UN JOUR SANS FIN. Titre français : Un Jour sans fin. Titre original : Grounddog Day (La fête de la marmotte) Réalisateur : Harold RAMIS



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Transcription:

UN JOUR SANS FIN Titre français : Un Jour sans fin Titre original : Grounddog Day (La fête de la marmotte) Réalisateur : Harold RAMIS Scénario : Danny RUBIN et Harold RAMIS Distribution : Bill MURRAY (Phil) et Andie MacDOWELL (Rita) Production : Etats-Unis (1993) A. Présentation sommaire du film Pour ceux qui ont déjà vu le film, nous rappelons brièvement son canevas : Présenteur météo cynique et pince-sans-rire, Phil Connors se rend, comme chaque année, dans une petite ville où l'on célèbre, le 2 février, la fin de l'hibernation des marmottes. Bien qu'accompagné d'une gracieuse productrice, Rita Hanson, Phil se montre insupportable, contrarié d'avoir à passer la journée, pour la énième fois, dans ce bled pourri. Le lendemain, à son réveil dans l'hôtel, Phil découvre avec horreur qu'on est toujours le 2 février. Le voilà mystérieusement condamné à revivre indéfiniment la même journée. Mais lui seul se rend compte de la répétition. Le film fut un des plus grands succès de la comédie dans les années 90. Intelligent et vertigineux, le scénario fait de Phil un personnage multiple, d'abord odieux (il essaie de profiter de la situation), puis progressivement désintéressé. L'action coule de source dans ce piège temporel, mariant Bergson et Capra. Une alchimie réjouissante, servie par un Bill Murray parfait et une mise en scène impeccable. Bill Muray et Harold Ramis, le réalisateur, viennent tous deux de la troupe américaine de Second City, l'équivalent à la fin des année soixante de notre Café de la gare ou du Splendid. A sa sortie, le film suscita des commentaires inattendus pour le réalisateur : "J'ai d'abord rencontré un célèbre yogi californien qui m'a félicité : "Vous avez réussi le premier film bouddhiste." L'idée m'avait effleuré : ma femme est bouddhiste pratiquante, et j'avais feuilleté un petit livre qui traînait dans notre bibliothèque, intitulé L'Illumination pour les flemmards. Mais ça ne s'est pas arrêté là : une semaine après la sortie du film, des juifs hassidiques ont manifesté devant les cinémas avec des pancartes : "Avez-vous l'impression de vivre toujours le même jour?" Puis des pasteurs m'ont envoyé les sermons qu'ils consacraient au film. Des psys, même, m'ont congratulé : "Quelle formidable métaphore de la psychanalyse!" Je n'en revenais pas. [ ] Le choix de Bill a été heureux. C'est un type naturellement odieux, imprévisible et même parfois dangereux. Aucun spectateur ne peut s'attendre à ce qu'il devienne sympathique." La chanson du radio-réveil, I got you babe ("Je t'ai dans la peau, poupée"), est irrémédiablement associée à ce film, désormais classique. "Pourquoi ce choix? Elle arrivait en tête de notre liste des pires chansons par lesquelles se faire réveiller." B. Le scénario Pour ceux qui n'auraient pas vu le film ou voudraient se rafraîchir la mémoire, voici un descriptif plus poussé :

Un quadragénaire, Phil, présentateur météo d'une chaîne de télévision, se plaint, un soir de premier février, d'aller couvrir pour la quatrième fois le Grounddog Day, fête folklorique dans un bourg perdu ("chez les péquenots"), Punxsutawhey, où le comportement d'une marmotte à son réveil décide ou non prémonitoirement de l'arrivée du printemps le 21 mars. Il jure bien d'être de retour dès 18 heures le lendemain (c'est-à-dire 6 h PM). Il part en voiture avec une jeune productrice-réalisatrice (Rita), qu'il trouve cucul, et un cameraman, avec qui il ne s'entend guère. Le lendemain, 2 février, durant la fête, il est odieux avec tout le monde. Ils repartent en début d'après-midi, mais une tempête de neige les oblige à retourner en ville et y passer une nouvelle nuit, dans le même hôtel. 2e JOUR : Phil est réveillé à 6 h AM par son radio-réveil avec la même musique que la veille : "I got you babe". Il s'aperçoit qu'il est le seul à revivre consciemment ce 2 février et que personne ne le croit. Il se sert alors de ses connaissances prémonitoires à son seul profit et en devient encore plus odieux. 3e JOUR : Même réveil. Plus tard, Phil, déprimé, se parle à lui-même devant témoins : "Il y a trois ans, dans telle île, je me trouvais avec une fille superbe et j'ai baisé toute la journée comme une otarie. Pourquoi ce jour ne se répète-t-il pas?". Il est clair que Phil est là parce qu'il ne veut pas y rester. Odieux, il paie. Mais il est loin encore de comprendre ce qui se passe : "Pas de demain, pas de conséquences, on peut faire ce qu'on veut. Je vais vivre enfin sous ma propre loi!". 4e JOUR : Phil mange désormais de tout, se moquant de son cholestérol puisque, quoiqu'il arrive, il se retrouvera intact le lendemain matin. Il prévoit à l'avance la drague d'une fille pour le jour suivant, en lui demandant innocemment son nom. 5e puis 6e JOUR : Phil à Rita : "S'il ne te restait qu'un seul jour à vivre, tu ferais quoi? Je ne sais pas. De quoi es-tu censé mourir? Le monde entier va exploser. Tu fais quoi? Je me demande où placer la caméra." 7e, 8e puis 9e JOUR : Il a dragué la fille qu'il lorgnait, en se faisant passer pour un ancien camarade de classe. La fille, naïve, s'est fait embarquer. Le soir même, il la saute. Mais son indifférence sentimentale est telle qu'elle s'en rend compte et se met en colère. Phil l'apaise en lui proposant le mariage, ce qui va lui permettre de jouir tranquillement d'elle sans rien lui coûter puisqu'il ne s'occupera plus de cette fille les jours suivants. Le lendemain, il commence à s'intéresser à Rita, somme toute jolie et plus difficile à séduire. Il dresse ses plans en s'informant de ses goûts. 10e au 16e JOUR : Malgré tous ses efforts, il ne parvient à rien avec Rita, qui s'aperçoit toujours à un moment ou l'autre que Phil n'est pas le moins du monde sincère. Les sept scènes se terminent immanquablement par une claque de Rita. La dernière scène se passe dans la chambre de Phil, le soir. 17e JOUR : Rita à Phil, à son arrivée sur le lieu du tournage, vers 7 heures du matin : "Tu as l'air déprimé. La nuit a été mauvaise?" 18e au 20e JOUR : Le scénario avec Rita s'améliore continuellement, mais Phil n'arrive toujours pas à ses fins. Il se met alors, furieux contre lui-même, à faire n'importe quoi pour se distraire. Folie volontaire. Ainsi, il s'enfuit au nez de tout le monde avec la voiture officielle où se trouve la fameuse marmotte, qui a le même prénom que lui. Poursuite en voiture, typiquement hollywoodienne, qui se termine par son suicide volontaire dans un gigantesque ravin. 21 au 23e JOUR : Trois tentatives de suicide réussies. On le voit mort, et il ne fait pas alors de commentaires en voix off (comme d'ailleurs durant tout le film, ce qui rend celui-ci d'autant plus efficace : Phil ne rêve pas, c'est bien la réalité que nous voyons). 24e JOUR : Phil à Rita : "Je suis dieu. Pas le Dieu. Un dieu. Je me suis suicidé vingt fois et je suis toujours vivant." Rita ne le croit pas. Il lui prouve qu'il est bien un dieu en lui montrant qu'il sait quelque chose sur chacun des clients du bistrot. Phil, le soir dans sa chambre, à Rita : "Dieu n'est pas omnipotent peut-être ; mais, depuis le temps, il sait tout! Alors oui, tu es peut-être Dieu. Non, je ne suis pas si malin." Ils restent ensemble au lit, mais sans faire l'amour.

25e JOUR : Phil change d'attitude et cherche à être prévenant avec tout le monde. Il donne enfin de l'argent, et une grosse somme, à un vieux mendiant. Il décide d'apprendre le piano pour séduire Rita, lui qui n'a pas le moindre goût artistique. Il commence immédiatement auprès d'une femme professeur, qu'il convainc très facilement, bien qu'elle soit en train de donner une leçon à une petite fille, en lui proposant dix mille dollars cash. [L'argent est bien, aux Etats-Unis, un succédané de l'omnipotence, même en matière d'art.] 26e au...e JOUR (plusieurs années) : Grâce à son travail, Phil a acquis les compétences artistiques qui peuvent séduire Rita : non seulement en musique, mais aussi en scuplture sur glace (l'un des aspects de la fête). Au lieu de se heurter avec tout le monde, il agit désormais en douceur (particulièrement avec un ancien camarade de classe, maintenant assureur, qu'il avait croisé par hasard dans la ville). Il emmène le vieux mendiant dans un restaurant manger tout ce qui lui fait plaisir. Malheureusement, le vieillard a un malaise. Conduit aux Urgences, le vieillard meurt. Phil se sent coupable. L'infirmière essaie de le remonter en lui disant que cette mort est naturelle : "Il arrive que les gens meurent. Pas aujourd'hui, répond Phil. Son heure était arrrivée." Dernier 2 FEVRIER : Phil s'occupe de nouveau du vieillard en lui évitant tout stress. Le vieillard meurt quand même de vieillesse. On voit ensuite Phil rendre service à tout le monde, empêchant les accidents, résolvant les conflits et favorisant les idylles. Son emploi du temps est extrêmement chargé. On le voit assister enfin à la fête communale du soir, à la fois bal pour célibataires et vente de charité, à laquelle il s'était juré dès le premier jour de ne pas assister. Tout est parfaitement rôdé! A l'extrême surprise de Rita, il est la coqueluche de la ville et étonne encore tout le monde en jouant impromptu au piano une musique de variétés passe-partout qui séduit à la fois les habitants et Rita. [A rapprocher du célèbre Mister Love de Jerry Lewis ; mais ici, Phil n'est pas démasqué ni ne se démasque.] Les célibataires masculins sont symboliquement mis en vente. On demande à Phil de passer en premier. Les enchères montent avec enthousiasme autour de 30 dollars. Mais Rita casse les enchères en achetant Phil avec le montant total de son compte en banque (338 dollars et quelques cents). Ils se retrouvent, vers minuit, dans la chambre de Phil. Rita est radieuse. "Quoi qu'il arrive demain, déclare Phil, je serai heureux car je t'aime." 3 FEVRIER : Le matin, elle est dans le lit avec lui, souriante. Pourtant la musique, à 6 heures, est la même que les jours précédents : "Y got you babe". Phil se rue à la fenêtre, mais constate avec un immense soulagement que la scène dans la rue est enfin différente. "On est demain et tu es là! s'écrie Phil. Dommage, répond Rita, que tu sois hier soir tombé de sommeil tout de suite." Pas de consommation donc. Mais ça semble pour bientôt. Happy end. F.F L ENFER DU DECOR (Critique d Un Jour sans fin) «Que croyez-vous qu il nous échoit en partage? L âme, l esprit, le cœur, le courage? Mais c est de la vie même qu ils naissent, croissent et s élèvent. Vivez. Aimez. Ou bien crevez, mystique ou sceptique, en conservant précieusement votre âme inviolée de cochon d élevage.» Gurdjiev

Plus on cherche à se sortir d une situation cauchemardesque, et plus on s y enfonce. C est ce que les Américains appellent un phénomène de «nécessité croisée» 1. Une torture goûtée des Ottomans de la Sublime Porte était toujours quelque variation sur le principe que plus on essayait de se libérer de la contrainte et plus la douleur resserrait son étreinte. Il y a là, sans conteste, une parenté avec l esprit qui a inspiré Les Mille et Une Nuits ; Shéhérazade n est-elle pas obligée de se mettre à la torture d inventer sans cesse de nouvelles histoires pour différer sa mise à mort? Curieusement, la peau de chagrin de Balzac dont la texture rétractile a donné le roman éponyme est, elle aussi, «arabe». Cependant, c est ici l idée d inexorabilité qui donne sa teinte exotique au roman de Balzac, certes infiniment plus «philosophique» que ceux de Voltaire ou de Sartre qui, dans l'histoire littéraire, sont les seuls bénéficiaires de cet adjectif pompeux 2. On n échappe pas à son destin : Inch Allah! Mais occidentale est l idée que l existence est d autant plus courte qu elle est intense. Qui veut vivre intensément se rapproche de sa mort dans le même mouvement. Bien évidemment, il y a derrière tout cela un problème moral : est-ce que se suicider, c est passer sa vie dans la routine sans danger mais aussi sans intérêt du «métro-boulot-dodo» («nine-to-five living») ou courir les océans, faire la révolution et prendre des drogues? Nous revendiquons pour nous-mêmes la seconde solution, et laissons libres les autres de préférer une mort lente qui n a pas été précédée par la vie mais par une espèce de non-mort terne et morne. Pour désigner les morts-vivants, les Anglais parlent certes, comme nous, du «living dead», mais les Allemands disent Untoten : ceux qui à l origine sont non-morts, et cela me rappelle à une vision huxleysienne du monde 3. Allez savoir pourquoi. Mais laissons là toute subjectivité, et revenons à Balzac et à la nécessité croisée : le fait scientifique, parfaitement objectif, des savants du XXI e siècle donne raison à Balzac sur ce point que ce qui s oppose à la mort cellulaire, par exemple, fait advenir une mort plus rapide, plus douloureuse et plus violente. Si l on empêche le gène de l apoptose (chez l homme, le bcl-2) de se manifester, on provoque simultanément une prolifération cellulaire et un cancer 4. Nécessité croisée. La loi de la vie. Oui, plus on cherche à se sortir d une situation et plus cette situation désespère. Pourquoi? Il nous semble que c est Nietzsche qui en a trouvé la raison, Nietzsche, qui rejoint sur ce point les deux autres penseurs du soupçon que sont Marx et Freud. Celui qui définit son action en opposition à l existence, loin de pouvoir la transformer, est appelé à la subir, à la revivre encore et encore. Par une espèce de choc en retour négatif, il est l origine même des contrariétés qui lui sont infligées de l extérieur. Marx, empruntant l idée de la «Schöne Seele» 5 à Gœthe à travers Hegel, rappellera que l individu ne peut s abstraire de l existence pour la juger sans lui-même se remettre en question. Freud, sur la fin, évoquera plus qu il ne fera aboutir ses théories combien plus intéressantes que les réductions sexologiques de l instinct de vie et de l instinct de mort. Dire non à la vie, c est isoler, revendiquer pour soi-même et suivre exclusivement l instinct de mort. Bien sûr, le monde est injustice. Bien sûr, le monde est lâcheté. Bien sûr, le monde est sottise. Mais nous-mêmes faisons partie du monde. Aussi est-il juste de se demander si nous ne participerions pas, par une extrémité de nous-mêmes, à cette injustice, à cette lâcheté, à cette sottise universelles. Il faut commencer par se 1 En anglais, double bind. Concept proposé par Bateson en 1956 [NDLR]. A «double contrainte», la traduction freudienne, réductrice et même erronée, qu'en donne Lacoue-Labarthe, nous préférons celle, ingénieuse autant qu exacte, de «nécessité croisée» que suggère François Favre. 2 La Peau de chagrin (1831) se situe dans la seconde partie de La Comédie humaine intitulée "Etudes philosophiques" (et qui comprend également le Chef-d'œuvre inconnu). Le roman raconte l'histoire de Raphaël de Valentin qui abandonne son rêve d'une grande renommée littéraire pour la conquête du pouvoir. Vite déçu et ruiné, il acquiert une peau de chagrin magique : image du temps à vivre, elle satisfera au prix de son amoindrissement les passions du jeune homme. Ce récit illustre le tragique dilemme qui, pour Balzac, est celui de la condition humaine : "Tuer les sentiments pour vivre vieux, ou mourir en acceptant le martyre des passions" [NDLR]. 3 Allusion, principalement, au roman Le Meilleur des mondes [NDLR]. 4 Sur ce sujet, le lecteur peut se reporter à un article de vulgarisation (on-line) d'alain Prochiantz, professeur de biologie du développement à l'ecole Normale Supérieure, "Les imprévus du développement les imprévus de la science". Pour approfondir la question, on peut lire du même auteur Les Anatomies de la pensée, chez Odile Jacob, 1997 [NDLR]. 5 Belle âme, en allemand [NDLR].

regarder et pratiquer sur soi-même le premier changement en s efforçant de vivre. Car c est avec la vie, une fois que nous avons commencé de vivre, c est-à-dire d agir, que nous prenons conscience que nous sommes libres d opérer sur nous-même un changement qui «débloque» une majorité de situations à l inextricabilité desquelles notre propre inertie pouvait nous faire croire. Le paradoxe dans tout cela est tellement énorme qu il passe complètement inaperçu. Ce sont, bien sûr, les théoriciens du soupçon qui nous instruisent sur cette vérité fondamentale de l existence pratique et de la pratique de l existence. Et cependant! La démarche qui a présidé à ces découvertes était celle du soupçon, c est-à-dire de ce qui s oppose à la foi dans une valeur absolue de l existence, de ce qui jette sur tout ce qui existe le louche éclat du mensonge et de la défiance. Or, pour vivre comme Nietzsche, Marx et Freud recommandent de le faire, il faudrait pouvoir recouvrer cette naïveté sans quoi jamais rien ne se fait, la foi dans la vie qui, s infusant dans l individu et levant l entrave d une ratiocination déterministe, redonne de l intérêt à l amour, à la nature, à l art, ou même à l étude de l homme. Imaginons que vous soyez, au hasard, un homme de cinquante ans qui a été un jeune journaliste brillant, mais sans piston, et que des hasards compliqués se soient ligués pour vous maintenir à la météo d une chaîne subalterne de la télévision américaine. Chaque année, à la même date, la direction de la chaîne vous envoie faire un reportage dans un village de province où des notables, travestis en pionniers du Mayflower, sont censés recueillir d une sacro-sainte marmotte en hibernation les prévisions météo pour l année à venir. A l idée d assister à une cérémonie aussi américaine, vous ne nous sentez plus de joie, évidemment. La mort dans l âme, vous découvrez l équipe avec qui vous allez travailler : le cameraman est une espèce d asperge délavée dont le regard ne brille ni d intelligence ni d amitié pour vous, la productrice fleure bon la pasionaria féministe et bas-bleu jusqu au bout des ongles, et les deux sont d un conformisme si parfait, ils sont si heureux d être des Américains du XX e siècle, que vous finissez par en concevoir une grande solitude morale. Avec ces maniaques, parfaitement pavlovisés, du politiquement correct, on sent qu il serait tout à fait déplacé de risquer une plaisanterie sur l imbécile cérémonie de la marmotte. On ne plaisante pas avec la mission marmotte. C est du sérieux. Seul un irresponsable social et un cynique tel que vous pourrait le faire. Et c est justement pourquoi on ne vous aime pas. Vous voilà donc, avec vos deux associés, dans le village de la marmotte, à lui consacrer cet intéressant reportage. Vous expédiez la tâche avec agacement, et vous allez vous recoucher. Mais voilà, quelque chose que vous ne remarquez pas immédiatement s est produit. Est-ce la marmotte qui vous a jeté un sort? Quoi qu il en soit, il y a de la malédiction dans l air. Au café, on vous informe que la route est coupée par la neige et que vous êtes bloqué dans le village. Vous fulminez, vous enragez, vous vous mettez à crier sur vos deux confrères, fixés désormais sur votre véritable personnalité : vous êtes un caractériel. Vous rencontrez, dans la rue, un ancien camarade devenu agent d assurance et qui essaye de vous refiler une assurance-vie. Vous l'envoyez promener. Vous retournez vous coucher. Le radio-réveil vous tire du sommeil en déversant exactement la même soupe insipide que la veille. Le commentaire débile du speaker est le même que celui de la veille. Vous finirez par jeter ce réveil contre le mur : vous êtes prisonnier non seulement d un temps qui s est mis à tourner sur lui-même, mais encore de cette ville de crétins! Vous essayez alors de convaincre vos deux confrères que le temps tourne en boucle. Ils vous prennent pour un fou : cela devait finir comme ça, vous étiez un caractériel notoire. Puis, l affolement passé, vous devenez cynique : après tout, pourquoi ne pas profiter de ce retour du temps pour séduire votre consœur. Rien de plus simple : comme toutes les femmes, elle se croit unique et elle attend «celui qui saura la comprendre». Il suffit donc d apprendre, jour après jour, quels sont ses goûts pour les devancer le jour suivant et ainsi lui faire croire à la rencontre avec l âme sœur. Le plan avance, et ses étapes se succèdent. Mais il y a toujours quelque chose qui rate. D abord, vous vous renseignez sur ce qu elle boit ; le jour suivant, vous lui proposez un verre, mais vous commettez l erreur de vous moquer de la très haute et très sensible poésie italienne, à laquelle elle a consacré une thèse de lettres. Vous courez lire des recueils de poésie italienne et, comme vous êtes devenu imbattable, vous parvenez à la

séduire jusqu à un certain point. Car elle finit par voir «où vous voulez en venir». Il n y a qu une chose qui vous intéresse, sale type! Second effet de «nécessité croisée» : vous découvrez qu il y a une gradation ascendante dans le ressentiment que la productrice vous porte à mesure que vous avancez dans sa conquête. C est qu aucun sentiment ne se développe jamais sans développer le sentiment qui lui est proportionnellement contraire. Plus profond est l engagement de l affectivité et plus violente sera l expression de la trahison. La sympathie trahie n engendre que le mépris, l amour trahi engendre la haine. C est pourquoi, lorsqu elle vous démasque pour la première fois, vous ne tombez pas encore de très haut dans son estime : vous n êtes qu un imbécile. Bientôt, elle vous tient pour un menteur malfaisant. Et enfin, elle juge que vous êtes le dernier des salauds. En fait, vous ne vous êtes pas rendu compte que vous vous enlisiez dans la répétition d une première, apprenant votre rôle petit à petit ; tandis que vous croyiez avancer dans la géographie d une carte du tendre, vous avez créé autour de vous un territoire de l échec dans les limites duquel vous vous êtes définitivement exilé. C est que, derrière toutes ces apparentes attentions, savamment cultivées, derrière toutes ces signifiances : le drink, la poésie italienne, le restaurant, le piano, les bonshommes de neige que vous avez façonnés avec elle, il n y a rien. Le drink, le piano, la poésie italienne : un simulacre renvoie à un autre sans que vous vous interrogiez sur l articulation profonde, originaire, de l un à l autre. C est un perpétuel glissement métonymique dans cet espace de la conquête où vous ne voyez qu un champ désordonné de choses interchangeables. Toutes choses étant égales, elles n ont en vérité aucune valeur : tout aussi bien, vous auriez pu commander un perroquet plutôt que telle autre boisson, apprendre le tir au pigeon plutôt que le piano, le volapük au lieu de l italien. Vous vous êtes enfermé vous-même dans une fin de l histoire, un cul-de-sac inextricable, un espace entropique dont les possibilités sont épuisées d avances. Un espace-temps parfaitement clos sur luimême. Dans ce que vous faites, il n y a aucune signification profonde, aucun élan spontané : vous avez fait un calcul sur l éphémère dans un temps qui, déjà, tourne sur lui-même. Qu espériez-vous? Le calcul était mauvais de considérer comme la femme d une nuit l actrice d un jour qui indéfiniment se répète : il eût fallu qu elle fût femme à coucher le premier soir. Mais ce n est pas le cas ; cette créature est fleur bleue : elle attend le «grand amour». Elle est donc définitivement hors de portée, car la cour est chaque jour à recommencer sans espoir de réussite. C est Sisyphe essayant de rouler Béatrice (image osée, je l avoue tout en revendiquant cette réarticulation du propre au figuré) : Sisyphe est au Tartare Béatrice, au paradis. Le séducteur de l éphémère jamais ne parviendra à rattraper l éternel féminin. Celui-ci est toujours-déjà hors de portée de celui-là. Troisième effet de la nécessité croisée : vous voici dans un temps évacué qui fait sans cesse un retour sur lui-même. La double articulation de cette conquête qui anéantit ses chances d aboutir d autant plus définitivement qu elle s approche davantage de son objectif vous a enfermé dans un labyrinthe excentré de plis et de replis. Si ce labyrinthe n a pas de centre, c est bien votre faute. Car vous avez fait se perpétuer le mouvement du temps sur un seuil de non-avenu. Vous avez refusé d avance tout ce qui pourrait vous arriver dans cette ville où vous êtes à (présent), vous lui avez dénié a priori toute capacité de dévoilement. Puis vous avez formé le projet de coucher avec cette femme, par pure désinvolture, d accomplir un acte stérilisé commandé par l instinct de perpétuation. Enfin, vous vous êtes mis à étudier les moyens de parvenir à cette fin provisoire. Entrant à Marmotte-ville, vous avez «laissé là toute espérance» qu il puisse jamais vous y advenir quelque chose d extraordinaire. Vous avez donné une représentation, pour conquérir le cœur de votre consœur, non du meilleur ni du pire de vous-même mais d un vous-même factice, bricolé de bouts et de morceaux à partir de ce que vous avez cru deviner qu elle aimait. Vous avez évacué le temps, vous habitez par votre faute une forme vide du temps, une forme du temps qui ne «devient» plus parce que vous vous êtes installé dans une représentation vide de présence. Il n y a pas centre à ce labyrinthe, pas de sortie, le temps a perdu sa propriété de devenir pour une seule et même raison :

dans votre monde, il n y a plus de place pour l événement, donc il n y a plus de présent. Vous êtes prisonnier d un temps qui n a pas de présent, qui n a jamais eu de présent, qui n a pas de présent du passé, qui n a pas de passé, un temps où rien n a jamais été : un non-temps, un (temps), un temps «sous rature». L impureté de l intérêt que vous donnez aux choses et aux gens tient à ce que vous les avez assujettis à un but qui est simultanément médiation. C est pour conquérir une femme que vous faites semblant d apprendre le piano, que vous vous donnez le beau rôle, que vous lisez de la poésie italienne. Et c est parce que vous savez qu elle s y intéresse que vous vous y intéressez. Vous vivez dans un monde de simulacres interchangeables et dénués de significations. Car «la signification ne réside pas dans la structure réflechissante du signe qui implique un système de renvois indéfinis à d autres signes, mais elle provient de la nature référentielle de l énoncé qui permet à chacun des signes mobilisés de devenir la figure de quelque chose 6». La figure d une âme. Or le monde, pour vous, n a pas d âme. Il n y a qu à voir cette stupide cérémonie à laquelle vous avez été convié pour faire un reportage. A force que leur image soit retransmise, année après année, la marmotte et son village sont finalement devenus une vérité pour tous les téléspectateurs. Mais cette cérémonie de la marmotte n a-t-elle pas tout l air d avoir été mise au point par un conseil municipal désireux de faire de sa ville insipide une attraction touristique pittoresque? N ont-ils pas institué là un rituel sur mesure pour la télévision, une cérémonie sans passé, sans référence historique, sans signification profonde, un rite sans mythe fondateur, sans origine : une pure répétition ; un simulacre? La marmotte est le signe d une tradition de la retransmission 7 sur les ondes de l imagerie télévisuelle, une cérémonie que l on pourrait qualifier, avec les mots de Virilio, de «sans espace» : il n y a aucun endroit au monde qui soit le lieu où quelque imaginaire «Communauté de la marmotte» ait cristallisé son identité autour de son totem. La marmotte et son village n existent pas réellement, car tout ce qui existe est toujours plus et autre que ce qu il est. La marmotte et son village ne sont ni moins qu une image. Une image télé. Une image où l on s attend à trouver, gravé sur une planche clouée à l arbre de la marmotte, la légende «YE MARMOT», comme Tex Avery, se moquant d eux, supposait que les pèlerins du Mayflower dussent prononcer l article «THE», dans «THE MARMOT», par exemple. Ye Marmot Community n existe que «dans le poste». Ce n est le reflet d aucune essence, mais un reflet qui s alimente lui-même parce que spectateurs et acteurs s y confondent. Oui, à force de répétition, la marmotte et son village sont finalement devenus une vérité pour tous les téléspectateurs. Mais la valeur de cette vérité est une valeur d échange. L information inutile a, entre voisins de palier, entre collègues de bureau, une fonction phatique : tous auront vu la météo, ce sera le sujet convenu de la conversation du lendemain. Mais cette vérité de convention, même si elle se suffit à elle-même, n est pas la réalité. C est une vérité déterritorialisée, une vérité «sans espace». Or, qui dit «sans espace» dit temps suspendu. Ici, même le direct est indéfiniment différé : il n y a pas d origine à cette vérité de convention que constitue l existence de «Ye Marmot Community» : cette communauté imaginaire ne s enracine pas davantage dans un mythe fondateur qu elle ne s enracine dans l espace. Qui cherche l origine de la cérémonie de la marmotte ne trouve rien : destinée au spectateur du petit écran, son origine est qu elle n a pas d origine : à son commencement est la répétition. Bloqué dans cette ville qui n existe pas, vous êtes donc le personnage principal d une temporalité ordinaire dont la linéarité a été suspendue car c est là l événement majeur de ce temps où, par définition, aucun événement ne peut se produire le héros d un non-événement ponctuel qui s affole et oscille fébrilement sur lui-même. En l absence de flèche, le temps se réfléchit. Vous êtes prisonnier de la dimension zéro : le point oscillant d un nonévénement dans un espace sans espace. Ici, rien ne peut arriver, car rien n est imprévisible ; tout est image, les choses et les gens ne sont ni plus ni moins que ce qu ils apparaissent. Vous êtes dans le 6 RESWEBER (Jean-Paul), La Philosophie du langage, Paris, P.U.F., 1984, p.13. 7 "Transmission" se dit en latin traditio [NDLR].

programme. Et c est grâce à ce programme, que la télévision peut conjurer les forces «fantastiques» qui menacent son équilibre entropique parfait. C est par ce programme, encore, qu elle abolit le pli auquel s articule la vie de l autre, la possibilité de l autre : le «fantastique» n est toléré qu une fois réduit à son aspect le plus inoffensif, le folklore, c est-à-dire une fois que l expression de toute subjectivité «autre» aura été réduite au rang d image. Alors que l homme recèle en lui cette faculté, imprévisible, d apparaître toujours plus et autre que ce qu il est, le simulacre, lui, n est que ce qu il est. Il ne renvoie à aucune réalité vécue, il n a pas de profondeur ; il n est ni plus ni autre que ce qu il apparaît. Vous êtes donc en ce point zéro de l espace et du temps, stade absolu de l entropie, où toutes les significations sont épuisées d avance ; du moins, c est ce que vous croyez. Comme d une part, vous n attendez plus rien de l existence, et que, d autre part, vous lui refusez votre assentiment, l espace et le temps se polarisent sur ce point zéro d une ligne disparue. Vous vous êtes mis en marge d un temps ordinaire dont seul votre égocentrisme vous autorise à croire qu il se répète. Vous le croyez parce que vous réduisez systématiquement tous ceux qui vous entourent au Même, et que ce sont donc les mêmes personnes que vous croyez rencontrer jour après jour. Mais en vérité, ce sont une infinité de gens différents qui ont des destins différents dans une infinité de mondes parallèles, et le fait que leur trajectoire passe par ce point vacillant de votre ici et maintenant ne fait pas d eux les sosies sans âme que vous croyez. C est pour vous et seulement pour vous que le monde des phénomènes s organise en un lit de hasards. Ce non-événement de la marmotte n a pas votre assentiment, parce que vous êtes désenchanté. Mais vous sous-estimez le pouvoir qu a l engagement personnel de réenchanter le monde. La flèche du temps n existe plus parce que l entropie est totale? Mais notre temps ordinaire n est-il pas né d un équilibre entropique parfait? Toute cosmogonie, toute renaissance est un événement incausé, ou plutôt : cause de luimême. Comme la gravité quantique a la faculté de rompre la symétrie du temps 8, parce qu elle obéit à un principe d antagonisme qui régit l univers de toute éternité, l essentielle liberté d action dont l homme dispose lui permet de se soustraire aux fatalités. Comme la matière était le troisième terme, secrètement inclus dans l apparente opposition «Matière virtuelle versus Non-matière actuelle» 9, la libre essence de l homme est contenue dans l opposition «Être vs Néant» qui, sans un dépassement, resteront deux modalités d une seule et même facticité. Oui, pour n être pas «identiques», le monde quantique et le monde psychique présentent un nécessaire isomorphisme 10. Dans la vie psychique, en effet, l acte volontaire consiste, de la même manière, en une action-réaction, puisque l action de l esprit sur la matière est simultanément une rétroaction de la matière sur l esprit 11. Et cela est compréhensible si l on adhère à ce mot de William Blake : «Le corps est cette portion de la psyché qui nous est donnée par les sens.» Or, voilà qu un changement s opère à votre insu. Vous commencez à prendre goût au piano pour l amour de l art ou à sauver les gens par désintéressement. Que vous est-il arrivé? Car il vous est arrivé quelque chose : il vous est advenu une âme. Et vous commencez à aimer cet enfer contre lequel votre révolte était d abord si grande, si absolue. Vous commencez à éprouver la nostalgie du jour suivant que vous savez être le même, mais qui curieusement commence à valoir la peine d être vécu. Sisyphe est heureux. Il vous tarde de revoir la femme que vous courtisez pour l amour d elle-même et non plus dans un but égoïste. La figure de l autre commence à vous apparaître et tout ce qui lui est associé commence à prendre un sens. Vous aspirez à revoir cette femme, en vous la nostalgie se fait jour de cette absence même autour de laquelle s organise 8 PENROSE (Roger), "The emperors new mind" in Cahiers annuels de la Penns. University. 9 LUPASCO (Stéphane), Le Principe d antagonisme et la Logique de l'énergie (Herman, 1951). 10 LUPASCO, cité par NICOLESCU (Basarab) in "Le tiers inclus De la physique quantique à l'ontologie", Actes du congrès de Locarno du CIRET, 1997. Article on-line. 11 COSTA de BEAUREGARD (Olivier) in Encyclopédie philosophique, volume 3 (PUF) : «Que l acte volontaire humain consiste en une telle action a été affirmé par Descartes de ses lettres n 302 à Arnauld et 525 à Elisabeth par application d un argument analogue au Cogito appliqué à la science volitive plutôt qu à la conscience cognitive.»

l architecture labyrinthique dont vous êtes prisonnier. Or, avec la nostalgie une possibilité secrète s ouvre de pouvoir quitter ce labyrinthe. Toute nostalgie n est-elle pas le signe que quelque chose a été? Vous ne le savez pas encore mais, au cœur du labyrinthe, le temps commence à tourner dans un imperceptible siphon : les eaux mortes s écoulent enfin, le temps va repartir. Oui, cette «souffrance du retour» 12, ce désir que les choses reviennent est annonciatrice qu il s est passé quelque chose. A un moment ou à un autre, vous êtes tombé amoureux de votre destin dont le visage, cependant, vous est encore celé. Mais comment cela est-il arrivé? N est-ce pas parce que, à un moment, la nécessité croisée s est anéantie en elle-même? A force de faire semblant de vivre et d aimer, vous avez fini par faire semblant de faire semblant, et vous vous êtes pris au jeu. Après tout, il n y a qu un seul moyen de faire croire à un chinois qu on parle chinois : lui parler en chinois. Vous avez fini par prendre goût à ce que vous faisiez semblant de faire, et c est ainsi que les significations ont réinvesti le monde. Vous avez repris goût à l existence pour l amour d elle-même l existence n a de sens que parce qu elle est existence et en sortant de vous-même, en ek-sistant, vous avez saisi votre chance. C est là que vous avez redécouvert cette vérité première : la signification n est autre que l intensification de l existence, l existence vécue comme choix et non comme fatalité. En faisant semblant de faire semblant, vous avez fait vraiment, et vous avez ainsi commencé à vivre votre vie d une manière authentique. Vous vous êtes soustrait à l enchaînement circulaire des causes et des effets. Vous avez tiré de vous-même un acte à rebours du courant. Vous avez agi à la manière d une cause, et c est ainsi que le changement s est opéré : il vous est advenu une âme, et simultanément vous êtes tombé amoureux de votre destin, dont le visage vous le savez bien, en votre for intérieur est celui de votre collègue productrice. Vous avez souhaité que le jour recommence, et c est comme ça que vous avez réinventé le temps, que vous l avez provoqué à redémarrer, dès le premier jour où vous avez posé un acte authentique. Dès le premier jour où vous y avez cru. Dès la première fois où vous vous êtes mis à aimer. Il y a eu du changement dans la répétition, et la répétition s est faite palpitation du changement. Au milieu de cette forme évacuée du temps, irrémédiablement liquidée, incorrigible comme vous l étiez apparemment vous-même en arrivant dans le village de la marmotte, quelque chose est advenu contre toute attente. Et c est parce que cela s est passé contre toute attente que l histoire a redémarré. La clef du devenir n est-elle pas l événement en tant qu il est, par définition, imprévu? Impossible, même? Oui, cet enfer dont vous avez compris, malgré les apparences, qu il était le pays sans retour non au sens, ordinaire, où vous ne pouviez regagner la grande ville où vous habitez mais dans le sens, originaire, où vous souhaitiez sans espoir qu on vous retourne votre amour, c était seulement par l impossible qu on pouvait en sortir. Ce même impossible dont parle Rimbaud dans Une Saison en Enfer. Il y a eu, au milieu de ces aigues 13 mortes du temps, une cristallisation. On croyait toute possibilité épuisée d avance. C était sans compter avec la possibilité originaire, l Impossible, qui est originaire en cela qu il initie tout devenir, quel qu il soit. Et le diable, lui-même, qui marche à reculons, n avait pas prévu cela. Comme dans Faust, il s est fait avoir. Comme dans les Visiteurs du soir, il n a pu empêcher l âme de se manifester là où on ne l attendait pas, d advenir à celui dont on pouvait croire qu il en était originairement dépourvu. Mais au contraire des Visiteurs du soir, dans lequel le temps s est arrêté pour les amants, sur décret divin, les soustrayant ainsi à la vengeance du diable, dans Un jour sans fin, c est l homme lui-même qui «fait redémarrer le temps» en faisant usage de sa liberté, c est-à-dire en s émancipant, par l action individuelle et par l amendement volontaire, d un déterminisme qu on pensait inexorable. La résolution heureuse, l happy end tient à ce que le spectateur se réjouisse du redémarrage de l histoire. 12 Sens étymologique de nost-algie [NDLR]. 13 "Eaux" en provençal, les deux mots provenant également du latin aqua [NDLR].

N y aurait-il pas là quelque indice révélateur de deux conceptions symétriquement opposées du paradis et de l enfer : l une étant celle d une Amérique existentialiste qui croit au Progrès, à la liberté, au mérite personnel, et l autre, celle d une France, fille aînée de l Eglise, qui pense que Son royaume n est pas de ce monde? Entre une mentalité de la confiance et une mentalité du soupçon? Mais, contre toute attente, le soupçon peut accoucher de la confiance. Certes, l enfer est le lieu avant quoi rien n a-jamais-été, le lieu du non-avenu, et c est pourquoi il est de toute éternité, et c est pourquoi nous devons abandonner là toute espérance : «Dinanzi a me non fuor cose create / se non etterne, e io etterno duro. / Lasciate ogne speranza, voi ch intrate 14.» («Avant moi ne furent de choses créées / qui fussent pour toujours, et moi je suis éternel / C est pourquoi, laissez ici toute espérance, vous qui entrez 15.») Sans doute. Mais aussi, comme dit Sartre, c est avec le désespoir que commence le véritable optimisme : «L homme ne peut vouloir que s il a compris qu il ne peut compter sur rien d autre que lui-même, qu il est seul, délaissé sur la terre au milieu de ses responsabilités infinies sans aide ni secours, sans autre but que celui qu il se forgera sur cette terre. Cette certitude, cette connaissance intuitive de sa situation, voilà ce que nous nommons désespoir : la conscience sèche et lucide de la condition humaine. Avec le désespoir commence le véritable optimisme, celui de l homme qui n attend rien, qui sait qu il n a aucun droit, qui sait que rien ne lui est dû, qui se réjouit de compter sur soi seul et d agir seul pour le bien de tous.» La morale car morale, il y a de ce film ne doit-elle pas être cherchée du côté d une considération éthique, voire d'un invariant propre à des communautés par ailleurs incommensurables les unes aux autres? Ce que nous y voyons en effet, c est que si le temps n est pas ce développement des relations dont une finalité morale fait un devenir, il n y a pas de temps. Or, cette finalité morale est que l autre n est pas un moyen mais une fin, que la vie est valable en soi, que quelqu un est aimable pour soi-même, que c est l amour de l art qui en fait tout l intérêt, etc. «Werdende», la norne du Devenir 16, n existerait pas si les trames qu elle file et tisse n étaient tenues par «Schuld», l impossible devoir moral, tranchante limite, idéelle, à l épuisement de tous les possibles d un homme. Et il s en faudrait qu un seul refusât de se laisser gagner à l existence 17 pour que l espace-temps, soudain réduit à ce point zéro de l événement «mis en veilleuse», se mette à osciller sur lui-même. Alors, pour celui-là, «Ur-», l origine hors du temps, commencerait à embobiner inlassablement le même fil sur le même fuseau horaire 18. Et si vous êtes celui-là, vous n aurez plus de rêve, vous ne connaîtrez plus la nuit. Il n y aura plus rien que ce quotidien absurde qui, bêtement, clignote dans le néant. 14 DANTE, L Enfer, Chant IIII, "Vestibule de l Enfer", vv. 7-9. 15 Traduction d'e. Legeard. 16 En allemand, werdende signifie "naissante". Schuld exprime dans toute la philosophie germanique la "dette morale", ce décalage irréductible entre ce qui est et ce qui devrait être, entre l'existant et l'etre. Ur- est un préfixe indiquant l'origine indifférenciée dans l'espace-temps (comme dans Urform : "archétype"). Les trois Nornes sont dans la mythologie nordique, comme les Parques dans la romaine, les déesses qui règlent la vie des hommes et l'ordre de l'univers : Werdandi est la vierge du Présent, Skyld celle du Futur et Urd celle du Passé [NDLR]. 17 Ici, un rapprochement doit être fait entre les notions d événement qui sont propres respectivement à Einstein et à Heidegger : Point- Event pour l un, Ereignis pour l autre (ce à quoi nous sommes «gagnés», «er-eignet»). Tout ce que l auteur écrit depuis dix ans vise à réconcilier et à combiner les découvertes de ces deux penseurs. 18 A mettre en parallèle avec le commentaire de Jean Bottéro sur l Epopée (mésopotamienne) de la Création : «Les origines les plus reculées de l Univers [ ] ne commencent pas, comme dans notre métaphysique, au Néant, au Non-Être absolu. [ ] Peut-être précisément pour cette raison, le problème de l Origine première des choses ne semble pas avoir tant travaillé les esprits en Mésopotamie ancienne, que celui du Devenir, par transformations successives, à partir d une donnée première, confuse et infinie, ou plutôt indéfinie, peu à peu différenciée et ordonnée jusqu à la configuration présente de notre Cosmos.» Remarque première : l indéfini ici est la qualité à distinguer des deux qualités du positif et du négatif de ce qui est, précisément, en devenir. L éternel retour non simplement "du même" mais "de l'autre caché du même" est une différentiation cyclique, un devenir in(dé)fini, in(dé)terminé. Bref, la qualité indispensable à l homme mais qui lui est naturellement impartie en tant qu il est, justement, homme pour se soustraire à l enchaînement cyclique des mêmes causes entraînant les mêmes effets. Remarque seconde : l idée de Néant, évoquée par Bottéro, et rapportée à notre critique d Un jour sans fin, nous impose d évoquer un parallèle que nous développerons ailleurs entre ce film et son quasi-homonyme, L Histoire sans fin, tiré du conte de Michael Ende, où la propriété d indéfinition du conte, ré-cité depuis toujours, et cependant chaque fois différent, est menacée par le «néant» (das Nichts) qui le dévore intérieurement, parce que l imagination des enfants se perd. Nécessité croisée de ce film : le conte tire de l avancée du néant le renouvellement de son sujet ; plus le néant gagne et plus l imagination s intensifie, donc moins il y a de néant, etc.

Emmanuel LEGEARD, PhD. in Cognitive Science, Docteur ès Lettres.