L épiscopat français, le régime de Vichy et la persécution des juifs. Table-ronde de l IRER, Maison de la Recherche, 17 janvier 2013



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Transcription:

L épiscopat français, le régime de Vichy et la persécution des juifs Table-ronde de l IRER, Maison de la Recherche, 17 janvier 2013 Jean Pierre Guérend 1 En 1939, le cardinal Suhard, encore archevêque de Reims, se rend à Berlin pour rencontrer le cardinal von Pressing qui a préparé l encyclique de Pie XI sur le nazisme et s opposera à Hitler pendant toute la guerre. En septembre, il écrit à ses diocésains et dénonce «la doctrine du racisme hitlérien tendue vers l asservissement du monde par la nation germanique, considérée comme la nation parfaite et élue : la Nation-Dieu!» Le 9 septembre, fête de Saint-Rémi, il appelle à ne pas «courber le front devant l idole du dieu-etat, du dieu-nation, du dieu-race et pour tout dire du dieu-führer». Le 2 février 1940, il publie une longue lettre pastorale sur Le Patriotisme. Il y dénonce à nouveau vigoureusement «la doctrine du racisme hitlérien». Il se réjouit de l accueil des Français aux encycliques de Pie XI, publiées en 1937 sur le nazisme et le communisme et de celle, très souvent oubliée aujourd hui, de Pie XII du 29 septembre 1939 sur l unité du genre humain, l égalité de tous les hommes à quelque peuple qu'ils appartiennent». Le 20 mai 1940. Il arrive à Paris. Pour les Allemands, à cause de l importance de la capitale et d une vieille tradition, l archevêque de Paris représente l Eglise de France. Le cardinal va être, en fait, le principal représentant des cardinaux, archevêques et évêques dispersés dans les deux zones. Donc surveillé, espionné, soumis à des pressions. Le 24 juillet, trois policiers de la Gestapo perquisitionnent l archevêché. Le 18 juin 1940, à Notre Dame de Paris, le jour même où le général de Gaulle adresse son Appel aux Français pour la Résistance, il adresse, lui, son premier message à ses diocésains. Son programme rejoint l appel du Chef résistant à se battre, l un, avec des armes spirituelles, l autre, avec la force armée, dans la recherche du même but mais chacun à sa place, chacun dans son rôle, au plan qui est le sien. Pour se positionner vis-à-vis des Occupants qui cherchent, depuis leur récente arrivée à Paris, à le réduire au silence, le Cardinal a envoyé à tous les curés du diocèse un «Mot» à lire en chaire, le 15 août. La censure allemande l a interdit. Interdiction ni connue, ni respectée par tous. Ce «Mot» de Mgr Suhard qu il a prononcé, devant dix mille fidèles, lui a valu une violente diatribe des Occupants qui attendaient un autre «Mot» pour signifier la docilité du Cardinal à l Occupant et au nazisme, ce mot ne viendra jamais. Quelle sera sa conduite pendant ces quatre années tragiques? : «Je ne dis pas ce que je fais, confiait-il à ses intimes ; je ne parle pas de toutes les protestations que j élève. Qu importe qu on me juge mal, si je sauve ainsi des hommes en servant mon pays et en lui épargnant de cruelles représailles. En protestant de manière spectaculaire, je ne cours aucun risque : on ne met pas le cardinal de Paris en prison ; mais ce seraient nos vicaires et nos militants qui paieraient pour moi». 1. Auteur de Le Cardinal Emmanuel Suhard, archevêque de Paris (1940-1949). Temps de guerre, temps de paix, passion pour la mission, préface d Emile Poulat, Paris, Cerf, 2011.

2 Dans mon livre, p. 320-321, je n ai pas caché les interrogations de Mgr Chappoulie, sur le comportement du Cardinal dont il était le représentant et porte-parole à Vichy, il les a exprimées tardivement, quatre ans après la mort d Emmanuel Suhard. Il aurait souhaité que le cardinal soit auprès du maréchal Pétain «le porte- parole énergique d une masse silencieuse de Français qui souffraient cruellement de trop de concessions consenties à l ennemi par certains ministres pour dénoncer certains agissements des ministres du gouvernement de Vichy, Mais «Mgr Suhard se déroba, dit- il». Dans les temps troublés et dans un pays en guerre militaire et idéologique où règnent propagande et censure, Mgr Suhard estime que la mission de l Eglise n est pas principalement de faire des déclarations solennelles qui seront censurées, mal comprises, mal diffusées, son principal apport, sa raison d être est d agir sous la forme de «la «nourriture spirituelle et de la formation générale des consciences.» Priorité donc fut donnée à l annonce de l Evangile pour former des consciences chrétiennes. D où, en pleine guerre, ses nombreuses initiatives missionnaires. En temps de guerre, comme en temps de paix, il veut remplir sa mission d évêque. Il dira : «Il ne faut pas laisser la guerre accaparer notre attention, ce n est pas la guerre qui fait l essentiel de l histoire, ce sont les âmes.» Les évêques et les prêtres, n ont pas laissé les chrétiens sans enseignement, comme l a montré Vesna Drapac dans War and religion, son ouvrage, paru en 1998, trop peu cité, sur les bulletins paroissiaux du diocèse de Paris pendant la guerre. 1. LE DEVOIR DE CONSCIENCE Le Cardinal estimait que «Refuser son adhésion au gouvernement serait exposer le pays à l anarchie», mais il admettait que, devant une telle situation, «chacun prenne la décision que lui dicterait sa conscience», mais «il ne voulait pas compromettre l Eglise dans l aventure d une insurrection qui engendrerait une anarchie que la puissance occupante pouvait noyer dans le sang». En fait, le choix des évêques a été de sauvegarder, autant que possible, l unité de la nation, de tout faire pour éviter les représailles et la guerre civile, ce qui les a conduits à exprimer en quelques mots leur position écrite et publique, la Censure et la propagande cherchant sans cesse à déformer leurs déclarations. Ils n ont pas voulu laisser officiellement la porte grande ouverte à la désobéissance, à la Résistance, sauf pour le STO. Mais, en réalité, les déclarations épiscopales, jugées trop timides par les Résistants, les ont-ils réellement empêchés de faire, en conscience, leur choix de résister, avec tous les degrés d engagement, jusqu à prendre les armes? Les cardinaux et archevêques recommandaient «un loyalisme sans inféodation». En fait, écrit le P. Fessard, consulté par Mgr Suhard en juin 1942 : «inféodation», ce mot rare est «peut-être plus expressif qu il ne paraît au premier abord. Sans inféodation signifie sans soumission, sans allégeance, sans obéissance aveugle, le droit de désobéir à tout ordre manifestement injuste. La dimension hiérarchique de l Eglise n a pas supprimé la vitalité des communautés et des mouvements, le bouche à oreille, le coude à coude, le discernement personnel et en petits groupes, les gestes, les actes de résistance sous toutes leurs formes et tous leurs degrés d engagement. Pour le carême 1943, Emmanuel Suhard publie une Lettre pastorale, rarement citée, sur le rôle de l Eglise dans le temps présent qui est d affirmer fortement que «la conscience est notre lumière intérieure, la règle de notre conduite», conscience qui dot être éclairée et formée pour qu elle soit droite et juste.

3 Décembre 1943. L archevêque a rédigé une déclaration qui dénonce les racines de toutes les tueries. Il se déclare contre toutes les violences. Les services de la Censure exigent la suppression de plusieurs passages au risque d en déformer le sens et de faire le jeu de la collaboration. Comme toujours, les censeurs refusent les mots, les phrases sur les déportations et les réquisitions de travailleurs, le respect de la personne humaine et ses droits imprescriptibles, et toute allusion à la souffrance des prisonniers. Le cardinal retire son texte. Il circulera sous le manteau. Cette déclaration, qui ne pourra pas être publiée dans la Semaine religieuse du diocèse, révèle la pensée de l archevêque sur la liberté de conscience, le cercle infernal de la violence et les ravages de la guerre et du terrorisme. Au sein même du clergé, des prêtres ont opté pour la Résistance active et armée. Parmi les prêtres et les religieux du diocèse de Paris, dans l entourage de l Archevêque, parmi ceux qu il rencontrait souvent, se trouvaient des résistants actifs et Emmanuel Suhard le savait. Citons seulement Georges Chevrot, curé de Saint François-Xavier, prédicateur, qui refuse de prêcher à Notre-Dame de Paris pendant l Occupation. Alors que Mgr Suhard le savait très engagé dans le réseau d Antonioz-De Gaulle avec son vicaire, l abbé Derry, qui sera décapité à Cologne, le 7 mars 1943, il l invite à intervenir à la réunion des Unions paroissiales sur «la participation des chrétiens à la vie civique», conférence remarquable, notera Emmanuel Suhard dans son journal, qui sera publiée dans la Semaine religieuse (et qui vient d ailleurs d être rééditée). Curieusement, son contenu semble contredire la lettre qu il a envoyée au cardinal en décembre 1940. C est la ligne de l archevêque de Paris que suit désormais Mgr Georges Chevrot. Neuf mois plus tard, le Cardinal pense à lui comme supérieur de la Mission de Paris, responsabilité de grande confiance. Mais il refuse. Il refuse aussi de rejoindre Londres comme le souhaitait le général de Gaulle. 2. PAROLES PUBLIQUES ET INTERVENTIONS La Semaine religieuse diocésaine est une mine considérable d informations. Tiré à 7000 exemplaires, le nombre des lecteurs peut être estimé à 5 ou 10 fois plus. (Rappelons que le diocèse de Paris comprenait à l époque les actuels départements de la couronne), En décembre 1941, plus 700 Juifs sont arrêtés à Lyon, le cardinal Gerlier lui demandant d intervenir, Mgr Suhard consulte le grand Rabbin de Paris, Julien Weill, qui lui demande de ne pas faire de déclaration publique mais de développer l action charitable auprès des internés. Un mois avant le drame du Vel d hiv, pressentant le pire, le Cardinal a écrit un texte daté du 7 juin, et peut-être lu, au Sacré Cœur de Monmartre où il se rendait le 1 er vendredi du mois. Texte oublié, publié dans la Semaine religieuse du 13 juin 1942. Les censeurs l ont laissé passer pour n avoir pas compris toute sa portée! Le Cardinal déclarait : «Nous appartenons à la communauté universelle. Seule la charité chrétienne nous donnera d aimer les hommes sans exception tous les hommes et même nos ennemis! D abord notre patrie, traitée et servie comme une mère mais aussi toutes les patries et tous les peuples du monde, de toute race, de toute condition, riches et pauvres, coreligionnaires et étrangers! Pour cette seule raison que nous sommes frères dans le Christ». Le 16-17 juillet 1942, c est la rafle du Veld hiv. Alertés par les Eglises et sous la pression de l opinion, des voix se font entendre, au grand étonnement des hommes de Vichy. Informé quelques jours plus tôt, le Cardinal avait rencontré Otto Abetz, ambassadeur d Allemagne, pour le mettre en garde : «Si vous faisiez une chose pareille, on en parlerait encore dans cinquante ans».

Les cardinaux et archevêques chargent Mgr Suhard de transmettre une protestation au Gouvernement français. Dès le 16, il écrit à Laval. Le 22 juillet, au nom des cardinaux et archevêques, Mgr Suhard adresse une vive protestation au maréchal Pétain et à Pierre Laval qu il rencontre à Paris : «Nous ne pouvons étouffer le cri de notre conscience.» Interdiction est faite de publier cette protestation, mais elle sera diffusée aux archevêchés des deux zones et circulera dans toute la France, relayé par le bouche à oreille. Le Cardinal avait voulu élever une protestation publique, mais, le Grand Rabbin de France qu il avait consulté, lui demanda de ne pas la faire pour ne pas attirer la répression sur les juifs de nationalité française. Il reçut aussi la visite de «hautes personnalités israélites» venues le remercier mais aussi le prier de ne pas renouveler ses protestations solennelles afin de ne pas attirer des représailles cruelles sur de nombreuses familles juives qui se cachaient encore» Le P. de Lubac se demandera après coup «si le cardinal Suhard n aurait pas mieux fait de passer outre les craintes des rabbins ; penser qu il l aurait fait s il avait su vraiment. Aujourd hui, nous savons.» 15 août 1942, De nombreux évêques sont invités au rassemblement national des scouts au Puy-en-Velay. Une nouvelle stratégie de protestations est élaborée pour déjouer la Censure. Chaque évêque protestera dans son diocèse et s arrangera pour organiser une large diffusion clandestine. Le cardinal Suhard qui n a pas obtenu l autorisation de passer la ligne de démarcation pour s y rendre, envoie un message qui sera largement diffusé sous forme de tract, lu en chaire et repris par le cardinal Gerlier à Lourdes : «La charité chrétienne s entend à tous les peuples, à toutes les races, à toutes les classes.» Le 15 août, dans la chaire de Notre-Dame de Paris, Mgr Suhard déclare : «dans la ligne du Christ, une âme rédemptrice est une âme qui se donne à tous les rachetés, sans distinction de personnes, de races, de classes, de nations.» Le 2 septembre 1942, dans une conversation avec Oberg, Chef de la police allemande, Pierre Laval demande aux Autorités allemandes de ne pas formuler de nouvelles revendications sur la question juive à cause de l «extraordinaire résistance de l Eglise». Selon Serge Klarsfeld, «les protestations du Clergé ont cristallisé les réprobations de l opinion publique qui fut «beaucoup plus forte que l on croit habituellement». Il juge que cette action fut, en 1942, déterminante. Selon lui, «ce n est pas la défaite de Stalingrad qui a ralenti la coopération entre la Gestapo et la police française dans «la chasse aux juifs», mais, «bien soutenue par d éminents prélats, l habileté d une partie de la population française». Laval comprend qu il faut arrêter la persécution, sauf à entraîner de lourdes conséquences pour le gouvernement de Vichy. Selon Mgr Chapoulie, «Laval fut complètement dérouté lorsque que l opinion publique fut secouée» par la protestation des évêques. Ce jour là, il commença à sentir l importance de «la puissance de l Eglise dans les courants d opinion». Dès janvier 1941, Simone Loucheur et son équipe d assistantes sociales interviennent «au nom du Cardinal», dans les camps de Drancy, de Pithiviers et de Beaune-La-Rolande. Les responsables de la Communauté juive estiment à plus de 500 le nombre de personnes que le cardinal Suhard sauva de la déportation, ou qu il aida à se réfugier en zone libre ou à l étranger. Le nombre des enfants sauvés est encore plus important. Selon le témoignage du président de l Union juive, 700 familles catholiques de la région parisienne ont accueilli des enfants séparés de leurs parents. 10 000 juifs ont pu être sauvés de la rafle du Veld hiv par les services de la Préfecture de la Seine, ceux de l Abbé Rodhain, et les religieuses de ND de Sion. Citons aussi le témoignage de M. Kohn, secrétaire général de la Fondation Rothschild et 4

5 principal collaborateur de l Union générale des Israélites de France (UGIF), qui fut souvent en contact direct, pendant toute cette période, avec l archevêque de Paris. Après la «rafle du Veld hiv, dans une allocution du cardinal Suhard, oubliée bien qu elle eût été largement diffusée et relayée auprès de son clergé, il met les point sur les «i» : «Ce loyalisme(envers le gouvernment) n implique pas toutefois que notre ministère ecclésiastique soit subordonné au Pouvoir établi. Le gouvernement a sa tribune où il est maître. Nous avons la nôtre où nous sommes indépendants. Il peut arriver que les doctrines gouvernementales rejoignent les nôtres ; et de cela nous nous réjouissons. Mais cette heureuse coïncidence ne justifie de notre part aucune dépendance doctrinale. Nos sources sont l Ecriture, les Pères, les Décisions de l Eglise. A nous y tenir nous pensons servir éminemment les intérêts du pays». En décembre 1942, suite à une nouvelle déclaration de l ACA, Mgr Chapppoulie rencontre le maréchal Pétain et ses principaux collaborateurs pour leur dire en privé que «le Chef de l Etat dans un territoire occupé presque entièrement par l ennemi, devait renoncer à ses fonctions et se tenir prisonnier». Il n est pas entendu. Août 1943. Les Autorités occupantes veulent prendre des mesures visant à retirer la nationalité française aux juifs qui l ont acquise depuis 1927. Au nom du cardinal, Mgr Chappoulie adresse une lettre au maréchal Pétain. Cette «missive que Serge Klarsfeld compare au cri de Mgr Saliège en août 1942, impressionne vivement le Maréchal.» Trois jours après, Pétain refuse catégoriquement la loi que lui réclamaient les Allemands. Rappelons que le 30 septembre 1943, en pleine guerre, le pape publie l encyclique Divino Afflante Spiritu pour encourager les travaux d exégèse de la Bible. Il rappelle les racines juives de la foi chrétienne, inséparable de la Tradition biblique. La censure de Vichy et de la Gestapo est quelquefois en faute. Ainsi les lecteurs du quotidien La Croix daté du 29 juin 1943 ont dû ne pas en croire leurs yeux en lisant un texte signé de Pie XII qui parle de tous ceux qui sont «tourmentés à cause de leur nationalité ou de leur race et livrés même sans faute de leur part, à des mesures d extermination.» Laval consulté en dernier ressort n a pas osé censurer le pape! Le 21 juillet 1945, au Parc des princes, le père Chaillet, jésuite, fondateur du réseau clandestin Témoignage chrétien fait demander au Cardinal d envoyer un message qui sera lu par le curé de Saint-Germain-des-prés, résistant. Le cardinal rappelle «avec émotion la confiance que lui ont témoignée, en ces heures sombres, les Israélites, notamment le Grand Rabbin Julien Weill et André Baur, président de l Union générale des Israélites de France.» 3. LA RESISTANCE SPIRITUELLE Du début de l Occupation jusqu à la Libération, Emmanuel Suhard avec les évêques, mais en première ligne, défend âprement les mouvements d Action catholique, «œuvres d Eglise», intouchables, sauf à déclencher une persécution, comme il l écrit à Oberg, chef des SS en France, et s en prendre à la foi chrétienne, qui refuse donc de se réfugier dans le culte et les sacristies. Le 3 août 1943, l abbé Guérin, aumônier national, fondateur de la J.O.C en France, est arrêté et incarcéré à Fresnes. Les locaux sont mis sous scellés. Le Cardinal décide d installer au nez à et à a barbe de la Gestapo, à Bagneux dans une maison de l archevêché, le secrétariat général de la J.O.C comprenant une cinquantaine de personnes, il y sera installé dès le 9 août 1943 jusque fin août 1944. Sa défense des mouvements de jeunesse pendant l Occupation, jusqu à braver les interdictions de la Gestapo, a permis aux mouvements catholiques non seulement de continuer mais, derrière le rempart du Cardinal, de prospérer et à nombre de jeunes de participer à la Résistance.

Deux remarques pour terminer : - Mgr Suhard ne peut être séparé de l institution à laquelle il appartient, dont il a reçu mission. «Les régimes passent, l Eglise demeure», disait - il. - Il ne peut pas être «un piètre politique», car il n est pas un homme politique, bien qu il intervienne dans le champ politique, tout en restant l évêque de tous. La vraie question qui se pose est celle de l historien devant le fait religieux. 6