Comprendre 1989, Pieter LAGROU (ULB), Conférence du 19 mai 2016, AR P. Paulus Châtelet (dans le cadre du CESS 2016 en partenariat avec l extension de l ULB de Charleroi) 1) Comprendre 1989 Plusieurs éléments révèlent l importance de 1989. D abord, l effondrement entamé à cette date laisse encore des traces perceptibles de nos jours. Étudier 1989, c est intégrer, dans une histoire commune européenne, les pays d Europe de l Est rentrés dans l UE depuis 2004-2007 et 2013. Ensuite, cette période génère une euphorie globale des défenseurs/promoteurs de la démocratie. Soutenues par les pensées utopistes de l époque, des transitions démocratiques sont engagées un peu partout dans le monde. Mais toutes ne sont pas couronnées de succès. o C est le cas en Afrique du Sud où les leaders du African National Congrès opposés à l apartheid ne sont plus considérés comme des suppôts du communisme. Auparavant, Nelson Mandela était surveillé par la CIA qui soutenait le régime d Apartheid. Dès sa libération (1990), il entame la transition démocratique. Dans ce cas, il s agit d une réussite entière sans violence. o Les années 90 connaissent également les négociations relatives au conflit israélopalestinien qui débouchent sur les accords d Oslo. Plus tard, ils se révéleront être un échec. o En ex-yougoslavie, la démocratisation se noie, dès 1991, dans de multiples conflits ethniques et des guerres civiles. o En Irak, la première guerre du Golfe de 1991 fut motivée par la pensée stratégique de l administration Bush, qui, dans l euphorie de l effondrement de l URSS, voulait profiter de l invasion du Kuweit par Saddam Hussein pour infliger une leçon à cet ancien allié de Moscou et par là déclencher une serie de «transitions démocratiques» au Moyen Orient. Les calculs de Bush père s avérèrent erronés, ce poussait Bush fils douze ans plus tard d envahir l Irak pour renverser Saddam et provoquer une guerre civile généralisée dans toute la région. L année 1989 initie un processus : ouverture du rideau de fer entre la Hongrie et l Autriche, chute du mur de Berlin, chute des régimes communistes tchécoslovaque, polonais Elle précède l éclatement de l URSS en 1991. Cette dernière date, si elle marque la fin de la Guerre froide, n est en quelque sorte que l aboutissement d un processus d effondrement débuté en 1989. Enfin, 1989 peut être replacée dans une perspective plus longue qui remonte à 1979. C est en 1979 que l URSS attaque l Afghanistan, conflit dans lequel elle s enlisera et qui verra le camp américain soutenir des moudjahidines évoluant vers l extrémisme. C est en 1979 également qu a lieu la Révolution iranienne, renversant le régime du Chah en faveur du régime islamiste de l Ayatollah Khomeiny. 1
Cette période voit un mouvement inverse se produire : l Europe s unifie alors que le camp soviétique se fragmente. 2) Pourquoi n a-t-on rien vu venir? En 1980, le président des USA, Ronald Reagan, montre, par sa politique de réarmement et d installation de missiles nucélaires à moyenne portée en Europe occidentale qu il considère encore l URSS comme une menace solide, «l Empire du Mal». Pourtant, le bloc soviétique s est effondré tout seul, de l intérieur. Pour quelles raisons les chercheurs n ont-ils rien vu venir? Pour grande partie, cet aveuglement est lié à leur manière de concevoir le totalitarisme. Pendant la Guerre Froide, la théorie du totalitarisme devait établir une continuité entre l ennemi d hier, le nazisme, et l ennemi du jour, allié de hier, le communisme. Une des «leçons» de l histoire du nazisme était alors censée être l impossibilité d une opposition interne au régime. Dans ce système basé sur un contrôle total de la société par l idéologie, la propagande, la police secrète et les camps de concentration, l opposition intérieure n est pas possible. On ne peut donc pas négocier avec un régime totalitaire comme le communisme en URSS et en Europe de l Est, il ne faut rien attendre de l intérieur ; il faut le vaincre militairement Rq : cette lecture du régime soviétique à la lumière des caractéristiques du totalitarisme ne tient pas compte de l adhésion massive et volontaire des populations d Europe de l Est en faveur du communisme ; comme elle néglige le soutien constant d une grande partie des Allemands au régime d Hitler. S il n y a pas eu de résistance à Hitler, y compris quand la guerre était déjà manifestement perdue, ce n était pas à cause de l efficacité de la Gestapo, mais à cause de la peur des représailles soviétiques. Le deuxième aspect expliquant cet aveuglement quant aux failles du régime soviétique, est le courant orientaliste des chercheurs. Par orientalisme, on entend une vision qui oppose un Occident moderne, rationnel, développé, démocratique à un Orient de tradition tyrannique, archaïque, arriéré À l époque, ces experts occidentaux vendent leur modèle démocratique comme une solution parfaite et universelle, génératrice de bonheur et transposable dans n importe quel contexte. Ils font montre d un réel manque de lucidité sur leur propre régime qui ne manquera pas de crise les années suivantes. 2
3) Que s est-il passé? Des révolutions de velours Comment des révolutions de velours ont-elles pu se produire dans des états dits totalitaires, sans effusion de sang lors des manifestations populaires? Des précurseurs L exemple polonais En 1980, des grèves démarrent dans les chantiers de Gdansk. Se produit alors un fait hors du commun : un syndicat libre apparaît (Solidarnosc et Lech Walesa). Non seulement, il n est pas de suite réprimé par le régime communiste mais en plus, des négociations ont lieu. C est seulement en 1981 que le Premier ministre du pays, le général W. Jaruzelski, proclame l état de siège. Des arrestations et la dissolution de Solidarnosc, en octobre 1982, ne réussiront pas à écraser la contestation qui se poursuivra sous différentes formes au cours des années 80. En 1988 ont lieu de nouvelles grèves contre la hausse des prix et pour la légalisation de Solidarnosc. Au printemps 1989, des négociations avec l opposition aboutissent à un début de démocratisation des institutions. Les premières élections semi-démocratiques depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale ont lieu en juin 1989. L opposition remporte un large succès. L exemple hongrois Depuis les années 70, le pays est dirigé par un communiste modéré : Janos Kadar. Il atténue la répression et laisse se développer des activités économiques privées. La Hongrie est en 1989 le pays socialiste le plus riche et le plus ouvert à l Ouest (autorisations de voyage tous les 3 ans). Des mouvements d opposition commencent à se structurer. En 1989, la Parlement vote le retour au multipartisme. Le 10 septembre, la frontière avec l Autriche est ouverte (Rideau de fer composé de 5 barrières successives avec l Autriche). Le lac Balaton était dans les années 80 un site de vacances et de rencontres très apprécié des Allemands de l Est. Un pique-nique Paneuropéen à Sopron en juin 1989 avait permis aux Allemands de l Est (bien que pour une seule journée) de s enfuir à l Ouest. Ils fuient ensuite par milliers. Le rôle de Gorbatchev À cette époque, l URSS est en plein marasme économique et confronté à des problèmes de santé publique comme l alcoolisme par exemple. La Perestroïka échoue car lors de la libéralisation des entreprises d État, ce sont les privilégiés du régime qui en deviennent les patrons. La Glasnost est donc bien nécessaire pour séparer l appareil d état de la sphère économique. Des élections locales doivent porter au pouvoir des élus dynamiques et responsables. La machine des réformes démocratiques s emballe soudain et Gorbatchev est pris de court. Membre loyal du parti, spécialisé dans l agriculture, il dirige l URSS en 1985, à la mort de Tchernenko. On attend qu il modernise le système, non qu il le supprime, mais ses réformes font éclater le système et il en perd le contrôle. Son accord à un contrôle radical des armements et son retrait d Afghanistan lui valent l appui de l Occident, mais l empêchent de prendre des mesures sévères face au mouvement anticommuniste qui balaie l Europe orientale en 1989. En 1990, l Allemagne se réunifie et le nationalisme se développe au sein de l Union soviétique. En 1991, il rompt d abord avec les 3
réformateurs puis se retrouve en résidence forcée suite à un coup d'état des réactionnaires du régime. Celui-ci est arrêté grâce aux efforts de Boris Eltsine, qui deviendra par la suite le premier dirigeant de la République de Russie après la dissolution de l Union soviétique, prononcée par son dernier dirigeant, Gorbatchev, le jour de Noël 1991. Rq : alors qu en 89, les régimes communistes d Europe de l Est refusent de réprimer les manifestations populaires d opposition, la Chine prendra une tout autre direction. Suite à la visite de Gorbatchev à Pékin, des étudiants chinois manifestent sur la place Tien An Men en faveur de la démocratisation. Le régime communiste chinois choisit de réprimer brutalement le Printemps de Pékin, optant ainsi pour le maintien du régime communiste pur et dur, tout en orientant sa politique économique vers le libéralisme. Des indépendants retardataires: Roumanie, Yougoslavie, Albanie La dissidence politique Une constante de ces révolutions de velours est le rôle joué par les dissidents politiques : manifestations de masse, presse clandestine, défense des droits de l homme L auteur de théâtre tchèque Vaclav Havel en incarne un bel exemple. Mis en prison, à plusieurs reprises, où il passe, au total, près de cinq ans, il devient, en novembre 1989, la principale figure de la Révolution de velours qui culmine du 16 novembre au 29 décembre 1989. Quelques semaines plus tard, l impossible devient réalité : il est élu Président de la Tchécoslovaquie. Néanmoins, par la suite, ces dissidents seront souvent marginalisés par le retour des partis traditionnels. Le Mur de Berlin Sa chute le 9 novembre 1989 rappelle la revendication principale des populations vivant sous ces régimes communistes : la liberté de circulation. 4
4) Les problèmes du capitalisme d État Les attentes à l égard du régime communiste sont énormes au sortir de la Seconde Guerre. L Union Soviétique, qui a presque à elle seule gagné la guerre, donne l image d un régime puissant, supérieur. Les pays d Europe de l Est qui se sont retrouvés dans sa sphère d influence après 45 sont aussi les moins industrialisés. Suite à une industrialisation rapide, leur taux de croissance incroyablement élevé (16 % en Bulgarie) leur fait réaliser un énorme «bond en avant». Mues par l idée de dépasser l Occident, les promesses de richesse vont bon train. L avancée technologique, illustrée par le satellite Spoutnik, diffuse une aura qui fait rêver les pays nouvellement décolonisés. Face à ces succès, le gouvernement américain de Kennedy se concentrera sur la conquête de la lune, par pure stratégie de propagande. Sputnik, 1957 5
Apollo 1969 Mais les espoirs sont déçus : le niveau de vie affiché à Berlin Ouest, vitrine du capitalisme, est nettement plus élevé en Occident. Pour le concurrencer, le régime est-allemand produit la Trabant (1957), un modèle de base, sans luxe et dont la production est insuffisante : il faut 16 ans pour en obtenir une et la même chose pour les pièces détachée. Sa valeur sur le marché noir est énorme. 6
Un magazine est créé pour concurrencer le Play Boy de l Ouest : Das Magazine. L image de la femme socialiste y diffèrerait de la femme objet présentée dans le magazine américain. La question des logements est la plus insatisfaisante. Ils sont toujours insuffisants et de mauvaise qualité. Ils sont sur-occupés, entraînant une dénatalité. Falowiec Le mécontentement des populations est profond et les aspirations à se libérer génèrent des revendications. Quant au parti, il est conscient de ne plus représenter le peuple, de ne plus bénéficier de son soutien. Les manifestants scandent «C est nous le peuple». En RDA, ce slogan devient «Nous sommes un peuple». 7
5) A l Ouest, rien de nouveau? Durant les années 90, l Occident connait à son tour beaucoup de problèmes car son système est également remis en cause. Reagan et Thatcher entament la destruction de l Etat providence et ouvrent une ère de dérégulation et de libéralisation sauvages. En France, le nouveau Président élu est un homme de la Gauche, François Mitterrand. Il veut renforcer l État Providence et favoriser les nationalisations. Mais le déficit budgétaire devient trop lourd et la crise s installe (dévaluation du franc). La nécessité de s aligner sur l Allemagne (de l Ouest) d Helmut Kohl est vécue comme une humiliation par les dirigeants français. La nécessité d évoluer vers une économie mixte apparaît comme évidente. Alors, Mitterrand négocie l unification allemande contre la monnaie unique et la Banque européenne dans laquelle il a au moins son mot à dire. Après le discrédit des PC d Europe de l Est, on assiste aussi au discrédit des partis politiques traditionnels de l Ouest. Ex : Berlusconi le propriétaire d une chaîne privée prend la tête d un parti et puis d un état en 1994 ; en 2002, le premier tour des élections présidentielles françaises place Jacques Chirac (19,88%) et Jean-Marie Le Pen (16,86 %) en tête des suffrages. 8
6) La nouvelle Europe de 1989 Les élargissements de 2004-2007 se soldent par un bilan positif. La perspective de rentrer dans l UE a poussé ces pays dans une phase d essor économique et d approfondissement démocratique. La situation internationale serait-elle la même si l Ukraine ou la Turquie avaient intégré elles-aussi l UE? Le communisme n est pas seul à avoir échoué à satisfaire le peuple. Nos démocraties représentatives sont elles aussi en crise. 9