JEAN-RENE HUGUENIN JOURNAL. Préface de François Mauriac

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Transcription:

JEAN-RENE HUGUENIN JOURNAL Préface de François Mauriac Si Jean-René Huguenin avait vécu, si le temps avait été donné à l'auteur de La Côte sauvage pour écrire l'œuvre que ce premier livre annonçait, et si, vers sa cinquantième année, il avait retrouvé ce manuscrit au fond d'un tiroir, il en eût été peut-être irrité; il ne l'aurait pas publié sans ces commentaires dont nous accablons volontiers la jeunesse et que nous n'épargnons pas au jeune homme que nous fûmes. Mais dans la lumière de sa mort, ces pages ont pris un aspect bien différent. Presque chaque parole en est devenue prémonitoire. Cette danse que la jeunesse mène volontiers autour de la mort, cette coquetterie funèbre nous eût lassés, peut-être, si la mort n'avait été fidèle au rendez-vous. Mais elle a répondu à l'appel. Alors la densité de chaque mot a changé d'un seul coup. Et nous nous penchons aujourd'hui sur une œuvre qui ne ressemble plus à ce qu'eût été le Journal d'un jeune homme retrouvé et publié au temps de sa maturité et de sa gloire. Ce Journal a la lividité de l'éclair: le coup va frapper d'une seconde à l'autre. Il a frappé; et voilà ce qui nous reste de l'auteur de La Côte sauvage. Rien ne nous viendra plus de lui. Ce que nous avons écrit, c'est ce que nous avons été: ce Journal est devenu un grand texte parce que Jean-René Huguenin est ce jeune mort qui avait pris d'avance la mesure de sa dépouille. Le langage n'avait pas à ses yeux cette valeur absolue que lui confèrent ses amis de Tel Quel. Ce qu'il cherchait à fixer dans les mots, qu'était-ce après tout? A première vue, on pourrait répondre: ce que Barrès appelait «cette petite agitation vers le bonheur par la tendresse» et qui est commune à toutes les adolescences. C'est ce que nous aurions pensé en lisant ce Journal si Jean-René était vivant, s'il n'avait pas déjà beaucoup plu et beaucoup neigé sur la pierre qui le recouvre. II roule à l'oubli comme les autres, un peu retenu par ce livre: La

Côte sauvage - par ce premier livre, par ce dernier livre, si pareil à ceux que nous aimions autrefois et qui nous livraient non des objets, mais des êtres, et des êtres accordés à un certain ciel, à une certaine mer, à des arbres vivants -, La Côte sauvage si belle, mais peut-être trop frêle pour l'empêcher de couler, songions-nous... Et voilà ce Journal tout à coup, qui est pour une grande part le Journal de La Côte sauvage: le livre naît sous notre regard, enfanté dans la douleur et dans la joie, dans le désordre et dans le tourment d'une jeune vie. II ne faut pas perdre de vue que c'est ici la confidence d'un écrivain qui fait très consciemment œuvre littéraire. Rien ne ressemble moins à ce Journal que celui de Benjamin Constant, que Jean-René plaçait si haut et qui ne fut écrit pour personne que pour Benjamin lui-même. II n'empêche que les thèmes que Jean-René orchestre avec parfois trop de complaisance et qui reviennent sans fin, nous les accueillons, maintenant qu'il n'est plus là, comme des oiseaux voyageurs qu'il aurait emportés avec lui dans sa nuit et dans son silence. Ils ont volé au-dessus de la mer infranchissable avec ce message sous leur aile exténuée: «Voilà ce que j'étais. Voilà ce que j'ai souffert. Voilà ce qui m'a fait peur.» Qu'était-ce donc? Qu'est-ce qui prête à ces pages leur frémissement? D'où naissait cette angoisse? Nous le voyons bien maintenant que toutes ces pensées nous sont revenues de par-delà la mort: ce n'est pas elle, ce n'est pas la mort qui faisait trembler ce grand garçon sombre. Il nous le répète, et ce ne sont pas des phrases, il a toujours su que sa destinée serait tragique et il y a donné dès le départ son consentement: «Je n'ai pas peur de mourir. Toutes les morts sont belles.» Mais qu'est-ce qu'une belle mort? Et de quelle beauté s'agit-il? II prétend ressentir 1'«orgueil de voir approcher la mort», Il dit que nous vivons bien des morts «avant la bonne». Il en a donc apprivoisé la pensée: elle se pose sur son doigt. «La mort est sur tous les chemins. La mort est là vraiment. Je la regarde en face. Estce moi qui l'appelle? Écoutez. Elle n'a pas le visage qu'on lui donne. Elle est l'honneur unique, notre dernière chance d'être digne. Elle nous ramène à Dieu peut-être.» Ce n'est pas elle, la mort, qui lui noue la gorge. Il y a quelque chose d'autre. Si vulnérable qu'il soit,

le sang qu'il perd ne l'affaiblirait pas s'il n'y avait cette plaie audedans de lui dont lui seul connaît le nom. Il nous assure qu'il regarde en face «la suprême, la dernière et mortelle blessure sans ciller...», Ce n'est donc pas parce qu'il se croit consacré à la mort qu'il se croit consacré au malheur. De quel malheur s'agit-il? D'aucun autre peut-être que de cette triste avidité propre à la jeunesse (mais ce jeune homme-là, jusqu'à quel âge le demeurons-nous.") et qui soumet notre vie au désir - un désir peut-être horrible. «Aussi loin que je me souvienne, dit-il, j'ai toujours eu faim.» Jean-René écrit de ses désirs: «Affreusement blessé quand je ne puis les contenter, et affreusement déçu dès que je les contente.» Mais ses désirs ne concernent pas les objets, ou les objets ce sont les êtres (et, j'imagine, l'un d'eux entre tous). Ce qu'ils sont pour lui, ce que lui est pour eux? Tour à tour chasseur et proie. Ah! si tout se ramenait à ce jeu morne, ce serait trop simple: quoi de plus animal, quoi de plus bête, au sens absolu, que don Juan? Mais Jean-René, peutêtre implacable, n'est pourtant que tendresse. Et ses amis l'aimaient à la passion. L'un d'eux assurait que ses initiales, J.-R.H., signifiaient: «Je Rends Heureux.» Écoutons le : «II suffit d'aimer un seul être pour faire d'un seul coup l'expérience de toute la charité, de toute la compassion, de toute la douleur et de toute l'impuissance du monde.» II existe pourtant quelque chose ou quelqu'un que Jean-René connaissait et qui empoisonne cette source adorable. Je n'ai pas relu La Côte sauvage, je ne l'ai pas en ce moment sous la main, mais je me souviens de l'histoire d'un être qui corrompt et qui détruit. Il est pétri pourtant de cette même grâce et de cette même tendresse dont Jean-René débordait quand il aimait. Mais peut-être était-il possédé - ou, sinon possédé (la théologie rend le mot trop lourd et trop redoutable), occupé parfois, traversé par une présence. Quelle présence? Ou ne s'agit-il que de l'ensemble des forces qui en nous tendent à la destruction? Contre cette pesanteur, Jean-René lutte, à cause de ce livre qu'il veut écrire, le premier et le dernier; on dirait qu'il le sait. Il nage à contre-courant. Il cherche à dominer le

désordre de l'âge sans frein; il s'épuise. Ah! ces retours à l'aube, à travers ce quartier (qui est le mien)! Nous habitions la même rue, Jean-René et moi. Le quartier de ma vieillesse (que je n'ai jamais aimé) fut celui de son enfance et de son adolescence. A cause de lui, à cause de l'attention qu'il lui a accordée, à ses retours à l'aube, la rue Rémusat est devenue pour moi un lieu de songe. «rai bu, triché, veillé, menti. Ô dernier retour dans le matin! La chambre où l'on se couche quand le soleil se lève...» Mais ce n'était pas cela, l'horrible. C'était la trace laissée dans tous ces destins traversés. Jean-René croyait qu'il faut «se brûler à d'autres», et aussi que les autres se brûlent à lui. Le cœur le plus tendre paraît être aussi le plus capable, dans l'ordre du sentiment, d'une rancune infinie. Le jeune homme trop aimé, trop désiré, demande des comptes à ceux qui l'ont aimé et désiré, et il leur demande leurs raisons. Pour lui, il se sent parfois à bout de souffle. «Ta dernière balle sera pour toi. On ne nous aura pas vivant.» Mais nous l'aurons eu mort, et c'est un jeune mort qui nous livre enfin son secret. Car il détient déjà le secret de tout: «Il n'y a que Dieu!», écrit-il. Il se moquait bien de ce que répétaient les perroquets de sa génération, que «Dieu est mort». Ce qui me frappait au cours de nos rares rencontres, ce qui me le rendait cher et proche, c'était cette liberté, cette disponibilité qui le mettait à part de la génération la plus conformiste qu'il m'ait été donné d'observer, à moi qui en ai connu plusieurs. Jean-René ne se croyait pas obligé de donner à Robbe- Grillet ou à Bataille d'autre importance que celle qu'ils avaient réellement pour lui. Il savait donc «qu'il n'y a que Dieu». Il savait aussi qu'il y a le mal et qu'il y a le bien, quoiqu'il s'efforçât souvent d'en déplacer les frontières. A travers sa pauvre vie tourmentée, il aspirait à cette pureté, à cette perfection d'où il se serait éloigné chaque jour un peu plus si le livre en train de naître ne l'avait empêché de dériver. Et maintenant c'est sa chère mémoire qui peut-être ne dérivera plus, grâce à cette seconde bouée, ce Journal, ce texte qui nous déchire. Elle le retiendra à la crête de la vague. Un écrivain, un véritable

écrivain, cela courait les rues, il me semble, au temps de ma jeunesse, mais qu'y at-il de plus rare aujourd'hui? Se faire une certaine idée du langage, ce n'est pas cela être un écrivain. Jean- René, «qui a toujours eu faim», savait qu'il serait jugé sur sa faim, sur cette faim qu'il s'agissait d'exprimer avec les mots les plus ordinaires. Il était venu me voir, peu de temps avant sa mort. J'avais projeté de l'entraîner dans mes promenades à Bagatelle. Ce jeune vivant faisait déjà pour moi figure de revenant: il était le frère de ceux que j'avais aimés à vingt ans, pareil à eux, pareil à moi. Il les a rejoints. Je devrais penser à lui avec angoisse, avec crainte, mais je me souviens de ce qu'il a écrit dans ce Journal: «Je mourrai en croyant que tout pouvait être sauvé.» Et moi je crois, contre les théologiens, que, comme le Seigneur nous l'a rappelé, «tout est possible à Dieu», et même de dire «Tes péchés te sont remis» à ce jeune homme ensanglanté qui surgit devant lui des débris de sa voiture et qui, d'avance, avait tout payé. FRANÇOIS MAURIAC de l'académie française