Emilie Gaillard * Maître de Conférences en droit privé, Université de Caen Basse-Normandie, Pôle Risques, Qualité et Environnement Durable.



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Transcription:

Des crimes contre l humanité aux crimes contre les générations futures : Vers une transposition du concept éthique de responsabilité transgénérationnelle en droit pénal international? Emilie Gaillard * Evoking the notion of crimes against future generations is certainly an indication of the development of a new awareness regarding accountability for the future of human, other living species and the environment. This notion contributes to the ongoing contemporary paradigm change, which is not only specific to our times, but also necessary. As a reflection of this new international mindset, the project of formalizing crimes against future generations has the potential for novel and powerful transformations at the legal level. Relying on the ethical theories of transgenerational liability, it becomes possible to shed light on the notion of crimes against future generations. Certain theoretical precisions might become necessary within the context of this discussion. The recognition of a non-discrimination principle that transcends time, based on which the absence of temporal existence Faire appel à la notion de crimes contre les générations futures est assurément la marque de la progression d une nouvelle conscience de responsabilité envers l avenir, la condition humaine future, les autres espèces vivantes et l environnement. Elle contribue à un changement de paradigme temporel déjà en marche aussi spécifique que nécessaire à notre temps. Reflet d un nouvel imaginaire international, le projet de formalisation de crimes contre les générations futures recèle des potentialités de transformations inédites et puissantes sur le champ juridique. En prenant appui sur les théories éthiques de la responsabilité transgénérationnelle, il est permis de fournir un éclairage spécifique de la notion de crimes contre les générations futures. Des affinements théoriques peuvent s avérer nécessaires en considération du contexte de connaissances. C est une véritable conversion intellectuelle qui se profile avec l admission d un principe de non-discrimination temporelle en vertu duquel l absence d existence temporelle ne serait plus synonyme d absence de droits ni de garantie juridique. Une complexification des logiques juridiques pour la mise en œuvre des crimes contre les générations futures est alors imaginable. Formuler des crimes contre les générations futures est également maïeutique en ce qu ils appellent dans leur sillage la consécration d un principe de dignité des générations futures. Un tel principe insufflerait une dynamique de recomposition du droit des droits de l homme en l ouvrant à la perspective transgénérationnelle. Des perspectives prospectives pour la notion de crimes contre les générations futures sont ouvertes avec l idée d intégrer également la protection de la condition humaine future. Quelques mises en garde prospectives sont formulées. no longer results in an absence of rights or legal safeguards, may truly be considered an intellectual conversion. Thus, the implementation of crimes against future generations becomes possible by rendering more complex traditional legal concepts. Formulating crimes against future generations is also an impressive feat in that it upholds a principle of dignity of the future generations. Such a principle has the further potential of propelling forward the domain of human rights law by opening it to discussions of a transgenerational perspective. Finally, the notion of crimes against future generations also contributes to the discussion of how to integrate the protection of the future human condition into contemporary considerations. In addition to these promising elements, a few prospective warnings will also be presented. * Maître de Conférences en droit privé, Université de Caen Basse-Normandie, Pôle Risques, Qualité et Environnement Durable.

INTRODUCTION 183 I. PENSER : LES CRIMES CONTRE LES GÉNÉRATIONS FUTURES 188 A. La responsabilité transgénérationnelle : terreau éthique pour penser les crimes contre les générations futures? 1. La prise de conscience d une responsabilité éthique envers les générations futures 2. Affinements théoriques choisis de l éthique de la responsabilité transgénérationnelle B. Le principe de non-discrimination temporelle : terreau juridique pour penser les crimes contre les générations futures? 189 190 191 193 1. Exposé et critères du principe de non-discrimination temporelle 193 2. Affinements théoriques possibles du principe de non-discrimination temporelle 194 II. FORMULER : LES CRIMES CONTRE LES GÉNÉRATIONS FUTURES 196 A. Vers la consécration d un principe de dignité des générations futures? 197 1. Un principe de dignité des générations futures imaginable 197 2. Une recomposition des droits de l homme à imaginer? 198 B. Quelles perspectives pour les crimes contre les générations futures? 199 1. La perspective de l intégrité de l espèce humaine et du vivant 199 2. Mises en garde prospectives sur la formulation de crimes contre les générations futures 200

Gaillard Volume 7: Issue 2 183 Les vrais progrès de l humanité sont des progrès de la conscience humaine. E Saouma 1 Parler de crimes contre les générations futures a de quoi surprendre et dérouter. Le crime ne s entend-il pas comme une atteinte à la vie causée à une personne actuellement vivante? Depuis l avènement du crime contre l humanité, il est déjà permis de dépasser ce premier pallier de résistance dans la manière de concevoir la notion juridique de crime. Il a permis un décloisonnement à la fois d ordre conceptuel et temporel. En ouvrant la notion de crime à la dimension collective, certains crimes de masse peuvent désormais faire l objet de poursuites pénales. Le rapport à la temporalité est transformé puisque, de manière spécifique, le crime devient imprescriptible. Assurément, la notion de crime contre l humanité, pierre angulaire du droit pénal international 2, relève d une dimension juridique hors du commun. Elle se présente, intuitivement, sous les traits d un concept matriciel en ce qu elle porte en ellemême la capacité d imaginer et de formuler les crimes contre les générations futures. Avant 1 Edouard Saouma, «Justice et solidarité pour l avenir de l humanité» dans Federico Mayor, Amirocum Liber, Bruxelles, Bruylant, 2005, à la p 284. 2 Yann Jurovics, Réflexions sur la spécificité du crime contre l humanité, t 116, collection Bibliothèque de Droit International et Communautaire, Paris, Librairie générale de droit et de jurisprudence, 2002 («[l] a prohibition du crime contre l humanité depuis Nuremberg est incontestablement la véritable pierre d achoppement de la branche pénale du droit international et le catalyseur du développement de la notion de crime de droit international», à la p 444).

184 JSDLP - RDPDD Gaillard de pousser l analyse, d autres difficultés conceptuelles ne manquent pas de se présenter à la simple formulation de l expression crimes contre les générations futures. Ainsi, il est possible de se demander comment concevoir et se représenter les crimes contre les générations futures alors même qu elles n existent pas? Comment articuler cette notion avec celle de crime contre l humanité? Et, question préalable à toute autre, qu entendre exactement par l expression générations futures? Sur la base de notre thèse de doctorat, il est possible d esquisser les contours de cette notion ouverte, pluridimensionnelle et systémique 3. La notion de générations futures désigne tout autant la postérité de la famille humaine que celle au sein des familles. Aujourd hui, l idée de crimes contre les générations futures se diffuse dans la vie courante et sous la plume de scientifiques divers. Certains recourent à cette expression pour dénoncer des choix technologiques tels que le recours au nucléaire 4 ou encore à certaines biotechnologies 5 qui réduisent les possibilités de choix des générations futures, induisent des effets irréversibles voire des déchets à durées de vie proprement vertigineuses au regard des temps humains 6. 3 Émilie Gaillard, Générations futures et droit privé. Vers un droit des générations futures, t 527, collection Bibliothèque de droit privé, Paris, Librairie générale de droit et de jurisprudence, 2011 aux pp 383-425 [Gaillard, Générations futures]. 4 Pour certains, le nucléaire est à la fois un crime contre l humanité et contre les générations futures. Pour d autres, la seule possession d armes nucléaires relève déjà de la notion de crime contre les générations futures. Voir David Krieger, The Challenge of Abolishing Nuclear Weapons, Piscataway, New Jersey, Transaction Publishers, 2010 ( «[i]t is essential to establish a norm that the possession of nuclear weapons is a crime against future generations, a crime that can only be prevented by the total elimination of these weapons» à la p 114). 5 Ce discours tend à être mis en avant à propos des plantes génétiquement modifiées. En France, des «faucheurs volontaires d OGM» invoquent les générations futures dans les prétoires, tantôt pour justifier leurs motivations, voir CA Versailles, 22 mars 2007, D Jur nº 06/01902 («léguer une planète en bon état aux générations futures»), tantôt comme un élément devant être rattaché à la notion de légitime défense. Voir aussi CA Toulouse, 15 novembre 2005, nº 004/01065 (ceci permettrait un «débat interne sur une question qui intéresse l avenir des générations futures»). Le professeur Gille-Éric Seralini estime que «le plus grand crime à la biodiversité agricole c est de tuer les semences oubliées et de se concentrer sur quatre grandes monocultures. Cela facilite les brevets sur le vivant et la mainmise sur quatre cultures», Jean- Paul Jaud, Severn, La Voix de nos enfants, Film, en ligne : Severn : Le Film <www.severn-lefilm.com> à 39:49:00. A plus long terme, il est possible d envisager la question de la mainmise sur certaines semences considérées comme essentielles pour nourrir et vêtir l humanité comme un crime contre les générations futures. 6 C est le cas pour la durée de vie des déchets nucléaires qui peut se compter en millions d années pour les déchets «à vie longue». Voir par ex Demande d examen de la situation au titre du paragraphe 63 de l arrêt rendu par la Cour internationale de Justice le 20 décembre 1974 dans l affaire des Essais nucléaires (Nouvelle-Zélande c France), Ordonnance du 22 septembre 1995, [1995] CIJ rec 288, opinion dissidente de M Weeramantry [Weeramantry, «Nouvelle-Zélande»] (pour le juge Weeramantry, cette échelle de temps incommensurable est précisément à prendre en compte pour évaluer la légitimité des essais nucléaires: «[l]a période radioactive des produits dérivés oscille entre quatorze mille et vingt-quatre mille ans. Celle du plutonium 239 est de vingt-quatre mille ans et celle du plutonium 240 de six mille cinq cent soixante dix ans [ ]. Il est permis de se demander si le Gouvernement français peut réellement garantir d une façon ou d une autre que les produits dérivés générés par plus d une centaine d explosions nucléaires resteront confinés en toute sécurité dans la fragile structure de Mururoa pendant plusieurs dizaines de milliers d années» à la p 356). Quant aux organismes génétiquement modifiés, il est évident que leur dissémination naturelle est impossible à cantonner dans un champ limité. À terme, c est une contamination irréversible et certaine qui se profile avec des conséquences inévitables et en cascade sur les écosystèmes et la vie en général sur Terre.

Gaillard Volume 7: Issue 2 185 En 1973, l idée de «crimes à l égard des générations futures» apparaît dans un essai de philosophie morale 7. À l occasion de la Conférence de Rio de 1992, pareille idée est clamée devant la communauté internationale par une enfant de douze ans en ces termes : «notre économie actuelle est une injustice intergénérationnelle, un crime contre les générations futures, un crime contre notre génération» 8. En 2002, un nouvel appel était lancé afin que la communauté des Nations prenne garde à ce que «le XXIème siècle ne devienne pas, pour les générations futures, celui d un crime contre la vie» 9. Depuis trois ans, le World Future Council (WFC) ainsi que le Centre de droit international pour le développement durable de l Université McGill préparent un projet visant à instituer les crimes contre les générations futures en droit international. Faire appel à la notion de crimes contre les générations futures est assurément la marque de la progression d une nouvelle conscience de responsabilité envers l avenir, la condition humaine future, les autres espèces vivantes et l environnement. Il s agit, fondamentalement, d une nouvelle manière de concevoir nos rapports en société et au monde 10. Cet ancrage du long terme investit de plus en plus notre conscience de responsabilité, qu elle soit éthique, sociale, environnementale, économique et juridique. Elle contribue à un changement de paradigme temporel déjà en marche 11. Le projet de formalisation des crimes contre les générations futures soutenu par le World Future Council (WFC) est audacieux et entre en résonance avec certaines nécessités de notre temps. Aux confluences de l initiative privée et universitaire, ce projet prend appui sur l expertise scientifique d internationalistes de renom dont l ancien juge à la Cour internationale de justice, Sir Weeramantry 12. Il est, d une certaine manière, animé 7 Kai Nielsen, «The enforcement of Morality and Future Generations» (1973) 3 : 4 Philosophia 443 («[t] here is very much that we need to think through and say concerning crimes to future generations [ ]» à la p 447). 8 Severn Cullis-Suzuki. Cette intervention filmée est à l origine du film réalisé par Jean-Paul Jaud, supra note 5 à 00:16:00. 9 Le Président de la République Française Jacques Chirac, discours, Sommet Mondial du Développement Durable, présenté à l Assemblée plénière, Johannesburg, Afrique du Sud, 2 septembre 2002 en ligne : <http://www.chatenay-malabry.fr/ville6c5a.html>. 10 Une telle modification de nos perceptions et de nos représentations juridiques en rapport avec les générations futures relève de l ordre de la révolution scientifique. Voir Thomas S Kuhn, La structure des révolutions scientifiques, collection Champs, Paris, Flammarion, 1983 [Kuhn, Révolutions scientifiques] (celle ci «transforme non seulement l imagination scientifique mais aussi le monde dans lequel s effectue ce travail scientifique», 4 ème de couverture). 11 Ibid à la p 238 (Thomas Kuhn identifie deux acceptions principales du mot paradigme. Il constitue une grille de lecture, qui se fonde sur un «ensemble de croyances, de valeurs reconnues et de techniques qui sont communes aux membres d un groupe donné [ ]. Il dénote [également] un élément isolé de cet ensemble : les solutions concrètes d énigmes qui, employées comme modèles ou exemples, peuvent remplacer les règles explicites en tant que bases de solutions pour les énigmes qui subsistent dans la science normale» à la p 238). 12 Il est significatif que le juge Weeramantry participe au projet dans la mesure où il a, à plusieurs occasions, exprimé la conviction selon laquelle la Cour internationale de justice avait vocation à mettre en oeuvre le droit des générations futures. Voir Weeramantry, «Nouvelle-Zélande», supra note 6 à la p 342. A l occasion d un avis consultatif postérieur, il a réitiré sa position. Voir Licéité de la menace ou de l emploi d armes nucléaires, Avis consultatif, [1996] CIJ rec 226, opinion dissidente de M Weeramantry («la Cour internationale de Justice, en tant qu organe judiciaire principal des Nations Unies, habilitée plus que tout autre tribunal à dire et à appliquer le droit international avec l autorité qui est la sienne, doit, dans sa jurisprudence, reconnaître dûment les droits des générations futures. S il est bien un tribunal qui peut reconnaître et protéger leurs intérêts en droit, c est bien la Cour» à la p 455). Le juge Weeramantry

186 JSDLP - RDPDD Gaillard d un certain esprit des débuts 13, d un imaginaire collectif international porteur d un projet prospectif de protection juridique de l humanité. La puissance symbolique qu il porte en luimême augure d une libération de «forces imaginantes» 14 pour instituer le droit international des générations futures. Tels dans une même médaille, si le revers du projet relève de l ordre de l incrimination internationale, son avers consiste en la reconnaissance de droits de l homme transgénérationnels 15. Face incrimination, l objectif premier consiste à ouvrir le débat pour l avenir et d aboutir à l adoption d une convention internationale investissant les États d un devoir d enquêter, d arrêter et de poursuivre les auteurs en cas de crimes contre les générations futures. À plus long terme, le projet pourrait réaliser un véritable tour de force conceptuel et procédural s il pouvait contribuer à rendre «justiciable» les crimes contre les générations futures devant une juridiction internationale telle que la Cour pénale internationale (CPI) 16. Face droits de l homme, la finalité est de tendre à une défense concrète des droits qui, dorénavant, soient épistémologiquement envisagés de manière transgénérationnelle 17. Partant, la voie poursuit donc son engagement pour la protection juridique des générations futures en droit pénal international. L actuel projet de reconnaissance des crimes contre les générations futures a précisément vocation à nover l obligation morale transgénérationnelle en obligation juridique. 13 Par esprit des débuts, nous entendons insister sur l idée de commencement d une nouvelle ère pour cette qualification juridique de crimes contre les générations futures qui, si elle venait à être consacrée en droit pénal international, marquerait une étape décisive dans la construction du paradigme de crimes contre l humanité. Ainsi, le droit international en son ensemble en ressortirait profondément transformé. Sur ce thème voir Mireille Delmas-Marty, «Le paradigme du crime contre l humanité: construire l humanité comme valeur» dans Pierre Robert Baduel, dir, Construire un monde? Mondialisation, pluralisme et universalisme, collection Connaissance du Maghreb, Paris, Maisonneuve & Larose, 2008. 14 Il existerait des «forces imaginantes du droit». Voir par ex Mireille Delmas-Marty, Le relatif et l universel : les forces imaginantes du droit, t 1, collection Couleur des idées, Paris, Seuil, 2004 ; Mireille Delmas- Marty, Le pluralisme ordonné : les forces imaginantes du droit, t 2, collection Couleur des idées, Paris, Seuil, 2006 ; Mireille Delmas-Marty, La refondation des pouvoirs : les forces imaginantes du droit, t 3, collection Couleur des idées, Paris, Seuil, 2007. 15 Cette idée de droits de l homme transgénérationnels est présente sous la plume du professeur Emmanuel Agius. Voir «From Individual to Collective Rights, to the Rights of Mankind» dans Salvino Busuttil et al, Our Responsibilities Towards Future Générations: A programme of Unesco and the International Environment Institute, Malta, Foundation for International Studies, University of Malta in cooperation with UNESCO, 1990 («[h]uman rights belong to all people, everywhere, at all times. Whereas the Universal Declaration of 1948 has internationalized human rights [ ] the recent agreements of the United Nations are transgenerationalizing human rights, rendering rights applicable to all members of the human species, existing in time» à la p 36). 16 Pour cela, le droit pénal international devra s ouvrir à la protection juridique nouvelle des générations futures. Cette dernière implique une ouverture non seulement transtemporelle mais également conceptuelle. Ainsi, les générations futures ne sont pas uniquement des êtres relevant d une nationalité particulière, elles se pensent dans la dualité (atteinte à l humanité de l homme et à l humaine condition) et en relation intime avec le vivant (la protection de la chaîne alimentaire relèverait assurément du droit pénal international des générations futures). Les spécificités temporelles et conceptuelles ici en présence conduisent également à dépasser le cadre de l Etat-Nation et à faire passer l idée de communauté de destin au devant de la scène pénale internationale. Ensuite, pour être, par exemple, justiciables devant la Cour pénale internationale, encore faudrait-il que les crimes contre les générations futures soient intégrés dans les statuts de la haute juridiction. C est dire si l objectif de «justiciabilité» des crimes contre les générations futures devant une cour internationale requiert de nombreuses avancées. 17 Le passage de droits de l homme proclamés à des droits de l homme invocables, d autant plus lorsqu ils sont transposés à l échelle supranationale, est en soi une rupture épistémologique. Voir Mireille Delmas-

Gaillard Volume 7: Issue 2 187 serait ouverte vers la reconnaissance d un principe de dignité des générations futures 18. C est dire si le projet recèle des potentialités conceptuelles et juridiques des plus puissantes 19. Notre analyse a vocation à fournir un éclairage de la notion de crimes contre les générations futures à partir de l idée éthique de la responsabilité transgénérationnelle 20. Toutefois, une précision sémantique s impose ici. Il est plus usuel de traiter de la responsabilité «intergénérationnelle» 21 et non pas «trans-générationnelle». Pourquoi ce choix terminologique? Le suffixe «trans-» permet de rendre compte de l idée selon laquelle cette responsabilité doit être pensée et posée à la fois dans et à travers les générations humaines. À notre sens, l enchaînement continuel des générations humaines nous invite à intégrer le continuum 22 dans la manière de penser la responsabilité juridique de l humanité envers l avenir. Il s ensuit une modification en profondeur des logiques et des raisonnements juridiques afin d intégrer à leur tour une adaptabilité aux changements inévitables dus au passage du temps 23. La présente contribution s inscrira dans deux perspectives différentes. Marty, «Un nouvel usage des droits de l homme» dans Ethique médicale et droits de l homme, collection La fabrique du corps humain, Arles ; Paris, Actes Sud ; INSERM, 1988 (en ce sens, la professeure Delmas-Marty rappelle que la mutation de l affirmation éthique des droits de l homme en droits effectifs est un «véritable défi lancé par les droits de l homme au droit. [L]a mutation s accomplit à travers l apparition ou le développement de mécanismes, constitutionnels et supranationaux, de protection des droits de l homme» à la p 317). 18 Gaillard, Générations futures, supra note 3 aux pp 455-493. 19 Il importe de rappeler que deux projets aussi audacieux ont été portés par des initiatives privées et ont directement contribué à transformer l imaginaire juridique international. Le premier d entre eux, le rapport Meadows (1972), commandé par l Association internationale le Club de Rome, est à l origine de concepts inédits à savoir: ceux de développement durable et d empreinte écologique. Ces concepts ont ouvert la voie pour formuler par la suite le concept juridique d irréversibilité ainsi que des principes inédits tel que le principe de précaution. Bien que commandé par une association privée, ce rapport a incontestablement participé à la mise en place d une dynamique juridique des plus créatives qui a conduit à l émergence du droit international de l environnement. Le second projet, impulsé par la Fondation Cousteau à la fin des années quatre-vingt, visait à proclamer des droits de l homme des générations futures. Il n a pas abouti à l adoption d une Déclaration universelle des droits de l homme des générations futures comme cela était souhaité pour le cinquantenaire de la Déclaration universelle de 1948 par l UNESCO. Néanmoins, le projet défendu par la Fondation Cousteau aura eu le mérite de décloisonner l imaginaire juridique des droits de l homme en l ouvrant à la perspective transgénérationnelle. Il est, de surcroît, directement à l origine de la Déclaration de responsabilité des générations présentes envers les générations futures adoptée sous l égide de l UNESCO. Ces précédents permettent d insister sur le potentiel historique de transformation du droit international du projet de reconnaissance des crimes contre les générations futures. Voir Déclaration de responsabilité des générations présentes envers les générations futures, Rés 29C/31, Doc off UNESCO NU, 29ème sess, Doc NU vol 1 (1998) à la p 70. 20 Cette nouvelle vague de pensée éthique a été largement insufflée par les travaux pionniers de Hans Jonas. Voir Hans Jonas, Le principe responsabilité. Une éthique pour la civilisation technologique, 3 e éd, collection Passages, Paris, Cerf, 2008 [Jonas, Principe responsabilité]. 21 Voir par ex Edith Brown-Weiss, Justice pour les générations futures : Droit international, Patrimoine commun & Équité intergénérations, collection Les dossiers de l écologie, Tokyo; Paris, United Nations University Press, Sang de la terre, 1993 [Brown-Weiss, Justice]. 22 Le concept de continuum renvoie à l idée de renouvellement et d enchainement à la fois continu et continuel des générations humaines. 23 C est déjà et précisément le cas avec le principe de précaution.

188 JSDLP - RDPDD Gaillard En amont du projet, il importe de vérifier quels éclairages particuliers le concept «d éthique de responsabilité à l égard des générations futures» pourrait fournir dans la manière de penser les crimes contre celles-ci. En d autres termes, un détour préalable par les théories éthiques permet-il de dégager des lignes de forces particulières pour penser les crimes contre les générations futures en droit international? En aval du projet, ce sont les effets induits par la formulation à la fois inédite et dans la dualité (droits de l homme/incriminations transgénérationnelles) qui mériteront d être étudiés. Le fait de formaliser des crimes contre les générations futures n implique-t-il pas, en même temps, de participer à l avènement d un principe de dignité des générations futures 24? Quels crimes contre les générations futures peuvent alors être imaginés? Des risques de dérives ou de déviances ne sont-ils pas aussi à redouter? Dans un premier temps (I), nous verrons comment penser les crimes contre les générations futures à partir de la thématique de la responsabilité transgénérationnelle. Dans un second temps (II), nous verrons comment la formulation de tels crimes permet d imaginer et de recomposer le paysage international des droits de l homme autour d un principe de dignité des générations futures I. PENSER : LES CRIMES CONTRE LES GÉNÉRATIONS FUTURES Penser les crimes contre les générations futures est une démarche qui relève d un imaginaire juridique nouveau. Le professeur Alexandre Kiss avait donné le ton en précisant que pour les juristes, intégrer les générations futures dans le droit international, revient pour eux à réaliser une révolution d ordre copernicien 25. En d autres termes, il s agit de pleinement réaliser que l univers juridique ne tourne pas uniquement en révolution autour de l homme actuellement vivant en relation immédiate avec d autres hommes. Ici, il s agit plutôt de concevoir l univers en expansion qui s ouvre à de nouvelles entités, tels l humanité, la biodiversité, l environnement ou encore la protection juridique de la condition humaine future. Ainsi conçu, pareil univers aurait aussi des dimensions temporelles multiples et serait, en même temps, en pleine recomposition 26. L éthique de la responsabilité transgénérationnelle permet de fournir des jalons théoriques pour penser en positif la notion de droits des générations futures et, en négatif, la notion de crimes contre les générations futures. Essentiellement initiée par le philosophe Hans Jonas depuis la formulation du «principe responsabilité» 27, ce mouvement de pensée participe 24 L affirmation de droits de l homme des générations futures est également maïeutique au sens où elle engendre en même-temps et par elle-même l idée d un principe de dignité des générations futures. Une dynamique de reconnaissance et d organisation des droits de l homme tenant en compte les droits des générations futures pourrait être enclenchée. 25 Emmanuel Agius et Salvino Busuttil, dir, Future Generations & International Law, London, Earthscan Publications Ltd, 1998, aux pp 3-12 («[a]ccording to Alexandre Kiss, this fundamental change in our conception of international environmental law can be compared to the Copernician revolution which proclaimed that the centre of the universe was not the earth but the sun: states are less and less the centre of international relations, the focus becoming more and more mankind and its individual representatives, both living now and in the future. We are increasingly recognizing that environmental issues have interests that are common to all humankind. International environmental norms tend to restrict the actions of states for the interests of the community of humankind as a whole» à la p 7). 26 Recueil Dalloz de doctrine, de jurisprudence et de législation, hebdomadaire 31, René Savatier, «Le Droit et l accélération de l Histoire» (1951) («[t]outes les fois qu une civilisation se transforme, on assiste non à un déclin mais à une crise du droit. Celui-ci se cherche dans des ébauches encore informes» à la p 32). 27 Jonas, Principe responsabilité, supra note 20.

Gaillard Volume 7: Issue 2 189 de la consolidation d un nouvel humanisme juridique qui vise précisément à instituer le «droit de l avenir» 28. La réflexion s inscrit donc dans un mouvement ascendant qui se dégage du droit pour s inspirer de la pensée philosophique. Dans cette première partie de notre argument, (A) après avoir investi le terrain de l éthique de la responsabilité transgénérationnelle, il sera possible de suggérer au lecteur une conversion intellectuelle 29. Il s agit, en effet, de pleinement réaliser que l absence de prise en compte des générations futures par le droit pénal international peut aboutir à une discrimination juridique jusqu alors inconcevable. Le recours au «principe de non-discrimination temporelle» pourrait alors non seulement permettre le passage de l éthique au droit transgénérationnel, mais également fournir une nouvelle grille d analyse des crimes contre les générations futures (B). A. La responsabilité transgénérationnelle : terreau éthique pour penser les crimes contre les générations futures? Depuis la fin des années soixante, plusieurs théories de responsabilité et de justice envers les générations futures ont été élaborées 30. Elles participent d un nouveau et puissant cycle de pensée qui vise à orienter l éthique de la responsabilité vers l avenir 31. Assurément, les travaux du philosophe Hans Jonas marquent l avènement d une prise de conscience historique de la nécessité de formuler un principe de responsabilité envers les générations futures (1). Quelques affinements théoriques méritent d être choisis eu égard à leur propension à être transposés dans le champ juridique (2). 28 François Ost, Le temps du droit, Paris, Odile Jacob, 1999 (pour Ost, la fonction instituante du droit précède les «fonctions de direction des conduites et de résolution des conflits [qui] ne sont elles-mêmes que des fonctions dérivées par rapport à un rôle beaucoup plus essentiel [ ]. Ce rôle fondamental consiste à instituer une société. Avant de réglementer le comportement des agents ou de départager leurs conflits, il faut en effet définir le jeu dans lequel s inscrit leur action» aux pp 72-73). Voir aussi Pierre Godé, «Le droit de l avenir (un droit en devenir)» dans L avenir du droit : Mélanges en hommage à François Terré, Paris, Dalloz ; Presses Universitaires France, 1999, aux pp 61-78. 29 A notre sens, ce n est pas l unique voie pour y parvenir. Il s agit d un éclairage particulier qui a vocation à s inscrire dans un courant de pensée collective et pluridisciplinaire. 30 Un tournant a clairement pris corps au tournant des années quatre-vingt. Cette littérature se déploie notamment en Allemagne, en Australie, en Hollande, aux Etats-Unis ou encore en France. Pour une mise en perspective de ces travaux, voir Gaillard, Générations futures, supra note 3 aux pp 309-380. 31 Voir notamment le juge Christopher Gregory Weeramantry, «Building a Common Future for Generations to Come», Responsibility, Fraternity and Sustainability in Law. A Symposium in honour of Charles D Gonthier, présentée à la Faculté de droit de McGill, 21 mai 2011 [non publiée] en ligne : Weeramantry International Center for Peace Education and Research <http://www.wicper.org/resources/ view/building_acommon_future_for_generations_to_come>; Voir aussi Marisa Dos Reis, dir, «Issue Topic : Ways to Legally Implement Intergenerational Justice?» en ligne : (2010) 10 : 1 Intergenerational Justice Review <http://www.intergenerationaljustice.org/images/stories/igjr/igjr_1_2010.pdf> ; Jean- Paul Markus, dir, «Quelle responsabilité juridique envers les générations futures?» Colloque présenté conjointement à la Faculté de droit de Versailles Saint-Quentin-en-Yvelines et à la Faculté de droit de Poitiers, 10-13 décembre 2010, collection Thèmes et commentaires, Paris, Dalloz, [à paraître]; Sandor Fulop, «The Right to a Healthy Environment and the Representation of Future Generations Interests in the new Hungarian Constitution» International Conference on the Environmental Provisions of the New Hungarian Constitution présentée à Office of the Hungarian Parliamentary Commissioner for Future Generations, Budapest 14-15 février 2011 [non publiée] en ligne : Parlimentary Commissioner for Future Generations <http://jno.hu/en/pdf/const-conf-summary.pdf>.

190 JSDLP - RDPDD Gaillard 1. La prise de conscience d une responsabilité éthique envers les générations futures Dans son ouvrage, Le principe responsabilité : Une éthique pour la civilisation technologique, Hans Jonas ouvre la perspective d une responsabilité envers les générations futures et envers la nature de demain. De l avis du philosophe, les défis éthiques sont non seulement immenses, mais surtout inédits dans l histoire de l humanité 32. C est parce que nous sommes entrés dans une nouvelle ère, celle de la civilisation technologique, que Jonas estime que «nous avons l obligation de l existence de l humanité future [et] l obligation de son être-tel» 33. Cela suppose de préserver les conditions d existence de l humanité et du vivant 34 ainsi que d une vie authentiquement humaine y compris pour les générations futures 35. Pour y parvenir, l auteur propose de «consulter nos craintes préalablement à nos désirs afin de déterminer ce qui nous tient réellement à cœur» 36. En d autres termes, l œuvre de Jonas consiste à formuler une éthique de la préservation, une éthique du futur 37. Il lance précisément un appel au relais du droit pour retranscrire cette nouvelle orientation temporelle de notre conscience de responsabilité vers l avenir 38. Pour certains auteurs une telle orientation éthique du concept de responsabilité n est 32 Hans Jonas, «Technologie et responsabilité. Pour une nouvelle éthique» (1974) 9 Esprit 163 [Jonas, «Technologie»] («[a]ucune éthique antérieure n a dû prendre en considération la condition totale de la vie humaine ni tout l avenir, ou même la survie, de la race. Que cela constitue maintenant un problème pour nous exige une nouvelle conception de nos devoirs et de nos droits dont l éthique et la métaphysique anciennes ne fournissent même pas les principes, encore moins une doctrine toute prête» à la p 171). 33 Jonas, Principe responsabilité, supra note 20 à la p 90. 34 Un lien intime relie la protection des générations futures et celle du vivant. Voir Jonas, ibid (le philosophe rappelle que «les dangers qui menacent l être-tel futur sont en règle général les mêmes qui menacent à une échelle plus vaste l existence et c est pourquoi éviter les uns veut dire a fortiori éviter les autres» à la p 91). Le philosophe parle aussi de «solidarité d intérêt avec le monde organique». Voir Jonas, ibid (pour lui, «[l] avenir de l humanité est la première obligation du comportement collectif humain à l âge de la civilisation technique devenue toute puissante modo negativo. Manifestement l avenir de la nature y est compris comme condition sine qua non, mais même indépendamment de cela, c est une responsabilité en et pour soi, depuis que l homme est devenu dangereux non seulement pour lui-même, mais pour la biosphère entière» à la p 261). 35 Le philosophe a exprimé de diverses manières l impératif de protection des générations futures. Voir Jonas, ibid («[a]gis de façon que les effets de ton action soient compatibles avec la Permanence d une vie authentiquement humaine sur terre [ ] ; Agis de façon que les effets de ton action ne soient pas destructeurs pour la possibilité future d une telle vie [ ] ; Ne compromets par les conditions pour la survie indéfinie de l humanité sur terre [ ] ; Inclus dans ton choix actuel l intégrité future de l homme comme objet secondaire de ton vouloir» à la p. 40). 36 Jonas, ibid aux pp 66-67. Pour une pensée sur l heuristique de la peur, voir par ex Émile Hache, Ce à quoi nous tenons : Propositions pour une écologie pragmatique, collection La découverte, Paris, Les empêcheurs de penser en rond, 2011. 37 Voir Hans Jonas, Pour une éthique du futur, traduit par Sabine Cornille et Philippe Ivernel, collection Rivages poche / Petite Bibliothèque, Paris, Payot & Rivages, 1998. 38 Hans Jonas, «De la gnose au Principe Responsabilité : Un entretien avec Hans Jonas» 171 Esprit 5 (pour Jonas, «[l]es intérêts fondamentaux de la nature, indissociables des intérêts de l homme, devraient être soustraits au jeu des décisions à court terme et figurer comme règles inaliénables dans la constitution» à la p 15). Si le philosophe en appelle au relais du droit constitutionnel (norme juridique suprême au sein des États), il n en demeure pas moins qu à l heure de la mondialisation et précisément en considération des dimensions temporelles en présence, le droit international ait tout autant, si ce n est a fortiori, vocation à traduire cette éthique de responsabilité envers les générations futures.

Gaillard Volume 7: Issue 2 191 autre qu un retour aux origines étymologiques du mot responsabilité 39. C est dans ce sillage que Paul Ricoeur invite à partir du constat de bon sens selon lequel «à des maîtrises nouvelles correspondent des responsabilités nouvelles» 40. La littérature sur la responsabilité envers les générations futures est particulièrement dense, et il n est guère possible d en rendre compte de manière exhaustive dans le cadre du présent article 41. De nombreux écrits de philosophie éthique 42 ou politiques 43, théologiques 44 ou juridiques 45 ont depuis été rédigés sur la question de l éthique de la responsabilité et de la justice à l égard des générations futures. Il est toutefois permis d insister sur quelques affinements théoriques depuis lors formulés. 2. Affinements théoriques choisis de l éthique de la responsabilité transgénérationnelle Deux affinements méritent d être à présent exposés. Non seulement ils permettent de fournir un éclairage particulier de la responsabilité transgénérationnelle mais surtout, ils présentent un véritable potentiel de transposition dans le champ juridique, autant à l échelle internationale que nationale. Le premier est l œuvre du philosophe Dieter Birnbacher qui, à la fin des années quatrevingt, a formulé une théorie de responsabilité envers les générations futures 46. En se fondant 39 Michel Villey, «Esquisse historique sur le mot responsable», dans La responsabilité, (1997) 22 Arch Phil Dr 45, Paris, Sirey ; Paul Ricoeur, «Le concept de responsabilité : Essai d analyse sémantique» dans Le juste I, collection Philosophie, Paris, Esprit, 1995, aux pp 41-70 ; Catherine Thibierge, «Avenir de la responsabilité, responsabilité de l avenir» (2004) n 9 D 577 à la p 578 [Thibierge, «Avenir»]. 40 Paul Ricoeur, «Postface au Temps de la responsabilité» dans Lectures 1 : Autour de la politique, collection Points essais, Manchecourt, Seuil, 1999, 270 («[l]a responsabilité, à l âge technologique, s étend aussi loin que le font nos pouvoirs dans l espace et dans le temps, et dans les profondeurs de la vie» à la p 284). 41 Pour une analyse critique récente de Hans Jonas, voir Arno Münster, Principe responsabilité ou principe espérance?, collection Les voies du politique, Lormont, Le Bord de l eau, 2010 à la p 257. 42 Voir Joerg Chet Tremmel, A Theory of Intergenerational Justice, Londres, Earthscan, 2009 à la p 264 ; Dieter Birnbacher, «Responsibility for future generations - scope and limits» dans Joerg Chet Tremmel, dir, Handbook of Intergenerational Justice, Cheltenham (UK), Edward Elgar Publishing, 2006, 23 ; Voir aussi Tae-chang Kim et James Allen Dator, dir, Co-Creating a Public Philosophy for Future Generations, Westport (Conn), Praeger, 1999 à la p 304 ; Martin P Golding, «Obligations to Future Generations» (1972) 56 : 1 The Monist 85 ; Lars Löfquist, Ethics beyond Finitude : Responsibility towards Future Generations and Nuclear Waste Management, Uppsala, Uppsala University, 2008 à la p 279. 43 Janna Thompson, Intergenerational Justice : Rights and Responsibilities in an Intergenerational Polity, New York, Routledge, 2009. 44 Pour une étude de théologie, voir notamment Rachel Muers, Living for the Future : Theological Ethics for coming Generations, London, T & T Clark, 2008 à la p 216. Voir généralement Emmanuel Agius, «Obligations of Justice Towards Future Generations : a Revolution in Social and Legal Thought» dans Future Generations & International Law, Emmanuel Agius et Salvino Busuttil, dir, avec la collaboration de Tae-Chang Kim et Katsuhiko Yazaki, London, Earthscan Publications, 1998, 3; Daniel Callahan, «What Obligations Do We Owe To Future Generations?» (1971) 164 The American Ecclesiastical Review 265. 45 Axel Gosseries et Lukas H Meyer, dir, Intergenerational Justice, Oxford, Oxford University Press, 2009 à la p 419 ; Axel Gosseries, Penser la justice entre les générations : De l affaire Perruche à la réforme des retraites, collection Alto, Paris, Flammarion, 2004 à la p 320 ; Lothar Gündling, «Our Responsibility to Future Generations» (1990) 84 Am J Int l L 207. 46 Dieter Birnbacher, La responsabilité envers les générations futures, traduit par Olivier Mannoni, collection Philosophie morale, Paris, Presses Universitaires de France, 1994 [Birnbacher, Responsabilité].

192 JSDLP - RDPDD Gaillard sur le contexte des connaissances, l auteur propose de distinguer deux régimes éthiques de responsabilités transgénérationnelles. Ainsi, dans le cadre «d un savoir (presque) complet», le philosophe estime qu au final il suffit de renforcer l éthique traditionnelle de la responsabilité pour en permettre l extension aux générations futures. En d autres termes, si, avec certitude, un dommage est causé aux générations futures, alors les règles éthiques traditionnelles fournissent déjà de solides bases pour penser et formuler une responsabilité transgénérationnelle 47. Dans le cadre d un «savoir limité» et en présence d incertitudes, c est-à-dire lorsque nous faisons courir des risques de dommages aux générations futures, l auteur estime qu il y a bien là un réel besoin de développer de nouvelles obligations morales. Elles mériteront d être étendues dans le temps de l avenir 48. Il est toutefois des cas, précise l auteur, où l horizon temporel devient «littéralement inconcevable» 49. Philosophe ouvert à la réflexion de l éthique au travers des sciences cognitives, Dieter Birnbacher estime qu il existe des limites anthropologiques pour penser la responsabilité envers les générations futures 50. Cette réflexion incline à penser qu une éducation au respect du futur serait nécessaire 51. Elle n est pas sans s inscrire en écho avec l idée 47 Dieter Birnbacher, Responsabilité, ibid («[l]e fait que les futurs sujets, pour des raisons logiques, soient empêchés de faire valoir des droits quelconques envers nos contemporains, tandis que les sujets contemporains en sont empêchés pour des motifs contingents, ne peut pas constituer une bonne raison d accorder des droits moraux aux seconds et pas aux premiers» à la p 88). Birnbacher, ibid (l auteur conclut qu «aucun motif logique et métaphysique sérieux ne s oppose à ce que l on attribue aussi aux êtres futurs des droits moraux envers les êtres actuels» à la p 90). 48 Birnbacher, ibid (le philosophe formule un critère pour la responsabilité transgénérationnelle : celui de la «portée causale prévisible qui constitue une restriction dans la mesure où, lorsqu on déduit des normes de pratique et des directives concrètes pour les domaines d action relevant du future, on ne doit pas tentir compte de toute la succession des generations dont on ne peut prévoir l existence, mais uniquement des générations dont on peut penser qu elles seront concernées par l acte en question» aux pp 142-43). 49 Birnbacher, ibid (c est précisément le cas à l ère de la technologie nucléaire : «[l]à où l on franchit la frontière de l incertitude, cela n a plus aucun sens de placer dans la balance, l un face à l autre, les éventuels inconvénients inconnus et les éventuels avantages inconnus» à la page 143). Birnbacher, ibid (avec la question des essais nucléaires, du stockage des déchets nucléaires, de la dissémination d organismes vivants génétiquement modifiés ou encore de produits recourant aux nanotechnologies en l absence de science épidémiologique (qui reste à inventer), nous embrassons déjà cet horizon temporel «littéralement inconcevable» à la p 143). C est la raison pour laquelle nous estimons que nous sommes entrés dans un siècle placé sous le sceau du rapport transgénérationnel qui requiert une adaptation et une retranscription des valeurs démocratiques transgénérationnelles. Voir Emilie Gaillard, «Penser les institutions au XXIème siècle- Vers la reconnaissance d une démocratie transgénérationnelle?», Penser les institutions, Actes des après-midis de recherche du Département de Science politique de l Université de Liège, dir, G Piet et S Wintgens, 2011/1, pp 11-29. René Ngambele Nsasay, La cosmodémocratie : un principe de gouvernance pour la société technologique et mondialisée, vol 17, collection Philosophhie et politique, Bruxelles, Peter Lang, 2008 à la p 310 ; Dominique Bourg et Kerry H Whiteside, Vers une démocratie écologique : le citoyen, le savant et le politique, collection La République des idées, Paris, Seuil, 2010 à la p 103. 50 Birnbacher, Responsabilité, supra note 46 («[p]ersonne ne naît avec une conscience du futur [ ]. Cette conscience et cette tolérance sont les fruits d un développement réussi de la personnalité» à la p 170). 51 Pour certains, il importerait de développer une «Future Intelligence», le juge Shlomo Shoham, «The Role of the State in the Protection of Future Generations» en ligne : (2010) 10 : 1 Intergenerational Justice Review à la p 37. <http://www.intergenerationaljustice.org/images/stories/igjr/igjr_1_2010. pdf> (selon l auteur, pour certains, il importerait de développer un «future-oriented thinking» à la p 37).

Gaillard Volume 7: Issue 2 193 de développer un savoir téléologique déjà appelé des vœux de Jonas malgré les difficultés à la conceptualiser 52. Le second affinement théorique qui permet de légitimer le basculement théorique dans la dimension éthique transgénérationnelle est à rechercher sous la plume du professeur Visser t Hooft. Selon cet auteur, le point central dans la pensée de la justice intergénérationnelle réside dans la dénonciation de tout «égoïsme générationnel» 53. En d autres termes, ne pas instituer le respect des générations futures sur le fondement d une «priorité temporelle» ou d une «myopie temporelle envers l avenir» reviendrait à consacrer un véritable abus de pouvoir à l égard de l avenir. Il s ensuit un renversement des perspectives et des logiques éthiques qu il est tout à fait possible de transposer dans le champ juridique international. L objectif est alors de pallier une éventuelle discrimination entre les hommes de la faculté de jouir de leurs droits y compris fondamentaux. Il s agit alors de relier l homme avec son environnement naturel et de permettre tant aux espèces qu aux fondements naturels de la vie de bénéficier d une certaine protection juridique. Pour assurer le passage de l éthique de la responsabilité transgénérationnelle au droit, un principe juridique pourrait s avérer nécessaire. De ce point de vue, le principe de non-discrimination temporelle permettrait ainsi d instituer l avenir en droit. À son tour, il pourrait constituer un terreau juridique spécifique pour penser les crimes contre les générations futures. B. Le principe de non-discrimination temporelle : terreau juridique pour penser les crimes contre les générations futures? L éthique de la responsabilité transgénérationnelle permet de réaliser une conversion intellectuelle autorisant à son tour la formulation, en droit, d un principe de non-discrimination temporelle. Après en avoir exposé le contenu et dégagé certains critères (1), nous verrons comment le modeler en droit pénal international (2). 1. Exposé et critères du principe de non-discrimination temporelle Formuler des crimes contre les générations futures, c est partir d un postulat juridique nouveau : celui selon lequel le droit international a également vocation de protéger les intérêts des générations futures. Cette conception téléologique du droit international (déjà inscrite en germes dans la Déclaration universelle des droits de l homme et actuellement à l œuvre en droit international de l environnement) permet d imaginer de nouvelles incriminations juridiques. Pour rendre concevable l idée de responsabilité juridique envers les générations futures, il importe de pleinement réaliser que l absence de prise en compte des générations futures par le droit inter- 52 Jonas, «Technologie», supra note 32 à la p 183 («[c] est ici que je m enlise [ ]. Parce que nos actions peuvent avoir des conséquences apocalyptiques, ce savoir téléologique qui nous fait défaut accentue son caractère d urgence plus qu à toute autre étape de l aventure humaine. Hélas, urgence n égale pas réussite. Au contraire, il faut avouer que rechercher la sagesse aujourd hui exige une grande part de folie. La nature même de notre époque qui réclame à grands cris une théorie éthique donne l impression suspecte qu il s agit de décrocher la lune. Mais nous n avons pas d autre solution que de nous y essayer» à la p 183). 53 Hendrik Ph Visser t Hooft, Justice to Future Generations and the Environment, Law and Philosophie Library collection, Dordrecht, Pays-Bas, Kluwer Academic Publishers, 1999 (Selon l auteur, «[t]he main point of justice between generations is to denounce generational egoism as an abuse of power» à la p 11).

194 JSDLP - RDPDD Gaillard national peut conduire à une discrimination juridique jusqu alors inconcevable. Le principe de non-discrimination temporelle traduit alors l idée selon laquelle la validité d une valeur ou de certains droits n est pas soumise à une quelconque exigence d existence temporelle. Autrement dit, l absence d existence d êtres humains ne serait plus synonyme d absence de droit(s) de l homme ni de garantie juridique. A contrario, ne pas consacrer le principe de non-discrimination temporelle en droit pénal international, alors même qu il existe une mise en danger des générations futures, reviendrait à consacrer un abus de(s) droit(s) fondé sur le temps, à savoir des générations actuelles et à venir. Précisément, le droit international se présente comme le terreau juridique privilégié pour formuler des concepts, des notions et des principes juridiques aux dimensions à la fois «transpatiales» et «transtemporelles» 54. Pour rester légitime, le principe de non-discrimination temporelle requiert le dépassement de seuils : l atteinte causée à l avenir de l humanité doit revêtir une gravité particulière. Cette dernière peut consister en une variété de cas : atteinte à la dignité de l espèce humaine (en procédant à une hybridation d espèces par exemple), atteinte au patrimoine naturel et culturel de l humanité, à la biodiversité, à la santé humaine durable 55. Précisément parce que les crimes ont vocation à sanctionner les atteintes les plus graves, le principe de non-discrimination temporelle présente les atours d un véritable terreau juridique pour penser les crimes contre les générations futures. Il est à présent possible de proposer quelques affinements théoriques de ce principe afin de le modeler dans la diversité. 2. Affinements théoriques possibles du principe de non-discrimination temporelle Dans la continuité de la pensée du philosophe Dieter Birnbacher, il est permis de proposer une variation des incriminations selon le contexte de connaissances. Les atteintes causées dans un contexte de certitude pourraient relever d un régime international de responsabilité rigoureux. Dans le même ordre d idées, toute hybridation de l espèce humaine avec d autres espèces vivantes ou encore la transformation de l humain par le biais de la création génétique de classes d hommes relèveraient du niveau de réalité 56 de la responsabilité juridique trans- 54 Voir René-Jean Dupuy, «La notion de patrimoine commun de l humanité appliquée aux fonds marins» dans Claude-Albert Colliard et Dominique Carreau, dir, Droit et libertés à la fin du XXe siècle : influence des données économiques et technologiques : études offertes à Claude-Albert Colliard, Paris, Pedone, 1984, aux pp 199, 201-202 (le professeur Dupuy fournit notamment les définitions en lien intime avec le concept d humanité : «[l] humanité transpatiale [ ] absorbe tous les peuples [ ] ; l humanité transtemporelle [ ] s inscrit dans une conception de l histoire-promesse [ ]. D où deux idées : - les générations présentes ne sont que les gestionnaires du patrimoine commun ; - elles sont comptables de leur gestion vis-à-vis des générations futures» aux pp 199, 201-202). 55 Ce thème de recherche est abordé à la fin de notre thèse. Faisant système avec le mouvement de l ecowealth, il s agit de penser la santé humaine par-delà les générations et en relation intime avec le vivant. Une approche métaphysique de la condition de l homme au-delà des temps présents y est également implicitement et nécessairement intégrée. Gaillard, Générations futures, supra note 3 à la p 491. 56 Basarab Nicolescu, «Niveaux de complexité et niveaux de réalité : vers une nouvelle définition de la nature» dans Michel Cazenave et Basarab Nicolescu, dir, L homme, la science et la nature : regards transdisciplinaires, collection Science et conscience, Aix-en-Provence, Le Mail, 1994, aux pp 15-37.

Gaillard Volume 7: Issue 2 195 générationnelle 57. Ces atteintes peuvent varier de l ordre des «interdits fondateurs» 58 à une diversité d atteintes aux générations futures qui résultent davantage d une sorte de «pari sur l avenir» 59. Il importe alors de mettre en concordance les temps du droit avec les temps des actions humaines réalisées dans un contexte de certitudes. Quant aux atteintes causées dans un contexte d incertitude, c est-à-dire en cas de risques de dommages transgénérationnels, elles pourraient relever d un régime de responsabilité internationale à géométrie variable 60. De plus, 57 Ce questionnement qui pourrait paraître pure hypothèse de science-fiction fournit un éclairage prospectif important pour mesurer le potentiel de mise en danger des générations futures (que ce soit dans leur intégrité humaine mais également dans leur santé) de certaines recherches qui font fi de toutes réflexions d ordre métaphysique sur le sens et l orientation des sciences par rapport à leurs conséquences sur la condition humaine future. Ainsi, l actualité regorge d illustrations diverses de transformations génétiques du vivant avec croisement avec des gènes humains pour inventer l inconcevable. Voir Sheryl Lawrence, «What Would You Do With a Fluorescent Green Pig?: How Novel Transgenic Products Reveal Flaws in the Foundational Assumptions for the Regulation of Biotechnology» en ligne : (2007) 34 Ecology LQ 201<http://www.boalt.org/elq/documents/elq34-1-05-lawrence-2007-0430.pdf> (selon Lawrence, l ère de la création de cochons fluorescents serait déjà dépassée). Est venu le temps où l on crée par le biais du clonage reproductif une vache, en lui insérant deux gènes humains afin de produire du lait infantile à destination humaine. Voir généralement «Transgenetic Cow, Rosita ISA, can Produce Human Milk», International Business Times (11 Juin 2011) en ligne : IB Times Los Angeles <http://losangeles.ibtimes. com/articles/161306/20110611/transgenetic-cow-rosita-isa-can-produce-human-milk.htm>. Pour une mise en garde de la manipulation du vivant et un rappel de l inévitable et fondamentale interaction des gènes avec leur environnement, voir généralement Gilles-Éric Seralini, Génétiquement incorrect, 2 e éd, Paris, Flammarion, 2005 à la p 325. À progresser en aveugle sur le terrain des biotechnologies sans s interroger sur les conséquences sanitaires sur les générations futures (perspectives de mutations de virus et de transmissions de nouvelles maladies à l homme), le risque devient grand de séparer le savoir et la pensée comme le redoutait déjà. Voir aussi Hannah Arendt, La condition de l homme moderne, 2 e éd, Paris, Calmann-Lévy, 1983 aux pp 8-10. 58 Comme ce pourrait être le cas en cas de clonage reproductif humain. Voir Mireille Delmas-Marty, «Vers une communauté de valeurs? Les interdits fondateurs» (2011) 1044 Quinzaine Litteraire 25. 59 Comment un «pari sur l avenir» peut-il devenir possible? Prenons l exemple du dommage transgénérationnel certain. Il se révèle après l écoulement d une période de temps générationnelle qui coïncide nécessairement avec le mécanisme des prescriptions criminelles. Malgré le contexte de certitudes dans le cadre duquel est réalisée l atteinte transgénérationnelle, la révélation transgénérationnelle du dommage transforme les causalités juridiques au point de rendre possible un pari sur l avenir. En d autres termes, la notion de faute lucrative mériterait, pour les cas considérés comme les plus graves par la société, de faire l objet d une déclinaison transgénérationnelle. Une illustration de pollution irréversible, commise dans un contexte de certitudes, peut être recherchée dans le cas de l épandage de Chlordécone aux Antilles françaises. La société productrice dudit pesticide connaissait pourtant le caractère cancérigène de ce produit qui était de surcroît déjà interdit depuis plusieurs années aux États-Unis. Il peut paraître surprenant que de grandes quantités de ce produit aient été déversées durant une dizaine d années par la suite sur les Antilles françaises. Voir Louis Boutrin et Raphaёl Confiant, Chronique d un empoisonnement annoncé : le scandale du Chlordécone aux Antilles françaises 1972-2002, Paris, L Harmattan, 2007. Cet exemple illustre la nécessité de transposer dans le champ juridique international, la protection de la santé et de la sécurité des générations futures. 60 En réalité, l avènement du principe de précaution dans l ordre juridique international est déjà une expression du principe de non-discrimination temporelle. Il n en demeure pas moins qu un temps d imprégnation des juristes des logiques nouvelles découlant du principe de précaution est nécessaire. Voir par ex Projet Gabcikovo-Nagymaros (Hongrie c Slovaquie) [1997] CIJ rec 7 (dans l affaire Gabc i kovo- Nagymaros, la Cour internationale de justice (CIJ) n a pas procédé au renversement de la charge de la preuve qui aurait dû découler de l application des logiques issues de ce nouveau principe juridique pour donner consistance à l idée «d état de nécessité écologique» invoquée par la Hongrie à la p 37).

196 JSDLP - RDPDD Gaillard les critères d évaluation des crimes contre les générations futures mériteraient d être adaptés à la gravité et au degré d incertitude des dommages escomptés. Un éventail de risques de dommages transgénérationnels pourrait être imaginé, et ouvrir la voie vers autant de gradation dans le raisonnement juridique en fonction de critères à hiérarchiser. La piste de l incrimination ne serait sans doute pas la seule à imaginer. Il s ensuivrait l application de raisonnements et de logiques juridiques différentes, dans le champ de la responsabilité civile internationale. À titre d illustration, les logiques juridiques pourraient varier. Elles pourraient être fondamentalement modifiée par le biais d un renversement total de la charge de la preuve 61, ou modifiée par le recours à des présomptions de faute et/ou de risques transgénérationnels. Des évaluations en termes d équilibre coûts/avantages pourraient également être réalisées à condition d intégrer la perspective transgénérationnelle. Il pourrait s ensuivre un décloisonnement et une complexification du lien de causalité sur le modèle de la méthode du faisceau d indices graves et concordants 62. Au regard de la notion de crimes contre les générations futures, il semblerait tout à fait légitime que, dans un contexte de certitudes, une réponse pénale puisse être imaginée 63. Toutefois, dans un contexte d incertitudes, des nuances mériteraient d être formulées. Il pourrait y avoir une modulation des fondements juridiques possibles depuis l incrimination pénale, en cas de risque d atteintes d une particulière gravité à l avenir (aux fondements de la vie par exemple), vers la reconnaissance d une responsabilité internationale à géométrie variable qui pourrait connaître des prolongements d ordre punitifs donnant lieu à l allocation de dommages et intérêts dans d autres hypothèses. Il est également possible de s interroger sur la possibilité de distinguer les crimes contre les générations futures lorsqu ils correspondent à des atteintes directes ou indirectes, causées à une collectivité ou à une valeur humaniste collective (d ordre ontologique). En outre, les dommages transgénérationnels peuvent être systémiques, cumulatifs et irréversibles. Il importerait d intégrer ces spécificités de réalisation et de révélation des dommages transgénérationnels au sein des logiques juridiques dans la manière de penser, mais également de formuler les crimes contre les générations futures. Il devient à présent nécessaire de s interroger sur les effets induits par la formulation en droit pénal international d une telle incrimination. II. FORMULER : LES CRIMES CONTRE LES GÉNÉRATIONS FUTURES Formuler les crimes contre les générations futures est maïeutique en ce sens qu il permet d accoucher d un principe de dignité des générations futures déjà en cours de sédimentation juridique à l échelle internationale (A). Une fois conscientisé, le principe de dignité des générations futures ouvre la voie vers la formulation de droits de l homme des générations futures et de crimes contre les générations futures (B). 61 Comme c est le cas avec le principe de précaution. 62 Des voix s élèvent en France pour que soit consacré devant les juridictions le recours à une expertise contradictoire, pluraliste et ouverte. Voir Mission Lepage sur la gouvernance écologique 2007-2008, en ligne : Mission Lepage rapport final, 1 ère phase, aux pp 43-48 <http://www.stopogm.net/sites/stopogm. net/files/missionlepage.pdf >. 63 Au final, le propre de l incrimination pénale est de se suffire à elle-même : la valeur que la société entend préserver est au cœur de l incrimination. Si les Nations du monde s accordent sur des valeurs communes, des crimes contre les générations futures pourraient alors parfaitement voir le jour.

Gaillard Volume 7: Issue 2 197 A. Vers la consécration d un principe de dignité des générations futures? Selon Monsieur Cornavin : «[c] est de la dignité et de la responsabilité de la personne humaine que les droits de l homme tirent leur fondement essentiel» 64. Dès lors, formuler des crimes contre les générations futures c est dans le même temps participer à une dynamique de recomposition du champ juridique international des droits de l homme (2). L un des points d achoppement pour l édifice à construire pourrait bien résider dans la consécration d un principe de dignité transgénérationnelle (1). 1. Un principe de dignité des générations futures imaginable L idée n est pas fondamentalement impossible puisque le concept de dignité présente une perméabilité à la fois temporelle et conceptuelle à la notion de générations futures. En effet, la dignité se comprend non seulement à l échelle de l homme mais également à celle de l humanité. Dans le prolongement de la pensée d Emmanuel Kant selon laquelle l homme «est responsable de l humanité en sa propre personne» 65, la communauté humaine mondiale est désormais responsable de l humanité actuelle et future, de la condition humaine des générations futures, de leur environnement écologique, économique voire culturel. Comment définir ce principe de dignité des générations futures? Il importe de souligner la difficulté voire la dangerosité qu il y a à chercher à s adonner à un tel exercice. C est ainsi que le professeur Delmas-Marty rappelle qu il s agit de «la seule valeur qui ne soit pas exprimée en termes positifs, mais sous la forme d une énumération toujours recommencée d interdits, dans les textes sur les droits fondamentaux» 66. Ce qui ne fait aucun doute, c est que la dignité humaine est devenue «le concept opératoire pour désigner ce qu il y a d humain dans l homme» 67. L avenir de la condition humaine pourrait devenir une nouvelle composante du principe de dignité. Elle pourrait venir à se décliner tant à l échelle collective de l humanité qu à l échelle individuelle, du sort d un seul être humain. Par ailleurs, la dualité peut venir se loger au cœur de l incrimination. C est précisément le cas en droit pénal français depuis l introduction du crime contre l espèce humaine 68. En cas de crime de clonage par exemple, la dualité vient bien se loger au cœur de l incrimination puisque tant la dignité de l enfant cloné qu un interdit 64 Thierry Cornavin, «Théorie des droits de l homme et progrès de la biologie» (1985) 2 Droits 89 à 100. 65 Emmanuel Kant, Métaphysique des mœurs. Première partie : Doctrine du droit, collection Bibliothèque des Textes Philosophiques, Paris, Librairie Philosophique J Vrin, 1993 à la 17. 66 Henri Atlan et al, Le clonage humain, Paris, Seuil, 1999 à la p 104 [Atlan et al, Clonage]. 67 Trib gr inst Paris 1er février 1995, (1995) D Jur 569 à la p 572 (note de B Edelman). Atlan et al, Clonage, supra note 66 à la p 104 (la professeure Delmas-Marty insiste sur les usages contemporains d expressions comme «irréductible humain» ou encore «humain de l homme» qui révèlent, finalement, d une tentative de «durcir en mots l essence vivante de la personne»). 68 Cette nouvelle incrimination a été introduite par voie legislative en 2004. En effet, cette loi a modifié l article 16-4 dans le Code civil français. Voir Loi n o 2004-800 du 6 août 2004, JO, 7 août 2004 à l art 21; art 16-4 C civ («Nul ne peut porter atteinte à l intégrité de l espèce humaine. Toute pratique eugénique tendant à l organisation de la sélection des personnes est interdite. Est interdite toute intervention ayant pour but de faire naître un enfant génétiquement identique à une autre personne vivante ou décédée. Sans préjudice des recherches tendant à la prévention et au traitement des maladies génétiques, aucune transformation ne peut être apportée aux caractères génétiques dans le but de modifier la descendance de la personne») ; Aussi, voir 214-1 à 215-4 C pén (nouvelles incriminations regroupées sous un titre intitulé : «des crimes contre l espèce humaine». Ces crimes se distinguent des crimes contre l humanité).

198 JSDLP - RDPDD Gaillard fondateur de respect de l humanité de l homme seraient méconnus 69. La consécration d un principe de dignité des générations futures est une voie à envisager pour tenter de canaliser l action humaine en ce XXIème siècle 70. L avènement d un principe de dignité des générations futures annoncerait, enfin, une nouvelle ère de recomposition du droit international des droits de l homme. 2. Une recomposition des droits de l homme à imaginer? Le principe de dignité est traditionnellement considéré comme le fondement du système des droits de l homme 71. Un tel principe annoncerait une recomposition à la fois de la théorie générale et de la défense concrète en droit international droits de l homme 72. Non seulement les différentes générations de droits de l homme pourraient à leur tour être déclinés au transgénérationnel 73 mais surtout, elles formeraient un système de droits 74. À titre d illustration, le droit à la santé pourrait désormais s entendre comme un droit à la santé humaine durable et formerait système avec le droit à la sûreté, à l environnement, à l intégrité physique des générations tant actuelles que futures. De la même façon, l entrée dans l ère atomique a bouleversé les ordres temporels des conflits armés. Le «risque total» est devenu une réalité de notre temps 75. Les limites temporelles du temps de guerre sont à ce point déplacées qu elles augurent de la reconnaissance de droits de l homme des générations futures qui reste à imaginer. Dans ce sillage des incriminations et des droits de l homme effectifs peuvent tout à fait être formulés, ouvrant à leur tour des perspectives pour instituer le droit pénal international de l avenir. 69 L atteinte à la dignité est duale en ce qu elle est à la fois réalisée eu égard au principe d humanité et envers la personne de l enfant qui viendrait à naître de ce procédé. 70 Voir notamment René-Jean Dupuy, L humanité dans l imaginaire des Nations, collection Conférences, essais et leçons du Collège de France Paris, Julliard, 1991 [Dupuy, L humanité ] (en ce sens, le professeur René-Jean Dupuy avait déjà précisé que: «[p]our maîtriser les utilisations du savoir, la seule référence reste la dignité de la personne. Elle exclut sa réification, l exploitation commerciale des découvertes, la fabrication d individus dégradés dont un pouvoir totalitaire attendrait une soumission absolue» à la p 207). 71 Voir par ex Silvio Marcus Helmons, «La quatrième génération des droits de l homme», dans Les droits de l homme au seuil du troisième millénaire : mélanges en hommage à Pierre Lambert, Bruxelles, Bruylant, 2000, 549 (selon le professeur Marcus Helmons la «dignité est le caractère fondamental de l espèce humaine, [ ] c est le critère qui sert de fondement aux droits de l homme» à la p 554). 72 Une contribution au présent numéro étant spécialement consacrée sur ce thème, nous ne développerons pas ce point. Nous avons proposé des jalons prospectifs du principe de dignité des générations futures dans le cadre de notre thèse de doctorat. Gaillard, Générations futures, supra note 3 aux pp 468-493. 73 Le droit à la propriété a déjà fait l objet d une profonde transformation conceptuelle depuis la consécration du concept juridique de patrimoine commun de l humanité. Le droit à la santé pourrait également être lu comme un droit à la santé humaine durable synonyme de viabilité de l humanité à long terme. 74 Pour une lecture systémique des droits de l homme voir Patrice Meyer-Bisch, «D une succession de générations à un système des droits humains», dans Karel Vasak amirocum liber : les droits de l homme à l aube du XXIème siècle, Bruxelles, Bruylant, 1999, 333. 75 Frédérick Lemarchand, «La décision du risque total : L apport de Günther Anders à la compréhension des décisions extrêmes» dans Bernard Cadet et Gérard Chasseigne, dir, Éthique, risque et décision, Paris, Publibook, (à paraître).

Gaillard Volume 7: Issue 2 199 B. Quelles perspectives pour les crimes contre les générations futures? Dans le prolongement direct de l éthique de la responsabilité transgénérationnelle, la perspective de formuler un principe d intégrité de l espèce humaine et du vivant peut être ouverte (1). Il n en demeure pas moins nécessaire d analyser les risques de dérives et de déviances qui pourraient éventuellement en découler (2). 1. La perspective de l intégrité de l espèce humaine et du vivant Transposer dans le champ juridique international l éthique de la responsabilité envers les générations futures revient en premier lieu à formuler, à l instar du professeur Andorno, la question suivante : «le droit peut-il garantir des conditions humaines de vie aux générations futures?» 76. La voie pourrait être ouverte vers la reconnaissance d un principe d intégrité de l espèce humaine et la consécration de l interdiction de certaines pratiques médicales ou génétiques en droit pénal international 77. Il est permis de croire qu il relève de la vocation de la Cour pénale internationale de devenir l instance privilégiée pour assurer la poursuite, la sanction, mais également la défense, fût-elle préventive, de l intégrité de l espèce humaine 78. En second lieu, la récente catastrophe nucléaire de Fukushima sollicite nos consciences de responsabilités sur les conséquences transgénérationnelles de la pollution génétique du vivant consécutives au recours à l énergie nucléaire. Au demeurant, quel homme peut raisonnablement garantir la sécurité du stockage de déchets mutagènes et cancérigènes pour des millions d années? Déjà certaines décisions d enfouissement de déchets hautement dangereux dans les sous-sols augurent de pollutions graves et irréversibles de nappes phréatiques à échelles de temps transgé- 76 Roberto Andorno, La distinction juridique entre les personnes et les choses à l épreuve des procréations artificielles, t 263, collection Bibliothèque de droit privé, Paris, Librairie générale de droit et de jurisprudence, 1996 aux pp 9-11. 77 La voie en ce sens a déjà été ouverte par l UNESCO, le 11 novembre 1997, avec l adoption, à l unanimité de la Déclaration universelle sur le génome humain et les droits de l homme. Voir Déclaration universelle sur le génome humain et les droits de l homme, Rés 29C/31, Doc off UNESCO NU, 29 ème sess, Doc NU vol 1 (1998) à la p 42. En 1998, la conférence générale des Nations-Unies aura fait «sienne» la Déclaration universelle sur le génome humain et les droits de l homme, voir Doc off AG, 1998, 85 e séance, Doc NU A/RES/531152 (1999) («[f]ait sienne la Déclaration universelle sur le génome humain et les droits de l homme adoptée le 11 novembre 1997 par la Conférence générale de l Organisation des Nations Unies pour l éducation, la science et la culture» au dernier para). Dans la continuité, le 16 octobre 2003, la Déclaration internationale sur les données génétiques humaine a également été adopté à la conférence générale, voir Déclaration internationale sur les données génétiques humaines, Rés 32C/15, Doc off UNESCO NU, 32 ème sess, Doc NU vol 1 (2004) aux pp 43-44 ([p]roclame les principes qui suivent et adopte la présente Déclaration à la p 44). Déclaration universelle sur la bioéthique et les droits de l homme, Rés 33C/15, Doc off UNESCO NU, 33 ème sess, Doc NU vol 1 (2005) aux pp 82-90 (cette déclaration, à l article 2(g), a clairement pour objectif «de sauvegarder et défendre les intérêts des générations présentes et futures» à la p 85). 78 L idée d une prévention en matière pénale pourrait augurer de profondes atteintes aux droits et aux libertés. Toutefois, cette idée nous semble légitime lorsqu il s agit d empêcher une atteinte irréversible d une particulière gravité aux générations futures. Ce serait le cas, par exemple, pour empêcher la mise en œuvre d un programme de clonage humain qui reste, pour l heure, considéré comme une atteinte à un interdit fondateur de notre civilisation. Il n en demeure pas moins que l arme pénale doit rester infiniment exceptionnelle dans ce cas.

200 JSDLP - RDPDD Gaillard nérationnelles 79. La transposition de la responsabilité à l égard des générations futures en droit pénal international pourrait permettre une législation protectrice de l avenir quelque soit le pays d enfouissement des déchets. Au-delà de cette problématique bien spécifique aux confluences du visible et de l enfoui, c est de la sécurité et de l intégrité des générations futures dont il est question. Sécurité, qualité de l eau et de l air, transmission des espèces végétales et animales forment ensemble un système. La notion de «sécurité de l humanité» pourrait également fournir une matrice conceptuelle intéressante pour formuler les crimes contre les générations futures 80. Elle est par nature une notion qui s inscrit dans une parenté conceptuelle directe avec la notion bien connue en droit pénal de «mise en danger d autrui». 2. Mises en garde prospectives sur la formulation de crimes contre les générations futures Toutefois, il importe de se prémunir contre toute dérive de type sécuritaire et toute déviance qui pourraient verser dans l obscurantisme juridique. Le souhait de formuler des crimes contre les générations futures doit procéder d une élévation des consciences humaines pour instituer le respect de l avenir. Il doit venir d une aspiration de nos sociétés humaines, par-delà la diversité des cultures, des religions et des «niveaux de développement». Il importe de mobiliser nos consciences et de construire une citoyenneté planétaire soucieuse de son destin commun. Pour ce faire, des choix de civilisation s imposent : ils impliquent à la fois des changements dans les modèles énergétiques, économiques ou encore politiques avec une visée humaniste profondément renouvelée. Déjà des voix ont pu s élever pour mettre en garde contre certains risques qui pourraient découler d une politique de protection directement inspirée des travaux 79 Voir généralement France, Conseil général de l environnement et du développement durable et Conseil général de l industrie, de l énergie et des technologies, Fermeture du stockage de déchets ultimes de Stocamine (Haut-Rhin), par Marc Caffet et Bruno Sauvalle, rapport n 005950-01 (juin 2010) aux pp 1-33, en ligne : Conseil général de l environnement et du développement durable <http://portail.documentation. developpement-durable.gouv.fr/cgedd/document.xsp?id=cgpcouv00001051&qid=sdx_ q0&n=1&q=&depot=notices> (les activités d enfouissements de déchets hautement dangereux par la société Stocamine (Haut Rhin) en Alsace, France constituent un véritable cas d école de problème d équité, voire de crimes contre les générations futures. La déformation des galeries de stockage et l infiltration d eau entraineront la rupture et la dégradation anticipées des déchets toxiques stockés. Les autorités publiques, qui prévoient une remontée d eau polluée, notamment à l arsenic, sont déjà contraintes d envisager des mesures de restriction de l usage de l eau de la grande nappe phréatique d Alsace). Nous renvoyons aux travaux de Monsieur Thomas Schellenberger qui nous a orientées sur cette question. L auteur a présenté le cas de Stocamine à travers le thème de l équité envers les générations futures. Voir Thomas Schellenberger, «Le stockage souterrain des déchets et du CO2 peut-il être équitable?», dans Equité et environnement : Quel(s) modèle(s) de justice environnementale. Actes du colloque national de la Société française pour le droit à de l environnement (SFDE), Université de la Rochelle, les 2 et 3 décembre 2010 [à paraître en 2012]. 80 La notion de «sécurité de l humanité» pourrait, à terme, recouvrir celle des générations futures. À terme, une refonte du code des crimes contre la paix et l humanité adoptée par la Commission du droit international (CDI) de l ONU en 1998 pourrait être envisagée afin d intégrer les crimes contre les générations futures. Le projet présenté par l Université de McGill et le World Future Council (WFC) revêt des potentialités en ce sens des plus fortes. Sur l idée de matrice conceptuelle voir Pierre-Marie Dupuy, «Où en est le droit international de l environnement à la fin du siècle?» (1997) 101 : 4 RGDIP 873 à la p 886.