Geneviéve MOUILLAUD-FRAISSE Universidad de Provence



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EN ESPAGNOL DANS LE TEXTE Geneviéve MOUILLAUD-FRAISSE Universidad de Provence Je ne parlerai pas directement de traduction ni de transposition culturelle, mais d'une pratique qui se présente á premiére vue comme le contraire ou le refus, á la fois de la traduction et de la transposition : 1'insertion dans les romans de mots ou de phrases en langue étrangére. Pratíque tout á falt courante, parfaitement intégrée á nos habitudes de lecture, et qui ne révéle son étrangeté qu'a la réflexion, c'est á dire quand on 1'interroge d'un point de vue pragmatique. Jai choisi de le faire sur trois romans franvais á cadre ou á personnages espagnols, L'Espoir d'andré Malraux (1937), Le Jea de patience de Louis Guilloux (1956) et Le Palace de Claude Simon (1962). J'expliquerai á 1'occasion les diverses raisons qui me les ont fait choisir, mais la premiére est que j'ai lu en leur temps ces trois livres avec une passion de lectuur naif, et que je pouvais comparer 1'effet immédiat de 1'espagnol dans ces romans, le souvenir que cela m'avait laissé, á ce que rn'apprendrait une relecture systématique. J'ai d'abord voulu vérifier ce qui était dans mon souvenir une évidence : l'apparition de 1'espagnol dans le discours des personnages était-elle motivée par la vraisemblance de leur situation? Obéissait-elle á une pragmatique interne á l'univers fictif? A ma surprise, c'est le cas dans un seul des trois romans. Le Jeu de patience. Ce roman est la chronique d'une petite ville de Eretagne á travers le Front populaire et la guerre, sous forme d'un montage complexe mais dont le narrateur est touj ours le mérne, c'est un des personnages, qui écrit en je, et participe aux événements qu'il rapporte, notamment 1'accueil des exilés, antifascistes allemands puis réfugiés espagnols. L'un de ces réfugiés, Pablo, j oue un róle essentiel dans 1'écriture de la chronique puisque c'est 1'annonce de sa mort, dans les années d'aprés-guerre, qui détermine le narrateur á rassembler des 51

notes, accumulées depuis des années, pour reconstituer ses souvenirs et construire sa chronique. L'espagnol dans le texte apparait chez ces personnages de réfugiés dans des situations préeises. Certains ne parlent pas frangais, et disent au chroniqueur quelques mots espagnols de salutation ("Salud", "Buenas", "Muy Buenas...) ou de communieation élémentaire : "Zapatos, señor" --Et toi? -Anteojos" pour les blessés soignés dans un hópital, par exemple (p. 722)*. Dans d'autres cas les personnages espagnols se parlent entre eux dans leur langue quand il n'y a pas d'interlocuteurs francais. Dans le camp de réfugiés une Jeune femme fait l'école á des enfants et leur dicte en espagnol un extrait de livre : "Los pueblos de España, siempre amantes de su patria g de su libertad..." (p. 250). Un mar console sa femme en espagnol "mi, alma" (p. 110), alors que l'un et l'autre, séparément, s'adressent au narrateur en francais, Enfin il arrive á Pablo, qui est bilingue (il a travaillé en France avant la guerre) de recourir á l'espagnol, soit sous 1'effet de 1'émotion (un "Hombre!" un "Cobardes!" dans une conversation en franc,ais) soit quand un mot fui paran intraduisible directement, enchufado, par exemple. 11 se comporte alors, pour le narrateur, comme un traducteur en difficulté, qui essaie diverses formes de paraphrase et de commentaire pour trouver un équivalent. "Aves un geste rapide de la main, comme pour examiner 1'action de quelqu'un qui se faufile quelque part, Pablo m'expliqua que 1'enchufado agissait comme le rat, como el rato, dit-ii, qui se fourre dans un trou. "Un embusqué? -Eso es. Pire, peut-étre!" (p, 732). I1 luí arrive enfin de sur-titrer son franpais par de Fespagnol, pour plus d'expressivité, comme lorqu'il fait au narrateur un réclt de guerre carnavalesque : " h! mon vieux, celui-lá, tu parles, quand je 1'ai revu! 11 s'était fait prendre en dormant. Au Teatro Novetats á Barcelona. Paree qu'il était le derníer, tous les copains étaient partis, et il avait encore son pistolet. Et voilá le derníer con qui est resté lá-bas, el último tonto! Léve les mains! Manos arriba!... " (p. 240), En dehors des Espagnols, taus les personnages, militants franjais ou antifascistes allernands, peuvent á l'oceasion reprendre des mots de passe aussi universels que le poing levé : "Roí Front! -Salud!" (p. 407) en dehors des dialogues. Quant au narrateur, il n'emploie des mots espagnols que dans un díseours rapporté : "un réformé, un inútil de guerra, c'est ainsi que cela se disait dans sa langue" (p, 700). La seule excepdon se sttue á la morí de Pablo. 11 réalise á la vue du corps exposé que son ami n'est "plus ríen -, et simultanément refuse cette évidence en tradui- (*) Les rnentions ele page renvoient, pour L'Espoir au Lívre de Por-he, pour Le Jeu de patience á 1'édítion Gallirnard, pour Le PalQce á 1'édition 10/ 18, 52

sant, comme pour lui, le mot daos sa langue. "Plus rien désormais ; nada. Un mort comme tes autres" (p. 105). J'ai longuement insisté sur la motivation, la vraisemblace pragmatique de l'apparition de 1'espagnol dans le cadre de la fiction, alors qu'elle semble aller de soi. C'est que précisément il n'en est pas ainsi dans les deux autres romans, et que ce nonrespect y passe totalement inapercu á premiére lecture. On sait que L'Espoir est écrit á la troisiéme personase, par un narrateur non-marqué, et que chaque chapitre est centré sur un ou deux personnages, combattants espagnols ou membres des Brigades internationales, dont la voix narratrice adopte pour l'essentiel le point de vue, Or 1'apparition de 1'espagnol dans le texte se présente comme parfaitement arbitraire par rapport á la vraisemblance pragmatique. Dans une séquente oú tous les personnages sont Espagnols, au chapitre 1, on voit coexister une injure bien francaise comme "Andouillesf" avec "CojonesP' et le moyenterme, 1'effet "traduit de l'espagnol". "Enfants de putain", trés exacternent dans la méme situation, injures téléphoniques entre républicains et franquistes. Dans le méme chapitre, oü Ramon et Manuel parcourent les rues fraterneiles de Madrid, des voix anonymes passent, évidemment toutes espagnoles dans la fiction;" ---C'est le peuple qui est sereno de Madrid cette nuit" (p. 19). Pourquoi ce seul mot non-traduit? Plus étrange encore dans le cadre de la situation fictionnelle, ce dialogue qui ase peut avoir lleu qu'en espagnol, á la camine des miliciens installés dans le rnusée de Santa Cruz, oú un journaliste américain interroge son voisin sur son refus du jambon cuit á 1'huile d'olive : "Vous détestez t'aceite, vous, un Espagnol? (p. 198). Ii en va de méme dans Le Palace. La encore, une voix raconte á la troisiéme personase ; á la vérité elle adopte le point de vue d'un personnage unique, un 11, 1'étudiant frani~ais vena á Barce lon une premiére fois en 1936 et une deuxiéme fois dans les années 50, dont la mémoire est la seule matiére premiére du récit. La distinction entre Punivers fictionnel et la voix qui le Porte est done beaucoup moins évidente, mais elle est précise et constante. Or dans les dialogues rapportés eje parlerai plus loin d'une autre catégorie de citations, les collages d'écrits) l'apparition de 1'espagnol n'est pas motivée par la vraisemblance fictionnelle. Ainsi un Américain parlant á des Espagnols (en présence d'un FranGais, mais sans s'adresser á luí), fait un jeu de mots associant le francais assaísonné et l'espagnol asesínalo. Il s'agit de plaisanteries trop "salées", trop "assaisonnées", sur un épisode de la "guerre dans la guerre" á Barcelone, 1'assassinat d'un général républicain par ceux de son camp. Pour autant que j'en puisse juger, la plaisanteríe ase va pas de so en espagnol, encore 5 3

moins en anglais ; et si le personnage souligne bien qu'il est polyglotte, ore se demande de quelle langue est supposé traduit le dialogue fictif. Plus arbitraire encore est le si qui saupoudre d'un soupvon d'hispanité toutes les répliques de l'américain, par exemple quand un Espagnol dit - (pourquoi en espagnol dans le texte?) "Nosotros", et que L'Amérícain répond "Si, nous autres". Dans le café des années 50 á Barcelone, le méme garcon de café, de la méme voix "impersonnelle, soumise et claironnante", hurle tour á tour au méme client "Sí Señor!" et "Une autre biére?» (pp. 2-21). Or á la lecture, du moins pour le lecteur francais, ces anomalies n'ont ríen de choquant, et la différence entre la pratique de Simon ou de Malraux et cene de C u illoux passe totalement inapercue. Cela me paraít s'expliquer de la facon suivante : dans toas les cas le niveau pertinent d'énonciation pour comprendre la logique d'apparition de la langue étrangére est 1'énonciation la plus fondamentale du texte, le narrateur (avec le lecteur qui le double) sur lequel repose tout le récit, dialogues compris. Si Guilloux semble étre le seul á adopter la logique d'une pragmatique vraisemblable dans le cadre de la fiction, c'est qu'il est le seul á avoir un narrateur et un destinataire appartenant á ce cadre ; f s'agit d'une chronique destinée aux concitoyens du chroniqueur-personnage. L'instance plus fondamentale de l'auteur donnant á lire la chronique et du lecteur modélel reste un double invisible de 1'autre, et de toute fa~on luí correspond linguistiquement : un Francais écrit pour des francophones, Dans ce cas particulier, la pragmatique fictive ne se distingue pas de la pragmatique effective ; c'est toujours le rapport narrateur-lecteur qui commande le fonctionnement de la citation, mais ce fonctionnernent est intégré á la fiction. Dans les deux autres cas, la citation dans le dialogue est le fait d'une énonciation double, á la facon du style indirect libre ou de récit á focalisation interne. Le mot Sereno, le Si Señor, profilent derriére le personnage 1'autre ínstance qui le porte, et qui choisit de luí imprimer une touche d'opacité linguistique, un effet d'intraduisible. Du méme coup, par la méme opération, le narrateur de Malraux ou de Simon se marque et marque le personnage cornme n'appartenant pas au méme univers linguistique. En paraphrasant l'histoire de 1'inmortel Pierre Ménard, auteur de Don Quichotte, ore pourrait dire á peu prés : alors qu'un auteur espagnol qui écrit "Sí Señor" ne dit ríen d'autre que "Oui Monsleur", la banalité méme, le degré zéro de l'ecriture, au contraire le "Si Señor" de Claude Simon fait surgir, entre le café fictif oü 54 (1) Tel que le définit, par exemple, Uniberto Eco dares Lector ín fabula.

un garqon de café répond á un client, et le récit oü le narrateur fran(~ais 1'introduit pour le lecteur fran~ais, Pintraduisible comme valeur, 1'irréductibilité des cultures. En somme il opére une transposition culturelle d'une autre sorte que selle d'un traducteur, plus radicale en un sens : le refus marqué de la transposition. J'ai parlé d'un effet d'intraduisible, maís la langue intervient le comme et seulement comme une marque culturelle, Il n'y a dans ces citations aucun intraduisible littéral, pour le lecteur francais. Plusieurs cas peuvent se présenter. Soit la parenté des langues permet de saisir l'essentiel : Quién ha asesinado?, El dolor- del pueblo, nosotros. Soit il s'agit de termes déj á connus, les premiéres pages de l'assimíl, de Si á Hombre! Soit cela figure dans les pages roses de 1'encyclopédie du lecteur, 2 politique (Salud, no pasarán) ou culturelle (la Reconquista). Soit 1'expression qui pourrait préter á confusion est littéralement traduite dans le contexte immédiat : le narrateur vient de parler d'huile d'olive quand arrive aceite ; sereno est doublé par "veille*--ur" ; quand les exilés blessés demandent au Secours rouge Zapatos ou Anteojos, le narrateur ajoute : "nous notions : lunettes, souliers. La formule "Orina, Esputos, Sangre" dans Le Palace. est non seulement traduite dans son sens littéral, mais dans sa connotation de plaisanterie sur le drapeau (p. 122). Le seul contre-exemple est la célébre citation du sonnet de Quevedo dans Malraux, donnée sans traduction. Cependant si le lecteur franeais n'en saisit pas le détail, le sens général en est donné par le commentaire du vieil Alvear : "ll y a un sentiment trés profond á 1'egard de la mort" (p. 315). L'effet d'intraduisible est done produit soit aves de 1'éminemment traduisible soit aves de l'immédiatement traduit. Il mime une situation qui est son exact contraire, selle du traducteur butant sur du véritable intraduisible et forcé de recourir á 1'expédient désespere du mot étranger dans le texte (aves note du traducteur9). "L'espagnol dans le texte" du romancier dessine en falt le profil d'un lecteur modéle frangais monolingue, qui est invité á jouir simultanément de la compréhension et de 1'opacité, de la rencontre de l'étranger sous une forme apprivoisée. De lá sans doute Leffet comique immanquable que produit cette pratique sur un lecteur de 1'autre langue, Les exemples que j'ai choisis, dans des romans reconnus, pas du tout ridicules pour leur lecteur modéle, vous ont fait rire, et ce n'est pas la faible compétence linguistique de leurs auteurs qui est en cause. Le franrais cité ------------ (2) Les papes rases sont, dans le dictionnaíre francais le plus populaire, selles des citations qu'il faut connaitre. "L'encyclopédic du lecteur", elle, renvoie encore, é-videmrnent, á Eco. 5 5

dans Sedas de identidad, par un auteur aussi parfaitement bilingue que Goytisolo, produit le méme effet comique sur le lecteur frano~ais : il se sent incongru á sa place de lecteur, il éprouve la violente d'un déplacement culturel. Quelle fonction proprement littéraire eette pratique occupetelle dans le roman? Les trois que j'ai choisies présentent en tout cas cet intérét qu'on ne peut pas leur appliquer la catégorie toute faite de la "couleur locale. La couleur locale suppose un énonciateur qui ne se localise pas, qui se croit universel, qui percoit la singularité de l'autre culture plus que la sienne propre. Ce n'est pas le cas de nos romans, qui sont internationalistes, et pour qui 1'universel s'incarne á eette époque dares 1'Espagne. Or ces romans font un usage interese de la singular!- té culturelle espagnole, de ce qu'on pourrait appeler superficie~ llement "couleur locale". 11 en existe á la méme époque des usages caricaturaux, dans le roman "realiste-socíallste", par exemples Les Communistes d'aragon. Le moindre, ou le plus gros slogan en langue de bois, dans les années 40-50, prend une autre aura, une profondeur á bon compte, quand il est dit en espagnol par un exilé, et Aragon ne s'en prive pas, Nos romans sont plus complexes, mais ils participent de ce mouvement, méme Le Patace qui en raconte le deuil. Peut-étre s'agissait-il de répondre á un manque de 1'internationalisme, ou de 1'universalisme, de ces années-lá : le manque d'incarnation, de différence irréductible, de cette opacité qui est probablement nécessaire á la passion et sans aucun doute au roman. Mais, sur ce terrain commun, chaque roman intégre son recours á I'espagnol dans un contexte et un projet d'écriture spécifique. Dans L'Espoir les termes en espagnol daos le texte prennent le relais d'un discours constant associant la passion collective, le moment "apocalyptique" des révolutions, á une singularité hispanique qui est d'un autre ordre. Prenons 1'exemple de 1'anarchiste disant au colonel républicain de la garde civile : "Vous avez eu de la chance en traversant", et utilisant "chance» au lieu de "courage. Le narrateur enchainé : "Le colonel, qui aimait sauvagement 1'Espagne, était reconnaissant á 1'anarchiste de montrer ce style dont tant d'espagnols sont capables...» (p. 36). 11 y a lá un dédoublement énonciatif analogue á celui des citations. Le personnage dares son univers fictionnel ne peut pas avoir formulé la chose ainsi ; il a. pu penser : "il a du style", pas "ii est bien espagnol", et encore moins "j'aime sauvagement 1'Espagne". L'hispanité des personnages ne se révéle qu'au contact étranger du narrateur ; le style qui les unit ne devient marque culturelle qu'explicité par le cadre francais. Le charme de L'Espoir pour ses lecteurs est insépara- 56

ble de cela, de cette singularité autre dans laquelle s'incarne la "condition humaine". fans Le Jeu de patience, les citations s'intégrent á ce que j'appellerai une éthique internationaliste de la traduction. Sur fond de fran~ais, 1'espagnol cótoie 1'allemand, celui des antifas cistes exilés, puis celui des occupants ; le chroniqueur est un vieil humanista de gaucha á la fois fortement enraciné, né dans sa villa, et ouvert á. 1'étranger ; souvent les moments les plus intenses du roman mettent en] eu la langue. Par exemple quand un jeune soldat fran~ais bilingue est appelé par le colonel pour lui traduire de 1'espagnol la lettre d'un officier républicain qui va étre expulsé ; sa voix se trouble au cours de la traduction, sous l'effet du récit qu'elle doit transmettre. Quand le narrateur, Bous 1'occupation, répond á un soldat allemand qu'il n'a pas de feu pour sa cigarette, "Kein Feuer, que dautre plein d'espoir, lui demande "Sprechen,Sie Deutsch?" et que, résistant á son premier mouvement il doit répondre : "Non" (p. t6). Enfin 1'exemple du déporté qui revient muet des camps ; il ne sait ríen dire d'autre que les ordres criés dont sa téte est pleine : "Aux chiens on ne traduit pas les ordres" (p. 3 5). La valeur essentielle dans ce roman, est la comnunication entre suj ets, qui savent qu'ils appartiennent á la méme espéce humaine et se respectent comete sujets. Entravée par 1'Histoire, mais partiellement réalisée dans 1'histoire, opa la petite vine bretonne devient un croisement de langue; et de culturas portées par des individus singuliers. On retrouve, lá ancore, mais avec un autre sens, 1'amicale opacité de la langue étrangére, l'étrangeté apprivoisée. Le roman de Claude Simon raconte quelque chose d'impensable en son temes pour le personnage qui 1'a vécu : un épisode de la "guerra dans la guerra" á Earcelone, 1'assassinat d'un général, et la "disparition" d'un Américain qui a posé trop de questions a propos de cet assassinat. Ice narrateur, dont la voix reste distincte de cene du personnage central, décrit, comete de 1'intérieur. son travail de rernémoration, en remontant ó. deux niveaux de passé, l'année 36 et un retour, quinze ans plus tard, sous le franquisme, dans la méme vine, pétrifiée par 1'oubli officiel, et dont le palace, lieu de 1'action en 36, a disparu. Demeure dans la mémoire tantót le sens général des dialogues, tantót la matérialité d'un mot (c'est lá la logique des aberrations pragmatiques que j'ai signalées), tantót la présence de mots écrits de toute sortee inscriptions sur les murs, enseignes de magasins, couvercle d'une boite á. cigares. Sous la forme orale ou écrite, la matérialité de la langue étrangére intenrient touj ours en rapport avec 1'impensable, 1'indicible, Son comete dénégation ou censure : le Sí Señor du gar~on de café répond sur le ton de

1'indifférence jouée, hurlée, á une question sur la disparition du palace, "Alors c'est ~a qu'ils ont construit á la place?", Soit comme souvenir écran : celui de la boite á cigares, que le personnage a regardée stupidement pendant que I'assassinat ou 1'enlévement de l'américain avait Iieu derriére la porte. Soit comme question obscure sur le crime, quand le titre des journaux sur l'assassinat du général revient inlassablement, en capitales, dans le texte (17 fois en tout) sous diverses formes : " Quién ha muerto? Quién asesino?" etc. Cette question est au coeur du livre, elle concerne la guerre dans la guerre, le fratricide occulté, et, plus tard, la révolution elle-méme frappée de forclusion lá oú elle a eu lieu. Dans ce contexte la langue étrangére joue le róle que jouait dans la tragédie grecque la parole obscure des oracles, elle est la langue du destin. Qn le voit, la citation en langue étrangére ne prend sens littérairement que dans 1'univers singulier de chaque roman. Mais chacun de ces effets de sens s'articule autour d'une propriété commune, celle d'une structure bipolaire, La marque d'étrangeté fonctionne dans les deux sens, la différence de langue renvoie simultanément á la spécificité culturelle du cadre fictif ou des personnages et á celle du cadre qui les contient, la culture du narrateur et du lecteur. En franchissant la frontiére linguistique, ou plutót en la touchant, comme une bordure, une mince intersection, en-de~á, on 1'a vu, de la véritable opacité, le romancier la suscite comme frontiére d'appartenance culturelle. 58