Du moment que quelqu un parle, il fait toujours clair



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Filigrane, volume 8, numéro 1, 1999, pages 9 à 15 Du moment que quelqu un parle, il fait toujours clair paul lallo Il était une fois une petite fille qui jouait au docteur avec son analyste et lui prescrivait de belles pilules de couleurs. Ce faisant, elle caricaturait sans le savoir un certain courant scientifique de la cure des enfants et de leurs parents où se trouve évacuée par la raison instrumentale toute dimension subjective. L auteur préfère à cette approche objectivante celle du roman psychanalytique parlé, pourvu que celui-ci soit exempt d explications vieilles et ratatinées, qui finissent toutes par ressember à des devinettes. L orange et le bleu. C ontemplant les rayonnages de la bibliothèque, Carine conclut que son analyste doit être bien savante et exprime le souhait de le devenir elle aussi. Pourrait-elle un jour devenir docteur, se demande-t-elle, avant d élaborer le jeu suivant : «Alors, je suis docteur, et tu es la dame qui vient en consultation, j ai un très bon médicament mais il coûte deux cent mille balles (elle pense que c est Luis cher...) mais ce médicament est très bon. il fait beaucoup de choses, d abord il est orange, et puis la bouteille se remplit toute seule quand elle est vide, enfin il guérit aussi de très loin.» (Extrait d une séance d analyse d une fillette de 4 ans.) 1 Carine joue au docteur avec son analyste. Dans son jeu surgit un médicament miracle capable de guérir plusieurs maux, s autoregénérant et possédant des propriétés de guérison à distance. Celle scène se passe au début des années soixantedix. Une trentaine d années plus tard, relisant cet extrait et me livrant à mon tour a une activité ludique associative, je me suis demandé à quoi jouaient maintenant les docteurs 2? Sont-ils passés du médicament orange de Carine à la recherche d une pilule (peut-être de couleur bleue?) capable de réduire les symptômes du patient tout en augmentant la puissance du docteur face à la maladie mentale? Les progrès réalisés en neurophysiologie et en psychopharmacologie ont consolidé le bien-fondé d une approche objectiviste des troubles mentaux, remplaçant le «roman» analytique par un accès a une «réalité vraie» dont le corollaire est inscription d un savoir de l ordre de la certitude. Il arrive même que les progrès scientifiques dans ces domaines fassent miroiter «la découverte de la vraie nature, neurophysiologique, des problèmes de santé mentale 3». Il s ensuit une kyrielle de

10 Filigrane, printemps 1999 médicaments «orange» comme celui inventé par Carine et dont on se rappellera qu il peut aussi guérir de très loin. Ainsi se trouve réalisé un vieux rêve, celui du symptôme pouvant venir seul en consultation. C est du moins ce que laisse croire une certaine approche psychiatrique contemporaine centrée sur le trouble et non sur l individu i.e. capable de guérir en gardant l individu à distance Mais voilà qu au milieu de cette symphonie de couleurs, un psychiatrepsychanalyste vient y ajouter la sienne : «Prescrire des médicaments, déclare-t-il, n est pas la fonction essentielle du psychiatre dans quelque condition qu il exerce et à quelque patient qu il s adresse 4.» Pauvre Carine, qui voulait devenir docteur et dont le sort fait par Green à sa médication orange ne peut maintenant que l amener à rire jaune, à moins que... tout ne soit peut-être pas aussi noir qu elle le pense. L enfant précise en effet qu elle voudrait, comme son analyste, devenir «un docteur qui parle aux petits enfants qui ont peur.» Devinerait-elle que la médication en psychiatrie serait surtout là pour aider le patient à aborder ses conflits avec l aide d un autre? Si elle était plus grande, je lui aurais fait lire ce commentaire d un médecin généraliste témoignant de sa propre pratique : «Dans mon cabinet, j ai écouté, en tant qu individu, d autres individus. J ai aussi écouté leur corps grâce à mes instruments et à mon savoir. Je sais ce que signifie le bruit du sel crépitant à feu doux dans une poêle. Je peux transformer une plainte, une parole réelle ou exprimée, en une parole médicale, un signe qui prend sens à mes yeux de docteur, auquel je réponds par un médicament, une autre parole envoyée au corps du patient sous forme chimique. Mais mes paroles peuvent aussi rassurer ou inquiéter 5...» Un petit mot de rien du tout La parole, c est aussi le mot, porteur de substance et de sens. Carine a compris qu elle pouvait soigner ses peurs à l aide de mots. Demandant à son analyste de lui montrer dans un texte le mot «loup» elle déclare : «Oh, c est de ce petit mot que j avais peur, un petit mot de rien du tout.» À la fin de la séance, elle découpe le mot et l apporte chez elle, illustrant peut-être ainsi un des sens de la cure par la parole (la «talking-cure». Mot magique bien sûr qui, comme le médicament «orange», a des vertus curatives et met aussi une distance en éloignant l objet phobique (Carine apporte le mot «loup» chez elle mais laisse à son analyste un dessin de l animal). Elle apporte le mot comme un autre apporterait un médicament. Je pense à cette autre petite fille s en allant subrepticement, à l heure du coucher, chercher des flacons de médicaments dans la pharmacie familiale, flacons qu elle s empressait de rapporter dans son ht pour y lire les mots, incompréhensibles pour elle, inscrits sur

11 Du moment que quelqu un parle, il fait toujours clair l étiquette. Elle n allait pas dans le garde-manger de la cuisine pour y «voler» des biscuits; elle allait dans la pharmacie de la salle de bain s emparer de ces flacons, non pour croquer des pilules ou avaler un sirop, mais pour se remplir de mots qui lui étaient par ailleurs inaccessibles en tant que signes. Les mots étaient devenus eux-mêmes les médicaments et la posologie implicite aurait sans doute pu se lire ainsi : «Prendre une fois par jour à l heure du coucher», c est à dire à l heure où les petits enfants aiment bien se faire raconter des histoires imaginaires et fantastiques. Encore faut-il qu un parent (ou un adulte ou... un thérapeute) le veuille et y croie. Des mots mort-nés ou la langue bien pendue Il y a des mots qui rassurent ou qui inquiètent, des mots qui portent ou qui sont apportés à l autre et des mots qui peuvent subir un avortement dès leur conception, des mots mort-nés qu aucune «parole chimique» ne pourra jamais à elle seule ressusciter ou dévoiler. On connaît ce «Jeu du Pendu» auquel nous convient parfois les enfants : il faut trouver toutes les lettres nécessaires à la composition d un mot. Sur une série de traits, il faut mettre les bonnes lettres dans le bon ordre. Et pendant ce temps, au fil des échecs, un pendu prend progressivement forme. L enjeu : former un mot ou former un mort, nommer ou mourir... étouffé. Pourquoi cette représentation du pendu associé à la recherche d un mot? Mourir étouffé sous la pression d une corde, d un cordon qui vient boucher le passage du souffle, de la voix, des sons, des mots, du sein, de la nourriture. Dans ce jeu, on est convié à reconstruire sur des traces un mot, une parole qui permette d échapper au regard des Parques mais également à la mort du corps biologique, mort qui mettrait fin à sa capacité de résonner c.-à-d. d émettre ou de recevoir des sons qui deviennent aussi porteurs de paroles. Les mots ne sont pas seulement pleins de sens mais pleins de substance. Ils deviennent alors, selon l expression de Didier Anzieu, «des mots de chair et de sang». Un petit garçon avait pris l habitude, durant sa thérapie, de chercher des mots dans le dictionnaire. Il fit un jour un rêve où, à la recherche de sa mère, il se mettait à fouiller partout, non dans la maison, mais dans le dictionnaire. On peut chercher à trouver le sens des mots mais il y aurait pour nous analystes et thérapeutes, à nous préoccuper du sens qu il y a à chercher des mots et convenir qu ils redeviennent parfois ce qu ils ont d abord été et que Françoise Dolto ajustement nommés des «objets mamaïsés». Dans la cure, entre le patient et l analyste, les mots ont un corps tout comme il y a un corps de mots porteurs de sens. Qu on pense à la chanson du jardinier dans «Sylvie et Bruno» de Lewis Carroll : «Il pensait qu il voyait un éléphant qui s exerçait au fifre Il regarda une seconde fois et s aperçut que c était une lettre de sa femme 6»

12 Filigrane, printemps 1999 Les neuf couplets de la chanson confrontent ainsi des objets consommateurs ou consommables à des objets plus symboliques porteurs de message ou de sens avec toujours ce double mouvement : «il pensait qu il voyait... il regarda à nouveau.» Dans la façon de dire, l acte du regard prend sens, tout comme dans l acte d entendre, c est le sens qu on prête à ce qui est entendu qui crée ce qu on a entendu. Comme l écrit Jean-Claude Lavie : «Notre vision du monde est la poursuite du discours qui nous attache à lui 7.» Tout comme dans la cure, les mots en viennent à tisser l ombilic de la relation. Les mots troués Mais les mots, on le sait, sont toujours imparfaits à nommer ou à résoudre questions ou énigmes. Ils sont eux-mêmes troués. Si l analyste pratique une cure de parole, une «talking cure», c est bien parce que cela le concerne autant que l analysant, tout comme ses écrits le ramènent finalement à la position de l analysant à la recherche de quelque chose qui n a de cesse de se dérober. Toujours dans «Sylvie et Bruno», Carroll écrit : «Il était une fois une coïncidence qui était partie faire une promenade en compagnie d un petit accident. Pendant qu ils se promenaient tous deux, ils rencontrèrent une explication, si vieille qu elle était toute ratatinée et pliée en deux, en sorte qu elle ressemblait à une devinette...» Pour tout analyste, quelque soit le patient, enfant ou adulte, l acte psychanalytique ne peut être vu que comme étant le sien propre. L analyste ne poursuit pas une auto-analyse mais poursuit son analyse avec ses patients. Le malheur, c est que souvent il se refuse à voir ce qu il a lui-même déclenché chez le patient, ce qui de lui a contribué au surgissement de certaines images, de certaines paroles, voire même de certains actes. À refuser de voir que l offre précède la demande. Cette dimension subjective est complètement évacuée dans un certain courant scientifique contemporain fortement imprégné de raison instrumentale et visant à une adaptation immédiate, tout autant qu à une efficacité sociale optimale. La nature des troubles pouvant être «objectivement» établie, des programmes de soins peuvent donc aussi être élaborés en fonction des symptômes ou des comportements. Pour parodier Carroll, on pourrait dire qu il est devenu possible à un symptôme ou à un comportement de rencontrer une explication préétablie mais dont l absence de dimension subjective l amène à ressembler à une devinette. La tentation pourrait être forte chez certains de vouloir rétablir la crédibilité de la psychanalyse en la confrontant à des bases scientifiques qui ne sont pas les siennes et n ont rien à voir avec sa méthode. Un des grands pièges de l analyse, c est la tentation réductrice chez l analyste, poussé en cela par le courant positiviste actuel, de ramener l expérience analytique du patient à un savoir connu, de réduire, voire de dénaturer l interprétation en faisant d elle une explication «vieille, ratatinée et pliée en deux». J ai toujours été surpris de constater combien, dans certains milieux psychiatriques institutionnels, on en était venu à considérer l inconscient comme un objet

13 Du moment que quelqu un parle, il fait toujours clair de dissection, nous plongeant dans le paradoxe, sinon dans l absurdité, de la découverte d une anatomie psychique déjà connue : «Ah! Ah! Voyez-vous ça, il veut coucher avec sa mère. Ça s appelle l Œdipe, ça monsieur.». Parodiant Maurice Dayan, je crois que nous, soignants ou docteurs, courons toujours le risque de devenir des machines à interpréter faussement sensées 8. C est le risque de l analyste mais c est aussi celui de tout soignant qui se drape d un savoir extérieur, soi-disant objectif et dont la supposée expertise constitue un écran à sa subjectivité. Un destin de nourrisson savant Le soignant se retrouve alors dans la position de Carine enviant le savoir et la toute-puissance de son analyste. D une position de «nourrisson savant 9» pouvant se déployer dans une aire d illusion, dans un espace de jeu, il transforme cet espace en un champ d expertise scientifique se situant aux antipodes de l approche analytique Cette «vertu» scientifique s accompagne d une certaine disqualification face au «roman psychanalytique» et exprime parfois sa prétention à remplacer l aveuglement des disciples de Freud par les lumières exclusives des recherches expérimentales ou neurophysiologiques. Du fond des ténèbres, on croirait réentendre les exhortations d un Meynert à Freud, il y a près d un siècle : «Mon cher Freud, après avoir fait des contributions scientifiques importantes avec vos travaux en neurologie, voilà que vous vous discréditez en ayant recours à des techniques hypnotiques 10.» La suite est évidemment connue : si Freud a abandonné l hypnose, il a toujours considéré que les lieux d élaboration psychique sont aussi habités par la fiction et le roman. De son essai sur Léonard de Vinci, Freud confiera à Ferenczi que c est «la seule belle chose que j aie écrite», se demandant aussi s il n a pas fait autre chose qu écrire un «roman psychanalytique 11». Voilà une position bien différente d une certaine tendance contemporaine à vouloir faire entrer la psychanalyse dans le champ de la vérification expérimentale. Le malaise, mais peut-être serait-il plus juste de parler de malentendu, tient peutêtre à ce que l incertitude, la fiction, l aveuglement ne soient plus considérés comme des faits de nature dans l exploration du psychisme mais plutôt comme des failles qu il faudrait combler pour rendre à la psychanalyse une crédibilité perdue. Le malaise tient peut-être aussi au fait qu à la classique conception psychodynamique : «je crée une aire de jeu où le patient puisse accéder à une plus grande liberté intérieure», s oppose une conception soi-disant sérieuse, efficace et performante : «je crée des conditions de modification du comportement qui rendent l individu plus socialement adapté». L adaptation passe en quelque sorte par une réduction des symptômes, une levée des inhibitions (mais pas n importe lesquelles, seulement celles dont la levée permet des expressions socialement correctes), une diminution de l angoisse et de plus en plus chez l enfant, par un contrôle de son hyperactivité visant à transformer un enfant terrible en un enfant

14 Filigrane, printemps 1999 modèle. La visée normative de cette «guérison» met encore plus en lumière une certaine marginalité de la psychanalyse par rapport à la société mais plus spécifiquement, par rapport à une certaine politique des soins en santé mentale Être sans sexe, comme tout le monde Fini les symptômes, les inhibitions et les angoisses. Et puisqu on y est, pourquoi ne pas ajouter le sexe à cette liste d exclusions? Un patient s exclamait un jour, se moquant lui-même de sa soudaine pensée : «Ah si je n avais pas de sexe, je serais comme tout le monde.» Carine, dans son jeu, établit de son côté un lien fort questionnant entre la médication et le sexuel. Déclarant que son médicament orange «n est pas tout à fait cuit», que cela va prendre trois jours avant qu il ne soit prêt et qu elle puisse l administrer à sa patiente-analyste, elle propose à cette dernière de faire «trois dodos chez elle» (le docteur). «On sera mari et femme» et elle (le docteur devenu mari) «mettra des enfants dans le ventre» de sa patiente devenue sa femme. Carine est tour à tour «docteur» et «mari». Elle peut administrer un médicament à sa patiente ou lui mettre un bébé dans le ventre. Loin de vouloir interpréter le jeu de Carine, je préfère, en conclusion à ce texte, m amuser un peu et me demander ce qui serait advenu (ou ne serait pas advenu) si la confection du médicament n avait pas nécessité trois jours (et trois nuits) de cuisson. Le jeu se serait arrêté beaucoup plus tôt : pas de «dodos», pas de «mari et femme au lit», pas de «bébé dans le ventre». En d autres termes, quel est le destin de l enfant-chercheur et de ses questionnements face à l énigme de la sexualité et de l origine des bébés s il rencontre un docteur tellement savant et puissant qu il n a même pas besoin d entendre ses questions pour donner des réponses? Le «désir de savoir sexuel» et surtout, «le désir sexuel de savoir 12» peuvent-ils se diluer dans un médicament orange? Et qu arrive-t-il si la persistance d une «parole chimique» en fait taire une autre, sonore et symbolique? Freud, dans les «Trois essais», évoque ce petit garçon qui avait peur du noir et qui, un jour, déclara : «Du moment que quelqu un parle, il fait toujours clair». Alors, quel est le véritable rapport entre la «talking-cure» et l âge des ténèbres? paul lallo 4431, old orchard montréal, qc h4a 3b8 Notes 1. R. Diatkine et J. Simon. La psychanalyse précoce. Le fil rouge. P.U.F. 1972. 2. Pour le besoins de cet article, les docteurs sont non seulement les médecins mais tous les soignants directement ou indirectement reliés au système de soins en santé mentale.

15 Du moment que quelqu un parle, il fait toujours clair 3. Ellen Corin, Le mouvement de l être. Impasses et défis des psychothérapies psychanalytiques dans le monde contemporain. Revue Prisme, été 1996, vol. 6 nos 2-3. 4. André Green, 1994, Un psychanalyste engagé. Conversations avec Manuel Marias. Paris, Calman-Lévy. 5. Eric Galam, Des personnages, des moments et des mots. Autrement-Collection Mutations, n 180, septembre 1998. 6. Lewis Carroll, Sylvie et Bruno, Paris, Seuil 1972. Traduit de l anglais par Fanny Deleuze. 7. Jean-Claude Lavie, 1997, L amour est un crime parfait, Paris, Gallimmard. 8. Dayan avait qualifié Melanie Klein de «machine à interpréter follement sensée». 9. L expression est de Sandor Ferenczi et réfère à un rêve où un bébé se met à parler à la manière d un psychiatre. 10. Je renvoie le lecteur au livre de Jean-Paul Sartre Le scénario Freud, Paris, Gallimard, 1984. Il s agit d un travail de commande dont on dit que Sartre s est saisi avec autant d amusement que de passion. 11. J.B. Pontalis. Préface : Un souvenir d enfance de Léonard de Vinci, Paris, Gallimard 1987. 12. Les expressions sont de Pontalis.