIQUES

Flanqué d une montagne de documents généalogiques,

Réseau SCEREN. Ce document a été numérisé par le CRDP de Bordeaux pour la. Base Nationale des Sujets d Examens de l enseignement professionnel.

t 100. = 8 ; le pourcentage de réduction est : 8 % 1 t Le pourcentage d'évolution (appelé aussi taux d'évolution) est le nombre :

Responsabilité en matière de santé et d'environnement

Séries Statistiques Simples

DOSSIER DE PRESSE 27 AVRIL MILLIONS DE FRANÇAIS ONT UN PROBLEME AVEC L ALCOOL. ET SI LES AUTRES C ETAIT VOUS?

Les assurances sociales au quotidien I

FÉDÉRATION FRANÇAISE DES SOCIÉTÉS D'ASSURANCES

Leçon 2. La formation du contrat

Les défauts et «fautes impardonnables» des candidats à l élection présidentielle

LES ENSEIGNEMENTS DE L OBSERVATOIRE DE L ENDETTEMENT DES MENAGES. LES CREDITS DE TRESORERIE AUX PARTICULIERS EN FRANCE

RECOMMANDATIONS PROPOSÉES

Méthode : On raisonnera tjs graphiquement avec 2 biens.

Lois de probabilité. Anita Burgun

Conclusions de l après-midi énergétique du 10 décembre 02

ACTUARIAT 1, ACT 2121, AUTOMNE 2013 #6

BACCALAURÉAT GÉNÉRAL SESSION 2012 OBLIGATOIRE MATHÉMATIQUES. Série S. Durée de l épreuve : 4 heures Coefficient : 7 ENSEIGNEMENT OBLIGATOIRE

Collège d autorisation et de contrôle. Avis n 02/2011

Mémento législatif. En 1916, l absinthe est interdite.

La survie nette actuelle à long terme Qualités de sept méthodes d estimation

Une pseudo-science : 1. Pourquoi l astrologie n est pas une science reconnue?

Je vous souhaite la bienvenue à la Cité des Sciences pour ces deux journées de colloque consacré à la sécurité alimentaire dans le monde.

Pour un usage plus sûr du téléphone portable

Exercices supplémentaires sur l introduction générale à la notion de probabilité

ÉTUDE AD HOC RECHERCHE Printemps objectifs: 1) Analyser le comportement des consommateurs 2) Mieux comprendre vos besoins et attentes

CH X Intérêts composés - Amortissements

DEBAT PHILO : L HOMOSEXUALITE

LA PUISSANCE DES MOTEURS. Avez-vous déjà feuilleté le catalogue d un grand constructeur automobile?

Traitement des données avec Microsoft EXCEL 2010

Jurisanimation.fr Tous droits réservés. Les docs de LA RESPONSABILITE DU DIRECTEUR D ACM

Droit civil anglais et automobiliste étranger. Justice ou profit pour les avocats?

L analyse d images regroupe plusieurs disciplines que l on classe en deux catégories :

L approche populationnelle : une nouvelle façon de voir et d agir en santé

responsabilite civile

JUNIOR ESSEC CONSEIL NATIONAL DU NUMÉRIQUE. Thème de la journée de consultation : Loyauté dans l environnement numérique Junior ESSEC 09/01/2015

responsable? Qui est Sinistres «Nous tenons compte des circonstances de chaque cas»

Circulaire du 7 juillet 2009

Transcription:

Considérations sur la théorie de Ledermann En 1956, Sully Ledermann publiait un ouvrage en deux volumes intitulé «Alcool, alcoolisme, alcoolisation». Dans son chapitre V : «Mesures du degré d intoxication alcoolique d une population»,l auteur expose une hypothèse devenue célèbre. Il entend démontrer que la consommation moyenne d alcool d une population en détermine la proportion de buveurs excessifs. Le problème qu il a tenté de résoudre est le suivant : nous connaissons, pays par pays, la quantité moyenne d alcool pur consommé par an et par habitant, ou plus exactement la quantité totale consommée divisée par le nombre d habitants de tous âges. Par exemple, en France, actuellement, la consommation est d environ 11 litres d alcool pur par an, par habitant, tous âges confondus. En revanche, nous ne connaissons pas la distribution. Nous disposons seulement de quelques enquêtes de terrain dont les résultats sont décevants. Hypothèses de Ledermann Ledermann écrit (p. 124) : «Si les individus étaient libres dans leur comportement vis-à-vis du vin et de l alcool, leur répartition, selon leur consommation moyenne, aurait toutes chances de pouvoir être rattachée à une loi normale de Laplace-Gauss (figure 1). Ce qui détermine exactement une loi normale est, d une part, la moyenne et, d autre part, la dispersion, c est-à-dire l écart type. La moyenne est connue. Ledermann ajoute que la distribution commence forcément à zéro. Comme elle est symétrique, le maximum est égal au double de la moyenne. Mais ce maximum est trop faible. Pour un pays dont la consommation moyenne serait de 5 litres par an, le maximum serait égal à 10 litres par an, ce qui n est pas réaliste. Ledermann poursuit son raisonnement (p. 125) : «En fait, la répartition des individus semble bien pouvoir être rattachée à une loi normale, mais à condition de prendre pour variable, non la consommation elle-même, mais le logarithme de cette consommation. Un tel changement de variable est fréquent, lorsque le phénomène considéré se développe selon un mécanisme du genre contagion ou boule-de-neige. Il traduit ici le fait que le comportement de l individu vis-à-vis du vin et de l alcool n est pas libre» (figure 2). 477

Alcool Dommages sociaux, abus et dépendance Figure 1 : Répartition attendue des 30 millions d adultes en France selon leur consommation d alcool, dans l hypothèse où cette consommation se distribue en suivant une loi normale de Laplace-Gauss La nouvelle courbe log-gaussienne est asymétrique. Comme 2*log(m) = log(m 2 ), le maximum est maintenant égal au carré de la moyenne. Figure 2 : Répartition attendue des 30 millions d adultes en France selon leur consommation d alcool, dans l hypothèse où le logarithme de cette consommation se distribue en suivant une loi normale 478 Ledermann en tire ce qu il appelle la «loi du carré»(p. 151) : «L étude de la répartition des individus d une population selon leur consommation aboutit à

Considérations sur la théorie de Ledermann la relation essentielle : la proportion des buveurs excessifs paraît croître selon le carré de la consommation moyenne, par tête, de la population à laquelle ils appartiennent.» Exemples Ledermann présente alors une dizaine d exemples. Le premier et le plus détaillé comprend 274 hommes de 45 ans à 65 ans, la moitié provenant de services de médecine générale, l autre moitié étant atteinte de cancers des voies aériennes et digestives supérieures. Les malades viennent de Paris et de cinq autres villes françaises. La moyenne de consommation est de 63,5 litres d alcool pur par an. Il y a un seul abstinent, et deux malades consomment plus de 200 litres d alcool pur par an. Cet échantillon est donc peu représentatif de la population générale. Ledermann donne l histogramme en coordonnées logarithmiques (figure 3). Il est bimodal, avec un «creux» vers 60 litres. Figure 3 : Répartition de 274 hommes hospitalisés selon leur consommation annuelle d alcool (échelle logarithmique) En dressant l histogramme de chacun des deux sous-échantillons d après les données de l auteur, j ai constaté que chacun d entre eux présente séparément ce même «creux», ce qui paraît curieux. 479

Alcool Dommages sociaux, abus et dépendance Figure 4 : Répartition des 274 hommes de la figure 3 ; l alignement des points montre que l on se trouve en face d une distribution «normale» du logarithme de la consommation (droite des probits) Pour prouver la nature log-gaussienne de la distribution, Ledermann utilise la transformation probit (figure 4). On voit que plusieurs points ne sont pas sur la droite. Un test du X 2, effectué entre les valeurs observées et celles calculées avec la même moyenne et les mêmes intervalles de classe, montre que les écarts sont statistiquement significatifs. L exemple proposé par Ledermann ne suit donc pas rigoreusement sa «loi». 480 Si on passe au deuxième exemple, on voit que la «droite» des probits est une vue de l esprit (figure 5). Deux autres exemples se disqualifient d eux-mêmes car ils concernent des alcoolémies, non des consommations. Aucun des autres exemples n est strictement conforme au modèle.

Considérations sur la théorie de Ledermann Figure 5 : Répartition d Italiens résidant aux États-Unis et d Américains d origine italienne selon leur consommation de vin ou d eau-de-vie (droite des probits) n 1 = 43 Italiens résidant aux États-Unis n 2 = 26 Américains d origine italienne n 3 = 26 Américaines d origine italienne Critiques Outre le fait que les exemples choisis par Ledermann ne sont pas convaincants, on peut faire plusieurs remarques. D abord, l idée que les distributions biologiques sont généralement gaussiennes a fait fureur, il y a quelques décennies, mais elle est abandonnée aujourd hui. Comme l a dit un humoriste, les biologistes pensaient qu il s agissait d une démonstration théorique, et les mathématiciens supposaient qu il y avait eu des vérifications expérimentales. Ce n était pas le cas. Il ne faut pas oublier que la théorie de Laplace-Gauss a été établie pour rendre compte des erreurs de mesure. Or, dans ce cas, ilyaune«vraie» valeur et les erreurs sont d autant plus rares qu elles sont plus fortes, d où la courbe en cloche. Même si les distributions biologiques peuvent présenter une certaine régularité, même 481

Alcool Dommages sociaux, abus et dépendance si les valeurs modérées sont plus fréquentes que les extrêmes, il n y a aucune raison pour qu elles soient spécifiquement gaussiennes. Ensuite, l hypothèse de Ledermann ne tient pas compte des abstinents. Or, ils existent. La figure 6 montre une enquête de terrain, défectueuse comme toutes les enquêtes de ce type. Si elle doit obéir à une loi, on penserait plutôt à celle de Poisson. En tout cas, elle comprend évidemment et forcément des abstinents. 60 50 40 % 30 20 Moyenne 7,6 litres/an 10 0 0 1 2 3 4 5 6 7 8 9 10+ Verres/jour Figure 6 : Consommation moyenne journalière d alcool de 2 000 sujets de 15 ans et plus (enquête Ireb, 1988) Enfin, la valeur du carré dépend de l unité choisie. Le carré de 10 litres = 100 litres. Par ailleurs, 10 litres = 1 000 centilitres, ce qui, au carré, fait 10 6 centilitres soit 10 000 litres. C est un peu gênant, bien que cela ne perturbe pas une éventuelle proportionnalité. Utilisation 482 Certains auteurs ont fait de la «loi du carré»un dogme : si l on parvient à faire baisser la consommation modérée, la moyenne baissera et les gros buveurs boiront moins, en vertu de cette loi, c est-à-dire d une relation fixe

Considérations sur la théorie de Ledermann entre moyenne et maximum. Cette opinion est dangereuse en termes de santé publique car, poussée à l extrême, elle signifie qu il suffit de mesures douces concernant la publicité ou les heures d ouverture, et que des mesures spécifiques pour les gros buveurs ne sont pas nécessaires. En réalité, si les gros buveurs diminuent leur consommation (en vertu de quoi?), la moyenne baissera forcément. Mais si la moyenne baisse parce que les gros buveurs consomment moins (autocorrélation), l inverse n est pas vrai. Si les consommateurs moyens diminuent leur consommation, la moyenne baissera aussi. Mais que feront les gros buveurs? Vont-ils s empresser de diminuer leur consommation eux aussi pour se plier à la «loi» de Ledermann? Il y a certes une tendance à moyen ou long terme mais elle ne valide pas l hypothèse de Ledermann. Il faudrait pouvoir comparer des séries temporelles de distributions de consommation pour mieux juger, mais nous n en disposons pas. En définitive, la «loi de Ledermann» doit rester une affaire de spécialistes et ne doit pas servir de base à une politique de santé publique. Jacques Weill Professeur honoraire des Universités, Tours 483