1 Entre le silence et le cri : la voix des femmes dans la littérature portugaise contemporaine Maria Graciete Besse Université de Paris-Sorbonne Paris IV mariagraciete7@aol.com «A mulher só se pode libertar pelo trabalho. A questão feminina é fundamentalmente económica» Ana de Castro Osório La libération des femmes passe par le langage Hélène Cixous L absence des femmes dans les structures du pouvoir et dans les discours hégémoniques explique que leur voix soit restée longtemps inaudible. Pendant des siècles, la parole féminine a été soigneusement écartée de la rhétorique politique, du cérémonial religieux, du champ littéraire et du discours scientifique. Sans accès à l éducation, la majorité des femmes subissait les interdits et les traditions les plus archaïques qui les réduisaient au silence, les condamnant à l obscurité d un destin uniquement biologique. Malgré tous ces obstacles, quelques rares voix féminines ont traversé le temps, se manifestant dans le champ culturel avec plus ou moins de difficultés 1. De nos jours, les femmes envahissent la scène littéraire, témoignant d une multiplicité de voix dont le timbre, la modulation et le rythme dévoilent des réalités longtemps occultées. L histoire des femmes en Occident montre que leurs revendications de visibilité ont toujours passé par le bouleversement des règles sociales et se sont appuyées sur des formes d agencement étrangères à la tradition 2. Faisant de l écriture une pratique subversive, les femmes brisent souvent les formes canoniques et constituent une littérature qui illustre de toute évidence leur manière différente d être au monde. 1 Consulter à ce propos Monica Rector, Mulher Objecto e Sujeito da Literatura Portuguesa, Porto, Ed.Universidade Fernando Pessoa, 1999. Voir aussi notre essai Percursos no feminino, Lisboa, Ulmeiro, 2001. 2 Le dernier ouvrage de Michelle Perrot, Mon Histoire des Femmes, paru au Seuil en 2006, retrace avec vigueur le combat des femmes pour exister à part entière.
2 Au début du XXe siècle, quelques républicaines, telle Ana de Castro Osório, se sont battues au Portugal pour conquérir des droits fondamentaux (divorce, protection des filles mères, etc.) que le salazarisme a fait disparaître quelques années plus tard. Côtoyant le Modernisme, sans y participer pleinement, certaines femmes de lettres comme Florbela Espanca ou Judith Teixeira ont osé braver les interdits sociaux en parlant d un désir au féminin et provoquant le scandale dans la Lisbonne hypocrite des années 20. Dans la deuxième moitié du siècle, trois auteures déjà connues dans le milieu littéraire ont pris collectivement la plume pour interroger la misogynie et bousculer l ordre symbolique qui place toujours les femmes du côté de la soumission et du silence. Premier cri de révolte féministe qui a fait grand bruit dans le Portugal dictatorial de 1972, les Nouvelles Lettres Portugaises nous révèlent un univers traversé par des voix insurgées qui permettent de penser autrement l histoire du pouvoir et l émancipation des femmes. Après la Révolution des Œillets, l émergence d une écriture au féminin s est imposée, et il est aujourd hui largement admis que les femmes ont bien contribué à l élaboration d un nouveau paysage littéraire au Portugal. Pour mieux comprendre le sens de cette transformation, nous examinerons le cadre de référence intellectuel qui entoure l action des femmes du début du XXe siècle. Nous verrons ensuite comment la parole dénonciatrice des «trois Marias» a permis de briser le silence et de penser les femmes comme des sujets politiques en devenir. Enfin, nous nous attacherons à saisir brièvement une cartographie des voix de femmes qui, au cours des dernières années, cherchent à faire advenir du féminin dans la littérature portugaise. 1. La venue à l écriture Force est de constater que jusqu au dernier tiers du XIXe siècle, peu de femmes occupent véritablement le champ littéraire, qui a toujours été un bastion détenu par les hommes. Lorsqu elles y arrivent, en particulier celles qui appartiennent aux élites culturelles, leur incursion demeure minoritaire et le marquage sexué les stigmatise dans la mesure où le mythe phallocentrique a toujours présenté la créativité artistique comme une qualité spécifiquement masculine 3. La difficulté des femmes à exister dans le domaine de la création va souvent de pair avec le mépris et l'humiliation qu on leur réserve. En effet, la femme qui écrit est souvent tournée en ridicule, traitée de «bas bleu», considérée comme un monstre puisqu elle a un corps de femme et un cerveau d homme. Un article publié en 1847 dans la 3 Voir à ce propos Deborah Cameron (org.), The Feminist Critique of Language : A Reader, Londres/New York, Routledge, 1990.
3 très célèbre Revue des Deux Mondes est assez emblématique à cet égard. L'auteur s'y interroge en ces termes: Comment appeler une créature dont le sein, destiné à allaiter des enfants et à renfermer des joies maternelles, demeure stérile et ne bat que pour des sentiments d'orgueil, dont la bouche, faite pour livrer passage à de tendres accents, s'ouvre pour prononcer de hardies et bruyantes paroles, dont les yeux, créés pour sourire, pour être doux et ignorants, sont pensifs, sévères et, quand certains éclairs les illuminent, laissent voir d'effrayantes profondeurs, enfin dont toutes les facultés et tous les organes ont pris une destination contraire à celle qui leur était assignée, comment appeler une pareille créature? En vérité je ne crois pas qu'il y ait, dans la langue qui se parle et même dans celle qui s'écrit, un nom qui puisse lui convenir. 4 La stigmatisation des femmes de lettres se trouve chez beaucoup d auteurs tel Barbey d'aurevilly, persuadé que "les femmes écrivains menacent les familles, l'équilibre des sexes, en un mot elles sont un danger pour la société" 5. Dans la littérature portugaise, le cas de Maria Felicidade do Couto Brown est très révélateur de cette hostilité à l égard des femmes qui écrivent. Mariée à un riche commerçant de Porto, elle a publié de nombreux poèmes souvent sous pseudonyme 6, a collaboré dans des journaux et animé un salon littéraire. Au moment de sa disparition, en 1861, l un de ses fils a essayé de détruire les quelques exemplaires d un recueil intitulé Virações da Madrugada (1854), afin de préserver l honneur de sa mère 7. Enfermée dans la sphère domestique, la femme doit attendre le début du XXe siècle pour accéder véritablement à l enseignement et faire entendre sa voix, même s il est vrai qu à cette époque, l instruction que les jeunes filles reçoivent repose uniquement sur trois critères: l infériorité des femmes, la croyance solidement ancrée en une nature féminine, et prépondérance de l éducation sur le savoir 8. Par ailleurs, comme le montre Virginia Woolf, il est indispensable qu une femme «possède quelque argent et une chambre à soi si elle veut écrire une œuvre de fiction» 9. Si toutes les conditions sont réunies pour lui permettre d écrire, elle doit encore surmonter les préjugés sexistes et recourir à des subterfuges pour pouvoir 4 Cf. Gaschon de Molènes, "Les femmes poètes", cité par Christine Planté, La Petite Soeur de Balzac. Essai sur la Femme Auteur, Paris, Ed.du Seuil, 1989, pp.23-24. 5 Cité par Béatrice Slama, in ARON, Misérable et Glorieuse la Femme du XIXème siècle, Paris, Ed. Fayard, 198O, p.222 6 Parmi les pseudonymes connus, on trouve «A coruja Trovadora» et «Soror Dolores». 7 Cf. Jacinto do Prado Coelho, «Maria Browne : dor e revolta», in Ao Contrário de Penélope, Lisboa, Ed.Bertrand, 1976, pp.145-147. 8 Consulter à ce propos, Colette Cosnier, Le Silence des Filles. De l aiguille à la plume, Paris, Fayard, 2001. 9 Virginia Woolf, Une Chambre à Soi, trad. Claire Malraux, Paris, Denoël, 1993, p.8.
4 publier; le succès, s il arrive, dépendra de son attitude en société, comme le souligne Claudine Herrmann : «Si elle est forte, il lui faudra paraître faible, si elle est intelligente, il lui faudra paraître un peu moins intelligente que l homme à qui elle s adresse.» 10 Les premiers mouvements féministes, qui se développent à l aube du XXe siècle, concentrent leur action dans la lutte pour l éducation, le travail et les droits civiques. La Ligue Républicaine des Femmes Portugaises (1909) 11, et l Association de Propagande Féministe (1911) 12 créées respectivement par Ana de Castro Osório et Carolina Angelo, se battent pour obtenir le droit de vote pour les femmes, mais aussi pour les «orienter, éduquer et instruire, selon les principes démocratiques» 13. Fondées sous la double influence de la francmaçonnerie et du mouvement républicain, ces deux associations - qui touchent surtout la bourgeoisie urbaine cultivée -, jouent un rôle fondamental dans le mouvement d émancipation sociale et politique des femmes portugaises. En 1905, bien avant Le Deuxième Sexe, de Simone de Beauvoir (1949), Ana de Castro Osório défend déjà, dans son manifeste féministe, Às Mulheres Portuguesas, l importance du travail pour la libération des femmes. Cette période voit surgir un certain nombre de femmes écrivains, aujourd hui complètement oubliées, comme Amélia Cardia (1855-1938), romancière, Beatriz Pinheiro de Lemos (1871-1922), poétesse, Lutgarda Guimarães de Caires (1873-1935), Virginia de Castro e Almeida (1874-1945) et Emilia de Sousa Costa (1877-1959) qui se sont intéressées en particulier à la littérature pour la jeunesse. Par contre, les manuels scolaires ont bien retenu le nom de Florbela Espanca (suicidée en 1930), qui constitue un cas singulier dans le panorama des lettres portugaises par l intensité d une écriture teintée d érotisme. En marge du Modernisme, mouvement essentiellement masculin, il faut citer une figure presque méconnue, celle de Judith Teixeira (1880-1959) dont le premier livre, Decadência (1922) a été brûlé par la police qui l accusait d immoralité. De cet autodafé faisaient aussi partie les œuvres de Raul Leal et António Botto qui ont trouvé chez Fernando Pessoa un ardent défenseur. Judith Teixeira, par contre, n a intéressé personne, condamnée à un oubli presque complet, comme le souligne René Garay : Teixeira encontra-se numa terra de ninguém, numa posição indefesa perante uma moral 10 Claudine Herrmann, Les Voleuses de Langue, Paris, Ed.Des Femmes, 1976, p.19. 11 La Ligue Républicaine des Femmes Portugaises compte entre 400 et 800 membres durant ses dix années d existence, puisqu elle est dissoute en 1919. 12 L Association de Propagande Féministe est le premier groupe portugais à revendiquer explicitement le féminisme. Sa fondatrice a pu voter en 1911, grâce à son statut de veuve et chef de famille. Deux ans plus tard, les Républicains ont rectifié la loi, accordant le droit de vote uniquement aux hommes sachant lire et écrire. 13 Pour approfondir cette question, consulter João Esteves, A Liga Republicana das Mulheres Portuguesas. Uma organização política e feminista (1909-1919), Lisboa, CIDM, 1991; et aussi As Origens do Sufragismo Português: A Associação de Propaganda Feminista (1911-1918), Lisboa, Bizâncio, 1998.
5 burguesa, misógina e erosexista que inundou a crítica e a literatura da época. 14 Pendant la dictature, quelques femmes se font connaître, comme Maria Lamas, Irene Lisboa, Maria Archer 15. Plus près de nous, il faut citer les noms de Agustina Bessa Luis, Maria Judite de Carvalho, Natália Correia, Maria Ondina Braga, Fiama Hasse Pais Brandão (récemment disparue), Maria Gabriela Llansol, parmi d autres, qui commencent à publier sous le salazarisme mais dont l œuvre gagne une dimension nouvelle avec la démocratie. 2. Le moment de l insurrection Deux ans avant la Révolution des Œillets, la parution de Nouvelles Lettres Portugaises 16 marque une étape importante dans l espace littéraire portugais. Publié en avril 1972, ce livre est saisi par la police, accusé d'outrage à la morale publique et aux bonnes mœurs. Aussitôt récupéré par les mouvements féministes internationaux, il est devenu un symbole de la lutte des femmes, fonctionnant comme un cri dans le marasme portugais de la fin de la dictature. La critique le présente souvent comme "un livre-clé du féminisme traditionnel» 17. Maria Isabel Barreno, Maria Teresa Horta et Maria Velho da Costa y renouent avec la littérature épistolaire pour dénoncer - à partir de neuf lettres, conçues pendant neuf mois 18 -, les structures sociales et politiques, ainsi que la violence faite aux femmes. Le point de départ est constitué par la figure de Mariana Alcoforado (la religieuse de Beja abandonnée par son amant français), qui représente l'archétype de l'aliénation et de l'enfermement de toute femme dans la société patriarcale. Mais très vite, les figures féminines se multiplient pour nous faire découvrir des tranches de vie, des poèmes, des pastiches, nous proposant des variations sur le thème de l'amour déçu, un débat moral sur le mariage, un jeu de miroirs, d'ambiguïtés, d'échanges qui permettent de penser autrement l'histoire du pouvoir. Par sa dimension intertextuelle, l'écriture fragmentaire et hybride de Nouvelles Lettres Portugaises traduit le carrefour où se trouve la femme, en processus de prise de conscience, de "desclausura", et se révèle comme une oeuvre-palimpseste dont la surface cache des 14 Cf.René Garay, Judith Teixeira. O Modernismo Sáfico Português, Lisboa, Universitária Editora, 2002, p.77. 15 Consulter à ce propos Ana Paula Ferreira, A Urgência de Contar. Contos de Mulheres dos anos 40, Lisboa, Ed.Caminho, 2000 16 Maria Isabel Barreno, Maria Teresa Horta, Maria Velho da Costa, Nouvelles Lettres Portugaises, traduit du portugais par Vera Alves da Nobrega, Evelyne le Garrec et Monique Wittig, Paris, Ed.du Seuil, 1974 17 Cf. Paulo de Medeiros, "O som dos búzios: feminismo, pós-modernismo, simulação", in Discursos, n 5, Coimbra, 1993. 18 Les lettres sont datées du 1er mars 1971 au 25 novembre 71.
6 niveaux de signification plus profonds 19, en établissant des relations de circularité avec les célèbres Lettres de la Religieuse Portugaise, publiées au XVIIème siècle et attribuées à Guilleragues 20. Nous y découvrons également des textes poétiques qui évoquent la tradition lyrique du Moyen-Age, des passages où résonnent des œuvres modernes, comme le roman Maina Mendes de Maria Velho da Costa (1969), parodié de façon assez explicite, des extraits du Code Civil, ou encore un débat sur des questions aussi délicates que l adultère et la sexualité féminine. Tissé de voix multiples, conçu comme un «exercice radical de liberté» 21, le récit forme une véritable partition qui mobilise tous les grands mythes de la tradition misogyne. Par le biais de l hybridisme, il nous propose un tableau qui embrasse le statut des femmes dans la longue suite de leur infortune, nous faisant entendre leurs plaintes, leurs murmures, leurs cris, mais aussi leurs rires et le vacarme de leur insurrection. La voix insurgée des trois auteures se fait parfois subversive, en particulier lorsqu elle évoque les aspects politiques de l oppression ou encore, dans un ton ironique, la fragile virilité portugaise 22. Le récit des «trois Marias» déconstruit la norme comme autorité mais il démonte également tous les présupposés de la société «phallogocentrique» (Derrida), en montrant dans quelle mesure la Loi du Père, sous toutes ses formes - éducation, tradition, idéologie, violence - a secrété son ordre et tenté de modeler les femmes depuis des siècles, instituant ce que Françoise Héritier nomme la «valence diférentielle des sexes» 23. Dans ce réseau de déterminations culturelles, les hommes et les femmes se confondent à l'intérieur d'un même théâtre idéologique, où la multiplication des représentations, des images, des reflets, des mythes, transforme, déforme, altère sans cesse l'imaginaire de chacun. En écho à Simone de Beauvoir, les «trois Marias» procèdent à un examen détaillé de la violence qui caractérise la société patriarcale, en faisant parler le silence des femmes par la dénonciation des relations sans réciprocité et par la mise en scène d un langage nomade ou «langage-femmes» que Françoise Colin définit comme «un travail de déterritorialisation ( ), un langage libre, souverainement indifférent, et qui passe d un genre à l autre, d une forme à l autre, langage 19 Maria Alzira Seixo a développé cette perspective dans son étude «Quatro Razões para ler Novas Cartas Portuguesas», in Outros Erros. Ensaios de Literatura, Porto, Ed.Asa, 2001, p.179-187. 20 Voir à ce propos F.Deloffre et J.Rougeot, Lettres de la Religieuse Portugaise, Paris, Garnier, 1962, nouv.éd. Droz, 1972 21 Sur cette question, consulter Ana Luisa Amaral, «Desconstruindo identidades : ler Novas Cartas Portuguesas à luz da teoria queer», in Cadernos de Literatura Comparada, n 3/4, Porto, Granito Ed., 2002, p.81. 22 A titre d exemple, citons le passage suivant: Fragiles pourtant sont les hommes au sein de leurs nostalgies, de leurs peurs, de leurs prières, de leurs despotismes, de leurs feintes docilités. Fragiles sont les hommes de ce pays avec ses nostalgies toujours identiques, avec ses peurs et ses découragements. La fragilité est de toutes leurs tentatives et de toutes leurs mascarades: soit qu ils défient les taureaux sur les places publiques, par exemple, ou qu ils conduisent leurs voitures de course, soit qu ils se battent au corps à corps. O mon Portugal de mâles qui dissimulent leur impuissance, reproducteurs, étalons, si mauvais amants, si pressés au lit... (p.85) 23 Françoise Héritier, Masculin/Féminin. La Pensée de la Différence, Paris, Ed.Odile Jacob, 1996.
7 d une terre extraterritoriale où les frontières n ont pas tant à être franchies, qu à être déplacées» 24. L'écriture de Nouvelles Lettres Portugaises illustre avec vigueur l importance du second féminisme des années 70, qui vise «l abolition du patriarcat comme du capitalisme, la disparition des rapports d oppression, d exploitation, d aliénation et la fin de la polarisation entre les sexes» 25. Centrée sur la critique de la domination masculine, la voix qui se lève dans les pages de ce livre indique le chemin de la lutte pour l'émancipation des femmes qui passe obligatoirement par la prise de conscience et aboutit à la construction d un projet politique en vue d une transformation sociale. 3. Les voix féminines contemporaines Le 25 avril 1974 a profondément modifié le paysage social, intellectuel et moral portugais, faisant surgir un nombre considérable de femmes auteurs, dont les oeuvres, denses et variées, traduisent le sentiment d'une véritable évolution de la condition féminine. La nouvelle Constitution de 1975 et les changements du Code Civil garantissent désormais aux femmes portugaises un certain nombre de droits, comme celui d être enfin reconnue comme citoyenne à part entière. De son côté, l historiographie s intéresse de plus en plus à l action des femmes, faisant sortir du silence des républicaines et des figures condamnées par le salazarisme, ou traitant de la période récente 26. Le développement de ces études doit beaucoup aux associations de femmes mais aussi à une forme de féminisme d Etat qui a créé un climat favorable en apportant son soutien à des travaux universitaires, des colloques et des publications 27. Dans les années 70 et 80, plusieurs mouvements de femmes se battent pour le droit à la contraception et la libéralisation de l avortement - dont la dépénalisation ne voit le jour qu en 24 Françoise Colin, «Polyglo(u)ssons», in Le Langage des Femmes. Les Cahiers du Grif, Bruxelles, Ed.Complexe, p.27. 25 Cf. Françoise Picq, Libération des Femmes. Les Années mouvement, Paris, Seuil, 1993, p.220. 26 Parmi les historiennes qui s intéressent à la condition des femmes, il faut citer Anne Cova, Irene Vaquinhas, Irene Flunser Pimentel, Maria Regina Tavares da Silva, parmi d autres. De Irene Vaquinhas, voir en particulier les ouvrages suivants: Senhoras e mulheres na sociedade portuguesa do século XIX, Lisboa, Edições Colibri, 2000; et Nem Gatas Borralheiras, Nem Bonecas de Luxo. As Mulheres Portuguesas Sob o Olhar da História (Séculos XIX-XX), Lisboa, Livros Horizonte, 2005. Sur la période salazariste, consulter Irene Flunser Pimentel, História das Organizações Femininas no Estado Novo, Lisboa, Círculo de Leitores, 2000. Pour la période plus récente, voir Maria Regina Tavares da Silva, Democracia Paritária: um novo conceito ou um novo olhar sobre a Democracia?, Lisboa, 1994. 27 Il existe au Portugal un organisme d Etat, la Comissão para a Igualdade e para os Direitos das Mulheres, créée en 1977, qui joue un rôle important dans l émancipation des femmes portugaises. Parmi les figures les plus représentatives de cette émancipation, il faut évoquer Maria de Lourdes Pintasilgo (1930-2004), qui fut la première femme à occuper les fonctions de Premier Ministre au Portugal (1979-1980) et la première candidate aux élections présidentielles de 1986 (7,3% des votes).
8 février 2007, grâce à un référendum qui a constitué une cuisante défaite pour l Eglise 28. Au lendemain de la Révolution des Œillets, les différentes associations de femmes forment une intéressante mosaïque du féminisme au Portugal qui se partage pour l essentiel entre trois courants, le radical, le socialiste-marxiste, et le libéral 29. Malgré leurs différences idéologiques, tous prétendent se battre pour transformer la condition féminine dans une société profondément marquée par le catholicisme et les rapports de pouvoir. Les années 1990 ont vu la création d enseignements universitaires reconnus dans le champ de l histoire des femmes ainsi que la naissance, en 1997, de l Association portugaise pour la recherche en Histoire des femmes (APIHM) qui essaie de penser la diversité des situations et de leur historicité. La recherche féministe s intéresse également aux stéréotypes véhiculés par la littérature, redonnant aux œuvres écrites par des femmes l importance littéraire que l histoire leur avait niée. Au moment où s installe la démocratie, certaines romancières font entendre des voix énergiques qui abordent les territoires du politique, à la manière de Eduarda Dionísio (Retrato de um amigo enquanto falo), ou de Lídia Jorge qui, inspirée par le réalisme magique, propose l'inscription du corps social dans le tissu romanesque, ainsi qu'une articulation entre le réel et l'imaginaire, grâce à un travail très fécond sur les instances productrices du récit (O Dia dos Prodígios). D autres, comme Olga Gonçalves, entendent dénoncer des questions comme la solitude féminine, la prostitution, les problèmes de la jeunesse, ou l'émigration, en mobilisant un langage très proche de l'oralité (Este verão o emigrante là-bas) 30. Le désenchantement à l'égard de la société post-révolutionnaire est parfois évoqué dans le jeu de la récurrence et des stratégies de rupture formelle, utilisés par Maria Velho da Costa dont la voix est profondément marquée par la fluctuation sémantique et l originalité de la structure romanesque (Missa in Albis), en réaction contre l appropriation masculine du langage. Certaines romancières nous donnent à entendre les divers «états de femmes» 31 dans une modulation fantastique (Maria Isabel Barreno), mélancolique (Maria Judite de Carvalho) et exotique (Maria Ondina Braga). D autres, rompent avec la linéarité du récit et adoptent un 28 Malgré une campagne agressive de la part de l Eglise et des partis de droite, les électeurs se sont prononcés à plus de 59% en faveur du droit des femmes d interrompre volontairement une grossesse au cours des dix premières semaines. 29 Sur cette question, consulter Manuela Tavares, Movimentos de Mulheres em Portugal Décadas de 70 e 80, Lisboa, Livros Horizonte, 2000. Selon cette auteure, le féminisme radical prétend abolir le patriarcat, cause fondamentale de l oppression des femmes ; le féminisme d orientation socialiste-marxiste prône l égalité entre les hommes et les femmes et souligne l importance du travail pour l émancipation des femmes ; le troisième courant, libéral, considère qu il suffirait d obtenir une égalité juridique pour que les femmes puissent avoir les mêmes opportunités que les hommes dans la société. 30 Voir notre étude Olga Gonçalves e os limites da alteridade, Porto, Campo das Letras, 2000. 31 Nathalie Heinich, Etats de Femmes. L identité féminine dans la fiction occidentale, Paris, Gallimard, 1996.
9 ton lacunaire pour questionner le couple (Teolinda Gersão) ou le désir (Maria Teresa Horta), en affirmant notamment la jouissance sexuelle, ce qui permet de briser le préjugé d une littérature du sentiment, fondée sur la douceur féminine. D autres encore développent un rythme incantatoire pour bâtir une identité nomade (Maria Gabriela Llansol), ou jouent avec la fragmentation (Yvette Centeno, Wanda Ramos) et la dilatation de la voix (Dulce Maria Cardoso), pour procéder à une exploration du féminin, entre le violent et le poétique. Et il ne faut pas oublier celles qui préfèrent avoir recours à la dérision (Maria Regina Louro, Luisa Costa Gomes) pour dénoncer avec beaucoup d ironie l ordre bourgeois et patriarcal. La variété de l expression féminine dans le récit ne se fait présence totale et active que par l intermédiaire d un corps qui lui donne un statut ontologique analogue à celui du personnage. Nous n avons pas le temps d analyser ici la notion d écriture du corps, emblématique d une spécificité féminine, mais il convient de signaler qu elle s inscrit dans l affirmation d une différence fondamentale qu il serait intéressant d interroger. Les écrits féminins procèdent à un traitement discontinu du temps et de l action, au choix de certaines images obsédantes, au recours à «l oralitude», comme la critique l a déjà démontré 32. Pour les femmes qui échappent au «bavardage» (péjorativement associé au féminin) et deviennent des «parleuses» 33, l écriture est presque toujours l expression d une parole intérieure qui dit l asphyxie d un corps intime, autour d un ensemble de sensations et de préoccupations qui fondent souvent une recherche identitaire. Elle passe aussi par les détours d'un imaginaire poétique et par l éclatement des genres, mobilisant un langage qui bouscule les stéréotypes de l éternel féminin et exprime une singularité porteuse de liberté. Nous pouvons constater, pour conclure, que si les cris ne déferlent plus dans l espace littéraire portugais, comme à l époque des «trois Marias», les voix se sont diversifiées, enrichies, émancipées, pour une revalorisation du féminin qui contribue indéniablement à bâtir une légitimité sociale et symbolique, nous permettant de penser les femmes autrement. 32 Consulter sur cette question Béatrice Didier, L écriture-femme, Paris, PUF, 1981, p.32. 33 Margueride Duras et Xavière Gauthier, Les Parleuses, Paris, Ed. de Minuit, 1974.