Faut-il ouvrir les frontières? Catherine Wihtol de Wenden (Centre CERI-Sciences Po, Paris) Résumé



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Transcription:

Faut-il ouvrir les frontières? Catherine Wihtol de Wenden (Centre CERI-Sciences Po, Paris) Résumé Les migrations se sont mondialisées depuis vingt ans, même si elles ne concernent que 3,1 % de la population mondiale, défiant les États et l ordre international. Cette situation est contradictoire car la mobilité est un facteur essentiel de développement humain alors que les deux tiers de la population de la planète ne peuvent pas circuler librement. Cette situation paradoxale est énonciatrice d un droit de migrer qui commence à faire l objet de dialogues internationaux, souvent en marge des États, faisant apparaitre l inégalité du régime des frontières selon la provenance et la destination des flux. Les effets pervers de la fermeture sont légion : sans papiers, économie du passage clandestin, exploitation des sans-droits, stratégies pour entrer dans la légalité, déficit économique lié au blocage de la mobilité, déséquilibres démographiques. Face à la lente émergence d un droit de migrer ne vaudrait-il pas mieux considérer que la liberté de circulation des personnes est un principe universel, quoiqu utopique, plutôt que de nous faire les gardiens d un Far West où seuls les grands pays d immigration définissent à l échelle de la planète le régime de passage des frontières? Introduction Stephan Zweig écrivait, en 1941 : «Rien peut-être ne rend plus sensible le formidable recul qu a subi le monde depuis la première guerre mondiale que les restrictions apportées à la liberté de mouvement des hommes, de façon générale, à leurs droits Il n y avait pas de permis, pas de visas, pas de mesures tracassières; ces mêmes frontières qui, avec les douaniers, leur police, leurs postes de gendarmerie, se sont transférées en un système d obstacles, ne représentaient rien que des lignes symboliques qu on traversait avec autant d insouciance que le méridien de Greenwich1.» Ce monde n est plus, et la question de l ouverture des frontières aux migrations internationales est devenue l une des plus brûlantes aujourd hui. De façon récurrente, l actualité nous renvoie l image dramatique de milliers de naufrages en méditerranée, qu il s agisse de petites embarcations (pateras, zodiacs) avec son lot de morts aux frontières de l Europe ou de cargos venus de zones de conflits. Les points de passage sont connus et nombreux : Gibraltar dans les années 2000, Lampedusa aujourd hui, mais aussi Calais, Ceuta et Melilla, enclaves espagnoles au Maroc, la frontière gréco-turque. L interdiction de franchir les frontières sans visas est devenue la source d une économie du voyage, enrichissant les passeurs et le coût du passage atteint des prix exorbitants. Ailleurs, la frontière américano-mexicaine, la Guyane, Mayotte sont aussi des zones de franchissement recherchées. Les passagers sont jeunes, souvent urbanisés et éduqués, fuyant les conflits et les pays qui ne leur offrent aucun avenir, faisant émerger l une plus grandes sources d inégalité aujourd hui: le pays où l on est né. Car la possibilité de migrer est une libéralité parmi les plus mal distribuées dans le monde. Le résultat est la préférence pour l entrée «par la porte de service» c est-à-dire clandestinement que par la porte principale, mais privé de droits. Mais les mouvements militants qui émergent de la société civile ainsi que la voix des experts suggèrent que l on fait fausse route en prônant la fermeture des frontières comme pilier essentiel de la politique migratoire des Etats. Après un état des lieux de la situation des migrations face aux frontières, on examinera les propositions d ouverture du droit à la mobilité comme droit de l homme pour le vingt et unième siècle.

- 2 - Réfugiés, apatrides, femmes et mineurs isolés, migrants économiques, élites, les catégories classiques des migrations se trouvent brouillées car beaucoup appartiennent à plusieurs catégories à la fois ou au fil de leur vie. La distinction entre pays d accueil, de départ et de transit est aussi devenue plus floue car de nombreux pays sont devenus l un et l autre à la fois. De nouvelles situations migratoires sont apparues : les déplacés environnementaux, les migrations intérieures, les touristes, les installés dans la mobilité, soulignant l interdépendance d un monde en mouvement. Un monde plus fluide. Après un état des lieux de la situation des migrations face aux frontières, on examinera les propositions d ouverture du droit à la mobilité comme droit de l homme pour le vingt et unième siècle Une globalisation contradictoire Comment ne pas s étonner que l on valorise aujourd hui la mobilité comme mode de vie symbole de modernité et que les deux tiers de la population de la planète ne puissent pas circuler librement? Qu un rapport du PNUD de 2009 intitulé «Lever les barrières» conclue que la mobilité est un facteur essentiel du développement humain et que les grands pays d immigration se soient enfermés dans une approche essentiellement sécuritaire du contrôle des frontières en condamnant à la mort des milliers d audacieux (les harraga, grilleurs de frontières) ou de migrants forcés à partir par la guerres et les catastrophes naturelles et en privant durablement de droits ceux qui sont entrés de façon irrégulière sans être parvenus à changer de statut? Le passage est criminalisé alors que les migrations atténuent les grandes lignes de fracture du monde et que les transferts de fonds constituent une assurance dans les pays de départ qui n en ont pas. Plusieurs contradictions se superposent: tout d abord la généralisation du droit de sortie qui s est dessinée depuis la fin du vingtième siècle alors que le droit d entrée était de plus en plus restreint. En effet, on a assisté, depuis les années 1990 et notamment la chute du mur de Berlin, à une généralisation de la possibilité de détenir un passeport à travers le monde, d abord dans le bloc communiste, puis ailleurs dans les pays du sud, qui ont compris qu ils avaient plus intérêt à permettre de sortir à leurs populations plutôt qu à les maintenir enfermées derrière les frontières nationales. Pendant longtemps jusqu au dix-neuvième siècle, il était plus facile d entrer dans pays étranger que de sortir de chez soi car les régimes autoritaires considéraient leur population comme une ressource démographique, agricole, militaire et fiscale qu ils conservaient jalousement. En revanche il était facile d entrer dans les pays d immigration de peuplement ou pour commercer, convertir, coloniser ou découvrir. Aujourd hui, c est l inverse : la généralisation du droit de sortie ne s est pas accompagnée de celle du droit d entrée, malgré les textes internationaux et les philosophies de la citoyenneté cosmopolitique. Des textes internationaux, comme la Déclaration universelle des droits de l homme de 1948 («Tout homme a le droit de sortir d un pays y compris le sien»), la Convention de Genève de 1951 (droit d asile), celle sur la prévention de l apatridie (1954), la Convention 97 et 143 de l OIT, la Convention des Nations Unies sur les droits de tous les travailleurs migrants et de leurs familles (1990), valorisent le droit de migrer comme droit de l homme, en essayant de donner de donner autant de droits à ceux qui sont mobiles qu à ceux qui sont sédentaires, ce qui n est h jamais le cas. Des philosophes comme Kant (idée du citoyen du monde dans son Projet de paix perpétuelle), Hannah Arendt (le droit d avoir des droits), Sigmunt Bauman (la citoyenneté cosmopolitique dans un monde de plus en plus fluide) définissent le droit de l individu à la mobilité comme valeur à défendre. Une autre contradiction réside dans l opposition dans laquelle se trouvent la plupart des pays du monde entre la quasi-généralisation de l économie libérale (même à Cuba) qui suppose la parfaite mobilité des facteurs de production (dont la main d œuvre) et l approche sécuritaire des migrations. Le contrôle des frontières est devenu la réponse quasi-exclusive à l évolution des flux migratoires et les

- 3 - fonds consacrés à la prévention, à la dissuasion, à la répression, à l enfermement et au rapatriement dépassent de beaucoup les efforts d intégration et de vivre ensemble. La criminalisation du passage irrégulier des frontières nuit au développement économique des régions de passage, comme la méditerranée et prive les pays d accueil de touristes, de commerçants, d entrepreneurs et de migrants qualifiés, elle transforme les pays voisins de la frontière en pays de transit (tel est le cas du Maroc, de la Turquie ou du Mexique), elle amalgame la migration au terrorisme et à l invasion, elle crée une économie du passage très fructueuse qui se nourrit de l interdiction de traverser les frontières pour le plus grand nombre. Dans le même temps, les besoins démographiques et de main d œuvre persistent, car la migration est le facteur essentiel de croissance de la population des pays d immigration et certains métiers, pénibles, mal payés, exposés aux intempéries, mobiles, ne sont plus assurés par les nationaux, d autres secteurs étant privés des compétences et talents de la créativité mondialisées. Enfin, la troisième contradiction est liée à l évolution elle-même des flux migratoires, qui se sont à la fois mondialisés et régionalisés. L ouverture à l est, en Europe, la participation d un nombre croissant de pays du monde à l expérience de l émigration, du transit et de l immigration, au point que certains pays sont les deux ou les trois à la fois, la multiplication et la diversification des facteurs de départ (crises et conflits pour les réfugiés, regroupement familial, études, travail) ont fait doubler le nombre de migrants internationaux (240 millions) par rapport à la fin du XXème siècle (120 millions). Ces flux sont aujourd hui également répartis entre le nord et le sud de la planète, car on compte environ 120 millions de personnes se rendant au nord (nord-nord et nord- nord et 120 millions se rendant au sud (sud-sud et nord-sud). Les pays émergents attirent de nouveaux profils : ceux qui peinent à pénétrer pour travailler au nord en raison des visas, les migrants forcés, victimes de crises politiques ou environnementales, les diplômés au nord au chômage recherchant de nouvelles opportunités au sud et les seniors désirant vivre au soleil à meilleur coût. Les femmes constituent 51% des migrants mondiaux et de nouveaux profils comme les migrants internes (740 millions), les mineurs non accompagnés, les migrants qui s installent dans la mobilité comme mode de vie quand leur statut le leur permet, se multiplient. La double nationalité et le droit du sol comme facteur d accès à la nationalité sont en progression, ainsi que la culture cosmopolite des villes globales, qui sont souvent la plaque tournante des migrations. Le monde bouge, on assiste à une rencontre du monde dans le monde, mais les plus pauvres demeurent sédentaires, faute d argent, de capacités et de réseaux, car les migrants ne forment que 3,1% de la population de la planète. Presque toutes les régions du monde sont concernées par les migrations alors que seuls certains pays d accueil et de départ formaient le paysage migratoire d il y a trente ans. Toutes ces mutations se sont effectuées en une vingtaine d années et la leçon de cette entrée en mobilité par rapport aux frontières est que plus les frontières sont ouvertes, plus les migrants circulent, plus elles sont fermées, plus ils se sédentarisent en attendant que leur situation juridique leur permette de retourner chez eux et de repartir. Beaucoup aspirent à une double présence, ici et là-bas, comme mode de vie. L émergence d un droit à la mobilité Face à la carence des réponses politiques de long terme faites aux migrations, un processus s est engagé au tout début du XXIème siècle : la gouvernance globale des migrations internationales. L idée est venue d un groupe d experts, réuni à Genève en 2003 issus de plusieurs organisations internationales et ONG (HCR, OIM, OIT, ICMC ) dans le but de proposer une approche globale et rationnelle des migrations, le Geneva Migration Group, devenu en 2004 le Global Migration Group, transformé, à l initiative de Kofi Annan, alors Secrétaire général des Nations Unies, en Dialogue de Haut Niveau sur les migrations et le développement (New York, 2006). Un second dialogue a eu lieu à New York en 2013 et, entre temps, toujours en suivant la méthode du multilatéralisme prôné par Kofi Annan, des Forums Mondiaux Migrations et Développement se sont réunis annuellement pour mettre

- 4 - l accent sur les problèmes liés aux droits et à la condition des migrants dans les différentes régions du monde où les Forums ont eu lieu : Bruxelles (2007), Manille (2008), Athènes (2009), Puerto Vallarta (2010), Genève (2011), Maurice (2012), Stockholm (2014), Istanbul (2015). Le discours ambiant est celui qui tend à considérer les migrations comme un bien public mondial, dont les bénéfices ne sont pas encore pleinement tirés ni par les migrants, ni par les pays de départ, ni par les pays d accueil, tendant à faire du droit à la mobilité un droit de l homme moderne, c est-à-dire pour le XXIème siècle. On en est loin car les politiques migratoires des grands pays d immigration (Europe, Etats-Unis, Japon, Australie) sont à des lieues des principes généreux sortis des Forums et Dialogues de Haut niveau. La réponse est sécuritaire et de court terme, en adéquation avec les programmes frileux des gouvernements nationaux, même si la littérature grise de la gouvernance globale des migrations n est pas exempte d ambiguïtés. Sur la question des liens entre migrations et développement, par exemple, certaines politiques de développement ont ainsi pour effet de mettre en concurrence des régions pauvres du monde au détriment de celles qui offrent de meilleurs salaires en les transformant en pays d émigration, d autres décisions d organisations mondiales ont pour effet de ruiner certains producteurs non subventionnés. Mais cette initiative est peu portée par un militantisme transnational car nous sommes dans la configuration de ce qu Aristide Zolberg a appelé des «strange bedfellows», d étranges compagnons de lit : ceux qui défendent l ouverture des frontières sont à la fois le patronat, pour un accès mondialisé à la main d oeuvre, les associations de défense des droits de l Homme, les ONG de développement, les associations de migrants, les groupes d experts qui voient dans les 400 milliards de dollars envoyés par les migrants en 2013 dans les pays d origine une manne considérable et surtout les pays d origine. Ceux qui sont pour la fermeture sont les pays d accueil, pressés par leur opinion publique, ceux qui craignent une détérioration des systèmes d Etats providence ou la rareté des emplois sur le marché du travail national et les tendances les plus nationalistes, inquiètes de l évolution de leurs identités. Ces militants pour et contre n ont pas pour coutume de travailler ensemble. Aussi, la cause du droit à la mobilité comme Objectif mondial du développement traîne : aucune conférence internationale des Nations Unies n a eu lieu sur les migrations, on n en parle ni au G8, ni au G20 et les conférences régionales ont souvent prudemment décidé de retirer la question à leurs agendas, comme le processus de Barcelone sur l Euroméditerranée (1995-2005) ou l Union pour la méditerranée (2007-209) La seule auto-régulation des mouvements migratoires est liée à la régionalisation des flux et au comportement futur des migrants eux-mêmes face à l alternative partir ou rester: dans tous les espaces migratoires régionaux du monde, les migrants sont plus nombreux à venir de la même région que de l extérieur, car la migration a un coût et les plus pauvres restent sédentaires, les catégories intermédiaires étant entrées en mobilité, mais sans aller très loin. Les nouveaux flux, femmes, mineurs non accompagnés, saisonniers, déplacés environnementaux, victimes de crises et de conflits n entreprennent pas massivement des voyages au long cours. Ainsi, dans l espace euro-méditerranéen, la plupart des migrants en Europe proviennent de la rive sud de la méditerranée (Maghreb, Turquie, Egypte, Balkans, Proche Orient), aux Etats-Unis, plus de la moitié des migrants viennent du Mexique et d Amérique centrale et d autres du Canada, en Amérique du sud, l essentiel des migrants vient d Amérique du sud (pays andins), en Russie, ils sont originaires pour l essentiel de la CEI, dans le Golfe, ils viennent de la rive sud de la méditerranée et de quelques pays asiatiques, en Asie, la plupart des flux viennent d autres pays asiatiques, et alimentent la moitié des flux en Australie. Des espaces régionaux de libre circulation viennent accompagner la tendance, mais la plupart fonctionnent mal, (CEDEAO), incomplètement (ASEAN, UNASUR) ou n ont pas été faits pour répondre à la question migratoire (Europe) mais à un projet politique autre (Union européenne).

- 5 - Une autre voie consisterait à se situer davantage sur le terrain des droits de l homme en accompagnant la migration plutôt que de l interdire. Le progrès le plus sensible dans le débat sur l ouverture des frontières résiderait dans l inversion de la logique : plutôt que de laisser aux États d immigration le monopole du régime de fermeture des frontières, ne vaudrait-il pas mieux considérer que la liberté de circulation des personnes est un droit universel mais que les États peuvent en restreindre l entrée? La souveraineté des États serait préservée, tout en s insérant dans le cadre universel du droit du citoyen du monde à y circuler. Cette inversion du régime des frontières présenterait l avantage de justifier, pour les États, le bien fondé de la fermeture de leurs frontières quand ils y recourent et de ne pas considérer que celui qui circule est un criminel en puissance. Elle donnerait plus de légitimité à la figure de l individu migrant comme acteur à part entière des relations internationales, par le fait même qu il franchit les frontières. Conclusion Quelques constats s imposent : tout d abord, la sécurisation des frontières a provoqué des dizaines de milliers de morts, avec un coût humain, financier, diplomatique, économique considérable et a échoué à dissuader les gens de partir ou de fuir. Le second constat est qu il n y a pas d alternative majeure à la migration, car le développement est plutôt un facteur de modernité et donc d entrée en mobilité que de sédentarisation, surtout dans les pays où la population, de plus en plus urbanisée et informée, considère qu il n y a aucun espoir de réaliser son projet de vie en restant sur place. De même que le développement est un facteur de migration, la migration accompagne le développement. Troisième constat : la migration est une source de richesse, économique, démographique et culturelle car un monde fermé est un monde qui meurt et qui se retire de la compétition mondiale pour l invention, la créativité et la production de richesses. Les frontières sont multiples, en amont (contrôles) et en aval (visas), à distance dans les pays de départ et de transit et à l arrivée sur les territoires. Mais elles sont aussi juridiques (nationaux et étrangers, Européens et non Européens), culturelles (notamment avec la désignation de l Islam comme facteur essentiel de l altérité), sociales (ségrégations spatiales), physiques et symboliques (discriminations). Ne vaudrait-il pas se pencher davantage sur ces frontières là que de poursuivre la fuite en avant dans le contrôle des flux migratoires? La précarisation des modes d entrée et de séjour hypothèque largement les conditions de l intégration, ce qui n était pas le cas au temps des années de croissance où les migrants peu qualifiés avaient néanmoins le droit d entrée et un statut. Par peur d annoncer le besoin d entrouvrir les frontières, la plupart des pays d accueil pratiquent des politiques sélectives en faveur des migrants les plus qualifiés (permis à points, immigration choisie), alors qu ils ont aussi besoin de moins qualifiés. Le résultat est que l on fait payer aux sans papiers l hypocrisie de ces annonces, car les moins qualifiés ont aussi les statuts les plus précaires. Les riches des pays pauvres peuvent presque toujours circuler s ils sont qualifiés, ont des réseaux familiaux installés à l étranger, s ils peuvent investir en achetant un appartement, en transférant des capitaux ou en créant une entreprise. Mais les moins pourvus en réseaux transnationaux sont condamnés au voyage clandestin, avec les risques que cela comporte. Ce processus va se poursuivre car tous les facteurs de mobilité sont restés intacts : guerres, conflits, chômage des qualifiés et des non qualifiés au sud, regroupement familial, études, tourisme (un milliard aujourd hui par an), vies mobiles, information, urbanisation, qualification, risques environnementaux. Sommes-nous les témoins de l avènement d un monde sans frontières? Le constat de la difficile gestion des flux migratoires par les États est sévère. La fermeture des frontières ne fonctionne pas de manière satisfaisante car elle viole souvent les droits de l homme et le coût du contrôle est considérable au regard des résultats. Un coût, dont l effet de dissuasion annoncé ne s est pas vérifié au

- 6 - cours de ces trente dernières années : les migrations progressent selon un processus lent et continu et vont se poursuivre car elles sont structurellement liées aux situations des pays de départ et d arrivée. Bibliographie Foucher (Michel), L obsession des frontières. Paris, Perrin, 2007 Wihtol de Wenden (Catherine), La Globalisation humaine, Paris, Presses universitaires de France, 2009. Wihtol de Wenden (Catherine), La Question migratoire au xxie siècle. Migrants, réfugiés et relations internationales, Paris, Presses de Sciences Po, 2013 [2e éd.]. Wihtol de Wenden (Catherine), Les Nouvelles Migrations. Lieux, hommes, politiques, Paris, Ellipses, 2013. Wihtol de Wenden (Catherine) et Giovanna (Tattolo), «La Gouvernance mondiale des migrations», Mondes, Les cahiers du Quai d Orsay, 3, printemps 2010, p. 62-71. Wihtol de Wenden (Catherine), Atlas mondial des migrations, Paris, Autrement, 2012 [3e éd.]. Wihtol de Wenden (Catherine), Pour accompagner les migrations en Méditerranée, Paris, L Harmattan, 2013 (La bibliothèque de l IREMMO Wihtol de Wenden (Catherine), Faut-il ouvrir les frontières? Paris, Presses de Sciences-Po, 2ème édition, 2014