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Transcription:

À propos du temps. Quelques notes suite à l exposé de Jean Kovalevsky Par Éric Bois «La vision de l espace et du temps que je souhaite vous exposer a germé sur le sol de la physique expérimentale d où elle puise sa force. Elle est radicale. Désormais l espace en soi, le temps en soi, sont déclarés relégués au royaume des ombres, et seule une sorte d union des deux pourra préserver une réalité indépendante.» (Minkowski, 1908) - La relativité restreinte «La théorie de la relativité restreinte, nous dit Einstein en 1949, a conduit à une claire intelligence des concepts d espace et de temps et, par suite, à faire connaître le comportement des règles et des horloges en mouvement. Elle a en principe éliminé le concept de simultanéité absolue et, par là, celui d action instantanée à distance dans le sens de Newton... [ ] Elle a montré quel rôle joue la constante universelle c (vitesse de la lumière) dans les lois de la nature et démontré qu il y a une connexion étroite entre la forme sous laquelle le temps, d une part, et les coordonnées d espace, d autre part, entrent dans les lois de la nature.» 1 La théorie de la relativité restreinte n est pas en profondeur réductible à une théorie de la relativité du temps ou des longueurs d espace. Il s agit en fait d une théorie de recomposition cinématique de l espace-temps sur la base de l invariance des équations de Maxwell. La lumière se déplace à la même vitesse c dans tous les référentiels et par conséquent c peut être reçue comme une vitesse limite. Autrement dit, la vitesse de la lumière est interprétée comme la constante de structure de l espace-temps. - La relativité générale Le principe de relativité générale traduit une extension majeure du principe de relativité, ce qui signifie donc une extension de l idée d invariance formelle des lois de la nature (ici la gravitation) par changement de référentiels. «Les lois de la nature doivent être formulées de telle sorte que leur forme reste identique pour des systèmes de coordonnées dans n importe quel type d états de mouvement.» 2 1 Einstein (1949). 2 Einstein (1940). 1

C est là le souhait d Einstein. Le principe de relativité générale, sur la base du principe d équivalence entre la masse inerte et la masse pesante, conduit à une véritable théorie de la gravitation : la théorie de la relativité générale. Schématiquement, celle-ci s articule autour d une identification de la gravitation à la géométrie et de la géométrie à la matière. Par la théorie de la relativité générale, la gravitation peut être décrite par une variété à quatre dimensions munie d une métrique pseudo-riemanienne unique. 3 La théorie de la relativité générale n est pas réductible à une extension généralisante de la théorie Newtonienne de la gravitation. En pratique, ce peut être le cas, mais tout n est pas dit ainsi. Faisant suite à ses illustres prédécesseurs en matière d exigences épistémologiques 4, Einstein a exprimé à plusieurs reprises son insatisfaction initiale du concept de temps objectif et de l idée de simultanéité absolue. Il n est pas davantage satisfait du principe d inertie et du principe Galiléen, du concept de force et de la notion de masse... Einstein fit notamment sa plus grande rupture avec Newton sur la notion de force d action instantanée à distance. - Du sens physique en question Au cours de sa scolarité, qui n a pas entendu son professeur de physique invoquer le sens physique comme un impératif nécessaire à la compréhension de la physique? Mais au demeurant, lors de l apprentissage de la mécanique Newtonienne, vis-à-vis d une notion de force d action instantanée à distanceledit dit sens physique devait-il comprendre ou rechigner? Réclamer l explication, recevoir la description et "comprendre", est-ce cela le sens physique, ou est-ce suspect? À titre d élève stable ou d étudiant pressé, il vaut mieux comprendre! À titre de chercheur, c est autre chose. Je me demande encore ce que j ai pu comprendre de la loi de la gravitation universelle de Newton durant dix années de bonnes notes!? La théorie de la relativité générale traduit la réalité physique par un champ continu. De ce fait, les étoiles, ou les planètes par exemple, ne sont plus à considérer comme des systèmes discrets de points matériels isolés les uns des autres. Mais il s agit d un champ de gravitation où les masses "particulières" - les étoiles et les planètes - sont comprises comme des singularités de ce champ. La relativité générale postule alors une interaction, fortement non-linéaire, entre la courbure de l'espace-temps et la distribution locale de matière-énergie. Une des confirmations expérimentales de la théorie de la relativité générale fut l observation de la déviation de la lumière par le champ de 3 L admission de transformations de coordonnées non-linéaires comme transformations entre systèmes de coordonnées équivalents et par suite l admission de systèmes de coordonnées curvilignes arbitraires dans lesquels les champs sont décrits par des fonctions régulières constitue la souche du principe de relativité générale. 4 Tels que Leibniz, Riemann, Mach et Minkowski dans la veine des critiques du temps et de l espace absolus. 2

gravitation d une étoile. Comment des photons de masse nulle pourraient-ils subir la gravitation? C est là le génie d une théorie constitutive 5 lorsqu elle restaure le sens physique! Ce n est pas le rayon lumineux qui est déformé par une "force" de gravité, c est l espace-temps qui est déformé par la présence de matière. La gravité est une propriété de l espace-temps lui-même. Selon une synthèse fameuse de J. A. Wheeler : L espace-temps courbe indique aux particules comment se mouvoir et la matière indique à l espace-temps comment se courber. Par cette réciprocité, le contraste est frappant avec la vision Newtonienne où tel n est pas le cas. 6 - Du temps extrinsèque au temps intrinsèque «Il est vrai qu Aristote dit que le temps est le nombre et non pas la mesure du mouvement.» 7 Mais quand bien même cette belle formule Leibnizienne puisse parler au sens commun, cela ne dit ni la nature du temps ni la profondeur du mouvement. Pour Einstein, l univers était vu comme un continuum non-euclidien à quatre dimensions. Ces quatre dimensions formant l espace-temps sont, en relativité générale, d une part associées et d autre part intrinsèques à la matière. La coordonnée de genre temps est associée aux coordonnées de genre espace par une combinaison algébrique définissant une métrique espace-temps d une topologie donnée. 8 L espace de cet espace-temps n est pas un lieu; ce n est pas non plus l espace absolu de Newton. Conformément à la relativité générale, le concept d espace détaché de tout contenu physique n existe plus. Et le temps? Le temps de cet espace-temps n est pas un écoulement extrinsèque ; ce n est pas le temps absolu de Newton, cette sorte de vacuité étrangère à Dieu et à l Univers. Le néant ne peut servir de support au temps puisqu il n y a rien. La matière physique n est ni dans le temps, ni dans l espace, mais elle "contient" le temps comme elle contient l espace. Dans cette perspective, l on ne peut plus considérer le temps et l espace comme ayant la capacité d exister par eux-mêmes. Ainsi une conception renouvelée du temps résultant de l axiomatique de la physique fondamentale contemporaine se doit d intégrer deux notions fortes peu habituelles du sens 5 Par rapport au statut simplement descriptif de la notion de force Newtonienne. 6 Dans la vision Newtonienne, la force indique à la masse comment s accélérer (F=ma) et la masse indique à la gravité comment exercer une force (F=GMm/r 2 ). L inertie résiste à l accélération relativement à l espace. L espace agit sur les objets, mais les objets n agissent pas sur l espace. 7 Leibniz, Nouveaux Essais II 14, 22. 8 «Par ce procédé [dès la Relativité Restreinte avec la transformation de Lorentz] le temps perdit son caractère absolu et fut adjoint aux coordonnées spatiales comme une grandeur ayant presque le même type algébrique. Le caractère absolu du temps et particulièrement celui de la simultanéité était détruit et la description quadridimensionnelle fut introduite comme la seule qui fut adéquate.» (Einstein 1936). 3

commun : le temps comme notion intrinsèque à la matière et le temps comme genre associé au genre espace. L espace-temps, en tant que variété à quatre dimensions, est une structure "mêlée". - Conclusion La relativité générale fait de l espace-temps une structure physique. C est l expansion de cet espace-temps qui traduit l essence et l armature des cosmologies relativistes actuelles. Pour la cosmologie relativiste, la dilatation de l espace-temps courbe est la signification de l expansion de l univers. L espacetemps courbe traduit comme une structure constitutive de la matière complète et existante et de sa morphogenèse en acte. L existence de la structure espace-temps est-elle la condition d existence du temps comme «écoulement»? Il n est pas exclu que l existence même du temps possède un «commencement» au sens d une naissance. Mais une condition d existence ne produit pas l être... Le temps ouvre certes à la métaphysique, mais sa philosophie demeure bien loin de constituer un traité définitif! Néanmoins, la notion de temps aura connu un changement radical de statut conceptuel, sur le terrain de la physique fondamentale. 9 Références bibliographiques - Œuvres d'albert Einstein - Ces textes sont rassemblés dans Einstein/Conceptions Scientifiques, Flammarion, Champs, 1990. 1919 - Qu est-ce que la théorie de la relativitéê? 1936 - Physique et Réalité 1940 - Fondements de la physique théorique 1946a - E=Mc 2 1946b - Une démonstration élémentaire de l équivalence de la masse et de l énergie 1949 - La théorie de la Relativité 1950 - Sur la théorie de la gravitation généralisée. - Minkowski, H., 1908, "Discours donné lors de la 80e Assemblée des physiciens et scientifiques allemands", Cologne, sept. 1908, dans The Principle of Relativity, H.A. Lorentz, A. Einstein, H. Minkovski and H. Weyl (Eds.), Dover, New York (1952). 9 «Le manque d exactitude qui, du point de vue de la signification empirique, est attaché à la notion de temps dans la mécanique classique était masqué par la représentation axiomatique de l espace et du temps comme choses existant indépendamment de nos sens. Une telle "substantialisation" n est pas nécessairement dommageable à la science. Mais il est facile de commettre l erreur de considérer de tels concepts, dont on a oublié l origine, comme nécessaires à toute pensée, et par là même immuables, et ceci peut constituer un danger sérieux pour le progrès de la science.» Einstein (1936). 4

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