COUR EUROPÉENNE DES DROITS DE L HOMME EUROPEAN COURT OF HUMAN RIGHTS



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Transcription:

CONSEIL DE L EUROPE COUNCIL OF EUROPE COUR EUROPÉENNE DES DROITS DE L HOMME EUROPEAN COURT OF HUMAN RIGHTS QUATRIÈME SECTION DÉCISION SUR LA RECEVABILITÉ de la requête nº 58229/00 présentée par María Isabel GALLEGO ZAFRA contre l Espagne La Cour européenne des Droits de l Homme (quatrième section), siégeant le 14 janvier 2003 en une chambre composée de Sir Nicolas BRATZA, président, MM. M. PELLONPÄÄ, A. PASTOR RIDRUEJO, M me E. PALM, MM. M. FISCHBACH, J. CASADEVALL, S. PAVLOVSCHI, juges, et de M. M.O BOYLE, greffier de section, Vu la requête susmentionnée introduite le 12 avril 2000, Vu les observations soumises par le gouvernement défendeur et celles présentées en réponse par le requérant, Après en avoir délibéré, rend la décision suivante : EN FAIT La requérante, María Isabel Gallego Zafra, est une ressortissante espagnole, née à Frailes (Jaén) et résidant à Molina de Segura (Murcie). Elle est représentée devant la Cour par M e José Luis Mazón Costa, avocat à Murcie. Les faits de la cause, tels qu ils ont été exposés par les parties, peuvent se résumer comme suit.

2 DÉCISION GALLEGO ZAFRA c. ESPAGNE A. Les circonstances de l espèce Titulaire d un diplôme de pharmacienne, la requérante sollicita, en janvier 1988, auprès du conseil de l ordre des pharmaciens de Murcie l autorisation d ouvrir une officine de pharmacie dans un quartier de Murcie. Par une décision du 28 septembre 1988, le conseil de l ordre rejeta sa demande. Contre cette décision, la requérante déposa une requête auprès du département de la santé de la communauté autonome de Murcie. Par une décision du 11 mai 1989, le département de la santé, en application de l article 3 1 b) du décret royal 909/1978 du 14 avril 1978 régissant les conditions d ouverture de pharmacies, annula la décision du conseil de l ordre des pharmaciens et autorisa la requérante à procéder à l ouverture de l officine. La décision indiquait, in fine, qu elle constituait la dernière décision administrative et, qu en conséquence, la voie contentieuseadministrative était ouverte aux intéressés, ceux-ci pouvant déposer leurs recours dans le délai de deux mois suivant la date de notification de la décision. Estimant que l une des conditions prescrites par le décret royal pour l ouverture d une officine de pharmacie, à savoir l existence d un volume de population (núcleo de población) d au moins 2 000 habitants, n était pas réunie, deux pharmaciennes propriétaires d officines de pharmacie sises à proximité de celle de la requérante attaquèrent, en 1989, la décision d ouverture devant la chambre contentieuse-administrative du Tribunal supérieur de justice de Murcie. La requérante participa à cette procédure en tant que co-défenderesse. En janvier 1990, la requérante ouvrit son officine de pharmacie. Par un jugement du 31 mai 1993, le Tribunal supérieur de justice fit droit à la partie adverse et déclara nulle la décision d ouverture de l officine de la requérante. Pour fonder son jugement, le tribunal se référa à la jurisprudence établie par le Tribunal suprême dans la détermination du concept de «noyau de population» établi par l article 3 1 b) du décret 909/1978, notamment dans un arrêt du 30 septembre 1987 ainsi qu à l arrêt du Tribunal constitutionnel du 24 juillet 1984 déclarant conforme à la Constitution le fait de réglementer et de limiter l établissement d officines de pharmacie. Examinant la question de savoir si tous les habitants de la zone délimitée étaient plus proches de l officine de la requérante ou si, n étant pas plus proches, la nouvelle pharmacie leur était plus accessible que les deux autres déjà existantes, le tribunal nota que certaines parties de la superficie de la zone délimitée étaient plus proches des officines déjà installées. Il estima que l allégation de la requérante, selon laquelle son officine était située dans une zone résidentielle séparée de celle où se trouvaient les deux autres pharmacies par des espaces industriels, des parcs et des jardins, ne pouvait entrer en ligne de compte dans la mesure où ces

DÉCISION GALLEGO ZAFRA c. ESPAGNE 3 installations et terrains n empêchaient pas la population de se rendre dans les pharmacies déjà établies. La condition d une densité de population d au moins 2 000 personnes, nécessaire pour autoriser l installation d une nouvelle officine, n était donc pas remplie. La requérante se pourvut en cassation. Le gouvernement de la communauté autonome de Murcie la suivit. Par un arrêt du 29 octobre 1999, le Tribunal suprême rejeta les pourvois. Considérant que l arrêt manquait de cohérence dans la mesure où la jurisprudence citée par le Tribunal suprême ne justifiait pas la conclusion à laquelle celui-ci était parvenu, la requérante saisit le Tribunal constitutionnel d un recours d amparo. Par une décision du 10 février 2000, la haute juridiction le rejeta comme étant dépourvu de fondement constitutionnel, estimant que l arrêt rendu par la juridiction a quo donnait une réponse motivée et raisonnable aux prétentions des parties, sans que la motivation contradictoire alléguée par la requérante puisse être constatée. Entre-temps, le 28 janvier 2000, la requérante avait fermé sa pharmacie. B. Eléments de droit interne 1) La Constitution Article 36 «La loi réglementera les spécificités propres au régime juridique des ordres professionnels ainsi que l exercice des professions nécessitant un diplôme (...)» Article 43 2 «Il incombe aux pouvoirs publics d organiser et de protéger la santé publique au moyen des mesures préventives et des prestations et services nécessaires. La loi déterminera les droits et devoirs de tous à cet égard.» 2) Base 16 ème de la loi du 25 novembre 1944 portant les bases de la santé nationale Le paragraphe 9 ème de cette base dispose que l établissement d officines de pharmacies sur le territoire national est réglementé et limité en fonction du nombre d habitants et des distances existant entre les officines. 3) Décret 909/1978 du 14 avril 1978 régissant les conditions d ouverture d officines de pharmacie L article 3 1 b) de ce décret exige l existence d un volume (núcleo de población) d au moins 2 000 habitants pour ouvrir une nouvelle pharmacie.

4 DÉCISION GALLEGO ZAFRA c. ESPAGNE 4) Arrêt du Tribunal constitutionnel du 24 juillet 1984 Saisi par le tribunal du contentieux-administratif de Valence d une question en inconstitutionnalité concernant la base 16 ème de la loi du 25 novembre 1944 sur la santé nationale, le Tribunal Constitutionnel, par un arrêt du 24 juillet 1984, déclara que la base attaquée n était pas contraire à la Constitution dans la mesure où elle disposait que l établissement d officines de pharmacie est réglementé et limité sur le territoire national. La haute juridiction estima notamment : «(...) Les dispositions de notre ordonnancement juridique réglementant et limitant l exercice de professions et métiers sont très nombreuses. Pour ce faire, de multiples conditions sont imposées parmi lesquelles se trouve, par exemple, pour ce qui est des pharmaciens, la possession d un diplôme académique déterminé et/ou l inscription à l ordre des pharmaciens. Rien, dans la Constitution permet d exclure la possibilité de réglementer et limiter l établissement d officines de pharmacie, comme rien n empêche non plus d interdire la délivrance au public de spécialités pharmaceutiques dès lors que le législateur peut légitimement considérer nécessaire cette prohibition ou toute réglementation utile à la consécution des buts jugés souhaitables. (...)» GRIEFS Invoquant l article 1 du Protocole n o 1, seul et combiné avec l article 14 de la Convention, la requérante se plaint du fait que la clientèle qu elle s est faite au cours des dix années pendant lesquelles elle a exercé sa profession dans l officine de pharmacie dont elle était propriétaire constituait un bien d une valeur patrimoniale, bien qu elle a perdu par suite de l annulation de l autorisation d ouverture d une officine de pharmacie. Elle estime également que le décret royal 909/1978 du 14 avril 1978 sur l ouverture de pharmacies est incompatible avec le Protocole n o 1. Invoquant l article 6 1 de la Convention, la requérante se plaint que le Tribunal supérieur de justice de Murcie s est fondé, pour rejeter ses prétentions, sur un arrêt du Tribunal suprême du 30 septembre 1987 qu il interprète erronément. EN DROIT 1. La requérante se plaint du fait que la clientèle, qu elle s est faite au cours des dix ans d exercice de sa profession dans l officine de pharmacie dont elle était propriétaire, constituait un bien d une valeur patrimoniale qu elle a perdu par suite des décisions rendues par les tribunaux espagnols. Elle estime également que le décret royal 909/1978 du 14 avril 1978 sur l ouverture de pharmacies est incompatible avec le Protocole n o 1.

DÉCISION GALLEGO ZAFRA c. ESPAGNE 5 Elle invoque l article 1 du Protocole n o 1, seul et combiné avec l article 14 de la Convention. Article 1 du Protocole n o 1 «Toute personne physique ou morale a droit au respect de ses biens. Nul ne peut être privé de sa propriété que pour cause d utilité publique et dans les conditions prévues par la loi et les principes généraux du droit international. Les dispositions précédentes ne portent pas atteinte au droit que possèdent les Etats de mettre en vigueur les lois qu ils jugent nécessaires pour réglementer l usage des biens conformément à l intérêt général ou pour assurer le paiement des impôts ou d autres contributions ou des amendes.» Article 14 de la Convention «La jouissance des droits et libertés reconnus dans la (...) Convention doit être assurée, sans distinction aucune, fondée notamment sur le sexe, la race, la couleur, la langue, la religion, les opinions politiques ou toutes autres opinions, l origine nationale ou sociale, l appartenance à une minorité nationale, la fortune, la naissance ou toute autre situation.» Le Gouvernement fait observer en premier lieu que la requérante a omis de soulever devant les juridictions internes la question de la légalité du décret 909/1978 sur l ouverture de pharmacies. Au contraire, devant les tribunaux internes, elle aurait sollicité son application en soutenant qu elle remplissait la condition requise par le décret d une densité de population de 2 000 personnes. Consciente de cette omission, la requérante tenterait devant la Cour de démontrer que cette question avait déjà été tranchée par le Tribunal constitutionnel dans un arrêt du 24 juillet 1984. Toutefois, cela n aurait pas été le cas dans la mesure où cette haute juridiction ne contrôle que la constitutionnalité des lois et autres dispositions normatives ayant rang de loi. Or, la disposition litigieuse était un décret. Ainsi, la requérante ne saurait affirmer que le Tribunal constitutionnel avait déclaré le décret conforme à la Constitution. Le Gouvernement considère dès lors que cet aspect de la requête doit être rejeté pour non-épuisement des voies de recours internes. Sur le fond, le Gouvernement souligne que l ouverture d une pharmacie en Espagne est soumise à une autorisation administrative. Une telle autorisation n est pas définitive tant qu elle fait l objet d un litige devant les tribunaux. Or, tel a été le cas en l espèce. En effet, comme cela était expressément indiqué dans la décision du 11 mai 1989 rendue par le département de la santé, la décision administrative autorisant la requérante à ouvrir une officine de pharmacie pouvait faire l objet dans un délai de deux mois d un recours contentieux-administratif auprès des juridictions compétentes. C est précisément ce qui s est produit puisque les titulaires de deux pharmacies proches de la zone pour laquelle la requérante avait

6 DÉCISION GALLEGO ZAFRA c. ESPAGNE sollicité l autorisation d ouverture présentèrent un recours contentieux en contestant la légalité de l autorisation accordée. Face à la contestation judiciaire de l autorisation, la requérante pouvait soit attendre l issue de la procédure avant de procéder à l ouverture de son officine soit l ouvrir tout de suite, ce qu elle fit. La requérante était ainsi parfaitement consciente de l incertitude quant à l issue de la procédure. Le Gouvernement souligne que les tribunaux internes n ont discuté que la question de savoir si l exigence d une densité de population de 2 000 personnes nécessaire pour avoir droit à l autorisation d ouverture se trouvait remplie. Or, en dépit du jugement du Tribunal supérieur de justice du 31 mai 1993 annulant l autorisation accordée à la requérante, celle-ci continua l exploitation commerciale de son officine, et ce, même après l arrêt du Tribunal suprême du 29 octobre 1999 défavorable à sa thèse. Ce n est que trois mois plus tard, le 28 janvier 2000, qu elle ferma la pharmacie. Le Gouvernement ajoute que de nombreux pays européens appliquent une réglementation semblable à celle en vigueur en Espagne en matière d exigence d une certain densité de population pour avoir le droit d ouvrir une pharmacie. En conclusion, le Gouvernement estime qu il n y a pas eu atteinte à l article 1 du Protocole n o 1. La requérante conteste la thèse du Gouvernement concernant le nonépuisement des voies de recours internes pour n avoir pas contesté devant les juridictions internes la légalité du décret 909/1978. A cet égard, elle fait remarquer que cette question avait été tranchée par l arrêt du Tribunal constitutionnel du 24 juillet 1984 dans lequel il déclarait notamment que rien dans la Constitution n excluait la possibilité de réglementer et de limiter l établissement d officines de pharmacie. Cette jurisprudence a d ailleurs été suivie par le Tribunal suprême dans divers arrêts ultérieurs (l arrêt du 12 septembre 1994 par exemple). Elle conclut que le motif d irrecevabilité ne saurait être retenu. Sur le fond, la requérante souligne qu au cours des dix années d activité de sa pharmacie, elle s est constitué une clientèle à l origine d un important chiffre d affaire. Or, la jurisprudence de la Cour aurait déclaré, à de nombreuses reprises, que la clientèle est un bien protégé par l article 1 du Protocole n o 1. Elle fait observer que le bien susceptible d être protégé n est pas l autorisation d ouverture mais la clientèle de la pharmacie qu elle s est faite au cours des dix années d activité. C est la simple existence de la clientèle qui est protégée, qu il y ait ou non autorisation administrative, et que celle-ci soit définitive ou provisoire. En conclusion, elle estime qu il y a eu une atteinte injustifiée à son droit de propriété garanti par l article 1 du Protocole n o 1. La Cour constate d emblée que l objet du litige devant les juridictions internes portait essentiellement sur le point de savoir si, en l occurrence,

DÉCISION GALLEGO ZAFRA c. ESPAGNE 7 l exigence légale d une densité de population de 2 000 personnes nécessaire pour avoir droit à l autorisation d ouverture se trouvait remplie. La question de la conformité ou non du décret 909/1978 avec l article 1 du Protocole n o 1 ne faisait pas l objet de la controverse juridique soumise aux juridictions nationales. En conséquence, la Cour n est pas amenée à se pencher sur cet aspect de la requête. Reste le grief de la requérante d après lequel la perte de clientèle survenue par suite des décisions internes annulant l autorisation d ouverture de la pharmacie aurait porté atteinte au droit au respect de ses biens tel que garanti par l article 1 du Protocole n o 1 seul ou combiné avec l article 14. La Cour examinera en premier lieu la question de l atteinte alléguée à l article 1 du Protocole n o 1. La Cour rappelle que l article 1 du Protocole additionnel contient trois normes distinctes. La première, qui s exprime dans la première phrase du premier alinéa et revêt un caractère général, énonce le principe du respect de la propriété ; la deuxième, qui figure dans la seconde phrase du même alinéa, vise la privation de propriété et la soumet à certaines conditions ; quant à la troisième, consignée dans le second alinéa, elle reconnaît aux États contractants le pouvoir, entre autres, de réglementer l usage des biens conformément à l intérêt général. Ces normes ne sont pas pour autant dépourvues de rapport entre elles : la deuxième et la troisième ont trait à des exemples particuliers d atteinte au droit de propriété ; dès lors, elles doivent s interpréter à la lumière du principe consacré par la première (voir, entre autres, l arrêt Allan Jacobsson c. Suède du 25 octobre 1989, série A n o 163, p. 16, 53). En l espèce, la Cour observe que l ouverture d une pharmacie est soumise à la délivrance d une autorisation administrative par l autorité compétente. Or, par sa nature d acte administratif, l autorisation d ouverture était susceptible de faire l objet d une requête en annulation de la part de tiers. En l occurrence, l autorisation d ouverture de l officine délivrée par le département de la santé le 11 mai 1989 indiquait clairement qu elle pouvait être attaquée par voie contentieuse dans le délai de deux mois après sa notification. Partant, l autorisation accordée à la requérante ne constituait pas un droit ferme et définitif, mais était conditionnée par l issue d éventuels recours que des tiers intéressés pourraient introduire par devant la juridiction compétente. Forte de l autorisation administrative et en toute légalité, la requérante ouvrit une pharmacie qu elle exploita pendant environ dix ans jusqu au rejet de son pourvoi en cassation par le Tribunal suprême et sa fermeture finale. La Cour estime que l annulation de l autorisation d ouverture de l officine peut s analyser en une mesure de réglementation de l usage de biens à examiner sous l angle du second alinéa de l article 1. Cette disposition devant toutefois se lire à la lumière du principe consacré par la première phrase du premier alinéa, il faut un rapport raisonnable de

8 DÉCISION GALLEGO ZAFRA c. ESPAGNE proportionnalité entre les moyens employés et le but visé (cf. Tre Traktörer AB c. Suède, arrêt du 7 juillet 1989, série A n o 159, 55-59, pp. 22-23). Dans la recherche du juste équilibre à ménager de la sorte entre l intérêt général de la communauté et les exigences de la protection des droits fondamentaux de l individu, les autorités nationales jouissent d une large marge d appréciation (cf. Agosi c. Royaume-Uni, arrêt du 24 octobre 1986, série A n o 108, p. 18, 52). La Cour n aperçoit, tout d abord, aucune raison de douter que l ingérence litigieuse fût conforme à la législation nationale, car elle se fondait clairement sur des dispositions légales jugées conformes à la Constitution par le Tribunal constitutionnel. La Cour note en outre que l annulation de l autorisation d ouverture avait pour objet de préserver une distribution géographique des officines de pharmacie en fonction de la population. Une telle réglementation, largement répandue au sein d autres Etats Parties à la Convention, peut être considérée comme reflétant les exigences d intérêt général de la communauté en matière d accès aux prestations pharmaceutiques. Quant à l exigence de proportionnalité entre l ingérence dans le droit de la requérante et le but d intérêt général poursuivi, la Cour considère que, eu égard au caractère précaire de l autorisation accordée à la requérante d ouvrir une officine ainsi qu à l importance de garantir sur l ensemble du territoire national un réseau de pharmacies suffisant et adapté à la population en vue d assurer le service public de délivrance de médicaments, l annulation de l autorisation d ouverture de l officine de pharmacie ne saurait être considérée de nature à rendre cette mesure disproportionnée au but d intérêt général poursuivi. Compte tenu de la grande marge d appréciation dont disposent les Etats contractants en cette matière, la Cour conclut que l Etat défendeur n a pas manqué de ménager un «juste équilibre» entre les intérêts des requérants et l intérêt général de la communauté (cf., mutatis mutandis, l arrêt Tre Traktörer précité, 61-32, pp. 23-24 ; Oikodomikos Synetairismos Ygeionomikon «I Ygeia», Karkavelas, Vamvalis et Graikou c. Grèce, (déc), n o 42396/98, 25 mai 1999, non publiée). Pour autant que la requérante invoque l article 14 de la Convention, la Cour n a décelé aucune apparence de cette disposition. Il s ensuit que cette partie de la requête est manifestement mal fondée au sens de l article 35 3 de la Convention, et doit être rejetée conformément à l article 35 4. 2. La requérante se plaint que le Tribunal supérieur de justice de Murcie s est fondé, pour rejeter ses prétentions sur un arrêt du Tribunal suprême du 30 septembre 1987 qu il interprète incorrectement. Elle invoque l article 6 1 de la Convention dont la partie pertinente se lit comme suit :

DÉCISION GALLEGO ZAFRA c. ESPAGNE 9 «Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement (...) par un tribunal (...), qui décidera (...) des contestations sur ses droits et obligations de caractère civil (...)» La Cour rappelle qu elle a pour seule tâche, conformément à l article 19 de la Convention, d assurer le respect des engagements résultant de la Convention pour les Parties contractantes. En particulier, elle n est pas compétente pour examiner une requête relative à des erreurs de fait ou de droit prétendument commises par une juridiction interne, sauf si et dans la mesure où ces erreurs lui semblent susceptibles d avoir entraîné une atteinte aux droits et libertés garantis par la Convention. La Cour rappelle par ailleurs qu elle n a pas pour tâche de se substituer aux juridictions internes. C est au premier chef aux autorités nationales, et, notamment, aux cours et tribunaux, qu il incombe d interpréter la législation interne (voir, mutatis mutandis, les arrêts Bulut c. Autriche du 22 février 1996, Recueil 1996-II, p. 356, 29, et, en dernier lieu, Brualla Gómez de la Torre c. Espagne du 19 décembre 1997, Recueil 1997-VIII, p. 2955, 31). Le rôle de la Cour se limite à vérifier la compatibilité avec la Convention des effets de pareille interprétation. A cet égard, la Cour relève que la cause de la requérante a été examinée par plusieurs juridictions internes devant lesquelles elle a pu exposer les allégations et moyens de défense qu elle a estimé utiles. Elle note que les décisions critiquées sont intervenues à la suite d une procédure contradictoire. La Cour constate encore que les tribunaux espagnols ont amplement motivé leurs décisions par des motifs qui apparaissent raisonnables et dénués d arbitraire. Quant à la référence faite par le Tribunal supérieur de justice de Murcie à l arrêt du Tribunal suprême du 30 septembre 1987, la Cour n aperçoit pas en quoi cela aurait pu entacher d iniquité la procédure litigieuse. Il s ensuit que cette partie de la requête doit être rejetée comme étant manifestement mal fondée en application de l article 35 3 et 4 de la Convention. Par ces motifs, la Cour, à l unanimité, Déclare la requête irrecevable. Michael O BOYLE Greffier Nicolas BRATZA Président