DROIT OU VOIE? Jean TIMSIT, Avocat au barreau de Paris, Fondateur de Projet Plus Je vais vous parler du «Projet Plus» mais d abord je voudrais me réjouir. Me réjouir qu il y ait autant de monde à l ouverture d un projet dont Yamouna m avait parlé il y a une petite année, où je m étais dit «qu est ce que c est que cette histoire?». Puis elle est revenue et c était réjouissant de voir qu il y avait des juristes qui pensaient non seulement à titre individuel mais aussi à titre institutionnel, à intégrer une vrai réflexion sur la vie puisque quand on parle du bonheur, on parle de la vie, au-delà du droit ou avec le droit. Vraiment, vous avez des raisons de vous réjouir et de prendre un tout petit moment pour penser simplement à ce que ça représente que le barreau crée un observatoire du bonheur. C est tout sauf évident et c est très beau. Le bâtonnier m a gentiment introduit, je suis donc quelqu un qui a un profil avec un parcours atypique mais moi je ne m y perds pas, ça va. Je suis à la base quelqu un d extrêmement carré pour qui il y avait le vrai et le faux, le noir et le blanc, le prouvé et le pas prouvé, où il y avait des règles qu on doit suivre, j avais donc un profil relativement carré. Je le dis pour que vous preniez ce que je vais vous proposer de là où ça vient. Ce que je vais vous proposer c est pas du tout du carré, c est de vous poser pendant trois minutes et faire ce que l on m a appris à faire, c'est-à-dire que dans toute journée, il faut faire au moins trois pauses. Trois pauses qui ne sont pas du tout inutiles, ce ne sont pas des pauses pour rien, c est trois moments qu on passe avec soi-même. On va faire un tout petit peu de pratique après avoir entendu beaucoup de théorie ce matin sur le bonheur. Je vous propose de faire ce qu on m a appris de faire, c'est-à-dire que pendant trois minutes, en silence, avec vous-même, vous restez vraiment calmes. C est pas de la méditation, c est pas religieux, c est pas nouvelle vague, c est rien de tout ça ; après, je vous dirai sur quel fondement scientifique ça repose, comme ça vous serez tranquillisés et moi aussi. Vous essayez simplement de profiter du fait d être seulement avec vous-même et de sentir aussi que l on est tous ensemble dans un groupe de gens qui sont intéressants, dans des conditions de vie qui sont ce qu elles sont, mais qui sont quand même relativement privilégiées par une belle journée ensoleillée, en
bonne santé dans l ensemble. Ca va être très long, vous allez voir, et dans trois minutes, on pourra reprendre les débats. Concentrez-vous sur votre souffle et essayez de ne pas penser aux choses que vous n avez pas faites et aux milles autres que vous devez faire. Essayez juste de jouir de cette petite sieste et laissez votre corps se détendre. Concentrez-vous sur vos sensations sans en parler à votre voisin. Cette petite coupure rare vous est offerte par le barreau de Montpellier. Les bases scientifiques sur lesquelles cela repose aujourd hui, grâce à l imagerie médicale, on arrive à parfaitement les prouver. On vit une époque formidable : on a réussi à mieux comprendre, depuis une dizaine d années, le fonctionnement d un cerveau vivant, son fonctionnement dynamique. On a réussi à prouver des choses qui sont extrêmement compliquées mais qui se résument simplement : le cerveau est pratiquement un muscle comme les autres, on l entraîne. On peut l entraîner à des tas de choses différentes. Dans toutes ces recherches, il y a un chiffre clé : 10 000 heures, c est ce qu il faut pour former le cerveau à faire à peu près n importe quoi. Un joueur de tennis fait à peu près 10 000 heures de formation avant d être bon. Pour former un cerveau intellectuel, par exemple d un juriste, il faut à peu près 10 000 heures de travail pour former la mécanique intellectuelle. Pour former un bon méditant il faut 10 000 heures etc. L idée de départ est venue de l étude du cerveau d un violoniste. On s est demandé si en faisant pendant 10 000 heures un geste avec la main gauche qui est quand même très limité, ça laissait une trace physique et visible dans le cerveau. On s est rendu compte que oui. De là est parti tout le développement de la neurobiologie moderne, qui est de regarder comment on pouvait, à travers des entraînements répétitifs, former le cerveau à des états réceptifs. Et pour sauter directement à la conclusion sur le sujet qui nous intéresse, on s est rendu compte que pour ce qui est de former le cerveau à être plus heureux ou moins heureux, le même mécanisme était fondamentalement à l œuvre. Evidemment il y a des variables, il n y a pas une petite bosse comme pour la main du violoniste, mais on peut former son cerveau à recevoir le monde extérieur d une manière plus favorable ou moins favorable. On peut grosso modo se former à être un sempiternel râleur, jamais content et toujours en colère, où être fondamentalement quelqu un de plutôt sympathique et qui voit plutôt la vie du bon côté. Ca peut être un aspect culturel mais qui dit culture dit en réalité formation, c est la même chose. Quand j ai appris ça, j étais dans un voyage au Bhoutan. Un voyage purement touristique. C était il y a 7 ou 8 ans et j ai entendu parler pour la première fois de ce concept de bonheur national brut. Il y a quelque chose qui frappe absolument tous les gens qui vont là-bas, je n ai absolument rien d original, on se demande comment ils font pour être apparemment plutôt content plutôt joyeux, jamais en colère, même les bébés ne pleurent pas au Bhoutan! J ai commencé à m intéresser à la question, on a des questionnements autour du bonheur, moi je connais pleins de gens dans mon métier par exemple qui ont à peu près tout, qui ont réussi, qui sont intelligents,
et puis pourtant pas très heureux, voire souvent déprimés. Et je crois que c est un petit peu l origine de l idée du barreau ici, c était de constater que la profession d avocat est une des professions les plus sujette à des troubles négatifs, que ce soit déprime, suicide, alcoolisme, divorce L interpellation existe aussi au sein de la profession et pas seulement ici. Aux Etats-Unis, on vous dit souvent «n épousez jamais un juriste», ça fait partie de la sagesse populaire américaine. Donc j ai commencé à m interroger là-dessus et à me demander ce qu on pourrait vraiment faire. Je me suis rendu compte que les mêmes questions traînaient depuis la nuit des temps dans les livres de philosophie, de morale, d éthique, auxquelles on a apporté fondamentalement quelques familles de grandes réponses mais enfin ça tournait en rond. Et il m est venu, en travaillant, une idée qui était effectivement d appliquer les outils de la science moderne à une question extrêmement traditionnelle du sens de la vie. Appelez ça le bonheur si vous voulez ; personnellement, j évite un peu le terme parce qu on ne sait pas vraiment ce que c est. Qu est-ce qu on veut? On veut plus de quoi? Pour répondre à cette question, j ai réuni des scientifiques de toutes les sciences humaines. Il y a donc anthropologie, philosophie, sociologie, histoire, mais aussi pour le fonctionnement de la mécanique, neurobiologie, psychologie, religions, morale, mais aussi les contraintes extérieures. C'est-à-dire qu une fois qu on a le fonctionnement du cerveau, les sciences humaines, on fonctionne quand même dans un tissu externe important qu il ne faut pas détruire, donc économie et écologie. Je me suis dit je vais réunir ces gens là sachant que j étais avocat, rien à faire dans tout ça. J ai trouvé un financement, j ai réuni des gens, en me disant que de toute façon, j avais cette idée loufoque qui ne marcherait jamais, mais comme ça, j en serais débarrassé. Et bien non, ça a marché, ils ont tous accepté de participer et on travaille depuis trois ans, tous ensemble, à essayer de croiser les disciplines pour voir si on peut avancer un peu plus par rapport à ces questionnements éternels. On est quand même à une époque qui est très différente de ce qui nous a précédé pour au moins deux ou trois points clés. Le premier je l ai déjà évoqué, c est le fait que l on comprend un tout petit peu mais quand même beaucoup mieux qu avant, comment fonctionne notre cerveau et notamment comment fonctionne notre cerveau par rapport à cette problématique de la paix intérieure, du bonheur ou de son corollaire, la déprime, la colère. Le deuxième point, il a aussi été un peu évoqué ce matin, c est le fait que nous vivons à une époque qui est une croisée des chemins à la fois dans le temps _ on sent bien qu on est à la fin d un cycle, un très grand cycle historique _ on sent aussi qu on est dans une époque où les peuples arrivent mieux à se
respecter et à se parler, et donc on est nous un petit peu plus prêt à apprendre des autres et à écouter ce que leur expérience nous permet de retirer. Cela a été notamment le cas dans un groupe qui a été crée par un Français d origine vénézuélienne qui s appelle Francisco Varela, qui est maintenant essentiellement relayé par des américains. C était quelqu un du CNRS mais il est mort et il a monté un groupe avec le Dalai Lama, qui s appelle le «Mind and Life Institute». C est un groupe de scientifiques qui a été initié par le Dalai Lama qui a voulu croisé ce que les bouddhistes pensaient sur fondamentalement la question du bonheur, et ce que la science moderne pouvait prouver comme vrai ou faux. Il a proposé un sorte de défi à la communauté scientifique en leur disant «nous on vous dit ce qu il faut chercher parce qu on pense connaître la réponse, et puis vous vous cherchez et vous nous dites si on a raison ou tort. De toutes façon dans tous les cas tout le monde est d accord, si on a eu tort, on change notre doctrine et si on a raison, nous aurons tous appris quelque chose». Il a essayé il y a une trentaine ou quarantaine d années quand il était tout jeune une première fois et ça n a pas du tout marché. Les moines bouddhistes d un côté rejetaient totalement la science moderne, et de l autre côté, les scientifiques n écoutaient strictement rien de ce que les bouddhistes avaient à dire. Un flop terrible. Il a recommencé, il y a à peu près une quinzaine d années - c est le «Mind and Life» qui existe à l heure actuelle. C est là que vous avez peut-être entendu parler de ce moine français qui s appelle Matthieu Ricard, qui est bouddhiste ; lui et beaucoup d autres, on leur fait faire des exercices de méditation, de visualisation et on essaye de voir, de manière totalement scientifique, ce que l on peut repérer de vrai ou faux. On est maintenant à ce croisement de cultures aussi où on arrive à apprendre les uns des autres dans une certaine forme de respect. Ce groupe de recherche travaille depuis trois ans. Nous avons réussi à dégager un certain nombre de critères ou de principes de base minimums sur lesquels tout le monde arrive à peu près à s entendre en croisant les disciplines. Le premier d entre eux, c est qu on a trop tendance à regarder le bonheur comme étant ce que l on n a pas. En fait on confond bonheur et envie : «j ai envie de ce que je n ai pas, ce que j ai, je ne le valorise pas». Il y a eu à cette vieille problématique une réponse traditionnellement religieuse, qui était de dire il vaut mieux ne pas avoir envie de ce dont vous avez envie. C est le renoncement. Ca marche pour une toute petite minorité de gens mais dans l ensemble, ça ne marche pas très bien et c est excessivement difficile à obtenir.
En fait on se rend compte que _ en anglais c est inside out ou outside in, est ce que ça vient de l intérieur ou est-ce que ça vient de l extérieur? _ c est une relation des deux. Mais dans cette relation à deux, notre bien à nous, occidentaux, c est très clairement de survaloriser très fortement l extérieur. Donc, c est d attendre d une réussite professionnelle, d attendre d une réussite financière, conjugale, enfin d une réussite extérieure, un bien-être intérieur. Et on oublie de cultiver ce muscle ou cette perception des choses, qui en fait est de très loin la force principale. Le lien avec le droit, ce qui était évoqué ce matin, est ce que le droit ne sert pas finalement essentiellement à éviter le malheur? Est-ce que le droit n est pas là pour organiser une société qui soit a minima, pas trop négative, pas trop difficile à vivre? C est à peu près la conclusion à laquelle nous arrivons dans ce groupe de travail. Le droit n en fait pas vraiment partie, moi je suis juriste et on m a souvent reproché de ne pas vraiment amener la dimension juridique. Pour ma part, je ne suis pas convaincu que le droit soit un outil. Le droit au sens organisé, mis en œuvre par des lois, par des juges, par des avocats, avec toute cette mécanique que nous connaissons tous. Si on parle du droit comme vraiment les grands textes généraux, constitutionnels éventuellement, servant à organiser la société, c est autre chose. Mais si on parle vraiment du texte de loi mis en œuvre et torturé par les avocats parce qu ils vont être là pour le torturer, et des juges qui vont le mettre en œuvre, je crains que ce ne soit pas ça. Mais par contre, une des conditions qui permet à une vie humaine de s épanouir d une manière raisonnablement harmonieuse, qu il n ait pas de soucis qui l empêchent de développer cette part plus positive de lui-même, absolument. Mais quand on dit droit, il faut bien préciser ce dont on parle. En clair, la conclusion à laquelle on arrive pour l instant c est qu il y a une infinité de conditions matérielles qui peuvent être favorables ou défavorables à l épanouissement humain, au bonheur. Aucune de ces conditions n est en elle-même ni nécessaire, ni suffisante. C est tout un faisceau de choses très souvent extrêmement contradictoires, qui s enchevêtrent de manière extrêmement complexe et qui n arrivent pas du tout au résultat logique et simple auquel on voudrait arriver. Du genre, «en démocratie on vit mieux qu en dictature». Je n ai pas du tout envie de vivre en dictature, je suis très content de vivre en démocratie, mais on ne peut pas dire raisonnablement que la démocratie soit un critère pour le bonheur ni l inverse. Le Bhoutan, par exemple qui est cité à juste titre comme un endroit particulièrement heureux, était jusqu il y a quelques mois une pure, appelez ça comme vous voulez, dictature, royauté éclairée, et
d ailleurs aujourd hui avec la démocratie, ça n a pas fondamentalement changé les choses. Au Bhoutan, quand vous êtes un bhoutanais, vous n avez guère de choix dans vos vies, vous naissez quelque part, vous mourrez au même endroit, après avoir épousé une fille du village qui est dans un rayon de 5 km autour de vous, et encore. Et vous n avez, en pratique, aucune possibilité de sortir de ces conditions là. Pour autant ce sont des endroits très heureux. On connaît des démocraties qui ne sont pas des démocraties heureuses. On peut voir en France des symptômes de pays pratiquement dépressifs, c'est-à-dire des pays qui considèrent qu ils doivent être champion du monde de football pour pouvoir être acceptable. N 2 mondial, ça ne va pas du tout. Quand on transpose cela sur un aspect individuel, c est un des critères de la dépression nerveuse. C'est-à-dire avoir une si faible image de soi qu il faille être le meilleur pour être un peu acceptable. Autrement tout s effondre. Evidemment, on n a aucune raison d être systématiquement champion de football, on n a aucune raison d être systématiquement le meilleur partout. Mais ne pas voir que la France est un pays où l on vit remarquablement bien, que le monde entier envie, où il y a énormément de choses qui fonctionnent très bien, et ne pas avoir la ressource intérieure d en jouir avant que tout ça ne nous échappe, c est dommage. C est un peu la mécanique de la dépression nerveuse qu on ne sait pas appliquer à un pays. Mais ce que je veux dire par là, c est que finalement, la clé du bonheur c est peut-être simplement goûter et effectivement goûter et jouir de ce que l on est et de ce que l on a. Et en cela, il n y a pas de divorce entre l avoir et l être. Les deux sont un cercle. Il ne faut pas que tout repose sur l avoir et il ne faut pas que tout repose sur l être. On est et on a des choses. Le tout, c est de goûter du positif et de ne pas se laisser trop affecté par le négatif. C est là que l entraînement entre en ligne de compte. C est extrêmement facile à dire et extrêmement difficile à réaliser. Donc là encore, félicitation pour votre initiative à l école, mais en tant que juriste ou en tant que médecin d ailleurs, c est un peu la même chose. En tant que juriste, à travers le contentieux, j ai appris la négociation. Finalement, notre métier est un métier de relations humaines. Il n y a pas que la règle qui fasse la relation. Il y a des règles et puis il y a des humains qui les appliquent, mal, bien, à leur façon. Et ces mécanismes humains, on n en entend pratiquement jamais parler. «Projet Plus» est un projet qui continue, la dernière chose peut-être que je voudrais vous dire à ce sujet là, c est que c est un projet constitué d une personne par discipline. C est un tout petit groupe de gens d extrêmement haut niveau. Chacun d entre eux dans sa discipline, a au moins publié un livre, voire plus, sur le sujet.
Ce sur quoi on s accorde également de manière très claire, c est que nous savons très bien lister les questions et cela a été fait brillamment ce matin, mais on a vraiment très peu de réponses. On est face, à mon avis, au plus grand champ de la connaissance pour les années à venir ou pour le siècle qui vient, champ dans lequel le droit a sa place, et le droit intelligemment conçu à mon sens, c'est-à-dire, comme guide moral. Non pas comme séries de règles, qui sont par ailleurs nécessaires pour ce que nous avons tous à faire, mais comme guide moral, comme organisation de la société. Et comme tous les savoirs, qu ils soient juridiques, psychologiques, il ne vaut qu autant que la règle morale qui le sous-tend. C est donc par cette question sur le sens, la direction, vers où on veut aller, et quelles sont les barrières morales que nous nous donnons, que ce vrai questionnement pourra nous éclairer dans les années à venir et c est là le grand champ de développement de nos connaissances.