pierre lepère la folardie roman LITTÉRATURE ÉDITIONS DE LA DIFFÉRENCE
En souvenir de Philippe Cusin
Tout est un rêve. Nous rêvons que nous avons rêvé que nous rêvons. Herman Melville Pierre ou les Ambiguïtés
PREMIÈRE PARTIE
1 L HÔTESSE Il y a longtemps que la nuit est tombée sur la Folardie, folie féodale digne de Gustave Doré, quand je me réveille, la bouche remplie d un goût de sang et le dos meurtri comme si on m avait lié à un mât de torture. Depuis ma chambre qui donne par une portefenêtre sur le parc, j entends retentir dans le couloir le battement des bottes de Nadège et pour la recevoir dignement, je me redresse contre le montant du lit bateau en bois de noyer, si propice à mes dérives. Les reflets de la pleine lune tanguent sur le mur d en face d une calme blancheur hospitalière. Pour m inciter peut-être au repentir, on y a cloué un crucifix d ivoire qu ensanglante une rose, glissée périodiquement entre ses branches par Mme Sangria, la femme de ménage, et un petit portrait d Antonin Horlas que Nadège a peint juste avant qu il ne parte en Afrique. Il doit avoir alors vingt-cinq ou vingt-six ans. Ses cheveux épais cernent en vagues fauves un visage tout en longueur et langueur à la manière d un seigneur du Greco. Et maintenant qu il est mort aux Saintes- 13
Croix devant moi, son âme errante vampirise les tableaux que Nadège exécute au couteau en blouse d infirmière. Or cette nuit, tandis que sa haute silhouette occupe l embrasure, j observe qu elle a passé une robe en cretonne qui laisse deviner ses seins nus et ronds, très écartés, comme ceux de La Dame au bain de François Clouet. Elle se met à marcher de long en large avec le déhanchement virtuose d un mannequin vedette, s arrêtant brusquement pour des poses affectées. Des taches d excitation fardent ses joues, une veine s enfle à son front, ses bracelets ruissellent à ses poignets et des anneaux d or soulignent ses petites oreilles, pareilles à ces coquillages auxquels on brûle de confier d inavouables choses. Sous la couette, dans un geste qui m est familier comme celui de me signer ou de me pétrir le sexe, je touche mon cahier à spirales, presque entièrement noirci d une écriture serrée comme une armée de feutre qui envahit les marges et même les interlignes. En rougissant, je songe que j approche du but et que bientôt, tout sera consigné mot à mot, main courante d adieu, scénario d infortune. Nadège m annonce enfin de sa voix de fumeuse, une voix enrouée comme un murmure qu on force, qu elle va dormir (charmant euphémisme!) chez Chris et rentrera demain. Elle ajoute que Mme Sangria restera là, au cas où, et que si j ai besoin de quelque chose, je n aurai qu à crier car je fais ça très bien. Du tac au tac, je lui réponds qu elle ne vient me voir que pour me balancer des vacheries. Alors, ses yeux d absinthe assombris d une tendresse étrange, 14
elle précise que c est moi qui l ai avertie de cette tare familiale, le hurlement étant paraît-il le signe de reconnaissance des Almati, mes ancêtres corses maternels. En un râle burlesque, je lâche : Plus maintenant! Pourquoi s adresse-t-elle toujours à moi comme à quelqu un que j ai cessé d être? Mais qui suis-je? Cette ombre que je fuis dans le miroir glacé du mur qu on m oppose, cet exilé rebelle en quête de sa raison, ou encore ce résigné patient, guettant son heure dans l antique périmètre où on l a parqué, marqué comme un taureau de manade promis aux arènes? Et si ces échanges de fleurettiste auxquels je me livre avec elle n étaient qu une stratégie naïve pour la mettre en retard, pour la retenir à tout prix, parce qu après chacun de ses départs, je ressens une douleur aiguë et lancinante semblable à la piqûre d une abeille qui se serait logée entre mes côtes. Pourtant, je sais bien que ses véritables rendezvous ne sont pas d amour mais de mort sur la tombe d Antonin, à l ombre de la chapelle dédiée à saint Antoine, le patron des amoureux, dalle rectangulaire sans inscription, hormis parfois la feuille d un hêtre collée par la pluie. Chaque matin, je peux l entendre, agenouillée sur le raidillon semé de cailloux, agonir le disparu de chants improvisés comme les lamentations d une pleureuse qui, jaillis de sa gorge parcourent aisément quatre octaves, égaillant les oiseaux. Soudain, Nadège s arrête, se penche et me frôle le front du bout de ses doigts parfumés enrobés d un baiser. En recevant cette offrande messagère, je 15
m étonne d en être surpris. Elle s est si souvent servie de ces ponts dérisoires, de ces procurations d affection comme si m embrasser franchement était au-dessus de ses forces! En effet, quand nous effectuons ensemble le tour du parc, elle ne manque jamais de me ceindre la taille, de me prendre par les épaules ou par la main, privautés qui dès mon arrivée à la Folardie ont tant inquiété Chris que je l ai surpris en train de nous épier depuis la lucarne ovale du grenier. J ai cru d abord représenter pour lui un rival, ensuite un spectre parasite, revenu pour remettre Antonin dans le jeu, mais j ai compris plus tard, trop tard sans doute, que ma présence ici n avait été possible qu avec son accord et que Nadège et lui avaient, comme on dit, en m invitant «une idée derrière la tête». 16
2 L INTRUSION Après que la Dodge rouge de Nadège a ébranlé la cour, un lent gémissement me déchire les tympans, suspendant un instant la douleur têtue de son départ. Cet appel m est destiné, j en suis sûr. Éclopé, malheureux, enfoui sous cette couette épaisse et fluctuante comme un nuage, la certitude m empoigne d avoir un pied ici et l autre dans l au-delà. Je végète au creux d un monde où le temps se suspend à mon regard. Dès que je ferme les yeux, il ne reste plus en moi que des flocons tourbillonnant comme cette neige qui signale la fin des programmes sur un écran de télévision. Alors, avide de me savoir à nouveau vivant, je m extirpe de ma couche avec des mouvements tournants pour me dégourdir, abolir la chair de poule qui m afflige depuis mon stupide accident domestique. Me dirigeant étourdiment à la lueur oblique de la lune, j avais trébuché sur une latte trouée du parquet, m esquintant la jambe gauche, et maintenant, en dépit des analgésiques dont je me gave, elle m élance comme une dent cariée. Belle excuse pour me servir, lors de mes rondes journalières obligatoires dans le parc, de 17
la canne à tête d épervier shikra qu Antonin m a léguée! C est d ailleurs elle que je cherche en ce moment dans cet espace construit comme une salle d attente de clinique où s accordent dans une savante harmonie l étrange et le familier. Mme Sangria y veille depuis vingt ans, fausse maigre à la peau brune, aux yeux verts, aux cheveux poivre et sel en coupole que discipline une laque exotique dont elle garde jalousement le secret. Elle ne vient accomplir dans ma chambre sa tâche ménagère que lorsque je dors, et les horaires capricieux de mes insomnies ou de mes sommes ont engendré entre nous un jeu de cache-cache qui accroche un sourire de séductrice contrariée à ses petites lèvres, retroussées en permanence, qui semblent hésiter entre un bonheur tranquille assommant et une joie rageuse. Ayant bien constaté que mon souffle est égal et ma position fœtale comme il sied aux dormeurs, elle s avance, guerrière casquée d un foulard multicolore, son aspirateur en bandoulière tel un arc, et elle accomplit son devoir avec une célérité due sans doute à l effroi que je lui inspire depuis le jour où, dans le petit cabinet de toilette attenant, sous la douche sans rideau, elle m a surpris cabré, fantôme ithyphallique encerclé de vapeur. Pour Marina, ma femme, mon désordre foncier prouvait ma légèreté, mon incapacité à créer un monde qui me fût propre. Bien que notre union reposât sur le deuil d Antonin, la nostalgie m envahit en entrant dans la grande salle baignée d une clarté nacrée. Audessus de la cheminée trône une photographie de Ludovic Prière, poète franc-tireur, mort alors que Nadège 18
était adolescente et qui me ressemble tellement avec ses cheveux grège en désordre, ses yeux noirs fendus de samouraï et son teint chiffonné de vagabond céleste! À l époque de ce cliché, réalisé dans les célèbres studios Harcourt, Ludovic écrivait L Intrusion, drame en vers inspiré par le crime perpétré à la Folardie sous la Révolution. La trame en est banale comme un cauchemar. Avec l aide de Céleste, une jeune servante, un soldat bleu déserteur s était introduit au château, il avait ligoté le propriétaire, Efflam de Charny, marchand de bois anobli sous Louis XV, avant d abuser sous ses yeux de sa femme Aurore qu il avait ensuite étranglée, l abandonnant sur le carreau avant de fuir en mutilant au passage les trois croix de pierre dressées à la lisière du bois. À l aube, incapable de survivre au forfait dont elle s était rendue complice, Céleste s était jetée dans la rivière proche où on l avait retrouvée couverte de lentilles et grimaçant d un remords qu elle était peut-être en train de hurler en enfer. Quant au soldat, on l avait arrêté durant la Terreur blanche, conduit au domaine et pendu dans la cour d honneur à la branche maîtresse du grand frêne, l arbre sacré où les anciens Grecs taillaient les manches de leurs lances. D après les chroniques du temps, il s était balancé longtemps sans pouvoir mourir. C était la scène ultime de la pièce de Ludovic. Au moment d aborder la cinquantaine, après avoir vainement guetté le succès et souffrant depuis des années d une arthrose incurable, il s était retiré du monde, se confinant dans sa chambre ou sa bibliothèque pour échapper à l obscur tourbillon où il se débattait, usant les forces qui lui restaient à trans- 19
crire le précaire et le menacé, travaillant par l écriture à son salut comme si celui-ci ne pouvait advenir qu une fois franchie la frontière du langage, creusant les mines du silence d où il s évertuait à émerger vivant, vagissant comme un nouveau-né qu on secoue par les pieds. Plus tard, des commentateurs ont souligné que contrairement à ses poèmes anciens dont la prosodie s ébroue comme une oisellerie, ce chef-d œuvre revêt une beauté crépusculaire qui ne peut rayonner dans tout son secret qu avec l intercession du lecteur. En vérité, c était sa stèle funéraire qu édifiait Ludovic. Un matin, Mme Sangria le découvrit, veillé par ses centaines de volumes précieux, les pieds à trente centimètres du tapis de haute lice, sous la fenêtre dont l énorme loquet de porcelaine supportait le mort raidi, souriant aux anges, comme si la corde qui l étranglait lui accordait enfin le baiser de paix tant attendu. 20
DU MÊME AUTEUR AUX ÉDITIONS DE LA DIFFÉRENCE L Héritage de la nuit, roman, 1995. Monsieur d ailleurs, roman, 1996. Le Petit Anarchiste, roman, 2001. Un couple désespéré, roman, 2006. L Âge du furieux, essai, collection «Minos», 2006. Cœur citadelle, poèmes, 2008. Le Ministère des ombres, roman, 2010. Un prince doit venir, roman, 2011. Le Locataire de nulle part, poème, 2013. Marat ne dort jamais, roman, 2014. Les Roses noires de la Seine-et-Marne, roman, collection «Noire», 2015. CHEZ D AUTRES ÉDITEURS Les Antipodes, poèmes, Gallimard, 1976. L Imprévu de tout désir, poèmes, Gallimard, 1990. Création poétique et Poésie, essai, Pierre Bordas et fils, 1990. L Ami d Angelo, roman, Gallimard jeunesse, 1999. Fragile paradis, roman, Berg international, 2001. Au nom de la Pompadour (avec J.-P. Desprat), roman, Flammarion, 2001. La gloire est un éclat de verre, roman, L Archipel, 2002. Les Lèvres de la Joconde, roman, L Archipel, 2003. La Jeunesse de Molière, roman, Gallimard, «Folio junior», 2003. La Dame de Provins, roman, L Archipel, 2004. L Étoile absinthe, roman, Verticales/Gallimard, 2005. SNELA La Différence, 30, rue Ramponeau, 75020 Paris, 2009.