APPROCHE SOCIOLOGIQUE DES SPORTS A RISQUE



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Transcription:

COLLARD L. - Université de Picardie - Jules Verne Faculté des Sciences du Sport, Campus Universitaire, Allée P.Grousset 80025 Amiens Cedex 1 APPROCHE SOCIOLOGIQUE DES SPORTS A RISQUE Le sport, en tant que production sociale spécifique, peut servir de laboratoire privilégié des conduites humaines, notamment pour l'étude du seuil de violence admise ou du degré de tolérance aux accidents. Chaque société sécrète ses propres façons d'encourir des risques, ses propres manières d'accepter ou d'esquiver les écueils physiques. Le travail pionnier de Durkheim (1897) avance cette hypothèse forte. Dans le chapitre II du Livre III du "suicide", il met en parallèle le pourcentage de morts volontaires et le pourcentage de morts par agressions au milieu du XIXème siècle, dans les pays occidentaux. Le sociologue observe que le suicide et l'homicide varient en raison inverse l'un de l'autre. L'homicide naît de sociétés altruistes où le sentiment individuel est subordonné à l'entité collective. Le suicide le plus répandu, de type "égoïste", exprime un individualisme exacerbé, subordonnant le sentiment de représenter une collectivité au narcissisme. "Le suicide égoïste et l'homicide ressortissent donc à des causes antagonistes et, par conséquent, il est impossible que l'un puisse se développer à l'aise là où l'autre est florissant" (Durkheim, 1897, 407). En moyenne, les pays catholiques de l'époque (1866-1872) recensent 40 homicides et 140 suicides pour un million d'habitants. Pour Durkheim, le XIXème siècle est donc, en Europe, plus égoïste qu'altruiste. Ainsi, à partir d'un indicateur précis et mesurable, comme le propose l'illustre sociologue, on peut entrevoir, à travers les façons d'éprouver le danger, des traits saillants du fonctionnement social. En ce qui nous concerne, nous tenterons à partir de l'indicateur : taux d'accidents sportifs, de mettre à jour les rapports entre les risques sportifs et les risques supportés par notre société. Les accidents sportifs peuvent-ils, à l'instar du suicide, servir de révélateur de notre sensibilité culturelle au danger? Il ne s'agit pas d'identifier les conduites des joueurs à des conduites déviantes destinées à entraîner la mort ou à s'en rapprocher. Il n'est pas question d'assimiler les prises de risques rencontrées en sport à des conduites suicidaires. Les actions motrices des sportifs sont tout sauf des désengagements vis-à-vis de l'existence. En revanche, les risques sportifs, tout comme le suicide, sont des indices observables et quantifiables, annonciateurs des risques personnels et interpersonnels tels qu'ils sont "homologués", ratifiés par leur société d'accueil. Quels sont, aujourd'hui en France, les sports entraînant le plus d'accidents? Quels sont ceux responsables des traumatismes les plus graves? Le recensement des accidents corporels, sport par sport, n'est pas sans "risque". De nombreux facteurs interviennent, liés aux joueurs eux-mêmes et non aux jeux : le niveau d'entraînement, la fréquence des compétitions, l'âge, le sexe, la classe sociale d'appartenance, etc. Le sens que les acteurs attribuent aux dangers (pas forcément physiques) est également une donnée sociologique

capitale. La violence sportive est solidaire des représentations qu'en ont les participants. Une même pratique peut, selon les individus, générer des rapports au risque radicalement différents. C'est un versant de la sociologie compréhensive qui a donné lieu récemment à deux ouvrages de qualité (Baudry, 1991 ; Le Breton, 1991). Autant de facteurs ignorés par les statistiques à venir. Notre positionnement théorique est différent. Nous ne nous intéresserons pas au fait que telle position ou disposition sociale tend à accroître l'attrait pour les conduites à risque, que les garçons prennent généralement plus de risque que les filles ou encore que les jeunes gens se blessent plus fréquemment que les moins jeunes. Notre objectif est plutôt de savoir si, oui ou non, tel sport, de par sa structure (1), prédétermine plus de risque que tel autre. Cela revient à postuler que les sports ont une logique propre, indépendante du sens investi par les sujets, et suceptible de fabriquer du danger. 1. - Par "structure" d'un sport nous entendons la manière dont les traits de logique interne de ce sport (rapport à l'environnement, interaction entre les joueurs, système de réussite, instrument technique utilisé, temporalité, etc.) sont agencés entre eux. Dans un second temps, un approfondissement du concept de risque à l'aide de la Théorie des jeux permettra de compléter les données brutes de l'accidentologie. Bien qu'utilisée généralement pour l'étude des jeux de hasard pur, de demi-hasard ou de pure raison (Von Neumann & Morgenstern, 1944), la Théorie des jeux présente, pour nous, l'avantage de proposer une définition du risque "formelle" tout à fait opérationnelle dans le cadre des jeux sportifs, y compris pour expliciter la notion de risque corporel. Dans cette perspective, les <<sports à risque>> possèdent-ils des traits caractéristiques identifiables? Y a-t-il des éléments, légalisés par le code du jeu, qui soient vecteurs ou inhibiteurs de risques corporels? Cela se répercute-t-il sur les taux effectifs d'accidents rencontrés? De la réponse à ces interrogations dépend un rapprochement interprétatif possible avec la thèse soutenue par Durkheim. En effet, si ce sont, comme on le pense souvent, les duels d'équipes (football, rugby, handball) qui se révèlent globalement les plus "accidentogènes" (2) et/ou de plus forte "dangerosité" (3), c'est peut-être que l'époque contemporaine est plus altruiste qu'égoïste : la violence vis-à-vis d'autrui restant un exutoire socialement admis ; l'entité collective subordonnant le sentiment individuel. Si, en revanche, ce sont les pratiques corporelles pouvant se pratiquer en solitaire qui apparaissent les plus risquées, alors on pourra faire l'hypothèse que la tendance annoncée par Durkheim pour le XIXème siècle en Occident est à reconduire pour l'époque moderne. 2. - Un sport très "accidentogène" est un sport dont la pratique suscite des accidents fréquents. C'est la probabilité d'occurrence des écueils physiques qui est prise en compte ici. 3. - Le danger se rapporte à la conséquence d'un accident éventuel : il concerne ici le sort physique des personnes. Un sport de forte "dangerosité" est donc un sport dont les traumatismes corporels sont importants lorsqu'un accident se produit. 1. CLASSEMENT DES SPORTS SELON LEUR VALEUR "ACCIDENTOGÈNE" 2

Il n'est pas facile de rassembler des chiffres sur la fréquence des accidents sportifs. En effet, certaines fédérations ne prennent en compte qu'une partie des déclarations, d'autres sont rattachées à des organismes parallèles qui gèrent indifféremment des accidents issus de sports différents, d'autres enfin n'acceptent pas de divulguer des résultats qui pourraient peut-être contrarier leur image... Il semble toutefois que le Ministère des Affaires Sociales, de la Santé et de la Ville se soit sérieusement penché sur le problème depuis 1986, et ait entrepris des moyens d'expertises suffisamment rigoureux pour que l'on puisse s'y référer. Nous utiliserons volontairement deux sources statistiques recourant à des techniques de recueil de données très différentes (l'une faisant appel à un questionnaire auprès d'un échantillon représentatif de ménages, l'autre prenant ses informations directement auprès d'hôpitaux spécialistes de traumatologie sportive), selon un principe méthodologique bien connu en Sciences Sociales : "C'est le paradoxe de l'approximation : pour la faire disparaître, il faut la multiplier" (De Singly, 1992, 32). 1.1. Échelle Poret-Vernhes L'enquête rapportée par Poret et Vernhes (1991) émane d'un questionnaire envoyé par l'intermédiaire de la Caisse Nationale de l'assurance Maladie à un échantillon représentatif de la population française, correspondant à un peu moins de cent mille personnes (92681 exactement). Elle révèle que les accidents sportifs sont les plus fréquents après les accidents domestiques. Sur les 7408 accidents déclarés, 1037 (14%) sont le fait d'une pratique sportive. Sur la base des résultats obtenus, les auteurs présentent le football comme le sport où se produisent le plus d'accidents (33,9% du total des accidents déclarés en sport) suivi de l'ensemble représenté par le Handball, le Volley-ball et le Basket-ball avec 13,2% de ce même total (Figure 1). Viennent ensuite le ski (avec 11,4%), le tennis associé au squash (avec 5,4%), l'équitation (avec 4,3%), la gymnastique dont les résultats sont additionnés à l'athlétisme et l'haltérophilie (avec 4,2%), le cyclisme (avec 4,2%) puis les sports de combats -judo, karaté, aïkido- (avec 4,1 %) et enfin le rugby (3,8%). Pour obtenir 100%, il manque les 15,5% d'accidents qui correspondent à la somme de tous les autres sports, insuffisamment définis pour pouvoir être rattachés à une fédération sportive précise. Il est quand même étonnant de trouver une fréquence d'accidents plus élevée en tennis-squash qu'en équitation, qu'en gymnastique ou qu'en rugby. Ces premières données ont de quoi heurter les perceptions spontanées des pratiquants. 3

FOOTBALL AUTRES SPORTS HAND-BALL/1 SKI TENNIS /2 ÉQUITATION CYCLISME GYMNASTIQUE /3 JUDO /4 RUGBY 5.4% 4.3% 4.2% 4.2% 4.1% 3.8% 15.5% 13.2% 11.4% 33.9% Figure 1 : Répartition en pourcentage des accidents selon le type de sport (source : Poret et Vernhes, 1991). L'enquête porte sur 1037 accidents dénombrés de 33452 ménages (92681 personnes). 1/ et basket-ball, volley-ball, 2/ et squash, 3/ y compris athlétisme, haltérophilie et danse, 4/ et karaté, aïkido. Néanmoins, ces résultats peuvent s'expliquer par le fait que les taux ne tiennent pas compte du nombre de participants sportifs : 15,01% du total des adhérents aux fédérations sportives sont inscrits en football, contre 4,3% en ski (licences "loisir" et compétition). Avec au moins trois fois plus de licenciés, il n'est plus surprenant de constater davantage de déclarations d'accidents en football qu'en ski. L'existence d'une relation significative entre le classement des sports selon leur fréquence d'accidents et le classement selon le nombre de licenciés est probable. L'échelle du classement selon le pourcentage d'adhérents sportifs est le fait de Lamouille (1994). Elle rend compte des pratiques motrices régies par les fédérations et comptabilisées en nombre de licences ouvrant ou n'ouvrant pas droit à la compétition. Pour le ski, par exemple, environ 95% des licences n'ouvrent pas droit aux compétitions ; en tennis 100% des licences autorisent l'inscription à des confrontations officielles. Ces deux types de pratiques sont comptabilisés. Elles correspondent à des activités définies sur le même critère (appartenance à une fédération), et possédant leur lot de débutants, de débrouillés, et d'experts. En Figure 2, les deux échelles ("% d'accidents", "% de licenciés") sont mises en parallèle et les sports joints deux à deux. S'agissant d'un tournoi à neuf sports, il pourrait y avoir au maximum 36 intersections (4) : ceci correspondrait au désaccord total entre les deux échelles. Ce n'est pas ce qui est constaté : on observe sept intersections entre les deux ordinations. Cela donne une corrélation significative de K=+0,61 (en prenant comme instrument de mesure le coefficient de Kendall (4) qui oscille entre "-1" : désaccord maximum ; et "+1" : accord maximum). Il y a bien une corrélation significative entre la fréquence des accidents déclarés et le nombre de sportifs correspondant. On notera sur la Figure 2 qu'à eux seuls, les sports de combat et le rugby sont responsables de quatre intersections imputables au fait de leur faible valeur accidentogène. Ce qui est paradoxal pour des pratiques qualifiées par le sens commun de <<sports à risque>>. 4

4. - Le coefficient de Kendall, égal à K=1-(2d/D), permet de mesurer la corrélation de rangs entre deux ordinations. Il se calcule en tenant compte de la distance (d) entre les deux échelles. Cela revient, d'une façon pratique, à compter le nombre total des intersections après avoir joint deux à deux les modalités semblables rangées indifféremment sur chacune des échelles (voir les figures 2, 3 et 4). Si aucune intersection n'est relevée (d=0), c'est que les modalités sont placées dans le même ordre sur les deux échelles : le coefficient de Kendall obtient alors sa cote maximale (K=+1). Au contraire, en cas de désaccord complet entre les deux ordinations, il pourrait y avoir au maximum D=n(n-1)/2 intersections, où "n" est le nombre de modalités comparées (K=-1). ÉCHELLE DU PLUS AU MOINS DU POURCENTAGE DES ACCIDENTS SPORTIFS (Poret et Vernhes) FOOT BASKET + VOLLEY + HAND SKI ATHLÉ + SQUASH + HALTÉRO + TENNIS ÉQUITA GYM CYCLISM KARATÉ + AIKIDO + JUDO RUGBY FOOT SQUASH + TENNIS BASKET + VOLLEY + HAND SKI KARATÉ + ATHLÉ + ÉQUITA RUGBY AIKIDO + HALTÉRO + JUDO GYM CYCLISM ÉCHELLE DU PLUS AU MOINS DU POURCENTAGE DES LICENCIÉS SPORTIFS (Lamouille) Figure 2 : Mise en parallèle de l'échelle du pourcentage d'accidents (1037 cas ; Poret et Vernhes, 1991) et de l'échelle du pourcentage de licenciés (Lamouille, 1994), pour quelques sports. Pour ces deux ordinations, le coefficient de Kendall (4) est égal à K=+0.61. Cela signifie qu'il y a une corrélation positive entre les deux échelles. Le taux d'accidents dépend pour partie du nombre de licenciés investis dans ces pratiques et ne témoigne donc pas de façon réaliste du caractère périlleux de ces sports. En fait, on l'aura compris, dans cette typologie, les sports où il y a le plus d'accidents sont globalement ceux où il y a le plus de participants. Pour neutraliser cette variable "nombre de pratiquants", on peut ramener à une valeur étalon le nombre de licenciés concernés par la mesure d'accidents. Il suffit pour cela de diviser le pourcentage d'accidents dans un sport par le pourcentage de licenciés qui lui correspond. Cela revient à rapporter chaque sport à un pour-cent du total des licenciés 1991 en France, soit exactement 1356889 joueurs. Les résultats du nouveau tournoi s'inscrivent sur l'échelle 1. La hiérarchie est bouleversée. A présent, les sports collectifs n'occupent plus le premier et le dernier rangs, mais une place intermédiaire entre le ski (qui, avec le cyclisme et l'équitation sont les trois sports les plus accidentogènes) et la gymnastique (qui, avec l'athlétisme, le judo et le tennis sont les sports les moins accidentogènes). 5

CYCLISM >ÉQUITA >SKI >HB+BB+VB >FOOT >RUGBY >GYM+ATHLÉ >JUDO+KARATÉ >TENNIS Échelle 1 : Classement des 9 sports (ou groupes de sports) selon leur fréquence d'accidents. C > E, signifie C suscite plus d'accidents que E, à nombre de joueurs équivalent. Échelle Poret-Vernhes. Pour neutraliser la variable parasite "% de licenciés", l'échelle est construite sur la base des rapports entre % d'accidents observés et % de licenciés correspondant : cela consiste à ramener chaque sport, à un nombre de pratiquants équivalent. Bien sûr, ce nouveau classement possède encore un biais. Il ne tient toujours pas compte de la fréquence d'entraînements (importante en football, par exemple, et quasi-inexistente en ski où les pratiques sont le plus souvent occasionnelles), du nombre de compétitions organisées, de la moyenne d'âge des participants, etc. Autant de facteurs déterminants sur lesquels nous n'avons aucune prise. Aussi convient-il de ne pas s'emporter. Tout au plus peut-on affirmer que ce classement est moins inexact que le classement des données brutes de départ. Le choix "d'indicateurs" (ici la fréquence des accidents sport par sport rapportée à un nombre standard de participants) est à la fois indispensable, si l'on ne veut pas se contenter de vagues impressions ressenties, mais partiellement sujet à caution, puisque l'on ne peut pas considérer "toutes choses égales par ailleurs". C'est un problème fréquent de la sociologie explicative. Par exemple, lorsque Durkheim (1897) met en relation le taux de suicide et l'appartenance religieuse, il constate que les protestants se suicident plus que les catholiques et les catholiques plus que les juifs. Mais lors du recueil des données, seules la Suisse et la Prusse notent l'appartenance religieuse des suicidés. Or, la plupart des catholiques prussiens sont d'origine polonaise et vivent à la campagne. Si les catholiques se suicident moins que les protestants, est-ce du fait de leur religion, de leur origine polonaise, ou de leur situation géographique de vie? Cette critique est reconductible à l'utilisation que nous faisons des statistiques d'accidents sportifs. C'est la raison pour laquelle nous insistons à nouveau sur les précautions interprétatives à prendre lorsque l'on se réfère, comme ici, à un "indicateur". Il en sera de même pour les données chiffrées à venir. 1.2. Échelle Duval A l'initiative de la CEE, le conseil de l'europe a mis en place un système d'information et de surveillance des accidents dans la sphère privée, baptisé Système EHLASS (European Home and Surveillance System). Il s'agit, pour onze pays de la Communauté Européenne, de rassembler de façon exhaustive les déclarations d'accidents dans le service d'urgences des hôpitaux. Pour la France, 27468 cas d'accidents sportifs sont expertisés, soit 25 fois plus que l'étude de Poret-Vernhes. Le docteur Duval (1993) est le rapporteur de cette enquête. 6

ÉCHELLE DU PLUS AU MOINS DU POURCENTAGE DES ACCIDENTS SPORTIFS (Duval) SPORT CO SKI ÉQUITA CYCLISM GYM TENNIS ATHLÉ MOTO NATATION PARAPENTE SPORT CO TENNIS SKI ÉQUITA GYM NATATION ATHLÉ CYCLISM MOTO PARAPENTE ÉCHELLE DU PLUS AU MOINS DU POURCENTAGE DES LICENCIÉS SPORTIFS (Lamouille) Figure 3 : Corrélation entre l'échelle du pourcentage d'accidents (27468 cas ; Duval, 1993) et l'échelle du pourcentage de licenciés sportifs (Lamouille, 1994). Comme pour la figure 2, le taux d'accidents est en relation avec le taux de licenciés. Le coefficient de Kendall est le même ; K=+0.6 (la distance entre les 2 échelles est d=9, elle aurait pu aller jusqu'à D=45). Il est donc abusif de prétendre que les sports collectifs sont les pratiques les plus accidentogènes. Les brutalités physiques n'apparaissent pas comme étant le dénominateur commun des jeux d'antagonisme. Au regard du Moyen-Age, les relations interindividuelles se sont profondément adoucies. Nous sommes ici en phase avec des travaux socio-historiques reconnus (Élias 1939 a ; Ariès 1975). Norbert Élias, à cet égard, a étudié l'interdépendance étroite qui existe entre les structures sociales et les structures émotionnelles. "La dynamique de l'occident" (1939 b) tiendrait à la rationalisation progressive des moeurs associée à une emprise politique de plus en plus forte qui feraient de la violence un monopole d'état. Au Moyen-Age, l'affectivité était encore débridée, déchaînée. Les relations d'opposition étaient appréciées directes et peu réglementées. Les combats se devaient d'être grossiers, barbares, féroces, au mépris d'ailleurs de leur rentabilité. Pour la civilisation d'alors, la guerre était l'état normal. Ces attitudes sociales transparaissaient dans les jeux collectifs. La soule, l'ancêtre du football, laissaient des éclopés sur le terrain et quelquefois des morts. Aujourd'hui, par contraste, l'enchaînement des passions conduit à une aseptisation des rencontres sportives. Les plaisirs d'une violence active se sont mués en plaisirs codifiés, voire simulés. Le "proces de civilisation", qui s'exprime notamment dans la "sportification" des pratiques corporelles, procède d'un mouvement général de "pacification" des relations interindividuelles (Élias et Dunnig, 1986). Les enjeux des jeux sportifs collectifs se sont transformés : ils sont passés de la réalité à la fiction, de la cruauté barbare à la compétition réglée. 2. CLASSEMENT DES SPORTS SELON LEUR "DANGEROSITÉ" Une chose est d'étudier la fréquence des accidents suscités par les pratiques sportives, une autre est d'appréhender l'ampleur des conséquences de ces accidents. C'est de ce deuxième aspect dont il est question à présent. La lésion sportive la plus fréquente est la contusion avec 36.9% des cas. Mais cela ne diffère pas des accidents de la vie quotidienne où l'on observe aussi un tiers de lésions 7

par contusion (Duval, 1993). Ce qui caractérise la traumatologie sportive ce sont les entorses (dans 26.1% des cas, soit deux fois plus que pour les accidents courants), puis les fractures (20.1%), les plaies (7.5%) et les lésions musculaires (2.3%) -il reste 7.1% de lésions non répertoriées-. Chaque sport possède une traumatologie spécifique : tantôt les membres inférieurs sont très sollicités, et l'on observe de fait plus d'entorses, plus de lésions musculaires ou plus de fractures au niveau des chevilles et des genoux (c'est le cas de l'athlétisme, du football, etc.), tantôt ce sont les membres supérieurs (en gymnastique, il y a deux fois plus de fractures des bras que des jambes, par exemple (Mutuelle Nationale des Sports, 1992)), tantôt c'est la colonne vertébrale et le crâne qui sont soumis à rude épreuve (en sport automobile, par exemple, sur 500 accidents déclarés pour les saisons 89 et 90, 210 concernent le rachis, dont 118 les cervicales, et 101 traumatismes crâniens sont relevés (Mutuelle Nationale des Sports, 1991)). Parfois même, certaines lésions sont la propriété d'un seul sport : c'est le cas des accidents de décompression, l'hyperoxie, les barotraumatismes de l'oreille interne en plongée sous-marine (Meliet, 1990). A moins de décider arbitrairement que telle ou telle lésion est plus importante que telle autre, et d'ordonner alors les sports selon la nature des écueils encourus, le caractère typique des traumatismes de chaque activité n'invite pas à l'établissement d'un classement quantitatif des sports selon leur danger. Aussi faut-il recourir à un "indice de dangerosité" qui puisse comparer, sur les mêmes critères, la gravité des accidents. 2.1. Calcul d'un indice de dangerosité Le travail de Duval (1993) est à nouveau d'un grand intérêt, puisqu'elle s'est attachée à mesurer pour chaque sport le nombre d'hospitalisations et le nombre de jours d'hospitalisation pour les 27468 accidents déclarés. La répartition ainsi obtenue est présentée au Tableau 1. Par exemple, les sports collectifs sont responsables de 13451 accidents, dont 965 ont nécessité un passage à l'hôpital. On peut en déduire un taux d'hospitalisation égal à 965x100/13451=7%, dans ce cas précis. Il s'agit là d'un indicateur intéressant du danger engendré par ces activités. Si le taux d'hospitalisation d'un sport est élevé, c'est que les traumatismes ont été suffisamment importants pour qu'il soit nécessaire de recourir aux soins hospitaliers. A l'inverse, un faible taux d'hospitalisation signifiera une dangerosité moindre. Toutefois, ce critère reste insuffisamment précis, car un blessé léger pourra s'être fait soigner à l'hôpital car le terrain de sport où s'est produit l'accident se trouvait à proximité. Il se peut aussi qu'un médecin généraliste demande à son patient faiblement touché d'être admis dans un établissement hospitalier, afin de procéder à des examens de contrôle plus poussés pour lesquels il n'est pas équipé... Pour contrecarrer l'imperfection de cet indicateur, on peut lui adjoindre (par multiplication) le nombre de jours moyens où les blessés sont hospitalisés. En toute logique, la durée d'hospitalisation est proportionnelle à la gravité des écueils subis. Par exemple, en sport collectif, le taux d'hospitalisation (T) est de 7% et la durée moyenne des hospitalisations (J) est de 4.3 jours. Il en découle une dangerosité de (TxJ)=0.07x4.3=0.3. On peut désormais, en reprenant cette procédure, établir le classement des sports de l'enquête chapeautée par Duval, du plus au moins dangereux (Tableau 1). 8

Tableau 1 : Répartition des accidents, selon leurs nombres et leurs durées d'hospitalisation, de 10 sports portant sur 27468 déclarations (source : Duval, 1993). Le taux d'hospitalisation et le nombre moyen de jours passés à l'hôpital, nous fournissent des indices intéressants de la dangerosité de ces sports (TxJ). CAS : effectif d'accidentés dans différents sports sur un total de 27468 déclarations, NB.HOSP. : nombre d'hospitalisations pour chaque sport, TAUX H. : pourcentage d'accidents donnant lieu à une hospitalisation, JOURS H. : nombre de jours moyens d'hospitalisation, TxJ : indice de dangerosité produit du TAUX H. par JOURS H., CLASST : classement du premier (1er) au dernier (10ème) des sports en fonction de leur dangerosité. 1/ football, rugby, etc. 2/ et trampoline. Le parapente détient la palme du sport le plus dangereux. Avec un indice égal à 2.7, il est même une fois et demie plus dangereux que le second, le motocross (qui obtient 1.62). Ensuite viennent l'équitation (1.4), le ski (1.25) et le cyclisme (1.13), avec des indices de dangerosité proches. Puis il y a une "rupture" avec le sixième sport, la gymnastique, qui obtient 0.35. Après quoi, les valeurs des quatre derniers sports (ou groupes de sports) décroissent progressivement vers 0.1. La valeur moyenne de l'indice de dangerosité est de 0.9 pour ces dix activités. Les cinq sports dont la cote est supérieure ou égale à la moyenne sont tous des sports utilisant une locomotricité externe (voile, ski, moto., cheval, vélo.), pouvant se pratiquer en solitaire, et s'accomplissant dans des milieux sauvages ou semi-aménagés. Par contraste, les cinq sports dont la cote est strictement inférieure à la moyenne sont tous des sports utilisant la locomotricité interne, dans un milieu parfaitement aménagé. A l'instar des Échelles 1 et 2, l'échelle 3 représente le classement des différents sports, mais cette fois-ci du plus au moins dangereux. PARAP >MOTO >ÉQUITA >SKI >CYCLISM >GYM > SPORT CO. >ATHLÉ >NATA >TENNIS Échelle 3 : Classement des 10 sports (ou groupes de sports) selon leur dangerosité (taux d'hospitalisation multiplié par le nombre de jours à l'hôpital ) (Duval, 1993). La gravité des accidents apparaît être le fait d'accomplissements moteurs se déroulant en milieu incertain (PARAPente, MOTOcross, ÉQUITAtion, SKI et CYCLISMe). Les SPORTs COllectifs, en revanche, témoignent d'une faible dangerosité, intermédiaire entre la GYMnastique et l'athlétisme. 9

2.2. Corrélation entre valeur "accidentogène" et "dangerosité" Il est classique d'affirmer qu'en matière de risque sportif la gravité des accidents est inversement proportionnelle à la fréquence des accidents. Bien sûr le parapente est dangereux (8.07 jours moyens par hospitalisation, quand ce n'est pas la mort : 2% des accidents sont mortels (Deyveaux-Gassier,1990)). Mais, pense-t-on, les accidents ne sont pas fréquents. Il est vrai qu'avec ses quinze milles adhérents environ, les probabilités d'écueils ont de fortes chances d'être inférieures à celles des deux millions de footballeurs. Encore une fois, une fréquence d'accidents ne vaut que si elle est rapportée à un nombre de joueurs "étalon". C'est ce qu'ont proposé les Échelles 1 et 2. Comme l'échelle 3 de la dangerosité est bâtie sur la base des mêmes sources statistiques que l'échelle 2 (Duval, 1993), il est possible d'estimer, à partir d'elles, la corrélation entre la probabilité et la gravité des accidents (Figure 4). (ÉCHELLE 2) CLASSEMENT DES SPORTS DU PLUS AU MOINS ACCIDENTOGÈNE MOTO PARAPEN CYCLISM ÉQUITA GYM SPORT CO SKI ATHLÉ NATATION TENNIS PARAPEN MOTO ÉQUITA SKI CYCLISM GYM SPORT CO ATHLÉ NATATION TENNIS (ÉCHELLE 3) CLASSEMENT DES SPORTS DU PLUS AU MOINS DANGEREUX Figure 4 : Corrélation entre l'échelle 2 du taux d'accidents sport par sport (ramené à un nombre de joueurs étalon) et l'échelle 3 de la gravité de ces mêmes accidents (Duval, 1993). Contrairement à certaines idées reçues, fréquence et ampleur des accidents corrèlent positivement (K=+0.78) : sur notre échantillon, plus le nombre des accidents sportifs est élevé, plus leur gravité l'est aussi. La distance entre l'échelle 2 ("valeur accidentogène") et l'échelle 3 ("dangerosité") est de cinq. Cela signifie qu'il y a cinq désaccords dans ce tournoi. S'agissant d'un classement de dix sports (ou groupes de sports), il pourrait y avoir jusqu'à 45 désaccords entre les deux échelles (pour comprendre la procédure, se référer à la note (4) ). Le coefficient de Kendall est donc de K=1-(2x5)/45=+0.78. Une corrélation de +0.78 signifie qu'il y a bien une correspondance positive entre les deux échelles (Figure 4). Autrement dit, la gravité des accidents n'est pas inversement proportionnelle à la fréquence des accidents, mais plutôt "au prorata" de la valeur accidentogène. Globalement, sur ces sources de données, plus les sports occasionnent des accidents, plus ces derniers sont graves. L'attribution de la dénomination : <<sports à risque>> semble, de fait, convenir idéalement pour ces pratiques qui combinent à la fois la fréquence et l'ampleur des accrocs. 10

3. TRAITS DISTINCTIFS DES <<SPORTS A RISQUE>> D'un point de vue sémantique, la notion de risque est une entité à deux dimensions : elle est constituée de processus stochastique (5) d'une part, et d'enjeux d'autre part. C'est le point de vue définitoire adopté par la Théorie des jeux qu'à très bien su exploiter Goffman (1974), mais dans le cadre des jeux de casino. Pour qu'il y ait risque, il faut que le joueur soit amené (et ce quel que soit son niveau) à se dessaisir du contrôle total de la situation : il faut qu'il s'engage ; mais il faut également qu'il ait quelque chose à perdre. Il n'y a risque que "dans la mesure où le jeu expose l'enjeu que le joueur mise" (Goffman, 1974, 123). La prise en compte d'un seul de ces deux aspects rend l'emploi du mot "risque" inadéquat. 5. - "Processus stochastique" est une appellation employée (entre autre) par la Théorie des jeux (Shubik, 1982), pour désigner un phénomène aléatoire constitutif du jeu et susceptible de perturber le contrôle qu'ont les joueurs sur la résolution du dit jeu. Dans les sports, on peut parler de processus stochastique à chaque fois que les joueurs ne bénéficient pas, du fait des caractéristiques du jeu, d'une information parfaite sur la situation. Bien entendu, dans les sports, le processus stochastique (la part d'imprévisibilité liée au jeu) comme les enjeux misés (ce que le joueur tente de ne pas perdre) n'ont rien à voir avec ceux d'un jeu de hasard. Le joueur n'attend pas prostré l'arrêt du sort, et ce qu'il peut perdre est autre chose qu'une pièce ou qu'un billet. Toutefois, on ne pourra admettre qu'un sport, en lui-même, comporte des risques que lorsqu'il exposera les enjeux que le joueur mise. Sinon, puisque des écueils corporels sont possibles dans l'accomplissement de n'importe quelle conduite humaine (surtout lorsqu'il s'agit de découverte ou d'apprentissage), nous serions conduits à considérer tous les sports comme "activité à risque". Le concept n'aurait alors plus aucune dénotation distinctive, et serait "dé-sémantisé". La prise de position définitoire ainsi adoptée nous permettra-t-elle de conforter la logique de classement des sports selon leur valeur "accidentogène" et leur "dangerosité"? Certaines pratiques possèdent-elles des singularités susceptibles de les répertorier dans une classe de <<sports à risque>>? 3.1. Processus stochastique C'est en considérant toute situation motrice comme un système d'interaction global entre le sujet agissant, l'environnement physique et d'autres participants éventuels, que Parlebas (1981) a choisi l'incertitude comme facteur-clef de la classification des jeux sportifs. Deux sources d'imprévisibilité sont mises en évidence. L'incertitude due à l'environnement physique et celle due à autrui (adversaires et/ou partenaires). Dans le premier cas, les "coups de la nature" sont responsables de l'existence du processus stochastique. Malgré toute la dextérité du joueur, la "résolution" du jeu passe par l'adoption de croyances, d'estimations entachées de subjectivité. L'information est dite "incomplète" (Guerrien, 1993). Dans le feu de l'action, le motard ou le skieur choisissent la solution qui leur semble la meilleure. Mais il reste toujours une part d'aléatoire du fait de l'incomplétude d'information dont bénéficient ces joueurs. Dans le second cas, le processus stochastique naît de l'action simultanée des joueurs. Chacun tente de rendre ses intentions les plus opaques possibles pour l'adversaire. De 11

fait, nous dit Shubik (1982, 43) : "un nouvel élément stratégique prend une grande importance dans la recherche de solution : l'affectation de probabilités aux décisions". La réussite des actions des footballeurs, des boxeurs ou des tennismen est soumise aux conjectures du fait de "l'imperfection d'information" dont disposent ces joueurs vis-à-vis de leur(s) opposant(s). Parfois, le processus stochastique peut émaner à la fois d'autrui et du milieu. Mais parfois aussi, le jeu se déroule sans adversaire direct et dans un cadre exempt d'aléa. L'information est dite "parfaite et complète" (Guerrien, 1993) : le joueur connaît tout de la situation (possibilités d'action, choix, motifs des autres joueurs, gains, gamme des issues possibles). Il n'a qu'à faire, au mieux, ce qu'il sait faire pour faire comme il faut faire. C'est le cas de la natation sportive, des courses en couloirs de l'athlétisme, de la gymnastique, de l'haltérophilie, etc.. Pour ces sports de pure habileté, il n'y a plus de processus stochastique lié au jeu, et on ne pourra alors les classer comme <<sports à risque>> : même en présence d'enjeux, il manquera toujours un des deux éléments constitutifs du risque. Il peut paraître surprenant d'y placer la gymnastique, et pourtant l'immense majorité des écueils constatés le sont au moment des apprentissages ou des entraînements, quand l'introduction de nouvelles difficultés crée effectivement un processus stochastique qui tendra vers zéro ensuite, l'enchaînement mis au point. Bien entendu, il restera toujours une part d'imprévisibilité dans la réussite des actions du gymnaste ou du lanceur de poids, mais cette dernière sera liée au joueur et non au jeu. La "pression", "l'inexpérience", "le niveau de maîtrise" contribueront toujours à vérifier "la glorieuse incertitude du sport", mais on ne pourra pas prétendre pour autant que ces sports portent, dans leur structure (1), un risque. Par contre, les footballeurs, les boxeurs pourront s'entraîner nuit et jour : au moment de leur entrée sur l'aire de jeu, il subsistera toujours une part d'indétermination liée au jeu lui-même. On dit, dans ce dernier cas, que l'information dont bénéficient les joueurs est "complète mais imparfaite" (Guerrien, 1993). 3.2. Enjeu corporel Les enjeux se rapportent aux conséquences négatives d'un résultat. Initialement, d'un point de vue conceptuel, "l'enjeu" correspond, dans le cas des jeux de casino, à l'argent misé en début de partie qui échappera au moins chanceux ou au moins habile. Le "prix", au contraire, c'est ce que le jeu donne au joueur la chance d'acquérir. En sport il y a de multiples enjeux : économiques, politiques, idéologiques, affectifs, compétitifs,..., corporels. Mais seul l'enjeu corporel correspond à une spécificité ludique du sport. Dans aucun autre jeu, l'exposition de l'intégrité corporelle n'est légalisée comme dans le sport. Certes, cet enjeu fatal n'est pas présent dans tous les jeux sportifs. Il est même parfois interdit comme dans les sports collectifs modernes. Agresser un autre joueur en football, et même en rugby, est vivement sanctionné par le contrat ludique pour bien signifier que la gravité doit s'exprimer dans le score et non dans le corps. Ici, nous ne nous intéressons qu'aux enjeux corporels autorisés par le code du jeu. En boxe, il faut frapper son adversaire pour le déstabiliser : il y a enjeu corporel. En handball, malgré la rudesse des contacts, une agression équivalente serait vivement punie : il n'y a pas d'enjeu corporel. Les conduites agressives non ritualisées, étudiées par Pfister (1985), qu'elles soient instrumentales (pour empêcher de jouer, tricher,...) ou affectives (contestation, altercation,...) sont illicites et donc condamnées : on ne peut parler à leur égard d'enjeu corporel. L'échec d'une stratégie motrice ne doit pas -réglementairement parlant- en rugby, en football ou en handball se traduire dans les faits par une affectation 12

de l'intégrité physique. Par contre, dans les pratiques de pleine nature cette donnée fait intrinsèquement partie du jeu. L'échec d'une stratégie motrice, en plongée sous-marine ou en deltaplane, pourra se traduire, dans les faits, par un accident corporel. Répétons-nous : c'est bien le point de vue originaire du mot enjeu dont il est question ici : nous l'avons présenté comme ce qui est misé en début de partie et que le joueur tente de ne pas perdre (à l'envers du "prix" qui est ce que le jeu permet de remporter). Au poker, il s'agit de l'argent à l'actif des joueurs en début de rencontre. En parapente ou en motoverte il s'agit bien de l'intégrité corporelle qui est misée en début de "partie". A l'issue d'un vol ou d'un parcours accidenté, la "solution" du jeu sera associée à la sauvegarde de cet enjeu : ne pas avoir chuté, n'avoir eu aucun dommage... En football, en rugby, il en va très différemment. Le joueur ne pourra se satisfaire de rejoindre les vestiaires indemne de tout traumatisme : le règlement avait a priori neutralisé et condamné cette variable. 4. CONCLUSION Au final, si l'on adopte le point de vue des théoriciens des jeux, un <<sport à risque>> est une activité comportant, en elle-même, un processus stochastique issu de l'incertitude du milieu et/ou d'autrui doublée de la présence loisible d'un enjeu corporel. On y trouve le motocross, le parapente, le cyclisme et l'équitation : soit les pratiques les plus dangereuses (3) et accidentogènes (2) des échelles de Poret-Vernhes et Duval. Bien que l'on ne puisse pas, à partir d'un si petit échantillon de sports différents, généraliser sur l'ensemble de la communauté d'accueil ; l'adéquation entre la définition du concept et les réalités empiriques conforte l'idée que tous les sports ne sont pas porteurs de risques de même nature. Parfois ces risques sont absents de la structure (1) des jeux lorsque l'information dont bénéficie le joueur sur la situation est "parfaite et complète" (athlétisme, natation, etc.), ou en absence d'enjeu (expression corporelle, échange de balles en tennis, etc.) ; parfois ils sont présents du fait de "l'imperfection et/ou de l'incomplétude" de l'information transmise avec des enjeux purement compétitifs (football, tennis de compétition, etc.), avec des enjeux purement corporels (ski de loisir, parapente, etc.), ou avec des enjeux corporels et compétitifs (motocross, régate, etc.). Il convient de rester prudent, ainsi que nous l'avons déjà précisé à deux reprises, quant à l'exploitation des données statistiques d'accidents. Les variables individuelles (sexe, âge, catégories socioprofessionnelles, prédispositions psychologiques, contexte de groupes, etc.) n'ont pas été retenues pour les classements relatifs à l'accidentologie. Elles n'ont pas plus été prises en compte pour la théorisation du concept de risque qui a reçu une définition "formelle". En Théorie des jeux, on considère toujours les conduites du joueur comme étant parfaitement rationnelles et maîtrisées... C'est un choix délibéré, forcément réducteur on l'aura compris. En ciblant et en canalisant ce concept d'ordinaire polysémique, nous avons ainsi voulu éviter le piège d'une dispersion sémantique qui nous aurait fait découvrir, à loisir, du risque partout et nulle part. Un décompte approfondi, à l'aide des données de Lamouille (1994), révèle que, sur les critères définitoires précédemment retenus, les activités à risque ont rassemblé 1762199 adhérents français en 1992, ce qui correspond à un essor de +60% de licenciés en quinze ans. Si la croissance spectaculaire donne à penser que ces sports bénéficient d'un engouement manifeste, il faut quand même savoir que les autres activités (qui ne sont pas 13

des <<sports à risque>>) ont touché à la même période 7134256 participants (soit 4 fois plus que les <<sports à risque>>) pour une croissance de +40% de 1977 à 1992. L'époque contemporaine, à travers les sports, présente globalement une forme édulcorée de ses pratiques motrices ; d'autant plus aseptisée d'ailleurs qu'il s'agit de duels d'équipes ou de personnes. Hormis la boxe professionnelle et certaines formes de karaté, tous les sports présentant des relations d'antagonismes directs (blocs, coups, plaquages,...) sont en passe d'évacuer toute présence d'enjeu corporel. La faible dangerosité des sports collectifs en témoigne (Échelle 3). Les <<sports à risque>> sont en fait représentés, pour leur majorité, par des activités de pleine nature, pouvant se dérouler seul et recourant à des technologies d'avant-garde pour le déplacement. Bien que restés minoritaires jusqu'à présent, leur fort développement actuel est sans doute aussi un révélateur des risques tels qu'ils sont consentis par notre civilisation. L'ère industrielle nous a habitués à une expérience d'une ampleur inédite : celle de la mort par accident où n'interviennent ni les hasards du destin, ni la violence directement exercée par l'homme. Et si le bilan annuel des accidents, pourtant bien plus meurtriers que les homicides (Tableau 2), n'ont pas le succès médiatique de ces derniers, c'est que la machine a banalisé la mort privée. Notre société possède les caractéristiques qui lui font produire des accidents individuels et bannir la violence. Tableau 2 : Taux de morts violentes, en France, sexes et âges confondus (source : Assailly, 1992). Seulement 1.5 % des décès violents le sont par "homicides", c'est-à-dire par agression d'autrui. La majorité des accidents mortels porte les caractéristiques des pays industrialisés : accidents de véhicules (25% des acc. violents), suicides (25 % des acc.violents)... En France, en 1990, pour un million d'habitants, on recense en moyenne 499 morts par accidents, 227 morts par suicides et seulement 13 morts suite à des agressions (Assailly, 1992). A la moitié du XIXème siècle, Émile Durkheim observait proportionnellement trois fois plus d'actes de violence mais une fois et demie de moins de suicides... Aujourd'hui, la tendance "égoïste" annoncée par le grand sociologue s'est renforcée. L'étude des risques sportifs de nos sociétés s'en est fait l'écho. La politique sportive, tout comme la politique de la cité, condamne la violence directement exercée sur autrui, mais supporte les avatars individuels. Ainsi, les sports, à l'échelle de leurs risques, épousent parfaitement les tendances de leur société d'accueil. Et si la violence dans les stades suscite actuellement autant d'émoi, c'est que, au même titre que les agressions de la vie quotidienne, la sensibilité collective qui leur est accordée s'est accrue (Elias et Dunnig, 1986). BIBLIOGRAPHIE. 14

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