MEDECINE ET SNOBISME EN 2488 Par J.-P. Garen Herbert W. Morrisson posa son hélijet sur le toit terrasse de sa propriété. Morrisson, la soixantaine sportive et distinguée, était le Président Directeur Général de la Compagnie Mondiale Loa-Loa. Celle-ci fabriquait le fameux breuvage consommé par les trois quarts de l humanité. Son fier slogan s imprimait sous tous les cieux : la seule boisson entièrement de synthèse, garantie sans aucun adjuvant naturel. Même l eau était reconstituée! Elsa, jolie blonde de vingt printemps, avança à la rencontre de Morrisson. Ce dernier, avec la délicatesse de sentiment et de langage qui le caractérisait, aimait à répéter : «les femmes, c est comme les voitures, je veux le dernier modèle luxe sorti!» La jeune blonde nota que les traits du visage de son ami traduisaient une vive contrariété. En réponse à une timide question, Morrisson grogna : - Je ressens une douleur sous les côtes qui me gêne pour respirer. Je vais me coucher. Je ne dînerais pas ce soir, Elsa. Après s être déshabillé, Herbert s assit face à son ordinateur médical personnel. En cette fin du XXV e siècle, chacun pouvait avoir accès à la connaissance sans passer par les intermédiaires pontifiants et grotesques qu étaient les médecins. Une longue liste de questions apparut sur l écran. Impatient, Morrisson tapa sur le clavier : - Douleur! - Localisez-la. L homme hésita un instant. La douleur avait débuté sous les côtes droites mais irradiait maintenant dans toutes les directions. - Partout! répondit-il. Il appliqua la main sur la plaque testeuse chargée d étudier les paramètres biologiques puis il enclencha la touche : Diagnostic. - Discret syndrome inflammatoire. Investigations à poursuivre. Un mouvement de révolte secoua Morrisson. Si l on n y prenait pas garde, ces damnés ordinateurs deviendraient aussi insupportables que les médecins d autrefois! Désireux d obtenir une conclusion rapide, il écrasa la touche «Traitement». Cinq secondes plus tard, une trappe s ouvrit sur le côté et un gobelet apparut tandis que s inscrivait : - Traitement antalgique d attente. Veuillez continuer vos exa. Morisson débrancha l ordinateur et avala la mixture. Elsa passa la tête par l entrebâillement de la porte.
- J ai pensé qu un peu de potage - Non enfin peut-être Aide-moi d abord à me mettre au lit. Lorsqu il fut allongé, il ressentit une certaine amélioration. La médication de l ordinateur semblait agir. Il but avec plaisir le potage et réclama même un steak lyophilisé et reconstitué. Puis il regarda, avec Elsa, sur le téléviseur tri-dimensionnel le 278.285 ème épisode de «Dallas», la grande émission historico-culturelle subventionnée par la firme Loa-Loa. Le dernier flash publicitaire passé, Morrisson poussa un grognement. La douleur revenait intense, lancinante. Elsa murmura, la mine contrite : - Je n ai pas voulu t en parler, mais j ai demandé au Professeur Carlsen de passer ce soir. Si les rares médecins étaient confinés dans des centres spécialisés dans les cures de rajeunissement, d esthétique et de greffe d organes, il existait encore des apôtres de médecines aussi douces que parallèles. Des gens sérieux eux! Le Professeur fut bientôt introduit par le robot de service. Carlsen était petit, rond, avec un visage rassurant. Il regarda un instant le malade puis scruta longuement ses pupilles. - Le foie, murmura-t-il. Morrisson tenta de lui expliquer ce qu il ressentait mais il fut sèchement interrompu. - Le foie, vous dis-je. Le médecin sortit de sa luxueuse mallette un flacon empli d une liqueur incolore. - Vous ignorez sans toute, cher ami, qu il importe de soigner le mal par le mal. C est la base de toute thérapeutique. Voici un extrait hépatique, récemment obtenu. Une merveille! Une dilution au cent milliardième! Vous en prendrez deux gouttes dans un grand verre d eau, toutes les heures. Surtout pas trois! Demain, vous pourrez vaquer à vos occupations come à l accoutumée. Morrisson poussa un soupir de soulagement et il remercia son bienfaiteur. - Pour vous, cher ami, je ne demanderai que 1.000 dols. Herbert estima la somme très raisonnable. Cela ne représentait que le salaire mensuel d une secrétaire! A l aube, Elsa s éclipsa discrètement de la chambre. Herbert somnolait et elle était épuisée. Ni l un ni l autre n avait pu dormir, obligés de préparer chaque heure la médication. Apparemment elle n avait pas grand effet! Elsa était réellement inquiète. Herbert n avait pas encore signé la donation qu il lui avait promise. Même en 2488 un sexagénaire ne pouvait prétendre bénéficier des charmes d une minette sans aligner un certain nombre de zéros sur le chèque! Cela serait
catastrophique s il lui arrivait maintenant un accident! Elsa réalisa cependant que le moment était mal choisi pour faire parapher enfin le document! Lorsqu elle retourna dans la chambre, Morrisson était éveillé. Les traits de son visage s étaient creusés et sa peau prenait une curieuse teinte jaunâtre. - J ai vidéo-phoné à ton bureau. Webston, ton directeur-adjoint est très inquiet et il a décidé d envoyer son guérisseur personnel. Un petit rictus étira les lèvres desséchées de Morrisson. - Il se croit déjà à la tête de la société! - Tes autres collaborateurs on également promis de t aider. Le Professeur Donge arriva le premier. Grand, mince, la tête auréolée d une couronne de cheveux blancs, vêtu d un costume strict qui ne provenait pas d un super-marché, il inspira immédiatement confiance à Morrisson. Il inspecta le malade et murmura : - Je pense que j arrive à temps! Sortant d une très jolie pochette une série d aiguilles, il ordonna : - Détendez-vous et laissez-moi agir. Avec précision, il ficha les aiguilles en divers points du corps. - Il est essentiel de repérer les méridiens, dit-il d un ton doctoral, pénétré qu il était de son importance. La séance dura une bonne demi-heure. Morrisson ravi sentait la douleur s estomper. - Voilà! Vous ne tarderez pas à guérir. Surtout n hésitez pas à me rappeler si un endolorissement persistait. Ravi et soulagé, Morrisson fut confus qu un tel dévouement ne fut honoré que de deux mille dols. Il se promit de faire envoyer un somptueux cadeau. Elsa revint dans la chambre après avoir raccompagné le Professeur. Elle embrassa Herbert et susurra, la mine réjouie : - Veux-tu te lever? Morrisson tenta de s asseoir et étouffa un juron. - Curieux! J ai toujours aussi mal! Heureusement le Maître Ratadja se fit annoncer. La peau très brune, les yeux noirs et brillants, il impressionna beaucoup Herbert.
- Les organismes sont dominés par les ondes magnétiques, dit-il. Toute maladie n est qu une anomalie de magnétisme. Regardez une simple boussole, l aiguille tremble lorsque vous la remuez! Morrisson ne vit aucun rapport entre lui et une boussole mais il acquiesça. Le Maître imposa ses mains qu il avait longues et fines, d abord sur la région douloureuse puis sur le visage. front. L intensité déployée par le Maître était telle que des gouttes de sueur perlaient sur son - Votre flux magnétique est rétabli, dit-il enfin. Maintenant vous ne pourrez que guérir. Bien qu ayant fait vœu de pauvreté, le Maître prit les deux mille dols que Morrisson lui proposait humblement. Dix minutes plus tard, les élancements douloureux reprirent. C est donc avec joie que Morrisson accueillit Madame Zita Tabaï. C était une célèbre cantatrice reconvertie depuis peu dans l art de guérir. Elle pénétra dans la chambre d un pas rapide, laissant derrière elle l arôme d un coûteux parfum. - Très cher Herbert! J ai absolument tenu à vous rendre visite. Avant que Morrisson eut pu ouvrir la bouche, elle ajouta : - Je devine très bien ce dont vous souffrez! L important est de mobiliser votre énergie vitale. Seules les plantes peuvent vous aider. Ses doigts ronds, boudinés, couverts de bagues, plongèrent dans le sac qu elle portait. Elle tendit trois sachets à Elsa. - Laissez-les infuser dans une baignoire emplie d eau chaude. Herbert devra s y plonger pendant une heure en s efforçant da se détendre. Cela permettra à son organisme de rassembler ses forces intimes qui lutteront contre l agression. Non, ne me remerciez pas, c est tout naturel. Je file car j ai une journée très chargée. On me réclame de toute part. Lorsqu il fut question de règlement, elle se récria qu il n en était aucunement question et qu elle aimait seulement rendre service. Elle accepta cependant cinq mille dols comme contribution à ses frais généraux! Malgré un bain prolongé, Morrisson ne constata aucune amélioration. Elsa était très inquiète pour Herbert et surtout pour son chèque. - Dans mon village natal, murmura-t-elle, il y a un vieux guérisseur qui a une bonne réputation. Je pourrais le faire chercher. Fatigué, Morrisson acquiesça de la tête. L homme n arriva qu en fin de journée. De taille moyenne, il avait un visage ridé surmonté d une chevelure blanche. Son costume usé inspira à Morrisson une méfiance instinctive. Le vieux écouta le malade, hochant la tête.
Herbert réprima un sursaut en sentant les mains qui palpaient doucement son ventre. Il cria lorsque le maladroit toucha la voussure qui s était formée sous les côtes. - Est-ce grave? murmura Elsa. - Pas trop mais il faut intervenir sans délai. - Faites le nécessaire mais guérissez-le, répondit Elsa qui n oubliait pas son chèque. Le bonhomme ouvrit sa vieille sacoche et sortit une grande boîte métallique. Puis il emplit une seringue. Herbert tressaillit en sentant la piqûre. L injection terminée, une douce euphorie envahit l esprit de Morrisson. Il ne dormait pas mais il lui semblait planer sur un nuage. Le guérisseur pulvérisa un liquide sur la peau puis colla un film plastique transparent Saisissant un vieux bistouri laser, il pratiqua une large incision sous les côtes, coagulant les petits vaisseaux qui apparaissaient. Le péritoine ouvert, il glissa un écarteur maintenant béantes les lèvres de la plaie. La vésicule apparut, énorme, violacée avec des plaques verdâtres. Le vieux la décolla avec précautions. Ses gestes étaient doux, minutieux. Horrifiée, Elsa le vit plonger les mains dans l abdomen. Il passa une ligature puis la vésicule tomba dans un plateau qu il avait réclamé. La plaie recousue, le vieux se redressa, souriant. - Un beau cas, murmura-t-il. Je n en avais pas vu de semblable depuis des années. D un geste vif, il ouvrit la vésicule. Au milieu du pus, deux masses noirâtres apparurent. - Votre ami aurait dû consulter plus souvent son ordinateur, il aurait évité la formation des calculs. Le vieux enfonça plusieurs touches de l ordinateur et l engin délivra un nouveau gobelet plastique. - Lorsqu il émergera de sa neuro-analgésie, faites lui boire ceci. Ce sont des antibiotiques et un antalgique. Je reviendrai le voir demain matin. Le lendemain le vieil homme trouva Morrisson assis dans son lit. Il avait bonne mine mais l air bougon malgré la présence d Elsa. Dès qu il l aperçut, Herbert grogna : - Vous m avez fait horriblement mal et je vais conserver une balafre sur le ventre! - Vous paraissez en bien meilleure forme, objecta le vieux. - Oui, mais ce n est pas grâce à vous. Smallwood, un de mes collaborateurs, a fait venir par jet spécial un extrait de liane d Amazonie. Dès hier soir, j ai pu prendre un bain de pieds qui m a apporté un soulagement immédiat. Filez d ici! inutile de revenir! Un peu gênée, Elsa raccompagna le vieux.
- Combien vous dois-je? L homme regarda le hall luxueux et il demanda 200 dols. Un peu surprise, Elsa plongea la main dans sa poche et en sortit une plaque de 500 dols. - Je n ai pas de monnaie. Gardez tout! Le vieux se redressa et une lueur de colère traversa son regard. Ce fut très bref. Un sourire ironique étira ses lèvres et il haussa imperceptiblement les épaules. Il saisit la plaque et s éloigna sans se retourner. Dans la chambre, Elsa retrouva Morrisson installé dans un fauteuil, les pieds plongés dans une mixture noirâtre. - Il est très bien ce petit Smallwood. A la première occasion, je virerai Webston pour lui donner sa place. Après un instant de silence, il ajouta : - Tu n aurais jamais dû faire venir ce vieux charlatan. - J était affolée, murmura-t-elle, et je croyais bien faire. - Tu manques encore de jugement, dit-il très paternel. Comment peut-on faire confiance à quelqu un qui demande des honoraires aussi ridicules? Elsa s empressa d acquiescer. Elle n était cependant pas entièrement convaincue. Dans son village, les habitants aimaient bien le vieux. Quand ils parlaient de lui, ils disaient toujours : Le Chirurgien mais elle ne savait pas ce que cela signifiait