Commençons par un aveu gênant : c est un agent de change qui



Documents pareils
Activités autour du roman

INT. SALON DE LA CABANE DANS LA FORÊT JOUR

PRÉSCOLAIRE. ANDRÉE POULIN (devant la classe) : Je me présente, mais je pense que vous connaissez déjà mon nom, hein? Je m'appelle Andrée.

Journée sans maquillage : une entrevue entre ÉquiLibre et ELLE Québec

Les p'tites femmes de Paris

Fiche de synthèse sur la PNL (Programmation Neurolinguistique)

Je les ai entendus frapper. C était l aube. Les deux gendarmes se tenaient derrière la porte. J ai ouvert et je leur ai proposé d entrer.

Et avant, c était comment?

La petite poule qui voulait voir la mer

Elisabeth Vroege. Ariane et sa vie. Roman. Editions Persée

«Pour moi,» dit le léopard, «je prétends être couronné, car je ressemble plus au lion que tous les autres prétendants.»

V3 - LE PASSE COMPOSE

C ÉTAIT IL Y A TRÈS LONGTEMPS QUAND LE COCHON D INDE N AVAIT PAS ENCORE SES POILS.

PARLEZ-MOI DE VOUS de Pierre Pinaud

DOSSIER Pédagogique. Semaine 21. Compagnie tartine reverdy. C est très bien!

La Reine des fourmis a disparu

Ministère des Affaires étrangères et européennes. Direction de la politique culturelle et du français. Regards VII

Là où vont nos pères1

Dis-moi ce que tu as fait, je te dirai qui tu es 1

CE1 et CE2. Le journal des. Une nouvelle maîtresse. Actualité. Loisirs. Culture

Gros-pois & Petit-point. Fiches d activités

L enfant du toit du monde

LES RÉSEAUX SOCIAUX ET L ENTREPRISE

LA LETTRE D UN COACH

PAR VOTRE MEDECIN! «FUN», LES CIGARETTES RECOMMANDÉES NOUVELLE PERCÉE MÉDICALE!

Je veux apprendre! Chansons pour les Droits de l enfant. Texte de la comédie musicale. Fabien Bouvier & les petits Serruriers Magiques

Si on parlait de culture

Le menu du jour, un outil au service de la mise en mémoire

1. La famille d accueil de Nadja est composée de combien de personnes? 2. Un membre de la famille de Mme Millet n est pas Français. Qui est-ce?

Assises de l Enseignement Catholique Intervention de Paul MALARTRE Paris Cité des Sciences de La Villette 8 juin 2007

Académie de Créteil. Projet présenté autour de l album «Trois souris peintres» d Ellen Stoll Walsh

TECHNIQUES D ÉDUCATION À L ENFANCE

I / Le bilan technique. II / Le bilan personnel

«J aime la musique de la pluie qui goutte sur mon parapluie rouge.

Secrets de trading d un moine bouddhiste

Si j étais né ailleurs, seraisje différent?

Le prince Olivier ne veut pas se laver

Le carnaval des oiseaux

S organiser autrement

Compte rendu : Bourse Explora Sup

que dois-tu savoir sur le diabète?

Nom : Prénom : Date :

Rapport de fin de séjour Mobilité en formation :

WIKIPÉDIA, LES ÉTUDIANTS, ET MOI, ET MOI, ET MOI

Pour travailler avec le film en classe Niveau b Avant la séance...4 L affiche...4 La bande-annonce...4 Après la séance... 5

Chez les réparateurs de zém

N 6 Du 30 nov au 6 déc. 2011

AVERTISSEMENT. Ce texte a été téléchargé depuis le site

Louise, elle est folle

La littératie numérique est-elle vraiment une littératie? Pour quelle raison se soucie-t-on de la définition de la littératie numérique?

CE QUE PARCE QUE 1 Homophones grammaticaux de catégories différentes

Que chaque instant de cette journée contribue à faire régner la joie dans ton coeur

GUIDE CONSO-CITOYEN : LES ESPÈCES PROFONDES

Musée temporaire. Le jeu

Rappels. Prenons par exemple cet extrait : Récit / roman

TÉMOIGNAGES de participantes et de participants dans des groupes d alphabétisation populaire

Appliquez-vous ces 4 éléments pour travailler plus efficacement?

Un autre regard sur. Michel R. WALTHER. Directeur général de la Clinique de La Source 52 INSIDE

PEUT- ON SE PASSER DE LA NOTION DE FINALITÉ?

Lorsqu une personne chère vit avec la SLA. Guide à l intention des enfants

23. Le discours rapporté au passé

MÉDECINE PSYCHANALYSE DROIT JURISPRUDENCE QUESTIONS À FRANÇOIS-RÉGIS DUPOND MUZART. première partie

«Selon les chiffres de la BNS, l évasion fiscale prospère»

Thomas Dutronc : Demain

Parent avant tout Parent malgré tout. Comment aider votre enfant si vous avez un problème d alcool dans votre famille.

Christina Quelqu'un m'attendait quelque part...

ZAZA FOURNIER, La vie à deux (2 56)

LA MAISON DE POUPEE DE PETRONELLA DUNOIS

L'identité de l'entreprise

CELINE CHELS LE CYCLE DES POLYMORPHES TOME 1 L IMMATURE CHAPITRE 0 : SPECIMEN

Richard Abibon. «Le sujet reçoit de l Autre son propre message sous une forme inversée»

quelque quelque(s) quel(s) que/quelle(s) que quel(s) / quelle(s) qu elle(s)

Patrick Fischer et les «boursicoteurs» de TTC

Sortie de Résidence Compagnie Satellite Vendredi 23 mai 2014

VAGINISME. Quelques pistes pour avancer?

Quelqu un qui t attend

CORRIGES Plan de la séance

Conseil Diocésain de Solidarité et de la Diaconie. 27 juin «Partager l essentiel» Le partage est un élément vital.

La liberté guidant le peuple sur les barricades

Camus l a joliment formulé : le seul. introduction

Descripteur global Interaction orale générale

BENF_FR.qxd 8/07/04 16:23 Page cov4 KH FR-C

PNL & RECRUTEMENT IMPACT SUR LES ENTRETIENS Présentation du 10/06/03

Catalogue des nouveautés du printemps 2014

La Liste de mes envies

POURQUOI RESSENTONS-NOUS DES ÉMOTIONS?

Alain Souchon: Parachute doré

Le coaching centré sur la solution

Un moulin à scie!?! Ben voyons dont!!!

SOYETTE, LE PETIT VER A SOIE

GRAMMATICAUX DE MÊME CATÉGORIE AUSSI TÔT / BIENTÔT BIEN TÔT / PLUTÔT PLUS TÔT / SITÔT SI TÔT 1 Homophones grammaticaux de même catégorie

LE PETIT CHAPERON ROUGE SANG. Recherches Croquis Style vestimentaire Type de Couleurs Style de Tracés

Un autre signe est de blâmer «une colère ouverte qui débute par le mot TU».

Abd Al Malik: Ça c est du lourd!

[WINDOWS 7 - LES FICHIERS] 28 avril Logiciel / Windows

Distinction entre le pronom leur et le déterminant leur

Voix Off: " Le noir le noir est à l'origine " Voix Off: " de toutes les formes "

LES RESEAUX SOCIAUX SONT-ILS UNE MODE OU UNE REELLE INVENTION MODERNE?

La petite poule qui voulait voir la mer

Les 15 mots de Rey Évaluation de la capacité d apprentissage à court terme.

Transcription:

Naturellement riches? Commençons par un aveu gênant : c est un agent de change qui m a soufflé l idée de ce livre. J étais à Monaco pour un improbable reportage destiné au National Geographic et j avais l impression d être dans un univers totalement différent, où même la plus ordinaire conversation pouvait à tout instant déraper dans le surréaliste. Un exemple : je prenais un verre avec deux jeunes femmes à la recherche d un mari lorsque l une d elles demanda : Il a toujours sa Jaguar assortie au chien? C était une Morgan, répondit la deuxième. Crème. Comme je leur demandai de m apprendre quelques rudiments de français, la phrase qui leur vint aussitôt fut : il a du fric. Si elles avaient su que je ne pouvais même pas m ouvrir un compte à Monaco, où les banquiers m avaient aimablement informé qu il fallait un minimum de 100000 dollars! Le National Geographic? me demanda l agent de change anglais un matin. Pourquoi n êtes-vous pas plutôt dans les montagnes de Nouvelle-Guinée? Je lui expliquai que toutes les nations ont un intérêt anthropologique et que les coutumes indigènes de Monaco étaient bien plus exotiques que celles de n importe quelle autre tribu. Vous savez, je vais souvent au Jimmy z, me confia-t-il. C est comme un rituel, tous les soirs on y passe les mêmes tubes, et les mêmes filles sautent de joie Lorsque je le rencontrai à nouveau quelques jours plus tard dans un piano bar, il entreprit aussitôt de cataloguer la faune qui nous entourait. Alors là, c est la parade nuptiale. Tout le monde se montre. Débauche de plumages et de croisements d espèces. 7

Une histoire naturelle des très très riches Son verre à la main, il m indiqua une femme vêtue de couleurs vives. Et là, continua-t-il du ton d un commentateur de documentaire animalier, c est une femelle noir et blanc à gorge rouge. Au même instant, dans le miroir en verre fumé, je remarquai un homme arborant une abondante moustache en croc. De profil, il ressemblait à un personnage de Toulouse-Lautrec. Il leva un briquet en or et, savourant chacun de ses gestes, alluma un gros cigare. Puis, brandissant fermement cet accessoire priapique, il passa le long du bar en saluant joyeusement ses connaissances. Dans ce Walhalla d épouses arborées comme des trophées et de négociants d armes internationaux, tout le monde était riche et beau. Mon financier but une gorgée et enchaîna : Nous sommes tous le même animal, avec ou sans montre Cartier. On a beau s amuser à brouiller les pistes avec des signes et des symboles, cela revient à la même chose que le cul rouge des singes : «Remarque-moi». Du singe à l homme, et retour Cette idée s empara de mon imagination, peut-être parce que ma vie suivait vaguement cette direction depuis un certain temps. J ai passé la majeure partie de ces vingt dernières années à écrire des articles sur la nature pour des magazines comme le National Geographic et le Smithsonian, et d autres sur des sujets nettement moins naturels pour Architectural Digest. J ai donc alterné entre sujets sur les riches et sujets sur les bêtes, souvent sans transition. Il m est arrivé de passer d une coupe de champagne avec Richard Branson dans un club privé de Kensington à une traversée de l Amazone à la nage avec les piranhas, et de sortir d un entretien à Blenheim Palace avec Lord John George Vanderbilt Henry Spencer-Churchill, onzième duc de Marlborough, pour m envoler vers le delta de l Okavango, au Botswana, rencontrer un babouin aristocrate nommé Power. J aurais eu grand peine à décider lequel de ces deux mondes était le plus périlleux et, navigant de l un à l autre, il 8

m était impossible de manquer certaines similitudes. Par exemple, en arrivant au Botswana, un biologiste auquel je rendais visite m avait confié : Chez les babouins, les règles sont les mêmes que dans un roman de Jane Austen : maintenir des liens étroits avec la famille et essayer de fréquenter les mieux placés. Spécialiste de l histoire naturelle, j ai toujours pensé que tous les individus du règne animal, depuis la fourmi-lion australienne jusqu à Karl Lagerfeld, se conforment, plus ou moins, aux règles de leur espèce. Qu ils observent des schémas fondamentaux dans les domaines de la physiologie, de la territorialité, de la hiérarchie sociale, du comportement reproductif, du comportement parental, etc., et que ceux qui y dérogent se font généralement manger. C est ainsi que je commençai à me demander s il n était pas possible de considérer les riches sous un nouveau jour : c est-à-dire en tant qu espèce animale. Il devait être possible de reconstituer une histoire naturelle des riches, quelque chose comme : «Les riches sont différents de vous et moi. Ils marquent davantage leur territoire avec des odeurs». Dans son récit d une visite aux bureaux parisiens du baron James de Rothschild, le poète allemand Heine, par exemple, raconte que lorsqu un «laquais en livrée de brocard» sortit des appartements privés du baron en portant le pot de chambre du grand homme, il vit un spéculateur boursier qui attendait dans l antichambre s incliner et «lever son chapeau avec révérence». L anecdote me rappela naturellement le comportement obséquieux de la souris domestique en présence de l urine d un mâle dominant. De la même manière, lorsque le président milliardaire de Revlon, Ronald O. Perelman, dissuada fermement sa troisième épouse, Patricia Duff, d assister aux soirées de la Convention Démocrate de 1996, cela me rappela le comportement de certaines guêpes. Lorsque le mâle trouve une femelle désirable, il s en empare et la cache précipitamment pour empêcher les autres de s accoupler à elle. Ce genre d analogies pouvant sembler révoltant et avilissant, permettez-moi de préciser d emblée qu il a ses limites. Ainsi, il serait 9

Une histoire naturelle des très très riches faux d assimiler Perelman à la mouche Johannseniella nitida, dont le mâle abandonne après la copulation ses organes sexuels sur ceux de la femelle, formant ainsi une sorte de ceinture de chasteté naturelle. D un autre côté, les riches comparent eux-mêmes leurs comportements à ceux des animaux avec une fréquence et une insistance qui indiquent à quel point ils tiennent à marquer leur place dans le monde naturel. John D. Rockefeller, alors qu il se préparait à lancer l une des offensives les plus prédatrices de l histoire de l économie américaine, confiait à sa femme : «Je me sens comme un lion en cage et je serais capable de rugir si cela pouvait servir à quelque chose». Ces analogies ne sont pas non plus toujours aussi évidentes. Robert Dedman Senior, l un des 400 plus riches patrons américains selon le magazine Forbes, décrivit un jour sa joie à la perspective de racheter une entreprise en ces termes : «Je me sens comme un moustique au-dessus d une colonie de nudistes. Ça a l air tellement appétissant que je ne sais pas par où commencer». Les riches ne sont pas différents. Disent-ils Mais une histoire naturelle des riches est-elle plausible? Pouvonsnous discuter des comportements naturels d une catégorie socio-économique alors que les frontières entre les classes sont si variables, et qu en dix ou vingt ans Bill Gates peut passer du rôle de petit-bourgeois passionné d informatique à celui d oligarque le plus riche du monde? Au premier abord, l idée était ridicule. Les riches ne sont pas différents de vous et moi génétiquement (si l on oublie un instant certains cas de consanguinité tenace). Nous sommes tous, comme le disait mon financier monégasque, de la même espèce. Nous partageons tous des mécanismes biologiques et mentaux développés à l époque où notre espèce rampait encore dans la boue et cet héritage conditionne toujours notre comportement actuel. Nos ancêtres se sont, par exemple, jetés sur le sucre et les graisses comme des chasseurs-cueilleurs à peine sortis de la savane où, je l admets, ces ressources essentielles étaient rares 10

mais nous continuons à en consommer tout autant dans notre mode de vie sédentaire bien qu on les trouve en abondance et malgré les risques de caries et de crises cardiaques. Cependant, les riches ont droit à plus de sucreries que le reste d entre nous. Ou plus exactement, ils ont droit à plus de tout ce qu ils veulent, quand ils le veulent. Et quand un animal obtient une ressource quelconque en plus grande quantité, son comportement en est changé. Donnez à un singe hurleur plus de nourriture et un statut supérieur, et il aura tendance à augmenter la fréquence de ses rapports sexuels. Donnez à une femelle opossum des poubelles plus garnies et très rapidement, elle modifiera son ratio de fertilité en mettant bas plus de mâles que de femelles. Des individus dotés d à peu près le même bagage génétique se comportent différemment selon les ressources à leur disposition. «Tout le monde sait, écrit le primatologue Frans de Waal, qu une graine de tournesol plantée au soleil dans un jardin et une autre dans un pot à l ombre donnent deux plantes totalement différentes.» Cela pourrait-il s appliquer également aux humains? Il est certain que nos tendances comportementales et biologiques communes prennent bien plus d importance quand elles se manifestent chez les riches. Peu de gens s inquiètent vraiment quand un directeur anonyme fronce le sourcil et fait une scène pour tenter d affirmer son autorité. Mais lorsque Bill Gates adopte le même type de comportement dominateur, des entreprises meurent, des gens font fortune ou sont ruinés, et le gouvernement américain, entre autres, commence à s y intéresser de plus près. Considérer les riches du point de vue du comportement animal peut même être révélateur et utile pour les riches eux-mêmes. Bill Gates, par exemple, n aurait jamais eu d ennuis avec l administration américaine, s il avait assimilé le B-A BA des techniques de domination utilisées par les singes. Si ces derniers affirment parfois leur statut en arrachant l œil d un rival, ils démontrent également leur domination grâce à des manipulations sociales plus subtiles, des alliances par exemple et même, parfois, en faisant preuve de gentillesse. 11