Par-delà la rumeur du monde

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Transcription:

LETTRES COMTOISES N O 14 (2019) Par-delà la rumeur du monde Entretien entre le sculpteur Paul Gonez 1 et Claude-Rose Peltrault Claude-Rose Peltrault : Paul Gonez, après plus de 50 ans de carrière, quel souvenir avez-vous de la manière dont s est révélé votre don pour la sculpture? Paul Gonez : Je ne parlerais pas de révélation, mais d un cheminement naturel qui a commencé par une sorte de jeu, à partir de la manie que j avais, et que j ai toujours, de collectionner toutes sortes de trouvailles glanées ici ou là, des pierres, des bouts de bois, des morceaux de ferraille à partir desquels je m amusais à bricoler, à créer des formes. Chez mes parents, j avais la chance de disposer d un petit atelier qui était mon domaine exclusif, où je pouvais donner libre cours à mon inventivité, et cette totale liberté me rendait très heureux. Je ramassais aussi des insectes, j élevais toutes sortes de petites bêtes, et ce n est donc pas par hasard que j ai commencé comme sculpteur animalier. Cette attirance s est confirmée au collège, car, pendant les cours de sciences naturelles, on travaillait 1. Nous invitons les lecteurs à retrouver les œuvres de Paul Gonez dans deux ouvrages abondamment illustrés : Paul Gonez : Dans les forges du regard, Préface de Claude Louis-Combet, poèmes de François Migeot, édité chez Cêtre, Besançon, 1996, 123 p. Paul Gonez, Préface de Jean-Christian Vaulot-Pfister, introduction et poèmes de François Migeot, éd. du Belvédère, Pontarlier, 2016, 225 p. Mais surtout, pour compléter de manière vivante la parole du sculpteur dans cet entretien, on le verra en action dans le DVD Paul Gonez : Dans les forges du temps, réalisé en 2013 par J.-C. Vaulot-Pfister et repris sur le site de l artiste paulgonez.fr. 97

Lettres comtoises n o 14 (2019) beaucoup sur des boîtes d insectes que j adorais dessiner, mais je ne pensais pas encore à l art. Lorsque j ai débuté comme sculpteur, vers l âge de 20 ans, l insecte s est imposé à la fois par cet intérêt de longue date, et par le fait que, disposant de peu d argent, je travaillais sur de l acier soudé, matériau peu onéreux, qui convient très bien à ce genre de forme, d où ces grands animaux en ferraille qui ont commencé à me faire connaître. Plus tard, quand j ai voulu orienter ma création vers l humain, c est le processus de métamorphose de l insecte qui m a fourni la transition entre la figure animale et la figure humaine, d où les hybrides fantastiques, femmes insectes ou femmes oiseaux, que j ai créées pendant une courte période dans les années 1980. Cl.-R. P. : Justement, à propos des hybrides, j aimerais que vous me parliez de cet escargot dont le corps est un pouce humain, et que, dans une version explicitement érotique, vous faites chevaucher par une sorte d elfe. P. G. : D abord, je suis un grand collectionneur de coquillages, comme vous pouvez le voir, il y en a un peu partout dans mon atelier, car c est une très vieille fascination, une source d émerveillement inépuisable. De l escargot qui est, avec sa coquille, la forme animale de la spirale, on pourrait dire que c est une figure de transition vers mon travail actuel depuis longtemps orienté vers l abstraction symbolique. D ailleurs, l escargot est porteur de nombreux symboles, avec sa mort apparente pendant l hiver et sa renaissance au printemps : c est une sorte de phénix, un symbole de la résurrection, d où sa présence assez fréquente sur les pierres funéraires et dans l art sacré, c est par exemple l attribut de Lazare. L extraordinaire, c est que la construction spiralée de sa coquille repose sur le nombre d or, ce qui en fait une forme parfaite, un motif ouvert sur l infini. 98

Cl.-R. P. : Vous m expliquez ce qu est le nombre d or? Entretien avec Paul Gonez P. G. : Très précisément, le nombre d or est égal à, soit 1,618, mais au-delà de ces chiffres un peu rébarbatifs, ce qu il est intéressant de retenir, c est que cette coquille, comme celle du nautile, est construite à partir d une série de rectangles qui se rapprochent du rectangle d or, la figure dont le rapport longueur/largeur est égal au nombre d or. Chaque alvéole de la coquille grandit de façon géométrique pour aboutir à une spirale. Pour les architectes, c est un principe d harmonie et de perfection qui a traversé les âges ; on le retrouve dans de nombreuses constructions, temples, pyramides, etc., qui remontent à l Antiquité, et un peu moins loin de nous, dans la cathédrale de Chartres par exemple. Mais ce qui me fascine, c est que cette forme spiralée absolument parfaite se rencontre aussi dans la nature, aussi bien à l échelle microscopique parmi les végétaux qu à l échelle de l espace avec les galaxies. Cl.-R. P. : À propos de Chartres, si on pense à son fameux labyrinthe en spirale, qui s inscrit dans un espace circulaire avec cet œil central où se croisent quatre zones de cheminement, seriez-vous d accord pour voir dans une figure de ce type un symbole de votre propre cheminement de sculpteur? Je vous pose cette question parce que la spirale, l œil, le cercle, la croix sont des motifs géométriques récurrents dans votre œuvre. P. G. : Comme chacun sait, le labyrinthe est un symbole universel de toutes sortes de cheminements, en particulier spirituels, qu ils soient sacrés ou profanes. La forme spiralée, qu on rencontre notamment à Chartres, apporte quelque chose de plus par son ouverture sur l infini, le mystère, c est pourquoi on la retrouve souvent sur mes sculptures. C est sans doute mon attirance pour le mystère insondable de l infini qui s exprime à travers, entre autres, celles de mes créations qui évoquent le cosmos, même s il n y a pas eu forcément 99

Lettres comtoises n o 14 (2019) d intention consciente de ma part lorsque je les ai créées. Dans cette catégorie on pourrait citer certaines pièces de la série des Astrolabes ou des pièces intitulées Silence métamorphique, ou Organum, ainsi que les Exoplanètes et bien d autres, et de toutes dimensions. L universalité mystérieuse que véhicule le motif de la construction spiralée, c est ce que je recherche dans l abstraction symbolique qui caractérise toute ma production depuis des décennies. Quant à la forme circulaire, elle s est imposée après les quelques incursions que j ai faites dans le domaine du fantastique, car j ai éprouvé alors le besoin de travailler sur des formes douces au toucher comme à l œil, mais je dois quand même dire que pour moi, le toucher est plus important que l œil dans l appréciation que j ai de mon travail. Vers la fin des années 1980, j ai donc approfondi toute une recherche autour de la sphère et du cercle, puis des formes ovoïdes jusqu à la grande série des poissons et ichtus associant la pierre et le laiton ou le bronze dans les années 2000, et en fait cette recherche ne m a jamais quitté. J ai énormément travaillé sur la figure du disque ailé que j ai traitée à travers de multiples versions dans une grande variété de matériaux beaucoup de laiton au début, mais aussi alliance du laiton et de l acier ou du plexiglass, ou de l acier et du bronze et dans différentes tailles, jusqu aux sculptures monumentales que chacun peut croiser en se promenant dans la région et ailleurs. Je me suis inspiré d une figure que l on trouve sur les bas-reliefs égyptiens, un disque solaire avec des ailes d aigle, et qui véhicule le double symbolisme de l astre solaire et de l aigle. Pour qu il n y ait pas d ambiguïté, je précise que mes préoccupations sont très éloignées de la sacralité qui entoure ce motif dans l Égypte antique, mais j y reviens souvent, et encore dernièrement dans la série des Temples troglodytes, où j en ai fait un, parmi d autres, symbole de mystère, de sens caché à essayer de découvrir par les petites ouvertures de la structure. Je crois avoir fait du disque ailé une version personnelle et contemporaine que 100

Entretien avec Paul Gonez chacun peut interpréter à sa façon. Année après année, je reviens toujours à ce motif avec une curiosité intacte, avec le besoin de me surprendre moi-même, et si ce n était plus le cas, j arrêterais. Comme je l ai dit, je n y mets rien de sacré, mais avec la présence récurrente de l oiseau dans mon travail, sous ses formes plus ou moins figuratives (échassiers, chouettes, etc.) ou plus ou moins stylisées et épurées, ces multiples réinventions du motif du disque ailé traduisent sans doute chez moi une certaine attirance pour ce qui échappe à l attraction terrestre, et aussi, hors de toute préoccupation religieuse, pour une aspiration à l élévation spirituelle. Cl.-R. P. : J imagine que les constructions en croix visent également à l universel? P. G. : C est vrai, je trouve intéressant d associer le cercle ou la spirale à la croix, en tant que motif géométrique doté d un riche potentiel symbolique, et il ne faut y voir aucune volonté de faire particulièrement référence au sacré. Là encore, c est un motif qui m inspire beaucoup et que j aime revisiter en variant les formes, les matériaux et les dimensions. On peut citer la série des pièces intitulées Astrolithe, plusieurs autres intitulées Quadrature qui associent par exemple le granit, le grès et le laiton, ou le porphyre, ou encore Cosmogonie ou Croisée des mondes, ou sous une forme monumentale, la Croisée des vents installée d abord au Fort Griffon de Besançon, puis aujourd hui dans le quartier des Quatre-Vents. Cette construction m intéresse parce que la disposition en croix est un motif universel interprétable à plusieurs niveaux : il évoquera aux uns la croisée des chemins, au sens propre comme au sens figuré, l ouverture sur des mondes à découvrir, il pourra peut-être suggérer aux autres des réminiscences religieuses. Nous avons beaucoup parlé des formes, mais il ne faut pas oublier que c est de l association des matériaux et des formes qu émane la puissance évocatrice de l œuvre quand elle est réussie, la forme 101

Lettres comtoises n o 14 (2019) seule ne suffit pas. En plus du métal, j ai beaucoup utilisé les roches métamorphiques, de temps en temps le bois, et mes œuvres ont parfois un œil central qui est un quartz ou une fluorite, ou une pierre semi-précieuse, ou simplement du verre, comme une lumière qui ouvre sur le rêve, l intériorité. J ai parlé tout à l heure du goût que j ai eu, au début de ma carrière, pour les formes douces, pour un esthétisme lissé, mais je préfère aujourd hui le côté brut, abrupt, voire déchiqueté de l œuvre, et cela s obtient par le mélange et l opposition des matières, comme la rudesse froide de l acier et la douceur du laiton par exemple. Cl.-R. P. : Vous avez évoqué votre collection de coquillages mais je m interroge depuis longtemps sur l incroyable collection d appareils photo qui accueille les visiteurs de votre atelier. J ai bien noté que, pour vous, l appréciation de l œil était moins importante que celle du toucher, mais alors comment expliquer cette passion apparente pour la photographie? P. G. : J ai fait beaucoup de photos, et la photo m a parfois servi dans la sculpture, mais pas de manière significative, car très vite je me suis tourné vers l abstraction. Par exemple, j ai publié un petit recueil de photos de nus, mais j en ai très peu sculptés. Bien sûr, je m intéresse beaucoup à l optique et à la symbolique de l œil, mais c est surtout le mécanisme de ces appareils photo, parfois très anciens, qui me fascine, car on y trouve la même complexité que dans l horlogerie. Au départ, c est l esthétique de l appareil qui m a motivé, la beauté des petites rotules en bronze, des soufflets, la délicatesse des petites articulations. D une façon générale, j aime regarder et toucher les objets et en particulier les outils, non seulement pour ce qu ils racontent au sujet des réalisations humaines, mais parce qu ils sont souvent d une grande beauté, presque des œuvres d art. Cela me donne envie de les faire revivre autrement, c est pourquoi il m arrive d insérer dans une 102

Entretien avec Paul Gonez œuvre un objet utilitaire détourné, qui est venu à moi avec son vécu, comme un roulement à billes, ou une vis sans fin. De la même façon, dans la série des masques et effigies guerrières ou templières inspirées en partie de mon séjour au Zaïre ou de mes lectures sur les Templiers et les Cathares, ou d une simple rencontre avec un caillou un peu bizarre plus ou moins évocateur d un visage, j ai utilisé quelques outils, agricoles en général, chinés dans des brocantes. Une telle association produit toujours quelque chose d insolite qui interpelle, et là encore s il y a matière à interprétation, chacun trouvera la sienne. Pour vous expliquer ma démarche, prenons un exemple. Je possédais un petit soc de charrue du XVIII e siècle, un objet magnifique, en fer forgé, comme on n en trouve plus. Je lui ai ajouté une gouge de sabotier et une petite pierre en forme d épi, une sorte d éclosion minérale qui évoque un peu une germination symbolique. En associant la pierre, le bronze, l acier, et le travail du temps rendu visible par les nervures et bosselures de la matière, on résume toute l histoire de l humanité. J ai pris cet outil en raison de sa beauté et de son histoire, telle que je pouvais la reconstituer par les connaissances que j ai de la manière dont on l utilisait à l époque, et par les traces d usure que lui avait imprimées, au fil des ans, le travail de l homme. Quand je prends un objet pour le détourner, je ne veux pas aller vers la facilité, je pars de l émotion esthétique qu il me procure et mon travail vise à en faire un objet nouveau, porteur d une signification symbolique. J adore faire ça. Cette Exoplanète que vous voyez là, c est en fait une boule lyonnaise retravaillée avec des bosselures, autour de laquelle s enroule une spirale en laiton. Cette Amarre par exemple, je l ai construite à partir d un ancien crochet à amarrer des bateaux, mangé par le sel, je l ai associé à une pierre métamorphique trouvée dans l Hérault au cours d une promenade, une pierre avec des veines dont le dessin évoque les vagues. 103

Lettres comtoises n o 14 (2019) Ces œuvres sont pour une grande part le résultat de rencontres fortuites avec des trouvailles le long d un sentier, pendant une promenade solitaire, ou avec un objet qui attend, dans un fond de brocante poussiéreux, qu on le sorte de l oubli. C est chaque fois un choc émotionnel qui me rappelle ce que j éprouvais à l époque où, jeune étudiant participant à des fouilles archéologiques, il m arrivait de trouver un objet en bronze datant de la préhistoire. Ce que véhiculent ces objets datant de plusieurs milliers d années, avec tout ce à quoi ils ont survécu, me fascine, et c est sans doute la raison pour laquelle, inconsciemment, je me suis tourné vers des matériaux nobles et durables avec l idée que mes œuvres me survivent. Je ne supporte pas les œuvres éphémères, le tout jetable, les matières bon marché qui assurent une plus grande rentabilité aux artistes. J assume d être à contre-courant de mon époque, de ne pas être obsédé par le profit, d aimer les beaux meubles de famille qui n ont plus aucune valeur marchande à l heure du nomadisme, d être un homme qui défend son lieu d enracinement, qui ne voyage guère autrement qu en esprit et qui trouve le bonheur de chaque journée dans la création. Cl.-R. P. : Pour revenir une dernière fois à l escargot, j ai lu quelque part que les compagnons bâtisseurs de cathédrales se servaient de la figure du limaçon pour signer les pierres taillées. Pour vous qui présentez souvent vos œuvres comme des constructions, il me semble que l architecture est un centre d intérêt très particulier. Estce pour cela que qu il vous arrive de représenter les outils et symboles de l art architectural dans votre travail? P. G. : Vous faites peut-être allusion aux œuvres qui tournent autour de Claude-Nicolas Ledoux? Cl.-R. P. : Oui, j aimerais vous entendre parler de vos Panoptiques mais aussi des outils et symboles de l architecture. 104

Entretien avec Paul Gonez P. G. : Les œuvres créées autour de ces outils parlent d elles-mêmes, de géométrie comme dans Construction autour de la lettre G, interprétable à plusieurs niveaux, elles parlent des règles de l art que sont la mesure, l équilibre, la recherche de la perfection grâce à l équerre et au pendule ou fil à plomb comme dans Hommage à Claude-Nicolas Ledoux. Il est certain que ces notions sont primordiales pour moi en tant qu artiste, mais aussi en tant qu homme car elles ont une valeur universelle, humaine et spirituelle, qui dépasse le simple champ de l architecture. Dans sa version 2018, Panoptique est une œuvre en bronze, d une taille conséquente, qui se rapproche de ce que je préfère dans mon métier, car ce qui me procure le plus grand plaisir c est de travailler à une œuvre monumentale. J en fais peu parce que le coût de telles œuvres est très élevé aujourd hui si l on se refuse, comme moi, à faire fondre en Afrique, en Inde ou en Chine. Ce panoptique, avec son gros œil central, offre une vision à l envers, mais à 360 degrés, comme la tour de guet d une prison. Certains y verront une allusion à l architecture de la Saline d Arc-et-Senans, et pourquoi pas, d autres y verront l œil de Dieu ou une référence aux Incas ce genre de symbole est universel et intemporel, il a traversé les siècles et les civilisations et là encore, chacun y met ce qu il veut y voir. L œuvre présente ma version personnelle de ce motif, pour lequel j ai choisi une patine en oxydation de vert-de-gris qui symbolise le passé par son côté un peu vieillot, auquel s oppose le travail très moderne du découpage. Cl.-R. P. : Ce n est pas une allusion à la surveillance généralisée que certains, depuis Orwell, voient émerger dans nos sociétés modernes? Par exemple, vous avez appelé une de vos œuvres Dans l œil de la ville P. G. : Non, ce n est pas du tout ma démarche, car je ne cherche surtout pas à témoigner du présent, du monde dans lequel nous vivons. Ma 105

Lettres comtoises n o 14 (2019) recherche, comme je vous l ai dit, est centrée sur l universel et l intemporel. En outre, ce serait une erreur de toujours voir une intention particulière dans les titres de mes œuvres, qui, je l avoue, sont souvent trouvés de façon un peu rapide et hasardeuse à la veille d une exposition où l on doit dresser un catalogue dans l urgence. Dans l œil de la ville nous ramène en fait au sujet précédent, car l œuvre veut évoquer une sorte de pont, c est un travail sur l architecture qui a été créé pour une grande entreprise de bâtiment. Cl.-R. P. : C est intéressant de terminer sur ce détail car il faut souligner que, si vous refusez le rôle anecdotique de «l artiste témoin de son temps», vous apportez à un grand nombre d entreprises, d écoles et d infrastructures locales et nationales un supplément d âme et un surplus de rayonnement grâce au mélange de puissance et d élégance qui caractérise vos œuvres. Soyez-en remercié, ainsi que pour cet entretien qui nous aura permis de mieux vous connaître. Propos recueillis par Claude-Rose Peltrault 106

LETTRES COMTOISES N O 14 (2019)

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