Au pied de la forteresse Rencontres à la frontière de l Europe



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Au pied de la forteresse Rencontres à la frontière de l Europe Auteur: Johannes Bühler Texte original: Allemand Maison d édition: Schmetterling Verlag, Stuttgart, Allemagne 304 pages 17 illustrations en couleurs: Marina Grimme 1 ere édition, mars 2015, 1300 exemplaires ISBN 3-89657-077-3 1000 exemplaires vendus en 3 mois Traductrice proposée par l auteur: Marie-Noëlle von der Recke Tel 0049 6445 5560 marienoelle@posteo.de www.am-fusse-der-festung-eu Bloqués au Maroc Trois grillages de haute sécurité seulement les séparent des enclaves espagnoles de Ceuta et Melilla. Un détroit de 14 kilomètres de large les sépare du territoire européen. Mais les voilà bloqués au Maroc au milieu de leur interminable voyage vers l avenir. Car le royaume verrouille ses frontières septentrionales pour le compte de l Europe. Par tous les moyens. Quinze de ces voyageurs ainsi échoués au Maroc racontent ici l histoire bouleversante de leur vie. De leur départ, de leur fuite, de leur échec, et de leur espoir, mais aussi, inévitablement, des liens entre leur destin et l histoire de l Europe. «Et depuis ce jour j ai peur de la mer. C est pourquoi je suis encore ici. C est la vérité. C est la peur qui me retient au Maroc.» Naomi, ivoirienne, 33 ans.

Au pied de la forteresse - Rencontres à la frontière de l Europe Dans son livre «Au pied de la forteresse», Johannes Bühler reprend le récit de l expérience de quinze hommes et femmes qui ont échoué au Maroc parce qu ils rêvaient d une vie meilleure. Ils ne peuvent ni aller en Europe, ni retourner chez eux. Et alors qu ils doivent lutter chaque jour pour avoir quelque chose à manger, ils risquent d être victimes des brutalités de la police et d être expulsés dans le désert. En effet, le royaume marocain, pour le compte des pays européens, verrouille hermétiquement sa frontière nord. Par tous les moyens. Les voyageurs décrivent leur fuite, leurs voyages éreintants, leurs soucis et leurs souffrances, leurs rêves et leurs espoirs, leur vie au pied de la forteresse européenne et montrent dans des compte rendus authentiques et pleins de suspens comment leur histoire est inéluctablement liée à la nôtre. Ces compte rendus, intégrés dans des reportages très vivants, donnent une image authentique du contexte dans lequel des milliers partent chaque année, dans de petites embarcations, à la recherche du bonheur qu ils pensent trouver de l autre côté de la mer. Johannes Bühler, né en 1988, a grandi à la périphérie d un petit village du Plateau suisse. Il a commencé sa carrière journalistique en tant que membre de la rédaction au Journal de Berne et travaille aujourd hui à son compte en tant que correcteur, auteur et traducteur. Il est passionné de voyages et d agriculture. C est en 2008 qu il a fait son premier voyage au Maroc, y est tombé amoureux et depuis, il vit entre deux mondes. Pour écrire «Au pied de la forteresse», il a fait des recherches pendant huit mois à Rabat, Casablanca, Tanger, Oujda et Ceuta. Il a rencontré des douzaines de réfugiés et de migrants, les a accompagnés dans leur vie quotidienne et a enregistré leurs récits. Les récits de la biographie et des voyages des personnes interrogées sont intégrés dans de brefs reportages qui reflètent sa propre quête, ses rencontres avec ceux qui racontent ainsi que le cadre politique et social des récits.

«J ai grandi pendant ce voyage. J en ai trop vu. Et quand je suis arrivé ici, je n étais plus normal.» Moussa, ivoirien, 19 ans Moussa avait neuf ans quand il a perdu de vue sa mère dans la confusion de la guerre. Un étranger l a pris par la main dans la rue et l a emmené dans un pays étranger. C est là que l enfant ivoirien a commencé son voyage. D espoir en espoir, jusqu au Maroc. Le voyage n est pas encore fini. Mais, après m avoir raconté son histoire à Rabat, Moussa m a dit: «je n ai plus d espoir. Parce qu ici je ne peux pas continuer.» «Je me suis sentie comme si on m avait arraché quelque chose qui m appartenait. J ai perdu ma dignité de femme. J ai beaucoup perdu.» Jeanne, camerounaise, 37 ans Jeanne a fui la tyrannie de son beau-père et se mettant en route pour un voyage qui a duré sept ans et qui a été pire que toute ce qu elle avait subi auparavant. Prostituée de force dans un bordel du désert. Prisonnière d une bande de contrebandiers. Renvoyée dans le no man s land par la police. Mais quand je la rencontre, elle rit. Elle a conservé son rire comme un trésor mystérieux caché au plus profond d elle-même, sous les sédiments de son corps profané. «Mais ce voyage m a montré que je suis fort. Je peux rester quatre, cinq jours sans rien manger. Et un jour, j arriverai.» David, congolais, 53 ans David s est rasé la tête. Si on regarde bien, on voit des cheveux argentés qui trahissent son âge. Je le rencontre affamé devant une église à Casablanca. Je cherche ma famille, me dit-il. Il a perdu le contact avec sa femme et ses enfants pendant la guerre civile en Angola. Ils se sont enfuis vers l Europe. Et il s est mis en route pour les suivre. Un chemin qu il ne souhaite à personne de parcourir.

«On ne peut pas empêcher les gens de voyager. Ça ne fait que créer la haine et la confusion.» Lamin, gambien, 36 ans À l ombre de «l excellente coopération» Le Maroc a été le premier pays du bassin méditerranéen à entrer avec l Union européenne dans un «partenariat pour la mobilité». Celui-ci a pour objectif officiel de garantir la bonne organisation de la circulation des personnes. Mais dans le cadre de ce «partenariat», l Union européenne négocie en ce moment un accord de réadmission aux termes duquel toute personne qui est entrée illégalement sur le territoire européen pourrait être expulsée immédiatement vers le Maroc. En contrepartie, les Etats de la zone Shengen promettent de faciliter l obtention de visas pour les étudiants et les hommes d affaire marocains. Ce serait un cauchemar pour ceux qui sont arrivés jusqu aux portes de l Europe: ils seraient pour toujours bloqués dans le pays qui pour eux a irrémédiablement perdu sa réputation d hospitalité. Au Maroc, ils sont exposés quotidiennement, à des attaques racistes et aux mauvais traitements de la police et doivent lutter pour survivre. En effet, depuis dix ans, le Maroc joue le rôle de policier à la frontière de l Europe. Le royaume est payé pour sa coopération avec les fonds destinés à l aide au développement et avec des avantages commerciaux. C est ainsi qu entre 2007 et 2013 plus d un milliard d euros ont été alloués au Maroc dans le cadre de la politique européenne de voisinage - une somme qu aucun autre pays ne s est vu allouer. L accord de réadmission en cours de négociation est une pièce maîtresse du puzzle de la stratégie européenne qui consiste à repousser les migrants hors de ses frontières et à laisser d autres porter la responsabilité du destin des voyageurs. Le Maroc réagit en construisant un grillage barbelé de 450 kilomètres à sa frontière avec l Algérie. Le problème est repoussé vers le désert. Là où personne ne voit plus ce qu il se passe. En même temps, la violence d Etat contre les migrants est devenue beaucoup plus brutale depuis l aboutissement de ces efforts diplomatiques. Médecins sans frontières a constaté une augmentation massive des décès et des blessures des suites de violences infligées aux frontières et des razzias effectuées dans les camps. Le désespoir pousse les voyageurs à prendre de plus en plus de risques pour quitter le Maroc coûte que coûte. Et c est ainsi que des douzaines de personnes perdent la vie chaque semaine à la frontière sud-ouest de l Europe. Ils se noient en essayant de traverser le détroit de Gibraltar dans des bateaux pneumatiques ou tombent sous les coups des gardes postés aux grillages qui protègent les enclaves espagnoles de Ceuta et Melilla. Et personne ne compte les morts.

Extrait de Au pied de la forteresse. Tous droits reservés. Serge * Né en 1986 en Côte d Ivoire Pour vite me repérer, tu n as qu à demander où est un ivoirien qu on appelle Killer, les gens sauront qui tu veux dire. D où vient ce nom? On me l a donné à cause de mon grand cœur. J ai un grand cœur. Ça veut dire que si je veux quelque-chose, je fais tout pour y arriver. Même si c est impossible, j essaye. Si on me dit par exemple que c est impossible d entrer ici, c est comme si tu disais à un enfant qu il ne doit pas toucher au feu - mais l enfant veut à tout prix y toucher. Je suis comme ça. Je veux toujours arriver là où on me dit que c est impossible. Je veux faire moi-même l expérience et voir comment la vie continue. Parce que j aime la joie, j aime la musique, l aime le confort mais quand-même je veux faire l expérience de la vie, quoi. Je ne sais pas si tu me suis. C est comme ça. En Côte d Ivoire j étais étudiant. Mais à cause de la crise, je ne suis pas resté longtemps à la fac. On ne pouvait plus continuer les études par rapport aux moyens financiers et aussi parce qu on voulait devenir vite indépendant. Quand on voyait les gens revenir d Europe avec la grosse caisse et beaucoup d argent on se disait: bon pourquoi perdre son temps ici à l école pendant que le pays est en crise? Je faisais aussi du foot. Au fond, je suis footballer. Même à présent je continue toujours à taper un peu le ballon, mais la situation ici ne te permet pas de t épanouir. Alors tu es obligé de laisser tes envies de côté et de faire d autres choses que tu n as jamais faites et que tu n aurais jamais pensé faire. Tu vois, je fume. C est les soucis qui m ont entraîné à fumer. Je jouais en deuxième division et je m entrainais dur. Au foot on m appelle Yaya Touré. Tu connais le footballer ivoirien Yaya Touré qui joue dans l équipe de Manchester City? On m appelle Yaja Touré. Ça veut dire que je suis fort, que je me débrouille bien. Quand j ai quitté la Côte d Ivoire, je voulais aller en Algérie, trouver un club et signer un contrat, en deuxième ou même en troisième division. Ça m aurait été égal. En Algérie, les championnats sont professionnels et si tu as un contrat, c est un contrat professionnel. Nous étions six footballers et nous avons quitté la Côte d Ivoire ensemble. C était en 2008 je crois. On a pris le bus jusqu à Bamako et de là jusqu à Gao pour continuer sur l Algérie. Mais je n avais aucune idée comment le voyage allait continuer. Je croyais que nous aurions une place assise dans un car et que nous roulerions sur une route normale, goudronnée. Malheureusement ce n était pas le cas. Quand je suis arrivé à Gao, on nous a tous entassés dans un Toyota, un Landcruiser. Nous étions quarante-trois. Ils chargent d abord les bagages, les attachent avec des cordes et on s assoit dessus. Chacun a un bidon avec cinq litres d eau. J étais assis sur le bord, les jambes vers l extérieur et je m accrochais à la corde, derrière moi. On a traversé ce désert comme ça pendant deux jours. Je ne savais pas que c était comme ça. Je ne savais même pas que nous devions traverser un si grand désert. Il n y a pas de route et le conducteur s oriente grâce à la lune. Et en plein désert j ai failli mourir. Tu comprends, dans le désert, il n y a pas d embouteillages, pas de feux rouges, pas de prudence et pas de freins. Non. La voie est libre. La route est large, immense. Sans limite. Et même quand le chauffeur fait un virage, il ne ralentit pas. On fonce dans le désert. Dans la nuit. En plein hiver. Quand on s arrêtait à trois heures du matin pour manger quelque chose, je ne pouvais rien avaler. Je pleurais des larmes. Je n aurais jamais pensé que mon aventure allait commencer comme ça. Mais comme il n y avait pas d autre solution, il fallait continuer. C est comme ça. Et comme Dieu est le tout-puissant, il nous a gardés et nous sommes arrivés sains et saufs à Bordj. Mais beaucoup ont perdu leur vie sur cette route. Seuls les guerriers ont survécu, les plus durs, les plus enragés. Bordj est la première ville dans le désert algérien. Nous nous y sommes installés pour travailler. On

nous a amenés sur une place qu on appelle le Tchad et à 10 heures j avais déjà mon premier boulot. Un Algérien avait besoin de deux personnes pour décharger des briques d un grand camion. Et combien on a gagné pour ça? 150 dinars, ça fait 1 Euro 50. En tout cas j ai vu que l esclavage qui a été aboli continue à exister sous une autre forme. Pas comme à l époque, avec des chaînes au cou et aux pieds, non. Mais on continuait à nous traiter comme des esclaves. On nous faisait faire les travaux les plus durs. Mais nous n avions pas le choix, puisque nous n avions plus d argent. Et ça a continué comme ça jusqu à ce qu un Algérien vienne me chercher pour construire le grand lycée de Bordj. C est moi qui ai creusé les trous pour la clôture. Des trous de 80cm. J ai reçu 100 dinars pour chaque trou. J arrivais à faire cinq ou six trous par jour, parce que j avais absolument besoin d argent. On risque sa santé là-bas. À Bordj tu peux te démolir complètement. Si tu n as pas un bon corps, tu ne peux plus avancer. J y ai travaillé huit mois de suite. Un jour la police est venue dans notre foyer à quatre heures du matin. Ils ont défoncé les portes et arrêté tous ceux qui n avaient pas de papiers. Mes amis ont réussi à prendre la fuite, mais pas moi. Pendant deux mois, ils nous ont envoyés de prison en prison, de Bordj à Reggane puis à Adrar, à Ain Salah, à Tamanrasset et à Tin Zaouaten. Là-bas, on ne mange qu une fois par jour. Du pain sec le matin. Après il faut attendre jusqu au lendemain. Une demi baguette par personne. Le froid de la cellule peut te tuer. Il n y a pas de couvertures. Je suis passé par presque la moitié des prisons algériennes. Dans chaque ville ils font des photos, prennent tes empreintes digitales et il faut signer un protocole qu on ne comprend pas. Ensuite on t emmène devant un tribunal et le juge te condamne à six mois de prison avec sursis. Mais ils ne te libèrent pas pour autant, ils t emmènent à Tamanrasset. Le camp de détention de Tamanrasset est comme Alcatraz. Tu connais la prison d Alcatraz? Elle est immense, avec des tours sur lesquelles des militaires armés montent la garde et nous regardent d en haut comme si nous étions des criminels. C est comme ça, tu vois? Nous étions tous des subsahariens. Après une semaine ils ont frappé à la porte à quatre heures du matin, jeté de l eau dans la cellule pour nous réveiller et nous ont mis des menottes. Après, ils nous ont chargés dans un camion qu ils avaient bardé de barbelé pour que nous ne puissions pas nous enfuir. Ils nous ont emmenés à Tin Zaouaten, à la frontière du Mali, à 600 km de la dernière ville algérienne. Tin Zaouaten, c est l enfer sur terre. Je n ai jamais vu l enfer là-haut mais j ai vu l enfer sur la terre. Oh oui. Si on t emmenait à Tin Zaouaten, tu ne tiendrais pas. Là-bas, personne ne t aide. Si tu arrives là-bas et que tu n as pas d argent, même ton propre frère va te laisser tomber parce que personne ne supporte. Si tu as fini de fumer une cigarette et que tu jettes le mégot, une chèvre vient le prendre et le manger. Sous tes yeux. Et quand tu vois que les chèvres mangent les sacs de ciment, tu remarques que la vie va être difficile, que c est ici que commence l aventure, que tout ce que t as vécu jusque-là n est rien en comparaison avec ce qui va venir. Ici il n y a rien à manger. Il y a un seul arbre sous lequel tout le monde cherche de l ombre. On est arrivés à six heures du matin, et le soleil tapait déjà comme s il était midi. Le soleil grille tout. La chaleur. La poussière. Le vent. Ils sont venus avec des kalaschnikovs et nous ont forcés à descendre. J ai vu partout des vêtements déchirés. Il y avait un petit cimetière. Quelques maisons en terre. C est tout. En plein désert. Ah oui, Tin Zaouaten. J y ai passé une journée, parce que j avais un peu d argent. Ça j ai quand même apprécié chez les policiers algériens, même si tu as un million sur toi, ils ne te volent pas un dinar. Ils te fouillent de la tête aux pieds, ils comptent ton argent et le gardent mais quand ils t emmènent à Tin Zaouaten ils te rendent tout. Et Dieu merci j ai pu partir. Mais d autres sont restés. Certains sont devenus fous. Et beaucoup sont morts. Beaucoup. À Tin Zaouaten. Parce que là-bas, si tu n as pas de force, tu meurs. Je n invente rien. C est ce que j ai vu. Et c est comme si c était hier. Mais on ne peut pas se l imaginer. Il faut l avoir vécu pour s en rendre compte. Quand je suis revenu à Bordj, on a mis l argent de huit mois de travail ensemble, on s est acheté des passeports maliens et j ai continué ma route vers Maghnia en passant par Raggane et Adrar. Parce qu en Algérie, c était trop difficile. Le racisme, le travail, ça n allait pas. Donc j étais forcé d aller au Maroc. À Maghnia il y a un réseau de blacks: chaque communauté de chaque pays a un chairman. Quand tu arrives ils t amènent chez tes compatriotes et tu dois payer une taxe au chairman, une caution. C est comme une petite mafia. Le chairman est comme un président, et chaque chairman a son gouvernement. Il n y a pas d élections mais il a un mandat et après un certain temps il se retire et le prochain prend sa place. Quand un nouveau devient le chef, il donne 1450 euros à celui qui se retire pour qu il puisse payer l embarcation pour l Europe.

Maghnia, c est encore un autre film. Le chairman des ivoiriens s appelait Ismou. Une fois, la nuit, il m a donné l ordre d aller chercher de l eau. Le lieu où nous allions chercher l eau était très éloigné. J y suis allé mais le robinet était verrouillé. Alors je suis rentré et j ai dit: le robinet est verrouillé. Mais Ismou ne m a pas cru et il a envoyé deux gars pour vérifier. Trois heures après ils sont revenus avec un verre d eau. Ils l ont sûrement récupéré dans une flaque quelque part. Je dormais et Ismou m a fait réveiller. Il a dit: debout! Regarde cette eau qu ils ont apportée. Il a appelé les maliens et ils m ont mis dans leur prison. C est un endroit où ils te surveillent pour que tu ne puisses pas partir. Le lendemain ils m ont jugé. Ils m ont déshabillé et m ont juste laissé mon short et dix hommes m ont tabassé avec des gros bâtons. Ils tapaient, tapaient, tapaient, jusqu à ce que je pleure. J ai failli mourir. Après ils m ont dit: on t a prévenu. Le chairman est le chairman, s il te commande de faire quelque chose, tu dois le faire. Après ils m ont condamné à payer 350 Euros. On appelle ça fuckup. Il a fallu que je reste trois mois à Maghnia. J ai travaillé dur dans une ferme et tous les soirs ils me prenaient mon argent jusqu à ce que j aie payé ma dette et jusqu à ce que je puisse payer le passeur pour aller au Maroc. C est une petite Mafia. Avec eux, il ne faut pas rigoler. Même si tu es très fort: quand tu arrives là-bas, tu deviens tout petit. Tu ne te bats pas contre une personne mais contre beaucoup. Tu te bats contre plusieurs communautés. Alors tu fais tout ce qu on te demande de faire. Si on te demande de taper quelqu un, tu tapes - sinon c est toi qui te fais frapper. Et quel que soit le prix du fuckup, tu paies. Tu iras jusqu à appeler des parents et tes frères pour qu ils t envoient de l argent. Ces gens-là peuvent faire n importe quoi avec toi. Parce qu ils n ont plus d avenir, Ils n ont plus d espoir. Ils n ont plus de sentiments. Tu vois un peu. À Oujda j ai dormi à la fac, là où sont les migrants. Et le lendemain je suis allé à pied à El Aïoun et là je me suis caché dans un train de marchandises. Il m a emmené à Taourirt. Là, la nuit, je me suis accroché au dernier wagon d un train de voyageurs. Jusqu à Fès. Ça fait 300 kilomètres. Dans le vent glacial. Je m accroche à la porte. À chaque gare je saute sur le quai et je fais attention à la police. C est comme jouer à cache-cache. Je m éloigne discrètement du train et je me comporte comme un passager normal. Et quand le train redémarre, je saute dessus. Comme un singe. Voilà. Quand je suis arrivé à Fès, j avais les pieds comme des pattes d éléphant et ils ne rentraient plus dans mes chaussures. À Fès, j ai mendié jusqu à ce que je puisse payer le voyage jusqu à Rabat. J ai mendié. Alors je vois un blanc et je lui demande d avoir pitié. Je lui dis: aidez-moi s il vous plaît, je veux rentrer à Rabat. Et il me donne un dirham (10 centimes). Un demi-dirham. Deux dirhams. Jusqu à ce que j aie 50 dirham pour payer le bus jusqu à Rabat. Je suis arrivé au Maroc en 2009. Et ce dernier trajet, je l ai maintenant fait 27 fois. Plus de 27 fois. Je peux plus compter. Et je suis toujours au Maroc. J ai tout essayé mais je n ai pas encore pu entrer en Europe. J ai pas eu de chance. Je viens de revenir ici ce matin. J étais à Fnideq, à la frontière de Ceuta. Aujourd hui c est jeudi. Lundi soir à 7 heures j ai été arrêté au grillage. Excuse-moi, je vais te raconter l histoire jusqu au bout, mais tu vas me donner un peu d argent pour que je puisse manger quelque chose ce soir. Bon, pas de problème. On était deux à essayer de passer le grillage. Mais un habitant nous a reconnus à la couleur de notre peau et il l a dit aux militaires. Et ce matin, à six heures j étais ici. Voilà. Je me suis lavé et j ai bu un café. Parce que je n avais pas d argent pour m acheter à manger. Maintenant je suis chez mon frère et je vais voir comment continuer. Tu vois, j ai maigri, attends, je te montre une photo pour que tu voies comme j ai maigri. Là tu vois comme j étais en forme? Et maintenant regarde, je n ai plus de corps. Parfois je passe deux jours sans manger. Parfois je mange juste un bout de pain en trois jours. Je sacrifie mon corps pour pouvoir entrer. Nous remettons tout entre les mains de Dieu. Notre seule richesse, c est la prière, c est Dieu. Si ça marche, c est Dieu. Si ça ne marche pas, c est Dieu. Donc voilà. Parce que rien n est éternel sur cette terre. Vous aussi, les occidentaux, vous mourrez tous. Nous allons tous mourir un jour. Tout ça c est comme un film. Chacun vient et joue son rôle mais à la fin tout le monde quitte la scène. Tôt ou tard, nous mourrons, toi et moi. Vous continuez à nous piller et nous souffrons à votre place. Mais tôt ou tard, nous nous retrouverons tous là-haut. Rien ne l empêchera. Rien n est éternel. Quand je suis arrivé au Maroc, j ai essayé d obtenir le statut de réfugié à l UNHCR. Mais je n ai pas eu de chance. Alors je n ai pas pu rester ici. Il n y avait plus qu une solution pour moi: tenter ma chance et immigrer en Europe en tant que clandestin. Je suis allé à Takadoum et j ai appris la cordonnerie. J ai réparé des chaussures dans la rue pendant quatre mois, jusqu à ce que j aie assez d argent pour me payer le convoi.

Nous étions huit. Nous avons acheté le matériel et nous sommes allés à Fnideg, à la frontière de Ceuta. On est arrivé à quatre heures du matin et on s est caché dans la forêt dans les montagnes. On vit dans la forêt. Comme Tarzan. Comme des singes. Au milieu des animaux. Oh oui. Nous travaillons la nuit, quand les gens dorment. Tu étais en Suisse à ce moment-là. Tu dormais ou tu regardais la télé. Nous, on travaillait, à partir de minuit, à partir d une heure du matin, sans lumière. On provoquait les militaires, les Forces auxiliaires qui gardent la frontière. Car Ceuta c est l Espagne, c est la petite Espagne, et de là on peut aller dans la grande Espagne. On s approche du poste, un kilomètre, cinq-cents mètres. Tu vois, comme dans les films américains, quand les Américains veulent envahir un coin, comme par exemple dans la guerre au Nigéria, quand Bruce Willis est venu avec ses amis, ils étaient six personnes pour libérer la femme américaine des mains des rebelles. C est pareil pour nous. On tourne un film. On est les voleurs. On est les héros. On est les braves. Eux c est les empêcheurs, ils nous empêchent d entrer. On met toute notre intelligence en pratique pour nous déjouer d eux et pour entrer dans l autre camp. L autre camp, on l appelle le camp du bonheur, l Europe. On se dit que même s il n y avait rien en Europe ce serait dix fois mieux que l Afrique. Parce que vous les européens vous avez tout pillé chez nous. C est pourquoi nous venons pour récupérer ce que vous avez pillé. On va chercher le minimum car on ne peut pas atteindre le maximum. Même avec le courage que nous avons, nous ne pouvons pas arracher les choses des mains des occidentaux. Alors le mieux, c est d aller chez vous, d y travailler, de prendre un petit peu et de rentrer chez nous. C est comme ça. Bref, ça c est entre parenthèses. On revient à notre sujet. Nous observons les militaires. Ils sont là avec leurs torches. Je les vois mais ils ne me voient pas. C est mon avantage. Ils ne voient pas bien dans l obscurité. Parce que je suis noir, par nature. Et je m habille en noir. Alors j étudie leur rythme. J observe qui quitte le poste et quand il le quitte. Ensuite un autre le remplace mais souvent ils sont loin tous les deux ou ils discutent et sont un peu distraits. Une minute d inattention suffit pour que nous puissions passer. C est comme ça. Quand ça devient difficile, nous prenons une pierre et nous la lançons de l autre côté. Le garde regarde dans cette direction parce qu il pense qu il y a quelqu un là. Alors il nous appelle: eh mon ami! Et pendant qu il nous cherche nous quittons notre cachette, nous courons à la plage et nous sautons dans l eau. Quand il nous découvre nous somme déjà dans la mer et il ne peut plus nous attraper. À partir de là nous avons affaire à la marine marocaine et si elle n est pas là nous arrivons directement dans le camp des espagnols, dans le camp du bonheur. Et là, c est aux espagnols de décider s ils nous envoient dans le camp d accueil ou s ils nous livrent aux Marocains. Tout dépend de la chance de chacun. Tu vois? Je n ai pas eu de chance. Et je n ai pas seulement essayé avec le zodiaque mais aussi par le grillage. J ai grimpé au grillage. J étais sur le sol espagnol. Mais les Espagnols m ont arrêté et m ont livré aux Marocains qui m ont tabassé et m ont renvoyé à Oujda. J ai souvent été battu. Ils te battent comme - je ne sais pas comment je peux te décrire ça. Une fois j ai passé deux semaines à l hôpital et je ne pouvais plus bouger tout le côté gauche de mon corps. C est comme ça que je fais la navette entre les frontières. De la frontière de l Europe à la frontière de l Algérie. Puis je fuis les militaires algériens, je me cache vis-à-vis les gendarmes marocains, je fais 50 kilomètres à pieds jusqu à Oujda et encore 53 kilomètres jusqu à la gare des marchandises et je me cache dans le train jusqu à Fès. Si tu as de l argent, tu peux partir de là en car. Si tu n as pas d argent, il faut que tu te remettes à mendier. Donc si tu vois mes frères mendier dans la rue, il ne faut pas leur en vouloir, ils le font parce qu ils ne peuvent pas faire autrement. Ils n ont pas le choix. Même nos propres parents ne savent rien de cette réalité. Je ne te raconte pas mon histoire parce que tu es un blanc. Non. C est un peu pour arrêter la migration. Parce qu on croit que l Europe c est le paradis. En sortant de chez nous il y en a d autres qui ont laissé beaucoup de choses derrière eux, ils ont détruit beaucoup de leur bien en croyant qu en Europe ils auraient plus. Avec ce qu on avait, on aurait pu vivre à la maison sans soucis. Comment dire: nous étions trop envieux. Nous étions tellement envieux que nous nous disions que forcement l Europe nous sourirait. Mais aujourd hui, toujours au Maroc, je n ai même pas - regarde, attends, ça tu vois c est mon fils. Tu vois comme il me ressemble? C est mon fils. Et aujourd hui je n ai même pas de quoi nourrir mon enfant. Tu comprends? Mais nous ne pouvons pas dire la vérité à nos parents. Et pas non plus à nos amis, ni à nos frères. Parce qu ils nous envient. Ils se disent: ils sont là-bas, ils vont bien. Mais nous nous n allons pas bien. Mets toi à

ma place: mes parents pensent: notre fils est là-bas et un beau jour il va nous rapporter quelque chose. J ai des petits frères, j ai un fils, j ai des gens qui comptent sur moi. Je ne peux pas leur dire que je ne mange rien ici. Je ne peux pas leur révéler comment je vis ici. C est impossible. Un jour peut-être, quand j irai bien et que je raconterai cette histoire, les gens penseront que c est une blague. Tu vois? Car si tu dis la vérité, on pense que tu es un menteur. Mais si tu mens, on pense que c est la vérité. N est-ce pas? Il faut être sur place pour voir la réalité. Nous vivons au jour le jour. Si on a quelque chose à manger on mange, et si on n a rien, on ne mange pas. Je n ai jamais passé une journée sans manger. Voilà. Le jour de l Aïd El-Kébir, on a fait deux tentatives pour passer le grillage. La première fois, à trois heures du matin. On avait encore un kilomètre jusqu au centre-ville quand la Guardia Civil nous a attrapés et nous a remis de l autre côté du grillage. On a réussi à échapper aux militaires et à six heures du matin on est repassé de l autre côté. Cette fois ils nous ont coincés à l entrée de la ville et nous ont remis aux Marocains. Et les militaires nous ont tabassés. Ils nous ont battus avec de grands bâtons gros comme mon bras. Beaucoup se sont effondrés. Quand on est arrivé à la gendarmerie, la voiture était pleine de sang et j ai vomi. Quand ils nous ont jetés à la frontière de Oujda, on ne pouvait plus marcher. Je suis reparti en boitant. J avais encore mon corps. Mais ceux qui avaient un corps comme le tien n ont pas tenu le coup. J étais défiguré, mon bras était gonflé. Ça fait partie de la vie. Mais aujourd hui j en ai marre. Depuis 2009, j ai essayé de toutes les manières d entrer en Europe. Et je ne m arrête pas. Mais actuellement je suis fatigué. Oui, je suis essouflé. Je n ai plus de force. Alors je vais me reposer et voir comment gagner un peu d argent pour avancer, tu vois. C est la vie. Personne n a choisi d être né noir ou blanc, dans une famille pauvre ou dans une famille riche. C est Dieu seul. Tu pourrais être dans ma peau et je pourrais être dans la tienne. Et pourtant on a tout en Côte d Ivoire. On n est dépendant d aucun autre pays. On a assez de nourriture pour nous et pour nourrir nos voisins. Notre terre est fertile, nous avons beaucoup de ressources, nous livrons de l électricité aux pays voisins et nous avons le plus grand port de toute l Afrique occidentale. Nous sommes le premier producteur de cacao mais nous ne produisons pas de chocolat. Beaucoup d Ivoiriens ne peuvent même pas acheter de chocolat parce qu il est trop cher. Où va l argent? C est la France qui pèse, c est la France qui fixe le prix. Et nos présidents ont leurs comptes dans des banques suisses. Ils se servent et sont gouvernés par les occidentaux. La guerre que nous avons eue en Côte d Ivoire, qu est-ce que c était? Une guerre politique. La population n a rien à voir avec. Les politiciens veulent à tout prix être présidents pour piller les caisses. C est pour ça que nous sommes maintenant hors du pays. Et ils gardent leur argent en Suisse sur leurs comptes en banque. Mais nous, nous ne pouvons pas y aller. Il nous faut des papiers. Qui as-tu làbas? As-tu de l argent? Comment vas-tu vivre? Ils nous testent pour voir si nous avons le SIDA. Alors que c est eux qui ont amené le SIDA en Afrique! Nous n arrivons pas à aller chez vous alors que vous, vous venez chez nous. Sans problème. Si tu veux aller en Côte d Ivoire, tu t achètes un ticket et c est tout. On ne te demande rien. Tu vas t amuser. Et si tu as un problème tu vas à ton ambassade et ils te ramènent chez toi. Si tu te fais kidnapper au Mali parce que tu es un occidental, c est un gros problème. Mais les pauvres gens qui eux aussi souffrent, les Africains, on les laisse comme des déchets. On vous glorifie à cause de la couleur de votre peau. Alors que ce n est qu une couleur. Et en fait c est la peau noire qui est la meilleure. Michael Jackson l a dit une fois - Michael Jackson est d origine ivoirienne, tu sais. Ses ancêtres venaient de mon village. Il a dit: nous les noirs nous pouvons devenir blancs mais vous les blancs vous ne pouvez pas devenir noirs. Vous avez tout ce que vous voulez mais vous ne pouvez pas avoir notre peau. C est vrai, vous avez l intelligence, ou plutôt vous avez l intelligence du vol, n est-ce pas mon frère? Parce que c est à cause des occidentaux que nous souffrons aujourd hui. Nos gouvernements se laissent manipuler par l Occident. Aujourd hui la crise est finie en Côte d Ivoire et une nouvelle crise commence au Mali. Ils organisent la crise à un endroit pour le piller parce qu ils savent que le sol est riche. C est comme ça. Et le jour où je rencontrerai un président européen, je lui dirai quelque chose. Oui, je lui dirai tout ce que je t ai dit et plus encore. Pour qu ils foutent le camp. On en a marre. Ils viennent, construisent des usines, mangent bien, sortent avec nos sœurs, font des enfants par si par là, mènent une vie confortable. Et du jour au lendemain ils disparaissent. Ils prennent l avion et retournent dans leur pays. Mais nous, nous n avons qu à essayer d aller en Europe comme clandestins. Et nous ne sommes même pas sûrs que nous allons y trouver ce que nous cherchons. Parce qu une fois là-bas, il nous faut repartir à zéro. À la fin de toute aventure commence une nouvelle aventure.

C est comme ça. C est la raison de la migration clandestine. C est pas parce que nous le voulons. On est toujours mieux à la maison, avec ses parents, que dans un endroit où on souffre et où on n a rien à manger. Alors dis à tes parents en Europe, à ceux qui dirigent le monde, dis-leur que ça va finir. Le cercle qu ils ont créé, la mafia qu ils ont créée, tout ça aura une fin. Et le jour où nous nous retrouverons tous au jugement dernier, c est ce que disent la Bible et le Coran, si Dieu me donne cinq minutes ce jour-là je choisirai un blanc pour me battre avec. Si Dieu me donne cinq minutes de liberté, pour me défouler, je choisirai un blanc. J ai perdu combien d années ici pour aller en Europe? Et je n ai rien. Mais chez nous on dit, si tu es un garçon, il faut que tu acceptes de souffrir. C est comme je t ai dit: rien n est éternel sur cette terre. Tu peux être né pauvre et mourir riche. Ou le contraire. Alors je dis: si nous souffrons, c est notre destin. Voilà un peu mon histoire. Ma vie de clandestin. Ma migration. Il y a un artiste ivoirien, Tiken Yah, je ne sais pas si tu le connais, il chante: vous venez chaque année, l été comme l hiver et nous, on vous reçoit toujours les bras ouverts. Vous êtes ici chez vous, après tout peu importe, on veut partir alors, ouvrez la porte, ouvrez les frontières, ouvrez les frontières, laissez-nous passer!