Celui qui est capable de ressentir la passion est celui qui peut l'inspirer. Jissey.



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Transcription:

La Rencontre Celui qui est capable de ressentir la passion est celui qui peut l'inspirer. (Marcel Pagnol) Paris, 5 mai 1968. Jissey. Cette histoire extraordinaire a commencé le 5 mai, j'en suis certain. Après les manifestations de ces derniers jours, Paris est devenu plus calme. La rue semble appartenir au peuple, aux étudiants, aux ouvriers, sous le regard inquisiteur de la police qui fait des rondes en permanence pour débusquer d'éventuels terroristes. Quelle douceur dans le jardin du Luxembourg où je viens de m'installer, pile sur un banc chauffé par les rayons du soleil. Je sens sa chaleur sur mes épaules. Ça fait un bien énorme. Je suis étudiant à Nanterre et aujourd'hui, j'ai envie de respirer le bon air de la capitale, celui qui sent bon lorsqu'il n'y a personne et lorsque le chant des oiseaux réchauffe le cœur. Neuf heures viennent de sonner à Notre-Dame-des- Champs. Je savoure un croissant acheté dans une boulangerie de la rue Vaugirard. Quel calme autour de ces arbres centenaires! Seule, une femme âgée, en manteau noir, promène un minuscule chien blanc qu'elle appelle «Kaki». L'animal fouine son nez sur la pelouse à la recherche de je ne sais quelle odeur, faisant fuir les pigeons qui le survolent mécontents. Assise sur un banc, de l'autre côté du parterre de fleurs, une jeune fille semble absorber par la lecture d'un roman et ne prête aucune attention à ce qui se passe autour d'elle. Elle est brune et porte un caban bleu marine. Elle a le déguisement parfait du corbeau. Elle est une attraction pour les pigeons qui se promènent devant elle dans l'intention de lui quémander de la nourriture. J'aurais pu l'aborder, mais pour lui dire quoi. Son roman parait être le meilleur ami qu'elle a sans doute aujourd'hui. Jean-Pierre s'avance vers moi, je ne l'ai pas vu venir. C'est notre lieu de rendez-vous préféré. Jean-Pierre est routier et comme il habite dans le quartier du Luxembourg, nous avons pris l'habitude de nous rencontrer tous les dimanches matin, ici, dans ce jardin magnifique. Nous nous connaissons depuis l'enfance. Nous avons le même âge et nous nous sommes côtoyés pendant des années avant que les études nous séparent. J'ai commencé une licence de droit à Nanterre, bénéficiant d'une chambre d'étudiant et Jean-Pierre s'est

orienté, après la troisième, dans un lycée technique de Caen, là où vivent toujours nos parents. Après deux ans d'études, il a trouvé un emploi de chauffeur-routier dans une société parisienne et a déménagé pour s'approcher de son lieu de travail. L'an dernier, il a fait connaissance de Nicole, une fille sympa avec qui il file le parfait amour. Ils habitent dans un logement appartenant à ses beaux-parents. Pas de loyer à payer. Ils envisagent même d'avoir un enfant lorsque Nicole aura terminé ses études de coiffeuse. Je lui propose un croissant. C'est drôle, il a toujours le sourire aux lèvres. - Il y a une réunion d'étudiants à dix heures, me dit-il. Je vais y aller. Tu viens avec moi? Ils veulent préparer une grande journée de manifestations avec un défilé avec les syndicats. - OK, je t'accompagne. Je ne sais pas pourquoi j'ai été immédiatement d'accord. Mais ce «oui» va bouleverser complètement mon existence. Je ne sais pas si j'ai de la chance ce dimanche. Je suis certain que ce «oui» a été bénéfique pour moi et je vais vous expliquer pourquoi. Après avoir suivis la rue de Condé, nous débouchons sur le boulevard Saint-Germain. Il me fait entrer dans la Brasserie des Amis. A l'intérieur, ça sent bon le café et le patron fait tourner la machine. Quelques relents désagréables de vin me montent aux narines. C'est écœurant! Une dizaine d'étudiants et quatre syndicalistes sont réunis autour de plusieurs tables mises bout à bout pour agrandir le cercle des participants. Ce lieu me rappelle les anciens bars où, comme ici, la banquette en skaï rouge fait le tour de la salle. Nous nous glissons entre un homme de forte corpulence portant une chemise à carreaux et un jeune homme aux cheveux dégoulinant dans le cou. Il parait maigre, le visage anémié, taillé au ciseau à bois. La discussion est soutenue. Un homme d'une quarantaine d'années, les cheveux blonds, semblant connaître les lois, explique à son jeune auditoire les manières de faire les choses légalement, comme demander une autorisation de défiler à la préfecture de police. Jean-Pierre me donne un coup de coude : - C'est le responsable des routiers de la région parisienne ; il soutient la grève que nous avons commencée jeudi. Il a des relations avec les ouvriers de Renault qui vont se mettre prochainement en grève. Ils discutent de l'augmentation des salaires avec la direction, mais elle ne cède sur rien, préférant laisser pourrir le mouvement. La discussion dure une heure où chacun commande une

boisson, en majorité une tasse de café. La plupart des étudiants fouillent dans leurs poches pour ressortir des pièces qu'ils comptent méticuleusement pour faire l'appoint. Lorsque tout le monde s'est mis d'accord, il est presque midi et Jean-Pierre me propose de venir déjeuner chez lui. J'accepte de bon cœur. D'abord, j'ai une faim de loup et je n'ai pas envie de passer mon dimanche à faire les cent pas dans Paris, en mangeant un sandwich sans saveur. En franchissant la porte, je bouscule légèrement une jeune femme qui sort en même temps que moi. Je me confonds en excuse. En me retournant, je rencontre ses yeux noirs. Elle n'est pas fâchée contre moi. C'est mon corbeau-lecteur, comme je l'appelle. C'est une vraie brune, les cheveux coupés assez courts au-dessus du cou. Elle a une main dans les poches de son caban et porte un petit sac à dos de couleur crème. Je profite de cette opportunité pour entamer la conversation. - Pardon de vous avoir bousculée! Mais je vous ai déjà vue! Ce matin, vous lisiez un roman sur un banc du jardin du Luxembourg. Même les pigeons essayaient d'attirer votre attention mais vous étiez si concentrée que le monde entier pouvait s'écrouler autour de vous! Elle éclate de rire. C'est déjà bon signe. - Quand même pas, dit-elle timidement! Nous avançons en silence, tous les deux le long du Faubourg Saint Honoré et je lui demande soudain : - J'ai un peu faim. Je peux vous offrir quelque chose à grignoter? - Décidément, vous voulez me draguer? Elle se met à rire. Derrière moi, je sens le regard de Jean- Pierre me voir partir avec cette fille. D'une main placée derrière le dos, je lui fais signe que je n'irai pas déjeuner chez lui. J'espère qu'il a compris. - Je m'appelle Jissey et vous? - Claire, répond-elle tout simplement. Elle ne semble pas farouche pour une fille mais simplement méfiante, sur la défensive. C'est vrai qu'elle ne connait rien de l'olibrius que je suis. - Je vous préviens, dit-elle, une amie de passage est venue me voir. Nous allions déjeuner ensemble A-t-elle l'intention de se débarrasser de moi? - Ça ne fait rien, plus on est de fous et plus on rigole! Je regrette immédiatement ce genre de phrase idiote. Où aije encore été chercher une bêtise pareille? - Je suis à Nanterre en droit, et vous?

J'ai l'impression de meubler la conversation mais elle semble attentive et écoute sans rien dire. Ces silences lui conviennent. - Je suis en langue anglaise à la Sorbonne. C'est tout, elle n'en dit pas plus. Décidément je suis tombé sur une jolie brune mais qui ne cause pas beaucoup! Mon corbeau marche le nez en l'air comme s'il cherchait quelque endroit. Je lui parais sympathique. - C'est là qu'on s'arrête, dit-elle devant la porte d'une brasserie de la place Saint Germain des Prés. J'aime ce quartier où je viens souvent me promener seule, retrouver le souvenir de Jean-Paul Sartre et Simone de Beauvoir. Nous entrons et une agréable odeur de grillade nous enveloppe, différente de celle de dehors, ressemblant plutôt à de l'essence brûlée. Elle agite la main, ayant remarqué quelqu'un à l'intérieur. Le soleil pénètre dans la salle par une énorme vitre. Un store en tissu blanc est descendu pour ne pas gêner les clients des rayons lumineux. Toutes les tables sont déjà prises, sauf une, de quatre personnes, située contre un mur où une jeune fille blonde en gilet blanc nous attend, debout. Claire l'embrasse chaleureusement et fait les présentations : - Annie, je te présente Jissey ; Jissey voici Annie. - Enchanté! Je lui serre la main qu'elle a bien chaude, n'osant pas lui faire la bise. Les deux filles s'asseyent sur la banquette rouge contre un mur grisâtre et défraîchi, l'une à côté de l'autre, tandis que je me retrouve le dos à la salle. Peu importe, je sais déjà ce qu'elles se disent à voix basse. Elles se racontent leurs histoires de mecs et je serai jugé par Annie, ça c'est sûr. Et son jugement sera remis à Claire en main propre. Une jeune fille en corsage rose et petit tablier blanc s'approche de nous et nous laisse les menus. Claire l'apostrophe alors qu'elle se retire, déjà accaparée par d'autres convives : - C'est quoi le plat du jour, lance-t-elle? - Poulet et pâtes à la Bolognaise. - Moi, ça me va, dit Claire. - Moi, aussi renchérit Annie. Et nous retrouvons trois poulets à la sauce bolognaise dans nos assiettes. Le repas est joyeux. Annie est un boute-en-train et rayonne de gaité. C'est un état totalement naturel. Les deux filles passent leur temps à raconter leurs exploits scolaires au

lycée où elles ont étudié ensemble. D'après ce que je comprends, cela se déroulait en Savoie, à Aix-les-Bains. Je ne sais pas où c'est. Pour moi, ici, à Paris, c'est toujours le bout du monde. Mon corbeau a bon appétit. Après une excellente tarte aux pommes, faite maison qui sent bon la cannelle, Annie est partie aux toilettes, emportant Claire dans son sillage. J'ai souvent remarqué que les filles s'y rendent toujours en groupe. Elles profitent de cet endroit pour se maquiller et surtout se pomponner. Les gars, jamais. Vous n'avez jamais vu plusieurs mecs partir ensemble pour aller discuter aux urinoirs. Je sais que, dans cet espace carrelé et sentant l'eau de Javel, Annie allait lui donner son opinion sur moi. Sans doute mon avenir avec Claire, encore inconnue pour le moment, allait-il se jouer sur une impression transmise dans les cabinets? Elle reviennent toutes les deux en riant, plutôt en pouffant comme des gamines. J'ai la sensation qu'annie apporte beaucoup à Claire qui ne parait pas avoir un humour spontané et une gaité extravertie. Elle semble plus réservée que sa copine. En sortant, Annie fait la bise à Claire et se tourne vers moi : - Je me sauve. Je prends le métro. Mon train pour Lyon est dans une heure. En se rapprochant de mon oreille, elle me glisse : - Prenez soin d'elle! Que veut-elle dire par là? Que j'ai réussi le test? Annie disparait dans une bouche de métro. Nous restons un instant sans bouger comme pour nous souvenir de la dernière vision de son amie. Claire me dit d'une voix basse : - J'ai envie de marcher jusqu'à la Seine, c'est un peu loin mais ça va me faire du bien. Ce n'est pas un conseil, c'est un ordre mais dit d'une façon si délicate. Nous traversons la place Saint Germain des Prés, puis prenons la rue Bonaparte, peu engageante pour un général qui combattit l'europe au nom de la patrie. Dans la douceur de ce mois de mai, nous marchons l'un contre l'autre, sans rien dire, serrés sur le minuscule trottoir. Elle semble attendre que je lui adresse la parole pour répondre à nouveau par monosyllabes. Sans hésitation, comme un geste naturel, je lui prends la main. Elle ne fait rien pour la retirer, au contraire, elle la serre davantage, comme pour dire : reste avec moi! Aije réussi l'examen de passage de sa copine ou a-t-elle envie de rendre ce moment agréable? Maintenant, je suis complètement traversé par un sentiment de bien-être. Elle m'envoie des éclats

de sourires et parait heureuse d'être avec moi. C'est inespéré de trouver une fille trois heures plus tôt et de ressentir comme une sensation de bonheur d'être en sa compagnie! - Tu viens d'où, lui demandé-je, plus pour meubler le silence que pour l'interroger? Au restaurant, tout à l'heure, les filles ont évoqué leur enfance, leur école, raconter des histoires de vacances, mais en aucun cas, personne ne savait qui était qui. - Habituellement, j'habite Aix-les-Bains où j'ai passé mon enfance, répond-elle. Depuis l'année dernière, je vis surtout à Paris dans mon studio. Nous débouchons sur les quais de la Seine et bifurquons à droite, longeant les vendeurs de journaux, d'art, de peintures. - J'aime me promener ici, c'est simple, convivial, dit-elle dans un soupir. J'apprécie ce moment de plaisir que je ressens depuis plusieurs minutes. Je ne veux surtout pas l'interrompre lorsqu'elle devient «volubile», c'est-à-dire, lorsqu'elle prononce cinq mots à la suite. Sa voix est douce, harmonieuse. Nous arrivons devant le Pont des Arts. Là, j'ai compris pourquoi elle aimait cet endroit. Des artistes-peintres ont installé leur chevalet pour réaliser une toile du paysage. Tout est calme. On a l'impression d'être dans un autre monde. Un bateau-mouche trouble ce moment de quiétude en ronronnant doucement pour effectuer un demi-tour devant nous. La Seine est sous nos pieds, mystérieuse. Nous la traversons tranquillement, en ayant la sensation que ce merveilleux moment de bien-être va sans doute disparaître à l'extrémité du pont, comme lors d'un réveil après un rêve enchanteur. Mon corbeau me serre plus fort la main. - Je ne sais pas si je vais aller en cours demain, me ditelle? Vendredi, tout était déjà bloqué à la Sorbonne. Les flics ont arrêté une centaine d'étudiants. Ça va exploser. La moitié des cours sont suspendus. Je crois que demain, ce sera pire. - On pourrait en profiter pour passer la journée ensemble. Je ne sais pas si je retournerai à Nanterre. J'ai ma piaule dans le campus. Mes voisins sont complètement excités et veulent tout casser. Ils ont prévu de descendre dans le Quartier-Latin pour manifester avec d'autres étudiants. Mon oiseau ne dit rien. Je la regarde discrètement. Nous continuons notre promenade le long des quais. Elle m'entraine sur le Pont-Neuf pour rejoindre l'ile de la Cité. Après une balade d'une demi-heure, échangeant les souvenirs de notre enfance, nous débouchons devant le marché aux fleurs et, sans savoir

pourquoi, j'achète un bouquet de marguerites que je lui offre. Elle est heureuse. Ses yeux noirs brillent de plaisir. Je profite de cet instant pour l'embrasser doucement sur le front. Elle ne se dérobe pas mais lorsque je recherche sa joue, elle se détourne gentiment. Sans rien dire, nous passons devant la Sainte Chapelle. - On pourrait y aller un jour, lui dis-je, en montrant l'édifice. - Je ne l'ai jamais visitée. Je la prends par la taille, le plus naturellement du monde. Elle en fait autant, ce qui me surprend pour une fille timide comme elle. Et nous voilà, serrés l'un contre l'autre, marchant avec lenteur comme pour profiter de ce moment de bonheur. La fin d'après-midi s'annonce déjà car les immeubles commencent à s'étaler sur le boulevard Saint Michel, créant des zones d'ombre et de lumière qui auraient ravi un peintre. - Raccompagne-moi, tu verras où j'habite, dit-elle. Nous tournons à droite sur le boulevard Saint Germain et encore à droite dans la rue Hautefeuille. - C'est là, dit-elle, en me montrant l'entrée du doigt. La rue est étroite, et l'immeuble qu'elle me désigne semble avoir été construit récemment. Deux colonnes encadrent une magnifique porte en bois sculpté, ce qui me fait penser à une construction de standing. - Tu es à quel étage? - Au deuxième. C'est là, dit-elle en montrant les fenêtres protégées par un balcon en fer forgé. J'attends qu'elle m'invite à monter. Je ne fais rien pour la brusquer. Ne pas lui proposer cette idée, elle se sentirait vexée. - Demain, on se retrouve où, demandé-je? - Viens me chercher ici si tu veux. La sonnette est là, me ditelle devant une rangée de boutons. Tu sonnes à Jordan. Je crois que, comme moi, elle n'a pas envie que l'on se quitte sur le pas de la porte. Mais je n'insiste pas. Elle disparaît à l'intérieur. Je dois maintenant récupérer mes affaires dans ma chambre universitaire. Je veux en finir avec ces études qui ne m'ont rien apporté cette année, à cause des grèves dès la fin mars. De plus, les prof s'y sont mis. Je m'installe au bord de la route pour faire de l'auto-stop et, par chance, un artisan plombier s'arrête pour m'emmener à Nanterre. Il rentre chez lui à Puteaux, alors, il me pose en passant. Il m'a fait gagner au moins quarante-cinq minutes, malgré le contournement que nous avons dû faire pour éviter la police et les étudiants.

Dans ma chambre, c'est un peu le foutoir, bien que je fasse des efforts pour ranger au fur et à mesure les affaires qui, d'habitude, trainent sur mon lit, endroit pratique pour un rangement provisoire. Le couloir des dortoirs sent toujours l'eau croupie, à croire qu'il y en a certains qui pissent contre les murs. Heureusement que je fous le camp d'ici. Je n'aurais pas supporté une année de plus. Je bois le jus d'orange à la bouteille et dévore l'œuf dur oublié dans le frigo. De toute façon, je n'ai pas très faim. Je n'arrive pas à trouver le sommeil bien que la nuit soit tombée depuis une heure. La soirée est tiède. Par la fenêtre entrouverte, j'entends les voitures circuler et parfois, le klaxon des véhicules de police hurlant pour se faire un passage en direction de la capitale. Je revois les images de la journée défiler dans ma tête. Je la revois, elle! Claire riant, Claire sérieuse, Claire se laissant embrasser sur le front, Claire dans mes bras. Claire, Claire, Claire, CLAIRE, CLAIRE, CLAIRE...! A une heure du matin, je me lève, termine la bouteille d'orange et vais aux toilettes. Au passage, le miroir du lavabo m'interpelle «Qu'est-ce qu'il t'arrive, Jissey? Pourquoi es-tu tant stressé?» «Je te jure que je suis seulement attiré par elle, tout simplement! C'est sûrement ça!» Je n'ai jamais ressenti un tel sentiment. Je n'arrive pas à le décrire, comme quelque chose de nouveau qui me traverse de part en part et me rend à la fois, heureux et malheureux. Un hurlement de sirène me fait sursauter. Il est cinq heures. J'ai dû dormir deux heures, tout au plus. Le jour commence à apparaitre derrière les arbres. Je ne peux pas rester comme ça! J'en ai assez de passer une aussi mauvaise nuit. La douche finit par me réveiller complètement. Je n'ai plus qu'à remplir mon sac de cours avec les affaires qui me restent. Dehors, c'est déjà l'été qui s'annonce. Je jette un dernier coup d'œil circulaire à ce qui fut mon habitat pendant presque neuf mois. Je ne regrette rien. Rien ne me retient plus ici. Ma vie est ailleurs. * * * *